Le récit par Nicolas Bouvier du voyage de la Suisse au Japon à travers des articles et des photographies parus dans des revues japonaises (1955-1956)
1C’est le samedi 29 octobre 1955 à neuf heures du matin que Nicolas Bouvier débarque à Yokohama. La presse japonaise s’en fait l’écho dès les éditions du soir des journaux Asahi et Yomiuri, deux quotidiens tirant à plusieurs millions d’exemplaires. Nicolas Bouvier arrive au Japon malade et tourmenté. Il vient de vivre à Ceylan ce qui donnera lieu à l’écriture du Poisson-scorpion. Il compte gagner sa vie comme il l’a fait depuis qu’il a quitté la Suisse en 1953 en donnant des conférences, en plaçant articles et photographies dans des revues ou magazines. C'est au Japon durant l'été 1956 qu'il va connaître la faim pour la première fois au cours de son voyage. C’est à l’aide d’informations contenues dans la biographie de François Laut ou glanées dans le fil de la correspondance avec Thierry Vernet1 que j’ai retrouvé trois longs articles avec photographies que Nicolas Bouvier a réussi à placer dans les revues japonaises Bungei-Shunjû, Chisei et Chuôkôrôn.
2Le premier article raconte le voyage depuis la Suisse jusqu’au Japon. Dans le deuxième, Nicolas Bouvier prodigue des conseils à un éventuel candidat au « voyage sans argent » en les justifiant par sa récente expérience. Le dernier article est la relation d’une marche dans la région du Kansai (Kyoto, Osaka, Kobe) durant la saison des pluies au début de l’été 1956. Avoir retrouvé ces articles est une chose mais pour quel(s) usage(s) ? Une première lecture achevée, plutôt que de tenter un « à la manière de… », j’ai préféré, à défaut d’une traduction, faire de chaque article une paraphrase le résumant assez précisément afin d’en dégager la trame et le détail. J’ai confronté ensuite les épisodes relatés dans ces trois articles à ce que j’ai pu en retrouver (ou non) dans l’œuvre telle qu’elle s’écrira quelques années plus tard. J’ai également relevé les allusions à ces articles dans la correspondance avec Thierry Vernet, ce qui permet de comprendre ce dont parle Nicolas Bouvier lorsqu'il écrit par exemple dans une lettre du 6 décembre 1955 : « J’ai vu ce matin les épreuves du Bungei-Shunjû. J’y parle de vous, et de vos bonnes gueules (le bistrot de Galle et nous trois le jour du mariage) sont en train d’être tirées à quelques millions d’exemplaires. Les éditeurs d’un autre magazine qui ont vu l’article sur épreuves (ils se les passent entre eux) m’ont “coursé” pour en avoir un aussi. J’accepte tout, quitte à livrer en retard, ici faut jamais dire non » (lettre 211).
Une arrivée « médiatisée »
3« Le lendemain c’était dimanche, petit déjeuner peinard, puis écrit des lettres (j’avions beaucoup de retard) dans un bar de poche (café, café toujours) dont la fille est belle et douce comme une couverture d’angora, porte des cheveux noirs en longues boucles sur les épaules, à la Montpensier ; elle a des yeux très fendus et purs, des talons de dix centimètres ; c’est beau. On me montrait du doigt avec une curiosité d’écureuil ; je suis le seul barbu de Tokyo, et dans la matinée il avait paru un minuscule entrefilet sur mon arrivée avec une photo timbre-poste sur laquelle je fais un geste très marseillais qui peut être diversement interprété » (lettre 204).
4Deux brèves parues dans deux journaux japonais à grand tirage – le Yomiuri Shimbun et l’Asahi Shimbun – annoncent la « venue au Japon » (rainichi) de Nikorai Bûbie2. L’entrefilet auquel fait allusion Nicolas Bouvier est celui du journal Yomiuri. Les raisons de cette « effervescence médiatique » sont expliquées dans Japon ou Chronique japonaise3.
