L’Autre Monde introuvable dans l’œuvre de J. R. R. Tolkien
1Mon titre peut se comprendre en deux sens. Le plus immédiat est donné par la perspective intra-diégétique qui envisage simplement le contenu de la fable : celle-ci, dans l’œuvre de Tolkien, pose clairement une dualité entre un monde concret, habité par les hommes comme par d’autres espèces, et un Autre Monde de nature plus énigmatique. Cet Autre Monde aimante les désirs de nombreux êtres du premier monde, sans être à proprement parler « trouvable ». Le sens change si l’on prend du recul pour s’interroger sur le problème qui s’est posé à Tolkien à mesure qu’il devenait l’auteur d’un monde fictionnel de plus en plus substantiel et étendu, et de mieux en mieux ancré dans un espace et un temps propres. En effet, la croissance même de ce monde fictionnel a fait évoluer sa relation avec le monde dit réel, en rendant sa situation à cet égard de plus en plus incertaine. Or Tolkien s’en est rendu compte, a entrevu de possibles impasses, et s’est efforcé de trouver des solutions. Dans cette perspective, c’est l’ensemble de l’Autre Monde fictionnel dont l’écriture dessine les contours qui devient le pôle magnétique, aussi puissant qu’insaisissable. J’explorerai successivement ces deux sens, non sans chercher les liens qui peuvent exister entre eux.
2Rappelons d’abord brièvement l’histoire de la création de l’œuvre. Pendant plus de vingt ans, de 1916 à 1937, Tolkien, par ailleurs spécialiste des langues anciennes du nord-ouest de l’Europe et titulaire, à partir de 1925, d’une chaire prestigieuse à Oxford1, fut un écrivain du dimanche, consacrant ses moments volés à son université et à sa famille à inventer des langages et les mythes qui leur étaient liés2. Un ensemble considérable de textes fut ainsi composé, poèmes, chroniques et légendes en prose, annales, dictionnaires etc. – ensemble à certains égards assez chaotique, où abondent les versions fragmentaires et leurs réécritures inachevées, mais en réalité profondément ordonné. La construction du monde de Tolkien progressait de façon en gros chronologique (compte tenu d’arrêts prolongés dans certains moments du temps), et, dans son développement, l’ensemble de ses textes retraçait pas à pas la formation et l’histoire d’une Terre du Milieu, depuis son origine jusqu’à la fin cataclysmique d’un Deuxième Age. L’Histoire de la Terre du Milieu serait aussi le titre retenu par Christopher Tolkien pour sa monumentale collection des inédits de son père, classés par ordre chronologique ; le terme « histoire » y vaut autant pour le processus d’écriture que pour le monde produit par sa création3.
3Parallèlement, Tolkien écrivait aussi pour ses enfants. Un petit roman de cette veine, le Hobbit, publié presque grâce au hasard à l’automne 1937, remporta un succès remarquable qui amena l’éditeur à demander une suite dès la fin de l’année. Jusqu’à 1954, Tolkien se trouva donc attelé à la rédaction d’un roman dont, pour la première fois, il savait qu’il serait publié. Il tâtonna longtemps et finit par écrire le grand livre d’une guerre, relié à la fois au Hobbit et à ses légendes des premier et deuxième Âges. La guerre de l’Anneau, qui se déroule pour l’essentiel en une seule année, est en fait la crise majeure et finale du troisième Âge de la Terre du Milieu, crise dont le récit permet d’activer la mémoire des âges passés.
L’Autre Monde dans la fable
4Tous les bons lecteurs de Tolkien, qui connaissent non seulement son Seigneur des Anneaux mais aussi son Legendarium, à travers le Silmarillion4 ou même l’ensemble des volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu, savent qu’il a réinterprété un motif que l’on trouve notamment dans la mythologie celtique : celui de l’Autre Monde féérique, situé au‑delà de l’horizon de l’océan occidental5.
