«The Flight of Pigeons from the Palace» de Donald Barthelme ou la drôle de parade
1Publiée en 1972 dans Sadness, quatrième recueil de l’auteur américain Donald Barthelme (1931-1989), « The Flight of Pigeons from the Palace »1 fait partie de ce que Wayne B. Stengel nomme les « art stories ».2 Polymorphe par nature, elle est en effet le lieu de la mise en scène d’un jeu de croisement entre l’écrit et le visuel où se succèdent et s’imbriquent paragraphes narratifs et représentations visuelles des étranges membres du freak show que le narrateur tente désespérément de (re)constituer afin de lutter contre la lassitude du public. Donald Barthelme, considéré outre-atlantique comme l’un des piliers de la fiction expérimentale américaine des années soixante à quatre-vingts, propose ici une variation sur le thème du freak show. Plus qu’un zoo humain, nous avons affaire à une foire aux curiosités en tous genres où sont convoqués, entre autres, un père et son foie, une planche anatomique de la musculature humaine (en chair et en os !), une explosion, une compagnie de pigeons en fuite (celle-là même qui a donné son titre à la nouvelle) ou encore un volcan en éruption. Ce récit se démarque donc de tout ancrage dans une réalité tangible et s’inscrit plutôt dans la tradition absurde voire surréaliste.
2Mais quels liens se tissent entre chaque médium ? Et si le texte et l’image sont les ingrédients principaux de cette mise en scène aux accents carnavalesques, en quoi le lecteur est-il l’instance qui redonne toute sa dimension participative à ce concept bakhtinien ? Ainsi, il s’agira de montrer comment le visuel et le textuel s’entrelacent et se répondent par le truchement du collage, véritable montage où les deux média sont greffés l’un à l’autre, afin de mieux rendre compte de la tension propre à toute production artistique : le point de friction entre renouvellement créatif et récréation d’un public toujours plus difficile à surprendre et à divertir. En d’autres termes, il s’agira d’analyser comment, en réactualisant sur la page une pratique caractéristique de la culture populaire américaine des XIXe et XXe siècles3, l’auteur met en scène un feuilletage de renversements entre l’ordinaire et l’extraordinaire faisant de la relation texte/image un ressort métafictionnel où la foire aux curiosités devient l’emblème de l’acte d’écriture lui-même.
Le tissage texte/image : de la greffe à la symbiose
3L’imbrication texte/image relève d’un tissage ténu faisant naître une complicité symbiotique entre les deux média : nous avons affaire à une véritable greffe texte/image. Tantôt, c’est le texte qui sert de greffon, quand il imite la légende, comme c’est le cas par trois fois dans le texte. Il est en effet inséré sous l’image4 mais contrairement aux apparences, n’en constitue pas le titre. Par exemple, sous le collagemontrant la « Boudeuse »5 fraîchement recrutée au sein du freak show, en lieu et place du titre (typographiquement représenté comme tel car centré sous l’image), c’est en fait le récit qui se poursuit : « Puis nous avons engagé la Boudeuse. Elle nous présenta son dos. Elle avait envie de bouder. Elle avait toujours boudé, dit-elle. Elle boudait depuis l’âge de quatre ans » (V, p. 113)6. Tantôt c’est à l’image que revient le rôle de greffon, lorsqu’elle vient illustrer le texte ou plutôt quand elle s’y superpose. Dans l’incipit, le palais qui abritera le spectacle se dessine d’abord dans le texte : « Des mauvaises herbes et de vieilles couvertures emplissaient les pièces du palazzo abandonné. Le palazzo était en piteux état. Nous avons passé dix ans à le nettoyer. […] Nous étions prêts, alors, pour le spectacle » (V, p. 111)7, ensuite au niveau visuel. Une reproduction à l’identique d’une planche de Hans Vredeman de Vries8 vient en effet clore en image la prolifération textuelle du mot « palazzo » (même si une occurrence est perdue dans la troisième phrase de la traduction), tout en introduisant un élément dysphorique. Le palais qui nous est donné à voir ressemble à un bâtiment inachevé et la planche reproduite étant une étude de perspective, il semble plutôt que ce que nous avons sous les yeux n’est qu’un plan, un croquis de ce qui sera peut-être le palais en question.