5Sur la photographie accompagnant l’article, on l’aperçoit en costume cravate, barbu, les bras ouverts dans un geste très avenant. La légende indique sobrement : « Le jeune Bouvier, voyageur sans argent. » Le titre de l'article est : « Arrivée à Yokohama de bu-kun4, le voyageur sans argent et d’un ancien soldat de l’Indochine française. »
6« Yokohama. Le paquebot français de la Compagnie des messageries maritimes Le Cambodge (12 336 t) est entré ce matin à neuf heures dans le port de Yokohama en provenance de Marseille via Singapour avec à son bord 144 visiteurs d’Europe et du Moyen-Orient. Parmi les passagers dont on parle (wadai no senkyaku) se trouvait un ancien caporal-chef de l’armée de terre, monsieur Kon Masao (34 ans, il résidera chez son frère à Tokyo dans l'arrondissement de Sumida) qui, après la défaite et avoir été un temps enrôlé dans l’armée d’Hô Chi Minh, s’occupait de la gestion d’une usine de matériaux. Il rapporte les cendres de son compagnon d'armes, l'ancien caporal-chef Minamida Kôichi, mort durant la guerre dans le centre du Viêt-Nam. C'est pour soigner sa tuberculose qu'il effectue ce retour au Japon après douze années d'absence.
7Sur ce même bateau, se trouvait Nikorai Bûbie (26 ans), le fils d’Ogusute Bûbie (docteur en histoire et directeur de la Bibliothèque nationale suisse). Parti depuis trois ans, muni d’un pécule de 50 000 yens pour un tour du monde sans argent, ce voyage depuis la Suisse l’a déjà conduit en Italie, au Pakistan, en Turquie, etc., soit 11 pays visités au Proche-Orient et 40 000 miles parcourus. Il nous a confié vouloir séjourner 6 mois au Japon durant lesquels il donnera des conférences et exercera divers petits boulots avant de retourner en Suisse après un passage par l’Amérique » (journal Yomiuri, édition du soir du samedi 29 octobre 1955, page 3).
8L’entrefilet du journal Asahi est un peu plus long mais sans photographie et contient quelques erreurs factuelles : à ma connaissance, Nicolas Bouvier ne passe ni par l’Egypte ni par l’Ethiopie au cours de son voyage. Le paquebot Le Cambodge affiche une différence de tonnage de 825 t. Le journaliste de l’Asahi semble préoccupé par la question de l’argent : on y apprend que Nicolas Bouvier a vendu sa Fiat en Inde pour 100 000 yens et que de l’argent en paiement d’articles déjà vendus l’attend à la légation suisse à Tokyo.
L’article de la revue Bungei-Shunjû
9Dans une lettre datée du jeudi 23 novembre 1955, Nicolas Bouvier écrit à Thierry Vernet : « Un Fiala local (mais travailleur) qui s’occupe de la distribution d’articles à un pool de journaux m’a conduit samedi dernier à Bungei-Shunjû le plus grand mensuel japonais qui sort un numéro de cinq cents pages à chaque fin de mois, et tire à sept millions d’exemplaires. […] Ils ont pris sept pages de photos, c’est-à-dire tout leur supplément photographique. Le mannequin de Tabriz en pleine page et une autre je crois. On a reparlé argent. J’ai dit : “50 000” pour le tout, j’aurais dû dire plus, je ne savais pas. Z’ont dit bon » (lettre 209).