5La topographie de son univers est fondamentalement binaire. D’un côté s’y trouve l’immense continent de la Terre du Milieu, dans une représentation qui évolue peu à peu, à mesure que Tolkien avance dans sa création (et donc dans les Âges de son monde), de la conception d’un oekoumène archaïque, à peu près plat et bordé par des marges inhospitalières, océan infranchissable ou déserts invivables, à celle du globe terrestre. À ce continent répond un continent occidental pendant la plus grande partie du Premier Âge et jusqu’à la fin du Deuxième – ensuite, ce continent « autre » cesse d’avoir une position à strictement parler géographique. Il est désigné par des noms divers et successifs, comme les « Terres extérieures » s’opposant aux « Grandes Terres » (Livre des Contes Perdus), la « Faerie de l’Ouest » (le Hobbit), puisAman (un terme qui signifie à peu près « libre de mal » en quenya6) à partir de 1937. Les « Puissances » (en quenya les Valar7), l’ont fait surgir pour s’y retirer après avoir quitté la Terre du Milieu parce que Melkor avait détruit le bel arrangement qu’elles lui avaient d’abord donné8. Sur Aman, ils ont fondé leur royaume, Valinor, qui deviendra la terre d’accueil des Elfes. D’autre part, ils ont repoussé vers l’est la Terre du Milieu pour élargir l’océan (Belegaer, The Great Sea, The Sundering Seas, les « Mers séparatrices »). Même après cette séparation, une sorte de pont de glace relie encore Aman et la Terre du Milieu. En effet, tout au nord, le détroit d’Helcaraxë, où les eaux de Belegaer rejoignent celle de la Mer Circulaire formant la limite du monde, est recouvert par une banquise9.
6Mais Valinor est traitreusement attaqué par Melkor (ou Melko10), et les Valar se résolvent à le « cacher11 ». Pour mieux assurer leur solitude, ils font s’élever près de leur côte la chaîne des très hautes montagnes du Pelóri, et sèment au large l’archipel des Twilit Isles (« Îles éclairées par le crépuscule », ou « Îles Enchantées »), dans une brume propre à égarer les marins.
Figures de l’introuvable
7De plus en plus introuvable, c’est donc ce que devient Aman au fil des âges. La bataille entre l’armée des Valar et celle de Melkor‑Morgoth, qui met fin au Premier Âge, amène un effondrement dans l’océan d’une vaste portion du nord-ouest de la Terre du Milieu. Et le cataclysme final du Deuxième Âge a un résultat radical : l’engloutissement de l’île de Númenor12 (perdue par son hubris comme celle de l’Atlantide) est liée à une secousse sismique si forte que la Terre du Milieu et son océan s’arrondissent en globe, perdant irrémédiablement toute possibilité de contact avec Valinor, désormais située dans l’espace céleste (si elle est située quelque part). En 1936‑1937, juste avant de commencer Le Seigneur des anneaux, Tolkien conçoit ce mythe, et pour exprimer la perte de tout lien physique avec l’Autre Monde, il y introduit le motif de la « Route perdue ».
8La « Route perdue » est le chemin qui menait vers Aman, quand la Terre était plate. Elle est restée droite, malgré la courbure du nouveau globe au‑dessus de laquelle elle s’élève peu à peu, comme une sorte de pont éthéré, traversant un air et un espace où les hommes ne sauraient survivre13. On est ici entre la métaphore et la fiction.
9Significativement, Tolkien ne reprend pas ailleurs dans son Legendarium ce motif, sans doute encore trop concret14, d’un pont (même infranchissable) entre deux mondes – motif apparenté au Bifröst de l’Edda15. Il a évolué, en effet, vers une simplification, puis une quasi‑suppression des notations visuelles et spatiales concernant l’Autre Monde et les moyens d’y parvenir.
10Ses récits des premiers temps du monde, élaborés entre 1916 et 1926 (si on inclut une première révision), consacrent à Valinor des descriptions suggestives, colorées, avec une topographie esquissée dans ses grandes lignes, et si lui‑même n’en a pas dressé de carte (d’autres l’ont fait après lui), il en a peint quelques vues. Dans la plus frappante, qui doit dater de 192816, le Taniquetil, plus haut sommet du Pelóri et demeure du Vala majeur, Manwë, émerge de la mer, avec ses pentes éblouissantes, taillées comme des cristaux. Il traverse l’atmosphère et la région du Soleil et de la Lune17, puis une zone blanche et glacée, et son sommet se détache sur la nuit cosmique. Plus tard, alors que son évocation de la Terre du Milieu ne cesse d’enrichir sa présence concrète et de parfaire sa plausibilité géographique, à grande et à petite échelle, celle d’Aman se décale vers un tout autre registre : Valinor s’est bien définitivement « caché ».