4Il serait trompeur de qualifier cette relation texte/image d’hybridation, cela supposerait la formation d’une entité nouvelle où les deux éléments hybridés disparaîtraient pour lui donner naissance. Le principe à l’œuvre dans « The Flight of Pigeons... » relève bien du greffage du texte sur l’image ou de l’image sur le texte puisque chaque organisme, chaque médium, reste clairement identifiable. Cependant, cette greffe aboutit à une symbiose ; symbiose d’autant plus frappante du fait du recours à un procédé similaire dans les deux média : le collage. Aux collages visuels s’ajoutent les collages verbaux que ce soit dans le style éminemment paratactique du récit ou, de façon encore plus évidente, dans les listes, pratique aux accents modernistes. L’exemple le plus emblématique se trouve dans le recrutement des « idiots ». Nous sommes tout d’abord confrontés à un collage hétéroclite et pyramidal d’idiots les plus inattendus si l’on en croit le paragraphe qui le suit (Socrate et Napoléon, notamment), puis le texte propose une variation paratactique sur ce même thème, convoquant les synonymes de « fools » les plus colorés (archaïsmes, argot américain, écossais, anglais...).9
5L’argument de Liliane Louvel selon lequel le recours au visuel dans un texte force à la pause descriptive10doit être nuancé dans le cas de « The Flight of Pigeons... ». Insérée dans ce récit bref, l’image semble plutôt ici en accroître la fulgurance formelle.11 Elle a, il est vrai, cet avantage sur l’écrit : pouvoir être saisie en une fraction de seconde, là où il faudrait plusieurs minutes pour lire une description écrite. Ici, le visuel donne d’emblée à voir sinon l’absurdité au moins l’étrangeté du freak show en question. D’ailleurs, une fois la nouvelle lue, l’image seule peut permettre de se remémorer le texte qui lui répond. De plus, l’image nécessitant d’être actualisée par un lecteur potentiel, l’utilisation de ce médium rend d’autant plus manifeste la présence en filigrane du lecteur.
Renversement et performance : un carnavalesque revisité
6Si nous poursuivons l’idée selon laquelle écrit et visuel s’enchevêtrent dans une relative symbiose, il est donc possible deparler d’une dimension performative de l’image : celle-ci fait littéralement émerger la drôle de parade barthelmienne sous les yeux du lecteur, à la manière de certains livres pour enfants où les images surgissent de la page dans une 3D feinte. Le procédé fut poussé à l’extrême dans les livres animés ou livres à systèmes ; les pop-up books en anglais (le verbe « to pop up » signifiant littéralement « surgir »). Dans « The Flight of Pigeons », c’est en stimulant la participation du lecteur que le recours au visuel simule le surgissement progressif, au fil des pages, de cette drôle de parade. Ceci accentue la dimension du divertissement comme perpétuel renouvellement : à chaque nouveau collage visuel, une nouvelle surprise surgit de la page comme un diable de sa boîte.
7Pourtant, un premier niveau de renversement est ici à l’œuvre. Le lecteur est confronté au seul point de vue du narrateur-forain (« showman »), il est donc plongé, voire piégé, dans l’envers du décor, où le divertissement n’est qu’une construction. De plus, le récit est porté par une voix narrative ambivalente: « nous/we » est une voix collective, littéralement dialogiséecar elle porte de fait en elle un agrégat de voix. Alors, ce narrateur, chef d’orchestre du spectacle, se fait le porte-parole de l’ensemble de sa troupe. On ne trouve qu’une seule occurrence de l’individualisation de cette voix narrative «je/ I » : il s’agit d’une digression du narrateur sur sa mauvaise expérience avec une trapéziste. Le récit bascule dans le courant de conscience où le discours indirect libre et les multiples aposiopèses renforcent l’effet de fragmentation et de juxtaposition propre à ce procédé :
La trapéziste avec laquelle j’avais un accord tacite… Le moment où elle n’a pas réussi à me rattraper...