10L’article paraît en janvier 1956 dans le numéro spécial de Nouvel an. Au sommaire du numéro figurent un feuilleton du dernier roman (en 1955) de Tanizaki Jun’ichiro Yôshyo jidai (Années d’enfance), un essai du romancier, critique littéraire et traducteur de Stendhal, Ooka Shohei, sur Les Insuffisances du roman d’après-guerre ainsi qu’un texte de Shiga Naoya, l’auteur qui proposa en 1946 de faire du français la langue officielle du Japon. Ce texte est un récit fragmentaire du voyage depuis la Suisse jusqu’au Japon. Il relate la Yougoslavie et les Tziganes, Tabriz, la prison de Mahabad, les brigands mangours, l’accident de camion mais n’évoque ni l’Afghanistan ni l’Inde. Nicolas Bouvier mentionne incidemment qu’il a voyagé seul six mois en Afghanistan et en Inde avant de retrouver Thierry et sa future femme, le 11 mars 1955 à Ceylan. Il est aisé de retrouver dans L’Usage du monde et dans Souvenirs de Thadee Mamoulkis (marchand de bois) – ce dernier texte sera publié en feuilleton en décembre 1957 dans le Journal de Genève – les lieux, personnes et événements décrits dans l’article du –Bungei-Shunjû à quelques détails près que je signalerai.
11La contribution de Nicolas Bouvier court sur treize pages, elle est illustrée d’une carte retraçant le périple depuis la Suisse et de la photographie mentionnée dans la lettre du 6 décembre 1955 déjà citée. La photographie est légendée plus sobrement : « De gauche à droite, l’auteur, son ami Thierry et sa femme. » Un encadré présente Nicolas Bouvier en ces termes : « L’auteur, pôru nikorai bûbie, est arrivé au Japon le 29 octobre dernier à bord du paquebot Le Cambodge de la Compagnie des messageries maritimes. S’il se présente comme journaliste free lance collaborant à diverses publications, il est sans doute avant tout – on en jugera par le texte que voici – un “voyageur” (tabibito). Il y a environ deux ans et demi qu'il a quitté sa patrie natale – la Suisse – pour traverser l’Europe, le Proche et Moyen-Orient, l’Inde et vagabonder à travers huit pays. Le compteur de sa voiture affiche déjà 22 000 miles. Ce texte de commande est la chronique inédite d’aventures trépidantes. »
12L’article est titré : musen ryoko no ni man ri (un voyage sans argent de vingt mille lieues). Un sous-titre précise : hachikakoku wo sôhashita gendai maruko poro no bôken (les aventures d’un Marco Polo contemporain qui vient de parcourir huit pays). Le texte est découpé par plusieurs intertitres : « La réalisation d’un rêve d’enfant », « En compagnie des Tziganes », « Le hérisson cuit à la vapeur », « Un hiver coincé à la frontière », « La prison de Mahabad », « Bataille entre marchands et brigands de la montagne », « Les assauts sauvages des gens de l’ethnie kawaru », « L’accident de camion » et « La séduction du voyage ». Un supplément photographique – « Photographies tirées de l’album de l’auteur » – prolonge l'article. L'ensemble couvre sept pages et présente onze images : « Mannequin et perruque dans la vitrine d’un coiffeur, Azerbaïdjan », « L’unique marchand de cercueils de la ville, Macédoine, 1953 », « Turquie, à la frontière soviétique, la ville de Erzeron », « En remontant vers l’Iran, ma voiture adorée », « Garçon de café, Tabriz, Iran », « Un cimetière dans le Kurdistan, Iran », « Troupeau dans une zone interdite, Iran », « Villageois dans le Kurdistan, Iran », « Brigands de l’ethnie Mangour, Kurdistan », « Un kurde, berger doublé d’un voleur, Kurdistan », « Marchand de chaussures jouant du luth un jour de fête, Afghanistan »5.
13Enfin, un nouvel encadré, figurant sur la dernière double page du supplément, livre quelques phrases de commentaire par Nicolas Bouvier. « J’ai quitté mon pays la Suisse il y a trois ans maintenant, à l’âge de 23 ans, à bord d’une vieille Fiat pour traverser l’Europe centrale, la Hongrie, la Turquie et prendre la direction de l’Iran, un voyage sans le sou, doux et douloureux. Je me suis séparé de ma vieille Fiat en Inde. J’ai connu la peur en croisant des brigands, j’ai eu le cœur serré en traversant des plateaux désertiques, j’ai connu toutes les variations du frisson (thrill, ndt), ces photos que vous avez sous les yeux ne montrent qu’une infime partie de ce que j’ai éprouvé mais je serai cependant heureux si elles parvenaient à vous toucher. » L’article et l’encadré sont mystérieusement signés P. Bubie et Pôru Bubie (Paul Bouvier).