11La même évolution est sensible dans la manière de figurer « l’introuvabilité » de ce domaine pourtant désiré par tous ceux qui sont conscients de son existence. Tolkien reste assez longtemps attaché au motif topique du marin dévoré par sa passion exploratrice et qui finit par disparaître, sans que l’on sache s’il s’est noyé ou s’il est parvenu au bout de sa quête18. Dans deux histoires, conçues dans la première période de la création de l’œuvre, celle qui débute en 1916, on voit cette quête aboutir. Le Livre des Contes Perdus met en scène Eriol (« Celui qui rêve seul »), un Danois du Ve siècle (né sur la péninsule d’Angeln, d’où viendraient les Angles), qui finit par atteindre Tol Eressëa, une île proche des Terres Extérieures, et où vivent des Elfes. Il s’y marie et y recueille des histoires ; qui seront la source de la mythologie transmise à l’Angleterre19.
12Le même recueil, tel qu’il a été édité par Christopher Tolkien20, contient plusieurs esquisses fragmentaires de l’histoire d’Eärendil, fils d’un homme et d’une elfe, qui parvient, à la fin du Premier Âge, à atteindre Valinor et à convaincre les Valar d’aider les peuples de la Terre du Milieu à combattre Morgoth (autre nom de Melkor). Ce personnage est sans doute le premier à avoir été imaginé par Tolkien (il apparaît dans plusieurs poèmes de 1914‑191521), mais sa légende, plusieurs fois reprise22, n’a jamais été pleinement développée : le récit du Silmarillion, le plus complet, n’est que le résumé d’une œuvre possible. Le personnage, quoi qu’il en soit, incarne toutes les valeurs du voyage dans l’Autre Monde. Il est un marin à la fois de la mer et du ciel, et sa présence finit par se confondre avec celle du rayonnement de Vénus, l’étoile du matin23. En effet, il aborde à Valinor sur son navire Vingilot, mais ensuite, sa mission accomplie auprès des Valar, ceux-ci donnent à Vingilot un caractère sacré (« hallowed it »), le transportent de l’autre côté de Valinor à l’extrême bord du monde (« through Valinor to the uttermost rim of the world »), et le font passer par la Porte de la Nuit dans les océans célestes (« and there it passed through the Door of Night and was lifted up even into the oceans of heaven »)24.
Les bords du monde
13Le motif du chroniqueur allant dans l’Autre monde recueillir des légendes n’a pourtant été ni poursuivi, ni repris, et l’histoire d’Eärendil, quoiqu’essentielle pour conclure l’histoire du Premier Âge, est restée un mythe à part. Le Legendarium est essentiellement « l’histoire de la Terre du Milieu », et la logique de son développement impliquait l’effacement de l’Autre Monde – ce qui ne signifie d’ailleurs nullement sa disparition : il s’est maintenu comme une sorte de pôle invisible. L’un des signes de sa présence est l’intérêt porté par l’auteur à la question des bordures ou limites du monde (on l’a vu dans l’histoire d’Eärendil).
14Cette question est traitée sous son aspect cosmologique et cosmogonique dans plusieurs textes, écrits jusqu’au milieu des années 193025, et elle est parfois incarnée par un personnage ayant le sentiment d’atteindre « la fin du monde ».
15L’un des premiers dessins de Tolkien, datant peut‑être de 1913, est intitulé End of the World26. Un personnage, silhouette minuscule et plutôt comique (avec son nez en l’air, sa canne ou son parapluie et ses basques au vent), est au bord d’une haute falaise légèrement en surplomb. Déjà en déséquilibre, il avance sa longue jambe au‑dessus du vide, dans un élan presque joyeux. Vers quoi se projette‑t‑il ? Il semble viser le soleil, mais il est sur le point de tomber dans un abîme qui tient autant de l’océan que de l’espace du ciel nocturne. La co‑présence de la lune et du soleil dans la même image, comme dans la peinture du Taniquetil, peut être vue comme un marqueur de l’Autre Monde. L’image respire l’euphorie, l’énergie, et l’angoisse.
16Elle trouve un écho, libéré de l’ambivalence, dans une des scènes des récits du Premier Âge, scène qui montre le premier homme à être parvenu au bord de l’océan. Il s’agit de Tuor, héros de La Chute de Gondolin, le premier composé des Contes perdus, mais qui a connu des versions ultérieures27. La dernière, postérieure à 1955, est la plus développée. Elle décrit Tuor arrivant à « la bordure noire » (black brink) de la Terre du Milieu et découvrant soudain la mer du haut de falaises de granite sombre (les côtes de Cornouailles en sont le modèle originel), tandis que le soleil disparaît « derrière la limite du monde » (beyond the rim of the world). Tuor vient de régions éprouvées par la guerre, et ce qui prévaut en lui n’est pas la peur mais « le désir qu’apporte le bruit des vagues »28. Il est le futur père d’Eärendel.
