Colloques en ligne

Patrick Désile

Les mondes de la lune, une rêverie ordinaire

1Une horloge, une montre, un coussin, une cravate, une tasse, une assiette, un bracelet, un collier, une broche… Ce sont quelques-uns des « produits dérivés » qui reproduisent le motif de la lune éborgnée par un obus du Voyage dans la lune de Georges Méliès. Le ressassement de cet emblème bouffon semble désigner un grand commencement, une aube : l’émergence du cinéma de science‑fiction (bien que les puristes aient quelques réserves à ce sujet), l’émergence même du cinéma narratif (non qu’il s’agisse du premier film narratif, bien entendu, mais son métrage inhabituel et son succès l’ont fait considérer comme inaugural), l’annonce, aussi, bien sûr, de l’exploration de l’espace… Un film prémonitoire, enfin, et à plus d’un titre, annonciateur du siècle spectaculaire et technique qui commençait alors.

2Derrière ce Voyage se profilent bien sûr ses « sources d’inspiration », dont le recensement constitue un exercice un peu convenu1. L’œuvre la plus souvent citée, c’est évidemment le roman de Jules Verne De la Terre à la Lune, qui fut d’abord publié en feuilleton, dans Le Journal des débats, en 1865, et dont la suite, Autour de la Lune, parut en 1869 dans le même périodique. On a pu mettre en cause la légitimité de cette référence, sous prétexte, notamment, de l’éloignement chronologique. Mais les romans de Jules Verne n’avaient pas cessé d’être réédités, ils venaient encore de l’être en 1902. En 1896, l’ouvrage de Pierre de Sélènes, Un monde inconnu. Deux ans sur la Lune2 était présenté comme une suite des romans de Jules Verne, auquel il était d’ailleurs dédié : il s’agissait d’une réplique du voyage de Michel Ardan et de ses compagnons, voyage aboutissant cette fois à l’alunissage et à la rencontre des Sélénites. Les romans de Jules Verne faisaient donc incontestablement référence, et bien des éléments du film de Méliès, à commencer par le moyen de locomotion, l’obus tiré par un canon géant, leur sont empruntés. Plusieurs tableaux de l’opéra‑féerie d’Offenbach Le Voyage dans la Lune3, créé en 1875, mais qui venait d’être repris en 1892 et dont de nombreuses photographies circulaient ont sans doute aussi inspiré Méliès. L’idée de la rencontre des Sélénites, qui ne figure pas chez Verne mais joue un rôle essentiel chez Offenbach (et ailleurs), aurait cependant été puisée, selon Georges Sadoul4, dans le roman d’Herbert George Wells, Les Premiers Hommes dans la Lune5, publié en 1901 et très rapidement traduit en français. Enfin, Thierry Lefebvre a relevé que, la même année, les visiteurs de l’Exposition panaméricaine de Buffalo se voyaient proposer A Trip to the Moon, un voyage vers la Lune à bord du vaisseau Luna, qui leur permettait de rencontrer des Sélénites6.

3Mais on pourrait ajouter qu’en France même, plusieurs métiers forains, qui n’étaient, certes, que des grandes roues ou des balançoires, portaient, à la fin du XIXe siècle, le nom de « Voyage dans la Lune »… Et d’une manière générale, on se méprend peut-être en limitant à quelques œuvres célèbres, à quelques dispositifs remarquables, les références de Méliès. Cette manière de recherche de parentèle semble prolonger l’opinion spontanée selon laquelle des œuvres notoires se succèderaient, chacune s’inspirant de la précédente et toutes, ici, « annonçant » les temps futurs. Mais la figure du voyage vers la Lune appelle sans doute une pensée plus élaborée des pratiques culturelles et esthétiques et du fonctionnement de l’imaginaire. La Lune, avant d’être l’objet d’une possible conquête, ne figura‑t‑elle pas, dans l’ordre du visible, l’Autre Monde par excellence ?

Rêveries d’un Autre Monde

4Parmi les occurrences de la figure du voyage vers la Lune dans les années 1900, il en est une que, significativement, sans doute, on relève rarement. Cyrano de Bergerac, pourtant, avait eu un prodigieux succès en 1897, et le voyage lunaire y était bien évoqué, dans la scène XI du troisième acte, quand Cyrano, qui doit retenir un moment le comte de Guiche, fait mine de tomber de la Lune, puis énumère sept moyens de s’y rendre7… Or, l’Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil avait connu de nombreuses rééditions pendant la seconde moitié du XIXe siècle, en 1858, 1875, 1886, 1889, et encore en 1897 et 1898 et le texte en était bien connu. Victor Fournel, dans La Littérature indépendante et les écrivains oubliés, écrivait déjà en 1862 :

Qui ne connaît le début de la première de ces Histoires comiques ?
« La Lune estoit en son plein, le ciel estoit découvert, et neuf heures du soir estoient sonnées, lorsque revenant de Clamart près Paris… les diverses pensées que nous donna cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin, de sorte que les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenoit pour une lucarne du ciel, tantôt un autre assuroit que c’estoit la platine où Diane dresse les rabats d’Apollon ; un autre, que ce pouvoit bien estre le soleil lui-même, qui s’estant au soir dépouillé de ses rayons, regardoit par un trou ce qu’on faisoit au monde quand il n’y estoit pas8 »…

5Les critiques de la pièce de Rostand ne manquaient d’ailleurs pas de faire référence à l’œuvre de Cyrano de Bergerac9. Il y avait donc une superposition de temporalités, et les représentations de ces voyages verniens dont on escomptait sans doute que la science les rendrait un jour possibles se mêlaient à des imaginations séculaires (d’ailleurs teintées de scientificité : Cyrano de Bergerac, comme on sait, était libertin et disciple de Gassendi, lui‑même grand observateur de la Lune).