L’article de la revue Chisei
14Ce second article est un « food article » (un travail alimentaire) selon l’expression de Nicolas Bouvier (lettre 223). Il paraît en février 1956 dans la revue Chisei, revue aujourd’hui défunte. Dans ce texte, Nicolas Bouvier prodigue des conseils généraux à l’adresse d’un hypothétique candidat au voyage, conseils basés sur son expérience du voyage depuis la Suisse. Le ton est au « tutoiement ». Nicolas Bouvier oppose systématiquement le « voyageur fortuné » (le touriste bourgeois) au « voyageur sans argent » (le vagabond). L’article reprend des épisodes déjà racontés dans la revue Bungei-Shunjû mais sous un angle « pratique » et « illustratif ». Nicolas Bouvier prodigue pourtant ses recommandations à une époque où le Japonais ordinaire ne peut encore disposer d’un passeport, la libéralisation des voyages n’intervenant pas au Japon avant 1964.
15L’article a pour titre : « moshi kimi ga kyu man en de sekai isshyu shitakereba » (« si tu veux faire le tour du monde avec 90 000 yens »). Le texte couvre six pages, il est accompagné de quatre photographies légendées : « En Inde, l’auteur à droite, à gauche un homme et une femme originaires de Goa », « Portées pour sortir de Suisse, jetées en Afghanistan » (on y voit une paire de godillots fatigués), « Si tu pars en voyage, ne te presse pas. Ma voiture était plus lente qu’une tortue » (l’image montre une tortue sous la roue de la Topolino). La dernière image présente le squelette d’un animal à moitié décomposé, la légende est laconique : « Dans le désert, la route6 ».
16L’article est divisé en cinq petits chapitres : « Si tu veux voyager, ne lis pas les récits de voyage », « Ne demande pas conseil auprès des voyageurs spécialisés7 », « Ne t’inquiète pas pour les visas8 ». Il se poursuit en évoquant « Les dangers du voyage9 » et se conclut par la question de savoir : « Comment gagner sa vie en voyageant ? » Nicolas Bouvier explique les divers petits boulots (articles, cours de français, accordéon ou conférences) qu’il a trouvés en route, confie avoir eu un pécule de 90 000 yens au départ de Suisse et explique que ces petits boulots en chemin lui ont rapporté environ 400 000 yens, un total qui, divisé par le nombre de mois de voyage (deux ans et demi), représente environ 17 000 yens par mois pour 12 pays traversés et 50 000 miles parcourus10. « On a parfois mal mangé mais jamais crevé la dalle », conclut-il. Il évoque aussi ses centres d’intérêt (hobby) que sont les contes (minwa) et chansons populaires (minyo) et l’enquête anthropologique.
L’article de la revue Chûôkôron
17Dans la lettre à Thierry Vernet du 21 juillet 1956 (lettre 254), Nicolas Bouvier fait allusion à l’article qu’il est en train de rédiger pour cette revue. Ce troisième texte est plus tardif. Il paraît en novembre 1956 alors que Nicolas Bouvier est déjà sur le paquebot de retour et longe les côtes de Sumatra. Il relate un voyage effectué entre juin et juillet 1956 dans le Kansai lors de sa tournée « Hiroshige-conférences » (cf. lettre 244). Il évoque d’abord une marche solitaire sur une partie du Tôkaidô, l’ancienne route qui reliait Kyoto à Edo (Tokyo). Les cinquante-trois étapes peintes par Hiroshige lui servent de guide. Nicolas Bouvier emprunte cette route depuis Yokkaichi-juku (quarante-troisième étape, située au sud de Nagoya) et se rend jusqu’à Kyoto11. Il fait ensuite une excursion en compagnie d’Alain Villeminot, « un architecte français » (lettre 246) qui lui a été présenté à Kyoto par le directeur de l’Institut français, Jean-Pierre Hauchecorne. Ils visitent ensemble deux temples de la région de Nara (Muro-ji et Hase-dera) où Nicolas Bouvier découvre la poésie de Bashô. L’article se conclut sur la rencontre d'un « berger d’abeilles », un apiculteur nomade.