17Ce qui est au‑delà des limites de ce monde est donc surtout poursuivi émotionnellement et imaginativement. Dans le Seigneur des anneaux, c’est une méditation profonde qui donne à Gandalf la contemplation intime de la lumière de Valinor, à un moment qui semble inapproprié puisqu’il se hâte alors vers Minas Tirith pour tâcher de préparer sa défense contre l’armée de Sauron. Significativement, ce qu’il imagine et désire n’est pas l’actuel Autre Monde, mais celui du passé29. Et à la fin du roman, Sam regarde le navire des elfes quitter les Havres gris et se perdre à l’horizon pour gagner l’Autre Monde, et nul ne sait ce qui va se passer derrière le rideau de brume.
La fiction comme Autre Monde
18C’est ainsi qu’une parenté se révèle entre la façon dont Tolkien évoque la frustration de certains de ses personnages de la Terre du Milieu devant leur incapacité à trouver l’Autre Monde, et sa propre expérience d’auteur vivant, par la fiction, la quête d’une réalité qui se dérobe.
19Tolkien parlait de sa création de deux façons qui peuvent sembler en partie contradictoires, mais ne le sont sans doute pas. D’une part il la reliait à la notion de la « féerie », explicitée dans son essai Sur le conte de féerie (On fairy‑stories, 1939). De l’autre, il insistait sur sa relation, certes complexe, au monde réel. « Je crois », dit‑il dans une lettre de 1958, « que j’ai construit un temps imaginaire, mais que pour ce qui est de l’espace, j’ai gardé mes pieds sur ma propre mère la Terre30 ».
20Un lien explicite existe entre la « féerie », terme par lequel Tolkien désigne le monde fictionnel d’un écrivain prenant délibérément le contre-pied du réalisme de la « tranche de vie »31 (un choix qu’il assume clairement pour lui-même dans On fairy‑stories), et l’Autre Monde représenté par le Valinor du Legendarium. L’un des premiers poèmes sur le voyage d’Eärendel vers les « Terres Extérieures » s’intitule The Shores of Faërie (1915), et une aquarelle contemporaine32 porte le même titre.
East of the Moon, west of the Sun |
À l’est de la Lune, à l’ouest du Soleil34, |
21Jusqu’à la fin des années 1920, le mot « Féerie » est utilisé pour désigner Aman35. Dans le Hobbit lui-même apparaît l’expression de « Féerie de l’Ouest ».
22D’autre part, dans les poèmes et nouvelles auxquelles on s’accorde à trouver une signification métalittéraire, la perte ou l’exil de Féerie, ou la déception créée par le voyage vers elle, sont des images du désarroi du créateur. Dans « Looney » (« simplet », « fou », « bizarre »), un poème de 193436, le narrateur raconte son voyage vers une île féerique, belle et mystérieuse ; il y a entendu des sons et des voix au loin, mais n’a pu entrer en contact avec aucun être. À son retour chez lui, il fait l’expérience d’un étrangement absolu ; il est comme une ombre et nul ne lui parle.
23Dans Smith of Wootton Major, conte d’une couleur toute différente, publié en 1967, le jeune Smith, trouve une étoile dans le gâteau de la Fête des Bons‑Enfants, qui a lieu tous les vingt‑quatre ans. Cette étoile lui ouvre l’accès au monde de la Féerie, où il a de multiples aventures. Mais quand revient la Fête des Bons‑Enfants, il comprend qu’il doit rendre l’étoile pour qu’elle aille à un autre. Le conte a été composé parce que Tolkien s’était engagé à écrire une préface pour une réédition de The Golden Key de George MacDonald (1867), qui raconte le voyage de deux enfants dans l’Autre Monde, et s’était trouvé incapable d’aborder de façon théorique le sujet de la création « fantastique » – d’autant qu’il avait découvert que MacDonald ne l’intéressait plus. Il avait donc écrit Smith à la place.