6Il faut cependant souligner qu’il n’existait encore, en 1900, aucune possibilité scientifiquement fondée de s’arracher à l’attraction terrestre. C’est précisément dans les toutes premières années du XXe siècle, avec la publication par le russe Konstantin Tsiolkovski, en 1903, de L’Exploration de l’espace cosmique à l’aide d’engins à réaction, qui posa les principes de la propulsion à réaction et de la fusée à étages, puis, dans les années ou les décennies suivantes, avec les travaux du physicien américain Robert Goddard, qui réussit le lancement et le guidage de plusieurs fusées, ou de l’allemand Hermann Oberth qui développa ces techniques en Europe, que furent jetées les bases de l’astronautique10. Mais jusque‑là, pendant tout le XIXe siècle, le voyage vers la Lune est simplement impossible, il n’est qu’une rêverie, nourrie, certes, et de plus en plus, de savoirs scientifiques (Jules Verne en sature son récit) qu’on peut cependant dire souvent ornementaux, et surtout de représentations figurées plus ou moins rigoureuses (dessins, gravures, puis photographies11), mais aussi de fantaisies et de spéculations anciennes…

7C’est en somme cette rêverie (au sens, disons, que donnait à ce mot Richelet : « Action de l’esprit qui pense, rêve, et songe profondément à quelque chose12 »), cette rêverie ordinaire dont nous proposons de restituer un peu les complexités, en abandonnant là les quêtes de filiations et de prémonitions, et en nous attachant encore à quelques œuvres célèbres, mais surtout à des spectacles, à des images, à des récits modestes et souvent oubliés. Nous nous en tiendrons, pour l’essentiel, au domaine français, au XIXe siècle, et bien sûr au seul thème du voyage vers la Lune, ou du moins de la pensée d’un tel voyage…

La Lune à un mètre

8Car c’est un premier point : ce voyage est illusoire, et ce fantasme naît d’une contemplation. Et sans doute en fut-il ainsi de longtemps. Le Songe de Kepler (publié en 1634, mais médité pendant plusieurs décennies) est contemporain des premières observations au télescope (que Kepler pratiquait lui-même13), et L’Homme dans la Lune de Godwin, en 1638, procède d’un très ancien motif de la littérature anglaise, celui de cet « homme dans la Lune », paysan, porteur, peut-être, d’un fagot, que laissent deviner les taches lunaires14 et auquel Shakespeare, notamment, fait allusion, dans LaTempête15, ou dans Le Songe d’une nuit d’été16. Et Cyrano lui‑même, on l’a vu, contemple d’abord cette « boule de safran »…

9Mais au XIXe siècle, cette contemplation est devenue un véritable voyage pour l’œil, voyage fictif, sans doute, mais qui n’a cessé de gagner en réalisme : on peut de façon presque tangible et toujours plus précise arpenter du regard les canaux et les cratères de la Lune. Il faut d’ailleurs noter que le voyage des héros de Jules Verne est d’abord un voyage pour l’œil : ils se bornent à se rapprocher de la Lune pour l’observer de plus près, ils ne l’atteignent jamais. Et le pendant du canon géant qui les a propulsés, c’est le télescope géant qui a été construit pour les observer. Si le premier mesure 900 pieds17, quelque 300 mètres, le second, avec ses 280 pieds18, plus de 90 mètres, n’en est pas moins « colossal19 ». Il s’agit dans les deux cas d’allonger une sorte de long bras artificiel vers la Lune, comme pour se rapprocher d’elle. Or si le rapprochement physique appartient encore à la fiction, le rapprochement visuel est bien réel, et la distance s’amenuise au fil du siècle, si bien que, pour l’Exposition universelle de 1900, une « lunette monstre » est conçue, qui adopte la forme même du canon géant de la fiction (du roman de Jules Verne, de celui de Pierre de Sélènes, de l’opéra d’Offenbach, du film de Méliès) si elle n’en égale pas la longueur (mais elle mesure tout de même quelque 60 mètres20).

10Ce dispositif, que les journaux ont évoqué dès 1892, est d’abord connu sous l’appellation (saisissante mais fallacieuse) de « la Lune à un mètre21 ». Il excite alors les imaginations et inspire beaucoup de petits spectacles. Une revue de l’année 1892, pour théâtre de marionnettes, As‑tu vu la lune, mon gas22, est jouée, en janvier 1893, par les pupazzi du journaliste, écrivain et marionnettiste Louis Lemercier de Neuville. Plusieurs autres revues de fin d’année font allusion au projet de lunette géante. Ainsi, Tout Paris en revue23, en 1894, aux Folies dramatiques, dont le clou est un tableau intitulé « La Lune à un mètre cinquante ». Cette pantomime est, semble‑t‑il, reprise isolément sous le même titre l’année suivante, au Concert parisien ; un astronome observe la Lune qui, grossissant, semble se rapprocher : « On voit successivement des taches lunaires, un paysage, des grottes sillonnées d’éclairs, un lac avec cascades lumineuses, un volcan24 » ; enfin, la Lune « a l’air d’une figure, elle tire la langue à l’astronome, qui reste stupéfait25 ». Une autre revue, La Lune à un mètre26, est donnée l’année suivante au Concert Européen ; là, c’est toute l’intrigue qui gravite autour de la Lune, et parmi les personnages figurent La Lune, Demi‑Lune, Pleine Lune, Petite Lune, Lune Rousse, Lune de Miel, Premier quartier et Dernier quartier…

11Plusieurs chansons abordent aussi le sujet : deux en 1893, une « chanson‑monologue » et une « chansonnette », qui portent le même titre, La Lune à un mètre27, et,en 1900, La Caboche de l’exposition : la lune à un mètre28… Il y a encore des dessins humoristiques, parfois égrillards ; « Astronomie pratique29 », par exemple, de Carl‑Hap qui représente, de dos, une femme aux fesses rebondies est ainsi légendé : « Qui veut voir la lune à moins d’un mètre ? ». Il y a enfin, en 1898, un film de Georges Méliès, La Lune à un mètre30, qui reprend d’ailleurs en partie le tableau à succès de 1894.