18Si aucun épisode rapporté dans cet article ne figurera ni dans Japon ni dans Chronique japonaise, on peut lire le récit de sa rencontre avec une troupe de comédiens ambulants dans Routes et Déroutes (p. 1348). Il explique dans cet entretien de 1992 avoir passé plusieurs jours en leur compagnie mais ce n’est pas exactement ce que nous apprend la lecture de l’article : Nicolas Bouvier ne reste qu’une nuit avec eux et subit une attaque de puces. Cette rencontre a largement inspiré un texte intitulé Capitaine Fracasse et retrouvé sans source dans les archives de Nicolas Bouvier12.
19Un encadré précise que Nicolas Bouvier – c’est le seul des trois articles où son prénom et son nom sont correctement transcrits – aime le théâtre d’André Roussin et les bains publics japonais. Qu’il a rencontré une musume du Japon (terme introduit par Pierre Loti dans la littérature française à la fin du XIXe siècle) qui est plus qu’une « amie » (en français dans le texte) et qu’il vient d’apprendre que sa mère est souffrante et ne sait s’il poursuivra son voyage après ce séjour au Japon en direction de l’Amérique ou retournera en Suisse.
20Le titre de l’article est « kômô musen ryokô » (le voyage sans argent d’un occidental), kômô, littéralement le « poil rouge », le rouquin, soit le Hollandais, c'est-à-dire l’étranger. Un chapô indique : « Un Suisse venu au Japon de très loin goûte avec une émotion sincère au contexte poétique du poète asiatique Bashô. » L’article couvre neuf pages, illustrées par quatre photographies légendées : « L’auteur », « L’auteur et les Arlequins » (les comédiens ambulants)13, « 10,8808 » et « Temple Hase-dera ».
21Le texte est découpé par plusieurs intertitres : « À propos de bagage », « Une autre Amérique », « Les Arlequins et l’auteur », « Le camion immatriculé 10,8808 », « Le temple Muro-ji », « Comment j’ai découvert Bashô » et « Le berger d’abeilles ».
Synthèse
22Qu'enseigne la lecture des trois « articles japonais » de Nicolas Bouvier ?
23— La manière dont Nicolas Bouvier se présente ou est présenté par les éditeurs de ces revues : fils de son père, journaliste, « jadis poète14 », vagabond voire pèlerin, tabibito, kataribe (notions exprimant en japonais le fait que le voyageur raconte et/ou transmet les choses du passé). Le conteur reste un personnage respecté dans le provinces reculées, explique Nicolas Bouvier dans la revue Chisei.
24— Les raisons qui « poussent » Nicolas Bouvier au Japon : dans l’article du Bungei-Shunjû, il en avance plusieurs dont sa rencontre avec MM. Yûki et Nishizawa, respectivement ambassadeur et secrétaire de l’ambassade du Japon à Ceylan qui lui délivrent un visa de « reporter ». Mais, finit-il par avouer, ces raisons-là ne suffisent pas à expliquer « la force qui m’amène à retarder indéfiniment mon retour au pays. Qu’est-ce donc qui me contraint ? C’est la “force de séduction” que possède le voyage. Avant de partir (tabi ni deru mae), on en fixe la destination et l’itinéraire. Mais une fois sur la route, on ne tarde pas à se rendre compte que le voyage vous échappe. On ne fait pas un voyage, c’est le voyage qui, de lui-même, décide de sa destination. Mon voyage au Japon n’échappe probablement pas à cette loi. » Une idée très proche du célèbre et presque aphorisme concluant l’avant-propos de L’Usage du monde : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait… » (p. 82).