24Ce motif de l’exil de Féerie est lié à la notion qu’avait Tolkien de ce qu’on appelle parfois l’inspiration. Son poème Mythopoeia (ca 193137), en reprend la conception néo-platonicienne, sous sa forme christianisée : le poète devient le « subcréateur » d’une « création seconde », parce que, lui‑même produit d’une « réfraction » de la lumière divine, il est capable de réfracter en couleurs et en formes la lumière qui le traverse, et de faire que ces productions vivantes se transmettent aux esprits d’autres hommes.
man, sub-creator, the refracted light
through whom is splintered from a single White
to many hues, and endlessly combined
in living shapes that move from mind to mind.L’homme, créateur second, lumière réfractée
[devenant à son tour le prisme]
à travers lequel [la lumière] est brisée, d’un blanc simple
à des couleurs multiples, et sans fin combinées
en des formes vivantes qui se transmettent d’esprit en esprit38.
25Les deux processus de Création (première et seconde) sont apparentés par leur origine lumineuse, et la création poétique ou fantastique devient par là une forme de connaissance : sa vocation est de produire un « autre monde », mais pour donner accès d’une certaine façon au monde réel.
Le « temps imaginaire » dans ses rapports avec le passé
26Cette certaine façon, pour Tolkien, le ramenait bien sur « sa mère la Terre », mais en un « temps imaginaire », selon les termes déjà cités de sa lettre d’octobre 1958 à Rhona Beare. Dans une interview plus tardive, il dirait que son monde n’était pas notre Terre « à un autre âge » (at a different era), « mais à un autre niveau de l’imagination » (at a different stage of imagination)39. Rappelons que Tolkien, proche de Coleridge à cet égard, reliait la création poétique à un mode supérieur de l’imagination40.
27Ce mode imaginaire du temps le rejetait vers un passé légendaire, mais en l’amenant à s’interroger sur la faille mystérieuse (et peut‑être illusoire) qui séparerait la légende de l’histoire. Son inspiration propre prenait la forme de la redécouverte et de la recréation d’une réalité disparue : son Autre Monde introuvable.
28Le travail de Tolkien était en effet marqué par une relation très singulière au temps41. On l’a vu, il est toujours allé en avançant vers le futur, imaginant très tôt une cosmogonie, s’attardant longtemps dans le Premier Âge du Silmarillion, passant beaucoup plus vite à travers le Deuxième Âge de son Atlantide‑Númenor, pour aboutir au Troisième Âge du Seigneur des Anneaux, roman qui amène la légende au seuil de l’histoire, quand les Elfes quittent la Terre du Milieu à la fin du récit. Le difficile retour des Hobbits dans leur Comté soumis à un régime quasi fasciste42, donne un avant‑goût de ce régime de l’histoire qui se met en place. Le mal dans son incarnation surnaturelle disparaît aussi : le Troisième Âge ne s’achève pas dans un cataclysme, comme les précédents, mais par une sorte de dissolution, dans un terrible orage de haute montagne, qui ne laisse pas de trace43.
29Tolkien était habité par la conviction qu’il ne fabriquait pas des fictions de toute pièce, mais que son travail était plutôt la redécouverte progressive d’une réalité préexistante, qui n’appartenait ni à l’histoire, ni à la pure fiction : en somme une mythologie « vraie », un peu au sens où dans le Peter Ibbetson de Georges Du Maurier (1891), il est question de « rêver vrai ». Cette mythologie « vraie » se confondait avec la mythologie profondément personnelle à laquelle il avait accès à travers ce qu’il appelait sa « langue native44 » : une langue plus profondément enfouie dans la mémoire que la langue maternelle, et que l’on peut retrouver si l’on est pleinement attentif à ses « préférences linguistiques », en tâchant de se libérer des automatismes imprimés par l’apprentissage et l’usage.
30La sensibilité à la musique de la langue était donc pour lui le moyen le plus puissant d’accéder à un monde perdu. D’autre part, l’idée que des éléments d’une mémoire puissent se transmettre à travers des générations ne lui était pas étrangère : le motif de la Grande Vague d’où est sorti son récit de Númenor lui venait d’un cauchemar récurrent et qu’il pensait héréditaire. Dans l’Entre‑deux‑guerres cette question de la mémoire héréditaire était très présente. Le Totem et tabou de Freud (1913, traduction anglaise 1918) était très discuté, et Jung, dans la première version de sa théorie des archétypes, formulée à partir de 1919, voyait dans l’inconscient collectif une sorte de grande mémoire originelle45.