12Déjà, en 1883, dans le récit illustré d’Albert Robida, Le XXe siècle, la Lune a été, grâce à l’électricité, physiquement rapprochée de la Terre, « jusqu'à la distance de six cent soixante quinze kilomètres, un peu plus que la distance de Paris à Lyon31 » : « Le disque de notre satellite, énormément grandi, éclaire merveilleusement nos nuits et laisse apercevoir à l’œil nu les moindres détails de sa géographie32 ». Et en 1887, dans un roman d’André Laurie (pseudonyme sous lequel le journaliste Pascal Grousset publie, chez Hetzel, des romans pour la jeunesse très verniens), Les Exilés de la Terre, le jeune ingénieur Norbert Mauny, à la tête de la Séléné Company Limited, entreprend, grâce un électro‑aimant géant installé en Afrique, de « forcer la Lune à descendre dans notre zone atmosphérique33 ». La Lune se rapproche, en effet :

La Lune, remplissant pour ainsi dire tout un côté du ciel, sauf un intervalle bleu qui séparait son bord de l’horizon, présentait maintenant l’apparence d’un disque presque complet, d’un blanc laiteux, sur lequel des reliefs se dessinaient avec une netteté singulière. On distinguait à l’œil nu des chaînes de montagnes, des plaines hérissées de pics et de cratères, de grands espaces bleuâtres qui étaient ou des océans ou des déserts, des côtes bordées de falaises, des rochers sourcilleux, des abîmes sombres.
Au télescope, c’était bien autre chose encore, et les moindres détails du paysage apparaissaient presque aussi nettement qu’on les voit du haut d’un ballon en planant à deux ou trois mille mètres du sol34.

13À cause d’une maladresse, pourtant, la Lune s’éloigne de nouveau et reprend sa place originelle. Mais elle a emporté avec elle un morceau de la Terre, où se trouvaient l’ingénieur et quelques-uns de ses compagnons. On passe donc ici du seul rapprochement au voyage véritable, voyage dont la Lune elle‑même est le véhicule. À la fin du roman, les explorateurs réussissent à revenir sur Terre. On se demande alors s’ils n’ont pas été, en réalité, victimes d’une sorte de fièvre obsidionale. Les récits de voyages lunaires se terminent souvent par un tel doute conclusif.

Observation obsessionnelle

14Ces fantasmes de rapprochement manifestent évidemment un désir, celui de voir la Lune de près, de toujours plus près. On l’a dit, la description des mondes lunaires imaginaires procède d’une observation, observation aisée, quotidienne, ancestrale, rêveuse, de la Lune réelle. Or cette particularité n’appartient qu’à elle : il n’en va pas ainsi pour la description d’autres mondes lointains, planètes ou même étoiles, qui ne sont guère que des points lumineux pour un observateur ordinaire, ni bien sûr, a fortiori, pour des mondes de pure fantaisie. Tous les récits lunaires doivent faire droit à la nécessité de concilier le visible, le savoir et la fabulation. Il y a toujours cette tension entre la proximité, la présence, et l’inaccessibilité, et entre le réel observé et l’imaginaire.

15Dans la plupart des fictions qui ont pour thème le voyage vers la Lune, au XIXe siècle, la question du voir est déterminante, et elle est marquée de plusieurs façons. Souvent, une lunette ou un télescope joue un rôle essentiel et l’intrigue s’ouvre par une observation attentive, inquiète, obsessionnelle de la Lune. Il en va un peu ainsi dans la pantomime La Lune à un mètre cinquante. Dans d’autres pièces, on voit le personnage principal délaisser ses proches, négliger la vie ordinaire pour se consacrer exclusivement à la scrutation de la Lune : il en est ainsi pour Bonardin, en 1830, dans une pièce représentée au théâtre de la Porte‑Saint‑Martin au sous‑titre très révélateur, Bonardin dans la Lune ou la monomanie astronomique35.

16Au théâtre du Château d’eau, en 1871, la revue Qui veut voir la Lune36 ?, qui s’achèvera par un séjour lunaire, commence sur le terre‑plein du Pont‑Neuf, où un bateleur installe un télescope, puis lance la question rituelle : Qui veut voir la Lune ? Ce personnage de montreur de télescope, de « qui veut voir la Lune ? » comme on disait alors parfois, a été interprété par Charles Constant, comique alors fameux que le célèbre chanteur Paulus évoque dans ses Mémoires :

J’applaudis Charles Constant, un comique naïf, excentrique, très fin, dont l’entrée en scène provoquait immédiatement le fou rire. Dans Qui veut voir la lune ? il arrivait avec son télescope qu’il mettait cinq bonnes minutes à placer convenablement ; pendant ces cinq minutes le public se tordait littéralement, tellement chacun de ses gestes et ses jeux de physionomie était d’une drôlerie achevée37.

17Il y a donc cette insistance sur l’installation du télescope pointé vers la Lune, et elle suscite des rires inextinguibles. D’autres auteurs jouent sur la proximité de lune et de lunette : dans De la Lune à l’Exposition38, en 1889, on apprend ainsi qu’une habitante de la Lune, nommée Lunette, a une jumelle, avec laquelle elle forme évidemment la paire de Lunettes.

Satire et fantaisie

18Dans les récits lunaires du XVIIe, du XVIIIe et même du premier XIXe siècle, la question du voir est présente, on l’a vu, mais elle est rarement centrale. Ces récits satiriques sont délibérément fantaisistes ; la Lune est l’instrument d’un décentrement, d’un déplacement dans l’imaginaire qui a plusieurs motivations ; il permet notamment la critique, la caricature ou simplement la libre intensification d’un récit, sans souci de vraisemblance ou de plausibilité scientifique.

19Il en va ainsi dans le Voyage d’un habitant de la Lune à Paris à la fin du XVIIIe siècle39, de Pierre Gallet. Le « citoyen Gallet » avait publié et offert à la Convention, en 1793, LeVéritable Évangile, dans lequel il soutenait que Jésus n’avait pas fait de miracles et que l’Évangile avait été « dicté par la raison40 ». Il publia aussi, en 1822, un Catéchisme politique, qui portait en exergue :

Nous devons remonter au pacte naturel, pour trouver les fondemens du pacte social, et par là même les règles principales des Gouvernemens41.

20Le voyage sur la Lune est souvent le moyen de décrire une société idéale, mais le Voyage de Gallet est surtout une critique de la société parisienne par un « Lunian ». Sorte d’Usbek extra‑terrestre, Alphonaponor est envoyé de la Lune sur la Terre pour l’observer ; c’est l’occasion (motif récurrent des récits lunaires) d’une description géographique de la planète, mais surtout d’une peinture des mœurs et de l’énonciation d’une sorte de profession de foi rousseauiste, ennemie du luxe et des conflits.