25— L’identité des deux traducteurs japonais de ces articles : les deux premiers articles ont été traduits par Numata Shigeru qui s'avère être le nom de plume de Tanaka Yûji15. Nicolas Bouvier y fait allusion dans une lettre du 23 novembre 1955 (lettre 209)16. Il s’agit de Yûji de Chronique japonaise dans le passage « Yuji parle, ou une leçon de rien », (Hiroshima, août 1945 - Tokyo, octobre 1955)17. Dans la vraie vie, seule la mère Yûji meurt à Hiroshima, son père a péri un peu plus tôt dans les meurtriers bombardements de Tokyo en février-mars 1945. La traduction du texte du Chûôkôron est signée Nakae Yôsuke. Il s’agit très probablement d’un diplomate et dramaturge. Nakae Yôsuke (1922-2014) est l'auteur sous le nom de plume Kasumi Kan de pièces de théâtre et d'un livret de ballet (inochi, la vie) qui lui vaudra le surnom d’« ambassadeur culture » (bunka taishi). En poste à Paris entre 1952 et 1954, il est de retour au Japon lors du séjour de Nicolas Bouvier. Nakae Yôsuke devient le représentant du Japon à l’Unesco en 1969 et termine sa carrière comme ambassadeur du Japon en Chine en 198418.
26— « Que la douzaine de vauriens ayant entouré, jeté par terre et délesté Thierry Vernet à la pointe du couteau de l’argent du mois que nous avions changé le matin même au Bazar » de Tabriz (L’Usage du monde, p. 186) n’étaient que sept dans l’article du Bungei-Shunjû.
27— Que L’Arbab qui « a déjà perdu un fils, deux doigts et un œil dans des combats de rapines » a conservé cet œil dans L’Usage du monde (p. 233) mais l’a (re)perdu dans la nouvelle, « Souvenirs de Thadee Mamoulkis » (marchand de bois).
28— Que les trois routiers chargeant la Topolino en panne sur le plateau du camion sont des Russes. Leur nationalité n’est pas précisée dans L’Usage du monde.
29— Que Nicolas Bouvier croit sa dernière heure venue dans l’accident du camion privé de frein lors de la descente d’un col. Que sa « dernière pensée » (avant que le chauffeur n’emboutisse son camion côté montagne) est de « constater qu’il devait donc » mourir en compagnie de Thierry. Dans L’Usage du monde, Nicolas Bouvier écrit : « Persuadés d’y rester, on se serra la main en rabattant nos casques pour se protéger le visage » (p. 277).
30— Que la peur rétrospective d’avoir risqué de mourir assassiné par les Kaoli – « si une seule de leurs poules avait été écrasée » – a plus effrayé le chauffeur russe du camion que l’accident lui-même. Dans L’Usage du monde, les Kaoli sont décrits comme étant ostensiblement armés : « les vieilles roides comme des triques, carabine à l’épaule, filaient la quenouille au sommet d’un chameau » (p. 276). Ici, adossé à la carosserie cabossée du camion, Nicolas Bouvier, reprenant ses esprits, les voit bientôt passer. Ils ont des expressions cruelles et sanguinaires sur le visage, comme « jamais vu avant, ni jamais revu après », explique-t-il. « Les fusils sont indubitablement cachés dans les sacoches des chameaux », note-t-il encore. Il doit convenir que le Russe avait raison. Pas de reprise de la discussion sur la « noce » que les trois hommes se promettent de faire à Tabriz, comme le rapporte L’Usage du monde. Le paragraphe se conclut simplement par : « Nous arrivons deux jours plus tard à Chiraz. »
31— « J’ai coupé ma barbe », écrit-il en terminant sa lettre du 18 juin 1956 à Thierry Vernet (lettre 246). La lecture de l’article du Chuôkôrôn nous apprend que la barbe, peut-être « existentialiste » de la page 239 de L’Usage du monde, qu'il se laisse pousser à Tabriz « uniquement pour [se] vieillir un peu », sera rasée gratis à Ishiyakushi, quarante-quatrième relais de la route du Tôkaidô. Elle le sera par une « vieille dame aux yeux humides » qui refuse d’être payée car elle n’a pas souvent l’occasion de raser un ijin (soit littéralement un homme différent, autrement dit un étranger).