L’impasse de la science‑fiction
31Par deux fois, dans La Route Perdue et dans Les Archives du Notion Club, Tolkien a tenté d’écrire des romans de science‑fiction dont le sujet serait le voyage dans le temps. Chaque fois il a repris la même donnée : deux personnages contemporains, mais liés par une généalogie complexe à des personnages du Legendarium, ont des réminiscences de nature linguistique. Une réalité lointaine se révèle à eux, et bientôt le désir de la rejoindre. Mais au moment où le voyage va avoir lieu, le récit se brouille, et le roman avorte.
32Le deuxième de ces romans, Les Archives du Notion Club (The Notion Club Papers), écrit en 1945‑1946, est particulièrement révélateur car Tolkien y rend explicites, par la voix de ses personnages, à la fois sa hantise du voyage vers une sorte de passé inaccessible, ses intuitions sur les moyens possibles d’y parvenir, et ses difficultés insurmontables, dès lors qu’il s’agissait de passer de l’intuition à l’écriture.
33Selon l’avant-propos éditorial (écrit en 1946), on aurait découvert en 2012, dans le sous‑sol de la Maison des Examens de l’Université d’Oxford, une partie des archives d’un club littéraire, le Notion club : des fragments de comptes rendus de séances tenues en 1986 et 1987. Dans la partie achevée du roman se trouvent les discussions d’un groupe d’auteurs, de lecteurs et de spécialistes des textes sur la manière d’écrire un voyage dans le temps46.
34Dans les premiers fragments, les membres discutent sur une histoire (absente du manuscrit) qui vient de leur être lue par l’un d’eux (Ramer), spécialiste des langues finno‑ougriennes. L’objet de cette histoire, l’évocation d’un pays inconnu, a profondément impressionné les auditeurs, mais son début et sa fin (le déplacement vers le lieu étrange, puis le retour) suscitent leurs sévères critiques, qui s’étendent à tous les récits de voyage dans le temps et l’espace faisant appel à des machines et à des explications pseudo‑scientifiques en vue de renforcer leur vraisemblance.
35Ramer avoue qu’il est bien allé dans son pays inconnu, mais par les moyens de la mémoire et des songes, sur lesquels il s’est livré à des expériences poussées, jusqu’à atteindre une sorte de réalité seconde. Parfois il lui a semblé retrouver un très ancien passé de l’univers. Il conclut au rapport évident entre le rêve et la création littéraire, mais insiste sur la profonde différence entre les deux expériences. Le rêve ne produit qu’un théâtre magique et illusionniste47, où l’auteur‑rêveur se trouve enfermé, incapable du recul nécessaire à la maîtrise artistique. S’il cherche à fixer ses « drames » oniriques, leur sens symbolique et mythique reste hors d’atteinte, et même se dissout48.
36Ramer reçoit, par diverses voies de l’inconscient, des mots et des bribes de phrases incompréhensibles, mais qui lui semblent appartenir à sa « langue native49 », et des images mythiques, mais il renonce à en parler car, comprend‑t‑on, ces fragments n’ont aucun sens s’ils ne sont mis en relation avec le corps gigantesque « des légendes immenses et ramifiées et des cosmogonies auxquelles se rattachent ces visions »50. Il reste convaincu de devoir faire un choix : soit garder ses souvenirs vivants, comme des fragments illisibles, soit les traduire en textes signifiants, quitte à les perdre51.
37Par la suite, il se rend compte que deux de ses amis entretiennent les mêmes relations singulières avec l’univers du passé et des mythes, et qu’ils partagent des intuitions communes, liées au motif d’une Grande Vague (celle qui mit fin au Deuxième Âge dans le Legendarium). Un jour, ces amis traversent la brèche vers l’autre temps. Or le roman lui‑même ne les suit pas. À la place, il évoque un terrible contrecoup météorologique : l’Angleterre est secouée par une tempête qui semble une réponse à celle qui détruisit Númenor, des millénaires auparavant, comme si les personnages, en allant vers le passé légendaire, faisaient se rapprocher dangereusement ce passé du présent. Puis le roman lui aussi sombre dans le séisme : les Archives se réduisent désormais à de minuscules fragments, impossibles à lier les uns aux autres.
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38Le naufrage du roman, trop fragile pour résister aux forces que sa fiction met en branle, est déjà en soi une fable. Celle-ci montre en l’Autre Monde un espace à la fois attirant et « trouvable » par les ressources profondes de l’esprit, et en même temps « introuvable », par l’impossibilité de se relier aux deux seuls mondes qui avaient une réalité pour l’écrivain : sa « propre mère la Terre », sur laquelle il entendait bien « garder [ses] pieds », et le monde consistant, cohérent et si patiemment construit de ses fictions.