21La Lune ou le Pays des coqs42, en 1819, de Rougemaître de Dieuze, relève d’un tout autre registre. Sous couvert de récit cocasse, c’est un pamphlet ultra. Rougemaître de Dieuze est surtout connu comme pamphlétaire antibonapartiste, mais cet ouvrage, dont le titre complet est La Lune ou le Pays des coqs, Histoire merveilleuse, incroyable et véridique contenant les principaux traits de la vie de Pélican XXXI, papa des Coqs, et du Casoar son mignon par un homme qui a voyagé dans la Lune et qui porte en exergue « Honni soit qui mal y pense », est évidemment dirigé contre Louis XVIII (Pélican XXXI) et surtout contre le duc Élie Decazes, président du Conseil et favori du Roi (le « Balayeur général Casoar »).

22Dans un registre assez proche, on pourrait citer encore ce « Manuscrit copié dans la Lune au moyen du daguerréotype43 » qui rapporte l’histoire d’un royaume lunaire, celui de Chu‑chu‑anaya, qui ressemble fort à la France de Louis‑Philippe ; son peuple y est d’abord en proie à « la fureur de parler », puis à des « passions chrysocratiques » qui le mènent à sa perte.

23C’est à une forme de critique plus sociale que politique que se livre Jacques Bujault dans son « Voyage dans la Lune ». Imprimeur, avocat, député des Deux‑Sèvres sous la Restauration, enfin laboureur et dispensateur de conseils de sagesse à destination des agriculteurs dans des almanachs où se mêlent renseignements pratiques, réflexions morales, proverbes, mais aussi récits édifiants, il se livre, dans l’un d’eux, à une burlesque mais vigoureuse (et d’ailleurs équivoque) admonestation féministe et antialcoolique. Un enfant conteur, Franck, se rend sur la Lune, au royaume des Picolins, dont les habitants mâles sont ainsi décrits : « Fainéans, joueurs et gourmands, ils se croisaient les bras : aux femmes, tous les travaux44 ». Franck, avec l’accord de la reine Fine‑Finette, met au point un plan. Les femmes deviennent soldats, font fermer les cabarets et disparaître le vin du royaume ; elles s’arrogent tous les postes de commandement ; les hommes sont contraints de quitter la culotte, de prendre le cotillon, le casaquin et la coiffe et de proclamer : « L’homme est le bétail de la femme. – La femme commande, l’homme obéit45. »

Aérostation

24Dans ces récits, le moyen de locomotion est, significativement, purement magique : des éléphants ailés, un cheval ailé ou un char tiré par des oiseaux ; dans le « Manuscrit », il n’est simplement pas précisé. Mais à la fin du XVIIIe siècle et dans les premières décennies du XIXe, l’aérostation et la précision croissante de l’observation astronomique, relayée bientôt par la photographie, tirent le voyage lunaire, et quand même il demeurerait chimérique ou utopiste, vers le voir et vers le réel.

25En 1783 ont lieu les premières ascensions en ballon. L’engouement pour ces « globes aérostatiques » est inouï. Les envols deviennent, et pour longtemps, des spectacles, spectacles politiques et philosophiques, montrant l’empire de l’homme sur le monde. Et le voyage vers la Lune apparaît comme un prolongement des vols aérostatiques. Un texte de 1784, Le Siècle des ballons, satyre nouvelle (daté de « l’an du Monde 5784 » à « Ballopolis »), œuvre d’Aglaé Salverte, évoque déjà ironiquement cette possibilité de monter jusqu’aux comètes et à la Lune46. Et le ballon devient en effet, au cours du XIXe siècle, dans la fiction, le véhicule privilégié des expéditions lunaires. On sait d’ailleurs que le modèle de Michel Ardan, héros français de De la Terre à la Lune, c’est Nadar, aéronaute et pionnier de la prise de vues aériennes.

Le voir et la vérité

26Un événement semble cristalliser cette évolution du voyage lunaire vers le réalisme visuel. En août 1835, le journal new‑yorkais The Sun publie une série d’articles47 rendant compte des observations faites par Sir John Herschel depuis le Cap de Bonne‑Espérance grâce à un nouveau télescope, « observations aussi précises que si elles eussent été faites à la surface de notre Terre48 ». Ces articles sont immédiatement traduits et publiés en français. Ils font grand bruit : John Herschel y décrit toute une faune lunaire, notamment des hommes‑chauves‑souris, qui font aussi l’objet de représentations figurées. Il s’agit bien entendu d’un canular, très tôt dénoncé. Son auteur, Richard Adams Locke, reconnaît d’ailleurs rapidement la supercherie. Il semble pourtant que, dès lors, un doute vague subsiste et, en tout cas, l’idée que la Lune est désormais proche et connaissable comme la Terre, que des signes de vie pourraient même y être observés, demeure. Les scientifiques, d’une manière générale, nient qu’il puisse y avoir de la vie sur la Lune, et les journaux relaient en général cette conviction. Mais un Camille Flammarion, dans son zèle à soutenir la thèse de la pluralité des mondes habités, entretient le doute sur l’habitabilité de la Lune, en soutenant qu’on ne peut pas exclure que des formes de vie absolument différentes de ce que nous connaissons y soient présentes. Surtout, si la raison conteste la possibilité d’une vie lunaire, l’imagination la suppose au contraire avec constance.

