Colloques en ligne

Francesca Tumia et Xavier Garnier

Présentation

Vénus Khoury-Ghata. Pour un dialogue transculturelActes de la journée d’étude du 17 mars 2017, Paris

1Depuis Les Visages inachevés, son premier recueil poétique publié il y a cinquante ans, Vénus Khoury-Ghata ne cesse de redéfinir, par la représentation d’êtres broyés par leur destin, le rôle des nations, de la langue, de la culture dans le monde contemporain. Une prise de conscience humaine et politique née de la crise du Moyen-Orient et de la guerre civile libanaise a déterminé l’orientation et l’engagement de son regard d’une sensibilité extrême, qui dénonce et remet inlassablement en question l’obsession des frontières, la guerre et la mort au nom de la nécessaire rencontre entre les cultures, seul gage d’espoir et de solidarité mondiale. Par l’alternance entre romans et œuvres poétiques, Vénus Khoury-Ghata fait dialoguer dans son œuvre l’épreuve collective et l’expérience personnelle. Ce dialogue est nourri par un imaginaire cosmopolite qui puise dans la réalité libanaise, dans la culture arabe, dans la littérature française, dans la mythologie grecque, et dans le monde sud-américain. Le dialogue entre genres s’enrichit des passerelles ainsi créées entre les cultures.

2La richesse de cette œuvre majeure, déjà largement consacrée par l’institution littéraire1, reste, paradoxalement, encore largement inexplorée par la critique, d’où notre volonté de lui destiner une première journée d’étude intitulée « Vénus Khoury-Ghata : pour un dialogue transculturel ». Ce volume rassemble neuf études qui furent présentées lors de cette journée qui s’est déroulée à l’Institut d’Études Avancées de Paris, à l’hôtel de Lauzun, le vendredi 10 mars 2017, en présence de Vénus Khoury-Ghata.

3Le titre que nous avons retenu pour cette journée est à lire comme une proposition de lecture. Si dans l’ensemble de l’œuvre khouryghatienne le terme de dialogue vient nommer la rencontre et l’échange entre différentes cultures, le transculturel renvoie aux modalités selon lesquelles ce dialogue se fait. Nous envisageons le transculturel du point de vue d’une poétique du mouvement qui saisit des processus et non simplement des interactions entre des patrimoines culturels distincts. On pense à la « Relation » d’Édouard Glissant et son ambition de mettre en dialogue les cultures subalternes dans un réseau archipélique : « ces sortes de diversités dans l’étendue, qui pourtant rallient les rivages et marient des horizons ». Nourrie d’une pluralité d’imaginaires, l’écriture de Vénus Khoury-Ghata met en mouvement, au cœur de la langue française, les cultures marginalisées. Les circulations culturelles qui l’animent débordent les territoires pour l’ouvrir à la Terre.

4Vénus Khoury-Ghata, par le décadrage volontaire des images qu’elle met en œuvre dans son écriture, interroge les certitudes et crispations identitaires qui rendent notre monde de plus en plus dangereux. Cet engagement passe par l’écoute de ceux qui ont subi l’injustice, autant au niveau personnel qu’au niveau collectif : de la violence subie par les victimes et les réfugiés pendant la Guerre Civile au Liban, à celle des hommes à l’égard des femmes de tous pays, sans oublier la violence des femmes entre elles, quand elles ne sont pas capables de penser leur liberté et s’affrontent. Vénus Khoury-Ghata nous place au cœur des dynamiques sociales et culturelles du monde contemporain. Sa poésie n’est jamais en surplomb, elle s’écrit au plus près de notre être-au-monde, elle « raconte la vie, elle raconte l’être humain, […] ce n’est pas une poésie de recherche comme l’ont voulu les postmodernistes […] c’est du vécu, ce n’est pas un laboratoire2 ». Cette écriture nous parle et nous dit que les cultures existent, poétiquement, parce qu’elles transitent. Les imaginaires culturels ne sont pas des obstacles au dialogue, mais des tremplins. Les langues arabe et française se tiennent poétiquement dans cette œuvre qui franchit les barrières linguistiques en mettant la langue d’origine et la langue de cœur « dans un même moule ».