Est-ce qu’elle a vraiment essayé ? Je n’arrive pas à me souvenir qu’elle ait jamais laissé tomber quelqu’un auquel elle tenait beaucoup. Ses puissants muscles sont trop adroits pour cela. Ses muscles puissants que nous contemplons avec des paupières alourdies.12
8Ce seul passage accentue l’ambiguïté de la véritable identité du narrateur. S’agit-il du forain à la tête du freak show ou, finalement, est-il l’un des « performeurs » (un trapéziste) ? Quoi qu’il en soit, cette voix équivoque renforce la dimension protéiforme de la nouvelle (à l’instar de la drôle de parade qu’elle convoque sous nos yeux). La désincarnation du narrateur, due à son instabilité référentielle, peut s’expliquer par le fait que ce qui est au cœur du récit, ce n’est pas la simple mise en scène d’une suite de numéros bien rodés mais celle d’une crise de la représentation : la menace de l’épuisement créatif et du désintérêt du public, épuisement dont le narrateur lui-même n’a que trop bien conscience : « la réserve d’idées insolites n’est pas inépuisable » (V, p.121).13 Cet état de stase de la créativité, véritable « nerf »14 du récit, apparaît comme un étrange écho inversé à cette remarque de Ripley dans la préface de Believe It Or Not! : « Voilà huit ans que je dessine les illustrations de “Believe It Or Not!” et cela me semble chaque jour plus aisé. Il n’est point de danger de se trouver à court de matériau (contrairement à ce que pensent certains lecteurs) : ces réserves sont inépuisables. »15Cependant, cette stase semble réversible car l’entrevue d’un nouveau foisonnement s’opère sur la même page, à la toute fin de la nouvelle. Celle-ci se conclue en effet sur : « Le nouveau volcan avec lequel nous venons de passer un contrat semble très prometteur... » (V, p. 121).16 Néanmoins, point d’assertion ici, le foisonnement tant espéré, aussi absurde soit-il, reste relativement hypothétique du fait de l’emploi de « semble » (« seems » ; non pas de « est », verbe d’état par excellence) et de l’aposiopèse finale. Une fois de plus, c’est au lecteur qu’est laissé le soin de trancher.
9La nouvelle joue également sur un second niveau de renversement qui met en tension l’ordinaire et l’extraordinaire. Les freaks, membres de ce spectacle aussi incongrus qu’inattendus, sont les premiers concernés. Par exemple, le volcan en éruption, phénomène naturel déjà particulièrement extraordinaire en soi, l’est d’autant plus du fait même de son « recrutement » au sein de cette foire aux monstres, tout comme « l’Homme Numéroté », l’explosion ou la compagnie de pigeons pour n’en citer que quelques-uns. Ainsi, leur valeur extraordinaire est comme doublement signifiée par les collages visuels car ils réitèrent l’absurdité déjà instaurée dans le récit. Un renversement similaire est aussi à l’œuvre à un niveau strictement textuel où les listes deviennent autant d’associations extraordinaires de mots ordinaires. Le petit inventaire des « idiots » a déjà été évoqué précédemment mais une autre liste apparaît dans la nouvelle. Elle est à la fois textuellement et typographiquement signifiée :
Pour la soirée de gala, il y avait à l’affiche :
Un homme étonnamment beau
Un grand Khan
Un engouement pour les Tulipes
Le Taux de Référence
Edgar Allan Poe
Une lumière colorée17
10Cette liste est constituée d’une phrase d’introduction, une phrase d’annonce18 pourrait-on dire, puis les artefacts les plus incongrus se mettent littéralement en rang : ils sont mis en exergue et centrés sur la page (dans la version originale). Ici encore, visuel et textuel mettent donc en œuvre des procédés similaires. À ceci s’oppose l’ordinaire, le public, le commun des mortels, qui devient l’extraordinaire fardeau pesant sur les épaules du narrateur : l’entité qui le stimule tout en paralysant le processus créatif. Ce narrateur tente donc ainsi d’établir une relation avec le public, que ce soit les spectateurs du spectacle en question ou plus largement le lecteur, par le biais des collages.Le « showman » (forain), c’est littéralement l’homme qui montre. Or dans « The Flight of Pigeons ... », ce dernier est comme pris dans une spirale de la monstration car en fin de compte, la drôle de parade apparaît comme son quotidien (l’ordinaire, donc), ce qui est extraordinaire pour lui, c’est plutôt la lassitude et l’exigence du public qui induisent la réitération permanente de cette performance monstrative. C’est à lui qu’il revient d’opérer un renversement afin de retrouver son « ordinaire », l’engouement du public.Alors les images deviennent autant de « tours » que le forain, en avatar de Phineas T. Barnum, sort de sa manche, de son chapeau magique, ces « nouveaux sujets d’étonnement » exigés par le public (V, p. 121),19 afin de susciter à nouveau l’engouement des spectateurs. De fait, cette voix étrangement polyphonique et désincarnée est la clé de voûte du « textuel ». Les collages visuels mettent en avant, ils mettent en lumière, sur le devant de la scène, la parade elle-même si bien que texte et image, ces deux acteurs centraux de l’expérimentation barthelmienne, opèrent de concert dans la mise en œuvre du feuilletage de renversements à l’œuvre dans ce récit bref.