27Les récits lunaires sont ainsi non seulement étroitement associés au voir, mais, par là même, ils sont aussi aux prises avec la vérité, avec laquelle ils entretiennent des relations ambiguës, on l’a vu, et si profondément ambiguës qu’elles demeurent telles même après qu’on est sorti de la période de relative incertitude dont il a été question jusqu’ici. Qu’on nous permette, pour l’établir, d’excéder un instant nos limites chronologiques : à la grande supercherie de 1835 (The Great Moon Hoax) répond, comme en miroir, les théories complotistes à propos des expéditions lunaires américaines. La réalité de la marche de Neil Armstrong et de Buzz Aldrin sur le sol de la Lune ont été mises en doute à partir d’un certain nombre de prétendus indices et l’authenticité des images de la mission Apollo 11 a été contestée : on a soutenu qu’elles avaient été tournées sur Terre, en studio. En 2002, un cinéaste français, William Karel, a réalisé un documentaire, Opération Lune49, qui, à partir de témoignages (d’Henry Kissinger, de Donald Rumsfeld, de personnalités de la C.I.A., etc.) soutenait la thèse selon laquelle le président Richard Nixon, redoutant que les Soviétiques ne parviennent sur la Lune avant les Américains, aurait demandé à Stanley Kubrick, qui venait de tourner 2001 Odyssée de l’espace, de réaliser les images d’une fausse expédition sur la Lune. Les témoins de cette supercherie auraient été ensuite éliminés par la C.I.A. Le documentariste, bien entendu, entendait seulement démontrer qu’un montage habile permettait d’étayer une thèse pour le moins douteuse de façon convaincante ; les propos de Kissinger, de Rumsfeld, de la veuve de Kubrick étaient bien authentiques, mais ils ne s’appliquaient nullement aux expéditions lunaires, et, associés à de faux témoignages énoncés par des comédiens, ils prenaient une tout autre signification. Il s’agissait donc d’une supercherie affichée sans ambiguïté à propos d’une supercherie supposée et imaginaire. Pourtant, les complotistes ont récupéré le documentaire à l’appui leurs thèses50. La complexité, l’indétermination, l’ambiguïté des relations entre les représentations visuelles de la Lune et la vérité ne sont donc, semble‑t‑il, nullement circonstancielles.

Jeu de miroirs

28À partir du Great Moon Hoax de 1835, le jeu de miroirs entre la Terre et la Lune, sur lequel reposaient les anciens récits allégoriques, prend une tout autre portée. On voit désormais la Terre de loin, et la Lune de près : une équivalence, cette fois concrète, visuelle, s’établit, qui est presque une interchangeabilité. Mais ce jeu est antérieur à la mystification new‑yorkaise. En 1806, dans Le Pied de Mouton (la première de ces féeries parodiques riches en trucs qui furent très prisées tout au long du XIXe siècle et que le cinéma de Méliès, d’ailleurs, prolonge), à la fin de l’acte II, Nigaudinos trouve un chapeau :

(Il place sur sa tête le chapeau, qui se change en un gros ballon ; Nigaudinos est enlevé) Aïe ! aïe ! au secours ! vl’à que je m’envole51 !

29Au début de l’acte suivant, Nigaudinos revient sur terre et raconte son aventure :

Nigaudinos : J’ai vu la terre pas plus grosse qu’une noisette. […] Voilà que sans débrider j’arrive à la lune.
Les paysans : Il a vu la lune.
Nigaudinos : Oui, j’ai vu la lune, mon gas, et de bien près, encore !… […]
Lazarille : Les habitans de la lune devaient être bien étonnés ?
Nigaudinos : Les lunatiques. Ah ! je t’en réponds. Ils ouvraient tous des grands yeux : oh quand je dis tous, il y en avait un qui n’en ouvraient que de petits… Ils me parlaient un baragouin que je n’entendais pas52

30Emporté par le vent, Nigaudinos est jeté « au milieu d’un tas de planettes, d’étoiles, de comètes53 » avant de redescendre sur la Terre. Mais l’important, ici, est qu’il l’ait vue « pas plus grosse qu’une noisette ».

31En 1820, dans son théâtre pour enfants, M. Comte donne La Lanterne magique dans la Lune, « proverbe mêlé de physique ». Arlequin, qui négligeait tout pour contempler la Lune, est invité par Phœbé à séjourner chez elle. Il lui demande :

…quel est ce grand globe de feu que je vois là-bas ?
[Phœbé] C’est la terre. Elle paraît en feu parce qu’elle réfléchit les rayons du soleil, elle est pour ma planète ce que ma planète est pour elle.
[Arlequin] Ah ! de sorte qu’il fait à présent clair de terre54.

32Et le « clair de terre », image même de la réciprocité entre la Terre et la Lune, devient un topos visuel et littéraire, que l’on trouve bien sûr chez Verne, chez Offenbach ou, à plusieurs reprises, dans les ouvrages de Camille Flammarion55 mais aussi dans bien des productions plus modestes.

33Ainsi, dans une « pièce fantastique », pour marionnettes, donnée au Théâtre miniature en 1875, Le Voyage d’Arlequin dans la Lune, Coppélius, savant lui aussi obsédé par la Lune, dialogue avec son serviteur Arlequin :

Coppélius : De la lune on voit la terre, comme de la terre nous voyons la lune ; et pour les habitants de cette planète, notre globe qui réfléchit également la lumière du soleil est un flambeau qui les éclaire la nuit et leur rend par conséquent le même service que nous rend le leur.
Arlequin : […] Si bien, alors, monsieur, que la terre est la lune de la lune.
Coppélius : Précisément56.

34Et à la fin de la pièce, alors qu’on regarde la Terre tous les personnages s’écrient: « Oh ! la lune ! la lune, dans son plein, quel splendide spectacle57 ! ».

35Et cette possibilité de voir la Terre depuis la Lune est, en quelque sorte, entérinée par des manuels scolaires d’astronomie qui suscitent cette image, en particulier pour expliquer le phénomène de la lumière cendrée58. Ils supposent explicitement des observateurs placés sur la Lune. On lit ainsi dans le Cours élémentaire d’astronomie de Delaunay, en 1853 : « Pour un observateur placé sur la lune, la terre doit présenter des phases entièrement pareilles à celles que la lune nous présente59 » ; et dans les Leçons de cosmographie à l’usage des lycées et collèges, de Guilmin, la même année : « …l'hémisphère terrestre éclairé par le soleil présenterait à un habitant de la lune des phases semblables à celles que la lune présente à un habitant de la terre60 ».

36Cette réciprocité supposée des regards, ce jeu de reflets, cette symétrie donnent lieu à bien des variations, dont il faut dire que, souvent, elles rappellent beaucoup les fantaisies anciennes, mais peut-être avec une gravité nouvelle, un poids de réalité.