5En intitulant sa contribution « Orphée au féminin », Pierre Brunel manifeste la dimension initiatique d’une poésie du « passage ». Il n’est pas seulement question du passage de la culture grecque antique à la culture française moderne, mais aussi de « la continuité même de la relation du frère et de la sœur, de l’héritage poétique, du passage de l’Orphée interrompu à sa continuatrice », du passage d’une langue à l’autre, d’un genre à l’autre, et, surtout, du passage des vivants aux morts que Khoury-Ghata évoque constamment dans toute son œuvre. Son écriture « les fai[t] surgir de sa mémoire et leur redonn[e] une nouvelle vie ». Son approche orphique de ces obscurcis accompagne alors le passage « de l’autre côté de la langue » et élève le dialogue khouryghatien à son état le plus pur. Le dépassement de différents types de frontières opéré par Khoury-Ghata est ainsi posé dès cette première contribution et introduit ses diverses déclinaisons qu’articulent les contributions suivantes.

6Avec cette même volonté de « redonner une nouvelle vie » à ses êtres chers lorsqu’elle ne parvient pas à les arracher à la Mort, l’inépuisable exigence de dialogue se révèle également dans le souci d’Autrui, et notamment des parties marginalisées de la population libanaise et d’autres collectivités dans des situations tragiques. Comme le souligne Francesca Tumia, le dialogue khouryghatien opère une ouverture de la conscience nationale à la conscience mondiale. Le « moi » poétique prend en considération l’« autre » et il invite à le connaître et à le reconnaître « comme appartenant à la même humanité que la nôtre [dans une] insatiable aspiration à la Rencontre et à la Relation » afin de repenser les interactions culturelles.

7Ces dynamiques qui traversent l’écriture khouryghatienne relèvent d’une posture qui, telle que l’analyse Lara Haddad Gélalian, résulte« d’une manière d’accepter l’inacceptable ». De « la survivance des morts dans les vivants [à l’] indifférence d’un monde en détresse face à l’agonie d’un individu esseulé [ou à] l’imminence de l’exécution toujours différée de condamnés à mort », l’écriture dans les romans khouryghatiens transforme les déchirures et les ruptures en une forme de résilience psychique, linguistique et ontologique : « le récit se transforme en étreinte vitale et sourire de fraternité ». La résilience linguistique étudiée à partir d’une similitude de nature entre les faits psychiques et les faits linguistiques caractérisant le bilinguisme de Khoury-Ghata, nous introduit à la question des transitions et des dépassements des frontières linguistiques à travers des perspectives plurielles.

8Cette forme de résistance de la poète à l’inacceptable prouve encore une fois une manière d’être-au-monde tout à fait singulière répondant à la question d’Hölderlin qui traverse les deux contributions d’Ines Horchani et de Jean-Pierre Zubiate.

9Horchani analyse le lien étroit entre l’écriture et la traduction chez Vénus Khoury-Ghata en montrant le déplacement du « dialogue entre soi et soi » dans sa propre œuvre au « dialogue avec l’autre » lorsque Khoury-Ghata traduit les autres poètes arabes. C’est tout particulièrement dans ses traductions d’Adonis que ce passage est permis grâce à la convergence des rythmes des langues arabe et française et de la poésie d’Adonis : « il n’y a ici, ni rapport de force ni rivalité, car les deux poètes se mettent au service l’un de l’autre, et servent ainsi, ensemble, la poésie. La poésie serait alors à la fois cet élan transculturel et transpersonnel, vers l’Ouvert ». L’interculturalité franco-arabe est ainsi vécue « comme la délicate cohabitation des contraires » et révèle une poésie qui est « traduction des langues et des silences, et traduction de son être-au-monde en mots. Cette écriture-traduction est une lutte. »

10Zubiate associe la vitalité de l’écriture poétique de Khoury-Ghata à une dynamique de la continuité disruptive tendant à la reconfiguration d’un ordre du monde. La poète inscrirait la parole « dans une exigence globale de justesse et de justice langagières » réalisant une poétique de la justesse. Cette dernière se confronte à l’altérité, « [c]’est le partage des responsabilités et des vérités, leur intégration dans un monde à la fois de mobilité, de permutations des rôles, d’entremêlement ». La reviviscence des images transitoires qui aide à la compréhension d’une « réalité trouée » et le travail de la parole poétique qui recoud « les ‘chairs’ […] tranchées » aboutissent finalement à une significative « poétique de la couture ».