11Or, il convient à présent de nuancer le lien entre ces renversements et la définition du carnavalesque que propose Bakhtine.20 Si le carnaval est, selon le théoricien russe, un évènement populaire et collectif visant à renverser les relations de pouvoirs traditionnellement établies le temps que durent les festivités, ici, le carnavalesque tient plus du spectacle commercial que d’une fête participative. Aux États-Unis, c’est Phineas T. Barnum qui, le premier, s’est d’ailleurs emparé de cette tradition médiévale à des fins commerciales. Par conséquent, nous pourrions parler d’un carnavalesque revisité. Mieux encore, les multiples renversements pointant une transgression des codes et autres normes établies (genre, représentation du réel, conformité avec les attentes du spectateur/lecteur...), ce phénomène peut être qualifié de carnavalesque métafictionnel, troisième niveau de lecture, troisième dimension jaillissant comme un miroir tendu à la fiction elle-même, incitant à la participation non plus les spectateurs rendus lucrativement passifs, mais le lecteur. La qualité participative du carnavalesque, perdue dans la diégèse, se trouve donc restaurée dans l’acte de lecture par la métafiction.
Renversement et métafiction : quand l’art se met en scène
12Le niveau réflexif ou métafictionnel peut s’entendre tout d’abord d’un point de vue formel. Il s’agit de l’écriture en tant que mise en scène nécessitant la participation du lecteur. D’un point de vue très pragmatique, lorsque le texte de la nouvelle se fait légende (typographiquement, quand il se loge sous les images horizontales imprimées sur une page à la disposition verticale) la lecture devient, plutôt redevient un acte physique. Le lecteur est sorti de l’apparente immobilité induite par la course des yeux sur la page : il faut effectivement tourner la tête...ou le livre à 90 degrés pour poursuivre. Le sens de lecture canonique est donc renversé et participe de cette drôle de parade. On retrouve un procédé similaire au tout début de la nouvelle. Nous l’avons vu, le palais nouvellement rafraîchi envahit d’emblée la page tant d’un point de vue textuel que visuel : c’est la seule représentation constituée d’une stricte reproduction à l’identique de l’une des études de perspective de de Vries. Ensuite, tel un rideau, il faut que le lecteur tourne la page pour assister au spectacle. « Nous étions prêts, alors, pour le spectacle »21, nous dit le texte à la fin de ce premier paragraphe (V, p. 111). Ceci renvoie là encore le lecteur à l’acte de lecture et à la matérialité de l’œuvre littéraire. En outre, c’est aussi une norme de la représentation du réel, la perspective, qui est transgressée par Donald Barthelme. Des études de perspective similaires reviendront ponctuer la nouvelle (« Sulking Lady », S, p. 131; « My Father Concerned about His Liver», S, p. 136) mais elles sont agrémentées de collages de l’auteur. Ce jeu de superposition instille une remise en cause de l’utilisation de cette astuce géométrique qu’est la perspective. Celle-ci n’est jamais qu’une illusion laissant croire qu’il serait possible de représenter le monde de façon aussi précise que réaliste. Ramener l’écriture à sa matérialité, à sa valeur première de construction et reconstruction impossible du réel est une caractéristique récurrente du style barthelmien (et plus largement de la littérature dite postmoderne).