37En 1875, les Sélénites d’Offenbach croient la Terre inhabitable, parce qu’elle est « totalement dénuée d’atmosphère61 ». Dans la revue De la Lune à Paris !, l’année suivante, le roi Lunator dit : « Terre ou Lune… va… pas de différence62 ». Et la mère Angot, en effet, invitée à regarder à travers un « tube monstre63 » (un « tube hercule64 »…) voit « la terre comme si [elle] y étai[t]65 ».

38Arlequin, chez M. Comte, se voyait offrir la possibilité de voir la Terre, grâce, non à une lunette, mais à une sorte de lanterne ou de miroir magique66. Ce qui se passait chez lui à son insu lui apparaissait alors (Colombine courtisée par des voisins, mais encore fidèle), et son propre aveuglement lui était révélé (il délaissait en effet sa compagne pour observer la Lune). Observer la Terre depuis la Lune, ce n’était plus s’égarer, mais découvrir la vérité des autres et de soi‑même.

39L’identité supposée de la Terre et de la Lune conduit pourtant aussi à des illusions : dans Bonardin dans la Lune, en 1830, Bonardin, atterrissant à Charenton en ballon, se croit sur la Lune67, ce qui donne évidemment lieu à des quiproquos. À l’inverse, dans Le Voyage de la Lune à Paris, aux Funambules, en 1876, Crétinard, débarquant sur la Lune (en ballon, lui aussi) se croit en Chine68.

Écarts et inversions

40Le plus souvent, il y a pourtant, entre la Terre et la Lune, des différences, tantôt mineures, parfois presque inapparentes, tantôt considérables, et qui peuvent aller jusqu’à l’inversion des proportions ou des valeurs.

41Dans une chanson de 1868, Voyage dans la Lune69, d’Alcide Genty, le narrateur se rend sur la Lune en ballon, en compagnie de Nadar. La Lune ressemble beaucoup à la Terre, mais…

Ce que j'ai vu m'a semblé fort étrange.
En-ce pays, pourtant civilisé,
Tout amoureux trouve dans un cœur d'ange
Un amour vif et désintéressé
[…]
Ce beau pays ne connaît pas la guerre ;
[…]
Point de procès ; partant, point de rancune ;
Des cœurs ouverts, dévoués, généreux ;
Des amis vrais… Ah ! qu'on serait heureux
D’avoir des amis dans la lune !
On rougirait de ne pas savoir lire :
Aussi voit-on des journaux fort nombreux,
Ne disant rien quand ils n'ont rien à dire,
N'ayant jamais de querelles entre eux70 …

42L’idée d’une société sélénite assez comparable à la société terrestre mais perfectionnée ou idéale, est récurrente ; elle est particulièrement développée dans deux romans de la seconde moitié du XIXe siècle.

43Alfred Driou est l’auteur, assez oublié, de nombreux ouvrages, principalement destinés à la jeunesse. Il était prêtre et éducateur, et ses livres, toujours instructifs et moralisateurs bien que non dénués d’humour, portent la marque de cet état. C’est notamment le cas de ses Aventures d’un aéronaute parisien dans les mondes inconnus. Le narrateur s’étant élevé en ballon est abordé par un autre aéronaute qui est un Lunien. Il est vêtu d’un burnous et de cothurnes, et on apprend bientôt qu’il a cinq mille huit cent cinquante ans. Cet âge et même ce costume s’expliquent lorsque l’on comprend que la Lune est en réalité le Paradis perdu, l’Éden perpétué : car l’Adam et l’Ève luniens n’ont pas commis le Péché originel. La société sélénite est donc idéale, et sa description, qui constitue évidemment une critique de la société terrestre, rend un son étonnamment moderne. Les Luniens connaissent les hommes et les plaignent, et Stella, la jeune fille de l’aéronaute Mikaël brosse une peinture très sombre de la vie sur Terre :

Hélas ! reprit Stella, je n’abaisse pas une fois les yeux sur votre pauvre planète, infortuné Terrien, que je n’y voie le sang, le meurtre, le pillage, la guerre, la rapine, l’incendie... La guerre, vos guerres même les plus justes, y a t-il rien de plus odieux ? […] Oui, j'ai horreur de votre globe : il sue la mort ; il sent l’agonie ; on n'y entend que le râle. Partout ce ne sont qu’abattoirs, cirques, arènes, colysées, victimes, supplices, convulsions, sanglots, gémissements, détresse et mort71 !

44Pacifiste et non‑violente, Stella est aussi, par anticipation, adepte de l’écologie profonde et du végétalisme intégral :

Aux oiseaux vous prenez leurs plumes, aux brebis leurs toisons, aux bêtes fauves leurs fourrures.
Vous n’avez de vêtements que ce que vous en donnent le trépas, l’agonie, la géhenne d’êtres créés et qui eussent été heureux de vivre. Les pelleteries qui cachent vos mains, les cuirs qui enveloppent vos pieds, c’est la mort qui vous les donne. Vos aliments les plus simples, comme les délices de vos tables, c’est à la mort que vous le devez. Voulez‑vous des plaisirs ? On peut être sûr que ce sera au détriment de vos semblables, par le danger, par la douleur, par la vie, par le sang d’êtres faits pour l’ornement du monde72.

45Le monde lunaire, pur de tout péché, ne connaît au contraire que l’amour, « la sérénité, le calme, la paix, la santé, un printemps perpétuel et l’immortalité73 ». Et survolant la Terre à son retour, le narrateur ouvre les yeux sur ses beautés naturelles mais aussi sur les horreurs humaines, la violence, la guerre, la colonisation, l’esclavage…

46Dans le récit de Pierre de Sélènes paru en 1896, Un monde inconnu. Deux ans sur la Lune, qui, on l’a dit, prolonge ceux de Jules Verne, les Terriens découvrent une société sélénite souterraine, installée sur les bords d’une mer grande comme la Méditerranée. Société idéale, là encore, qui s’apparente, par certains aspects, à celle décrite par Alfred Driou, mais, par d’autres, à une sorte de totalitarisme doux. Là non plus, pas de violence ; même les animaux sont sans griffes, sans dents, sans dards. La lumière est permanente, la température constante, la propriété inconnue, il n’y a pas de transactions, pas de salaires, pas de monnaie, pas de bureaucratie, pas de mensonges, pas de meurtres, peu de maladies. La religion est réduite à la simple adoration d’une Intelligence souveraine, mais il n’y a pas de temples. La technique est très avancée (on utilise abondamment l’électricité). Tout cela est facilité par le fait que les Sélénites n’ont pas besoin de manger, ils se nourrissent de l’air. Tout de même, dans cette société sans conflits, il y a une hiérarchie : il y a les Diémides, qui travaillent, mais l’acceptent avec joie, et les Méolicènes, qui forment une sorte d’aristocratie non-héréditaire ; au sommet de la société, des Sages omniscients, un Conseil suprême qui élit un chef de l’État à vie. « Tout était simple, tout était noble, tout était grand74 ».