32— Sur la route de Shôno, quarante-cinquième relais du Tôkaidô, Nicolas Bouvier « attrape » le facteur qui zigzague entre les fermes. Nicolas Bouvier avoue aimer tous les facteurs qui, même s’ils n’ont pas à s’enfoncer « dans les arcanes de l’horizon », ont la fraîcheur d’âme que seuls possèdent les vagabonds. Ils ont aussi une connaissance diabolique de la vie des villages. Qui prête de l’argent ? Qui en doit ? Qui en cache sous ses tatamis ? Qui se mouche ? Qui dort paisiblement ? Qui est nouveau dans le village ? Quels métayers rêvent d’émigrer ? (Il lui arrive d’avoir une lettre affranchie avec des timbres d’Amérique du sud.) Le facteur sait tout, « mieux que la police qui est pourtant payée pour cela », note-t-il avec humour.
33— Comment Nicolas Bouvier apprend le mot runpen (miséreux, de lumpenprolétariat, prolétariat en haillons). C’est le facteur qui le lui enseigne, ainsi que michi (route), semi (cigales), tooi (loin), chikai (proche), yasui (bon marché)… Bouvier le réutilise quelques heures plus tard pour se présenter aux acteurs de la troupe ambulante de comédiens. Un triporteur en panne. Les passagers qui fument. On lui demande : « Américain ? — Non. — Tu sais faire des claquettes (tap dance) ? – Non. Watakushi wa runpen (je suis miséreux) », lance-t-il. « Je suis un voyageur. »
34— Que Nicolas Bouvier ne tient pas la grosse caisse lorsqu'il rejoint la troupe ce soir-là à Hirose, assiste au spectacle « conçu pour plaire à toutes les générations, du drame, de l’émotion, du grotesque, des clowneries » et passe la nuit en leur compagnie. « On m'explique avec l’index à qui sont les deux jeunes femmes afin qu’il n’y ait pas d’erreur », mais la caisse uniquement : le partage de la recette se fait « équitablement ».
35— Que la légende de la photograhie de couverture de Japon de Nicolas Bouvier ne devrait pas être « Nicolas Bouvier au milieu de la troupe de théâtre Hirose », mais plutôt « Nicolas Bouvier à Hirose avec une troupe de comédiens ambulants ». Hirose est un hameau situé entre Shôno et Kameyama.
36— Que les Arlequins, les bateleurs, sont cinq, trois hommes, deux femmes, deux enfants, dans l’article du Chûôkôron, alors que ce sont « une jeune femme », « deux autres femmes sans âge car poudrées », « un étudiant » et « un vieux qui fumait et toussait beaucoup », soit trois femmes et deux hommes, dans Capitaine Fracasse.
37— Qu'Alain Villeminot, son nouveau compagnon de route, est « libre, pauvre, il a juste un peu plus de bagage que moi ». Qu’il parle un japonais poli alors que Bouvier parle le japonais nécessaire appris sur les routes. Qu’à eux deux, ils font une bonne paire : Villeminot engage la conversation, Bouvier la poursuit. Le duo fait la joie des villageois rencontrés : « Tu as trouvé ton Kita-san ! » lui dit-on. Allusion aux deux compères Yaji et Kita d’un roman comique et picaresque du début du XIXe siècle (Tōkaidōchū Hizakurige) relatant les mésaventures de deux voyageurs sur le chemin du Tôkaidô19.