13Alors, une fois la matérialité de l’écriture incrustée dans l’esprit du lecteur, celui-ci, ne manquant pas de constater que tout écrivain se range aussi dans la catégorie des « artistes », perçoit d’autant plus aisément la dimension universalisante de la situation du narrateur/forain ; celle à laquelle tout artiste peut être confronté, cette crise de créativité face au désintérêt du public. Dans ce domaine, Phineas T. Barnum fut sans conteste l’un des plus inventifs. Dans The Fabulous Show Man, la biographie qu’il lui a consacrée, Irving Wallace décrit longuement les qualités de publiciste de Barnum :
Il a commencé à faire de la publicité dès l’inauguration de son musée. Un matin ce n’était qu’un gros bâtiment de marbre austère et vlan !, le lendemain, c’était devenu un arc-en-ciel époustouflant, un curieux kaléidoscope de couleurs. […]
« Une boîte aux couleurs criardes », selon la remarque acerbe d’un quidam mais Barnum préférait appeler son musée « son grand magazine pictural » ; lequel d’après ses estimations, lui rapportait chaque jour cent dollars de recettes supplémentaires.22
14Certains allaient même, toujours d’après Wallace, jusqu’à qualifier Barnum de « Shakespeare de la publicité » (Wallace, p. 63). De ce point de vue, le forain de « The Flight of Pigeons... » peut être considéré comme un digne héritier de Barnum plutôt que de Ripley (nous avons évoqué l’opposition entre l’optimisme de Ripley et le pessimisme du narrateur). L’exagération et l’extrême incongruité des artefacts mis en scène dans la nouvelle rappellent en outre certains procédés de la ménippée, ancêtre du carnavalesque, selon Bakhtine :
Dans la ménippée, (et c’est là l’une de ses particularités), les péripéties et les fantasmagories les plus débridées, les plus audacieuses, sont intérieurement motivées et justifiées par un but purement idéal et philosophique : celui de créer une situation exceptionnelle, pour provoquer et mettre à l’épreuve l’idée philosophique (la vérité) incarnée par le sage qui cherche. […] Mais tous ces éléments sont soumis à la fonction purement idéelle de la provocation et de la mise à l’épreuve. […] Il faut encore souligner qu’il s’agit de la mise à l’épreuve de l’idée, de la vérité, et non pas d’un caractère humain, individuel ou social. […] La ménippée est le genre des « ultimes questions ».23
15C’est ce que Bakhtine qualifie de « fantaisie expérimentale » (p. 172). Cela explique plus avant la désincarnation de la voix narrative : c’est elle « le sage qui cherche », elle qui est au service de l’idée philosophique et incarnela transgression des normes régissant ce qui peut être représenté sur scène (niveau diégétique) mais aussi en littérature (niveau métafictionnel).
16Enfin, cette créativité et l’angoisse qui y est attachée, cette crise de la représentation se trouvent illustrées dans la représentation (justement !) de cette étrange parade comme processus, entité en perpétuel devenir ; une plongée littérale dans l’envers du décor. Ainsi que Bakhtine ne manque pas de la souligner : « le carnaval fête le changement, son processus même, et non pas ce qui est changé » (Bakhtine, p. 183). La menace pesante de l’angoisse de la créativité (à la manière de cette « angoisse de l’influence » définie par Harold Bloom24), est l’idée « philosophique » de la nouvelle, pour reprendre maladroitement la formulation bakhtinienne. Elle se dessine dans une voix narrative dont l’habillage visuel, le costume donc, accroît l’impact. Et le mot et l’image avancent main dans la main, l’un dans une syntaxe passive, paratactique et polyphonique, l’autre dans ses collages, ses échos et résonances permanentes à l’écrit, tous deux mettant en scène « la carnavalisation et son pathos des changements et des renouvellements » (Bakhtine, p. 236). Même la mort se trouve discrètement conviée sur la scène de foire sous la forme d’une profanation de tombe et autre escroquerie fiscale sur fond de parodie de danse macabre :