47Cette civilisation rêvée est donc, là aussi, l’inverse de la société terrestre, celle de la Troisième République, sans doute, en l’occurrence, avec ses conflits, ses partis, ses élections, sa violence. Et non seulement ce récit est assez clairement antirépublicain, mais la société qu’il décrit, tout en empruntant des éléments aux utopistes du XIXe siècle, est, à bien des égards, préfasciste (la violence en moins, puisque, dans cette société réputée parfaite, elle n’est pas, ou n’est plus, nécessaire).

48Ces deux utopies, en invertissant les mœurs et les pratiques des sociétés où elles sont apparues, en produisent une critique sérieuse. Mais l’inversion est aussi, comme on sait, un des grands ressorts du comique, et c’est plus souvent de ce genre que relèvent les descriptions de sociétés sélénites, contre‑épreuves des sociétés humaines.

49Ainsi, dans Le Voyage d’Offenbach, en 1875, on ignore tout, sur la Lune, de l’amour, qui cependant, selon le prince terrien Caprice, « est partout75 »… Aussi, lorsqu’il déclare sa flamme à Fantasia la Sélénite, ne comprend-elle rien… jusqu’à ce qu’elle se sente « plus légère, / Et sans savoir pourquoi ! » et que, à sa question « D’où vient donc ce changement‑là ? » Caprice lui réponde : « De l’amour ».

50Les rapports sociaux peuvent aussi être inversés, sur la Lune d’Offenbach : un conseiller qui a pris sur ses propres deniers pour renflouer les caisses de l’État est immédiatement congédié ; on récompense un lauréat, non en lui donnant une décoration, mais en lui arrachant celle qu’il a76

51D’autres œuvres dramatiques usent des mêmes procédés : dans De la Lune à Paris, le roi Lunator cire ainsi lui‑même ses bottes, sous le regard de son nouveau valet77. Dans Un homme blanc dans la Lune, représenté au café‑concert de l’Harmonie, en 1878, les femmes gouvernent et les hommes font la cuisine, reprisent les bas, sont d’ailleurs bannis78… On reconnaît l’inversion des rôles décrite par Jacques Bujault, mais elle constitue aussi une figure récurrente du théâtre de café‑concert et du premier cinéma comique79.

52L’inversion peut être plus systématique : en 1839, dans le récit de l’expédition lunaire inséré dans Les Aventures de Robert-Robert de Louis Desnoyers, toutes choses sont inversées. Les éléphants, les bœufs, les chevaux sont minuscules, mais les passereaux et les souris énormes ; les cigales, les papillons, les mouches sont « d’une taille colossale et d’un caractère excessivement féroce80 » ; une meute de lièvres poursuit un bouledogue, un troupeau de loups ou de tigres est gardé par un mouton ; l’or ne vaut rien mais le fer est recherché ; il pleut d’excellent vin et les bornes fontaines laissent couler « des flots de ratafia, d’eau-de-vie, de punch81 », mais l’eau est si rare qu’elle fait l’objet de contrefaçons… C’est du moins le témoignage que livre le cousin Laroutine, l’explorateur de la Lune, avant d’être enfermé à Charenton ; ces inversions relevaient donc peut‑être d’une forme de folie. C’est là encore un exemple de ces épilogues de récits lunaires qui laissent entendre (mais généralement, comme ici, en laissant place au doute) que le voyage pourrait bien n’avoir été qu’un rêve, une hallucination ou un accès de folie.

Folie et altérité

53Il est vrai que les habitants de la Lune sont alors souvent appelés Lunatiques, Sélénites ne se généralisant qu’à la fin du siècle. Un lunatique est un malade atteint de folie périodique ou d’épilepsie, notamment dans les Évangiles82 ; c’est au moins un personnage fantasque, extravagant, qui subit l’influence de la lune changeante. Aussi, nombre de récits de voyages lunaires sont‑ils hantés par la folie, soit qu’on suggère qu’un fou les raconte, soit qu’on y croise des fous, soit encore qu’ils soient l’occasion de quelque réflexion sur la folie des hommes.

54On peut songer ici aux aventures du baron de Münchhausen, dont plusieurs versions furent livrées aux lecteurs français à partir des années 184083. Le baron (mais ce ne sont là que deux de ses innombrables aventures) se rend une première fois sur la Lune en escaladant un gigantesque plan de fève, une seconde dans un navire emporté par des vents violents. Sur la Lune, les mouches sont grosses comme des moutons et les armes des habitants sont ordinairement des raiforts ou, la saison des raiforts passée, des tiges d’asperge. Le baron croise des habitants de Sirius qui ont des têtes de bouledogue ; ils ont les yeux placés au bout du nez, et ils les couvrent de leur langue pour dormir. Quant aux habitants de la Lune, ils portent leur tête sous le bras mais peuvent aussi bien la laisser chez eux lorsqu’ils voyagent… On n’est pas, ici, dans l’inversion, mais dans l’absurde et dans la folie. On ne sait si l’authentique baron de Münchhausen était un aimable fabulateur ou un véritable mythomane, mais le récit de ses aventures, notamment celui de ses escapades lunaires, s’apparente à un discours délirant.