38— Comment un prêtre du temple Hase-dera fait découvrir à Nicolas Bouvier la poésie de Matsuo Bashô. L’escalier qui monte au temple a plus de cent marches. La fatigue s’abat sur ses épaules « à la vingtième marche. Une fatigue de voyageur-vagabond (hôrôsha) que seul peut comprendre un voyageur ayant goûté à la “soupe au caillou” (koishi no sûpu) et bourlingué quelques années », écrit-il. Les deux compères finissent par atteindre le temple, étourdis par la montée. Sous un avant-toit, un moine rase le crâne d’un prêtre pendant qu'ils s’installent dans une petite échoppe-buvette réservée aux pèlerins. Nicolas Bouvier s’endort aussitôt. Quelqu’un le secoue bientôt par l’épaule qui lui répète à plusieurs reprises les mots « Tabi ni yande… » ainsi que le nom de Bashô. Nicolas Bouvier prend en note le haiku sans en comprendre le sens général. Ils croisent d’autres moines, l’un d’eux a lu un des articles de Nicolas Bouvier (Bungei-Shunjû ? Chisei ?).
39— Que Nicolas Bouvier connaît une sorte de révélation la nuit où il demande à un ami de Kyoto de lui traduire ce « splendide poème », ce haiku composé par Bashô lors de son dernier voyage qui passe pour prémonitoire de sa mort. La fin du passage est lyrique. « J’ai été convaincu (nattoku shita). J’aime Bashô depuis ce jour. Bashô, le poète de l’Asie qui a le mieux réussi à évoquer la grandeur et la mélancolie du voyage (tabi) ! »
tabi ni yande yume ha kareno wo kakemawaru
(La fatigue me terrasse et l’ombre de mes voyages tourne dans la lande fanée)20
En guise de conclusion
40Les articles « japonais » et les photographies qui les accompagnent constituent une documentation inexploitée et encore incomplète pouvant contribuer à l’analyse de la genèse de l’œuvre de Nicolas Bouvier et à préciser certains détails de sa biographie. Ils pourraient, sous réserve d’en retrouver les brouillons ou les notes, permettre d’étudier de plus près la manière dont ils ont été compris et restitués par leurs traducteurs japonais.
41Si ces articles relatent nombre d’épisodes repris dans L’Usage du monde ou ailleurs, pour d’autres, la matière du voyage sera sans usage. L’œuvre-qui-reste-à-écrire en 1955 apparaît parfois approximative sur certains détails. Mauvais procès qui ne présente que peu d’intérêt21 sauf à vouloir conserver à Nicolas Bouvier un improbable statut d'écrivain-voyageur (travel writer). Nicolas Bouvier n’a jamais voyagé pour écrire. Il a écrit pour gagner sa vie et lorsqu’il ne parvenait pas à le faire, ou manquait de courage, il pratiquait un autre métier.
42En 1955 au Japon, muni d’un visa de reporter, Nicolas Bouvier devient photographe lorsque la revue Bungei-Shunjû – il sait intéresser son public – lui achète et lui commande des images dont certaines restent à retrouver. Les éditeurs japonais sont friands d’un regard étranger et les images n'ont pas besoin d’être traduites alors que la traduction des articles le prive de la moitié de ses revenus. « On a quitté le détroit de Malacca, passant à toucher la côte de Sumatra. […] Je me suis bien remis de ma grippe, pas encore de ma fatigue. Un escalier de trois marches suffit pour me couvrir le corps de sueur, le cœur est encore capricieux et tout travail ou simulacre de travail impossible. Un petit texte d’accompagnement qu’il me faut envoyer à Bungei-Shunjû qui m’a très bien pris de très bonnes photos me donne un mal infini » (lettre 268, 9 novembre 1956). Ou encore ce témoignage plus tardif dans Routes et Déroutes (p. 1313) : « Tout à la fin de mon séjour – le premier, en 1955-1956 – après une période de disette, seul moment de ma vie où j’ai vraiment eu faim et où je traversais la rue pour ne pas passer devant un bistrot parce que l’odeur de la nourriture me donnait des crampes, j’ai eu un coup de chance inouï : j’ai vendu des photos à un magazine qui s’appelle Bungei-Shunjû, pour mille dollars de l’époque, avec lesquels j’ai pu m’offrir le retour en bourgeois sur un bateau où j’avais fait mille besognes dégueulasses pour gagner l’aller22. »