L’été de la représentation, des pilleurs de tombes apparurent. Des sépultures célèbres furent pillées sous vos yeux. Des linceuls furent déroulés et ce qui était enfoui au plus profond de notre mémoire ressurgit. Des airs tristes furent joués par l’orchestre dépourvu d’esprit depuis la mort de sa tradition. Dans la douceur du soir où le spectacle eut lieu, une bande d’agoutis exécutèrent un numéro de fraude fiscale au sommet de perches scintillantes jaunes. Sous vos yeux.25
17Ici, la récurrence de « show » et « before your eyes » accentue la grandiloquence du spectacle et donc la représentation du divertissement comme construction, comme une symphonie savamment orchestrée. Les mots aussi possèdent donc une valeur performative, tant du point de vue de la performance que dans un sens austinien cette fois ; ils offrent en spectacle ce qui n’est pas montré dans les collages puisque, contrairement aux images, ils peuvent introduire une temporalité (ici « in the summer of the show », « in the soft evening of the show »). Insistant sur le spectaculaire, ces répétitions rendent d’autant plus manifestes les « fantasmagories les plus débridées, les plus audacieuses » qui se jouent dans la relation texte/image (Bakhtine, p. 170). Le processus créatif est donc envisagé comme une étrange gestation perpétuelle, nouvel écho dysphorique au carnavalesque bakhtinien :
Dans les images carnavalesques, la mort est grosse et accouche et sa matrice est une tombe. […]
Il faut noter que la perception carnavalesque du monde ne connaît pas d’avantage le parachèvement, s’y oppose à toute fin définitive : toute fin y est un nouveau commencement, les images carnavalesques renaissent toujours et encore.26
18Dans la nouvelle, la mort figure la créativité en crise, elle est « grosse » car c’est de cette crise que naîtra le renouvellement créatif. En effet, un nouveau commencement semble s’esquisser subtilement à la toute fin de la nouvelle, après que la crise créative du narrateur-forain a atteint son paroxysme (nous avons vu précédemment toute l’importance de l’emploi de « seems » dans la dernière phrase) et où l’aposiopèse finale matérialise sur la page le renoncement « à toute fin définitive » :
La mise au point du merveilleux ne peut pas se comparer à la production en série d’aliments en boîte. Certaines apparaissent au début comme des merveilles puis, lorsqu’elles vous deviennent familières, elles n’ont plus rien de merveilleux. […] Certains d’entre nous ont même pensé à arrêter le spectacle, à boucler définitivement. Cette idée s’est subrepticement répandue dans les couloirs et dans les salles de répétition.
Le nouveau volcan avec lequel nous venons de signer un contrat semble très prometteur....27
19Ce qui est donc en jeu dans la nouvelle, c’est le passage incessant de la stase (créative, donc) à l’ex-stase par l’engendrement. Et puisque : « [b]eaucoup de formes anciennes ont perdu leur assise populaire et ont quitté la place publique pour ces mascarades de salon, qui existent encore de nos jours. D’autres, cependant, se sont conservées, vivent et se renouvellent dans le comique forain et au cirque » (Bakhtine, p. 190 ; italiques de l’auteur), quoi de mieux que cette drôle de parade, cet univers forain pour le signifier.
Bibliographie
20John L. Austin, How to Do Things with Words (1962), New York, Oxford University Press, 1975.
21Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski (1929), Paris, Le Seuil, 1970.
22Donald Barthelme, « The Flight of Pigeons from the Palace », Sadness,New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1972, p. 127-139 ; «Vol de pigeons au-dessus du palais », Voltiges, Paris, Denoël, 1990, p. 111-121 (traduction d’Isabelle Chedal et Maryelle Desvignes).
23Harold Bloom, The Anxiety of Influence: A Theory of Poetry (1973), New York & Oxford, Oxford University Press, 1997.
24Liliane Louvel, L’œil du texte : Texte et image dans la littérature anglophone, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998.
25Robert L. Ripley, Believe It or Not! (1929), Orlando, Ripley Entertainment, Inc., 2004.
26Wayne B. Stengel, The Shape of Art in the Short Stories of Donald Barthelme, Baton Rouge, Louisiana University Press, 1985.
27Irving Wallace, The Fabulous Showman: The Life and Times of P.T. Barnum, New York, Alfred A. Knopf, 1959.