55La nouvelle d’Alexandre Dumas, « Un voyage à la lune84 » est explicitement associée à la démence. On sait d’emblée, en effet, que le narrateur, Mocquet, est à demi fou : il croit absolument qu’il a vécu ce qu’il a seulement rêvé, notamment son aventure lunaire, son ascension sur le dos d’un aigle, sa rencontre avec « l’homme de la lune », sa chute, son sauvetage par des oies sauvages…

56Dans Bonardin dans la Lune, Bonardin, lui‑même monomaniaque, rencontre à Charenton un fou évadé, qu’il prend évidemment pour un habitant de la Lune (puisqu’il croit y être, on l’a dit) ; aussi ne s’étonne‑t‑il pas de l’extravagance des propos de celui qui se présente comme « le fameux Banbaribrouck85 » lorsqu’il lui propose lui succéder comme « grand visir86 » et de jouir d’une immense fortune.

57Et la folie semble rôder tout au long du Roi de la Lune, justement sous‑titré « vaudeville lunatique » : le roi se nomme Coco‑fêlé XXIV, et une bague qui rend fou intervient dans l’intrigue : un personnage au doigt duquel on l’a passée se met à rire aux éclats ou à crier : « Boum ! boum ! boum ! ». La pièce se conclut par une chanson qui proclame :

Vous vous êt’s dit : ce drame est fantaisiste,
Parole d’honneur, c’est trop fort de café !
Et cependant, il n’est que réaliste,
Chacun sur Terre a le coco fêlé87 !

58Dans De la Lune à Paris, Rasibus ne dit pas autre chose, lorsque, observant la Terre avec un télescope, il la compare à « un immense établissement de fous88 ».

59Mais on l’a vu, les Lunatiques sont pourtant, au théâtre ou dans les romans, assez analogues aux Terriens, ils ont forme humaine, mais sont seulement plus avancés, ou bien ils sont décalés, bizarres. Ils ont du dégoût ou de la commisération pour les Terriens, ils en redoutent parfois la mauvaise influence, mais ils sont rarement très hostiles. S’ils le sont, ils gardent un aspect modérément effrayant, comme celui d’une sorte de samouraï dans le récit dessiné d’Henry Émy, le Voyage de Mr L’Essouflé dans la Lune89. Les unions entre un Terrien et une Lunatique ne sont d’ailleurs pas rares. C’est seulement autour de 1900, semble‑t‑il, que les Sélénites, quand ils ne sont pas supérieurs comme dans le récit de Pierre de Sélènes, deviennent infréquentables, hideux, inhumains, comme dans cette histoire dessinée, Voyage dans la Lune avant 190090, dans laquelle M. Baboulifiche et son domestique Papavoine rencontrent des Lunatiques cyclopiens aux pieds fourchus qui, s’ils ne sont guère agressifs, les effraient, et surtout une série de monstres épouvantables et hostiles, moules géantes renfermant des lézards aux yeux rouges, oiseaux et chiens gigantesques et griffus, ours cornus, énormes araignées volantes… Et les soldats Sélénites du Voyage de Méliès, à têtes d’oiseaux et pinces de crabe, se proposent de massacrer Barbenfouillis et ses compagnons. Les Sélénites sont en somme devenus des aliens.

Archaïsmes

60Mais longtemps, amicaux, un peu excentriques, ils avaient été les frères des Terriens. Ils avaient été aussi très souvent leurs pères ou leurs ancêtres. On se souvient que le Mikaël d’Alfred Driou avait cinq mille huit cent cinquante ans ; autrement dit, selon les critères de l’auteur, il était presque aussi vieux que le monde ; aussi en connaissait-il l’histoire entière :

Je date de quelque cinquante ans après la création du monde. J’ai vu Adam et Ève dans le paradis terrestre ; j’ai vu Caïn tuer son frère Abel ; j’ai vu Noé ; j’ai vu le déluge... Vous accepterez donc que je vous dise avoir connu tous les peuples du Monde ancien91.

61D’une manière générale, au théâtre ou dans les représentations figurées, les Sélénites semblent vivre dans une sorte d’Ancien Régime de fantaisie. Leurs costumes hésitent entre Moyen‑Âge, Renaissance et XVIIIe siècle, comme dans telle planche d’Épinal de 1891 intitulée Voyage dans la Lune92. Et l’on croise, sur la Lune, des rois et des reines, des chambellans, des échansons, des fermiers des taxes et des impôts, des astrologues… Il en va de même dans les films de Méliès. « Tu ne sais donc pas qu’à Paris en une heure, il y a plus de changement que dans ta lune pendant des siècles93 ? » dit la mère Angot au roi Lunator. Le présent de la Lune, c’est le passé de la Terre, bien plus que son avenir, malgré les techniques avancées dont elle bénéficie parfois. C’est une espèce d’Âge d’or, un temps sans progrès et sans fièvre, sinon sans histoire…


-

62Ce voyage vers la Lune, dont on pouvait croire qu’il avait procédé, au XIXe siècle, d’un désir de conquête d’espaces redoutables, peut‑être hostiles, mais neufs, et qu’il préfigurait, imaginaire encore, un futur espéré, fut peut-être, longtemps, autre chose. La Lune comme lieu du tout autre, il n’y a guère que Flammarion qui l’imagine, et encore, par principe et sans trop y croire. Ces voyages, c’est moins un désir de voyager qui les inspire qu’un désir de voir, et de voir la Lune, sans doute, mais aussi, fictivement, de voir la Terre depuis la Lune, la Terre, ronde et flottant dans l’espace, étrange, et d’en rêver, l’avenir, mais aussi bien le passé…

63La Lune est ainsi le lieu des contraires, le miroir de la Terre, son histoire et son futur, une Terre inversée, sauvage ou idéale, tantôt plus folle et tantôt plus sage. Ces désirs, en tout cas, pour contradictoires qu’ils paraissent, se superposent et s’entrecroisent. Ainsi, alors que, vers 1900, dans les images de Ville d’Avray ou dans celles de Méliès, la Lune est peuplée d’êtres bizarres et hostiles, elle apparaît, un peu plus tard, sur les cartes postales humoristiques éditées lors d’un passage de la comète de Halley qui faisait redouter la fin du monde pour le 19 mai 1910, comme un refuge possible, aimable et accueillant.