11Cette dynamique, où continuité et identité vont de pair dans la parole poétique, se prolonge dans les œuvres romanesques. Comme l’analyse Rosalie Ghanem dans sa contribution sur Sept pierres pour la femme adultère, « [l]’insertion d[’]arabismes et d[’]expressions calqués du discours arabe est […] une sorte de revendication, par l’écrivaine, des identités de ses protagonistes ». Ici, le langage hybride devient moteur d’écriture à la recherche d’une charge émotionnelle intense qui répond à l’exigence de donner une vision spécifique de la société arabo-orientale que, parfois, seuls les mots arabes comblent. Le souci de transmission engage l’identité linguistique de Khoury-Ghata dans un travail de dépassement des frontières des pays, avec une démarche envers les non arabophones que l’on pourrait définir de pédagogique.

12Enfin, il n’est pas de parcours initiatique qui ne mette explicitement en relation la vie avec la mort. Si les trois dernières contributions semblent fermer le cercle ouvert par Pierre Brunel sur cette question transculturelle par excellence, la brèche qu’ouvre l’innovation khouryghatienne, nous met dans une trajectoire inédite.

13Marie-Thérèse Oliver Saidi observe la « quête vitale pour exorciser la mort envahissante » à partir des maisons que Khoury-Ghata a habitées, véritables personnages structurant la partie la plus personnelle de son œuvre romanesque. Ici, « vie et mort apparaissent […] comme deux espaces réversibles, la porosité des frontières entre les deux se manifeste de multiples manières ». C’est ainsi qu’à l’aide de diverses stratégies, Vénus Khoury-Ghata parvient à se révolter « contre les frontières et limites de notre destin humain voué inéluctablement à la mort », et ce notamment grâce à l’écriture.

14Dans son œuvre poétique aussi, les survivants et les trépassés, constamment face à face, maintiennent cette passerelle de la mort à la vie. Antigone Vlavianou analyse soigneusement « cette volonté de renouveau, voire de réapparition » à laquelle aspire « l’énergie poétique » résultant dans une écriture qui est « un espace de survie et d’espérance ». Parmi les morts, surgit la figure récurrente du frère disparu, poète mort-vivant au même titre qu’Ossip Mandelstam. C’est dans la « compassion des mots » que puise l’écriture « pour décrire la chute d’une disparition et l’affliction d’une déchéance » et pour donner « une chance de seconde vie et résurgence ». Dans une poétique où seule la vie « sur la terre » ou « sous terre » distingue les survivants et « les disparus qui peuvent revenir », nous nous demandons où commence la mort et où s’arrête la vie.

15C’est la contribution de Linda Maria Baros qui y répond en suggérant « ORTIES » comme le « mot de passe » afin que la terre de la Mort se change en espace de vie. C’est par la significative superposition des images de la tellus, de la mère morte et de la page blanche dans ce poème que cela advient : « La mère morte qui ressuscite afin d’arracher les mauvaises herbes et redonner ainsi un nouveau souffle au souvenir se confond ici avec la terre qui ensevelit pour qu’elle puisse dispenser à nouveau la vie ». Le « mythe de l’éternel retour » assume ainsi à la fois la dimension attribuée par la « mythologie personnelle de l’auteur, mais aussi une dimension métapoétique incontestable. »

16Toutes ces interpénétrations entre poésie et roman, entre langue arabe et langue française – et tant d’autres langues -, entre vie et mort, révèlent et relèvent de transitions culturelles, linguistiques, sociales, géographiques. Elles invitent à ce passage incessant de frontières qui a pour nom Vénus Khoury-Ghata.

Comité scientifique

17Pierre Brunel, Université Paris Sorbonne – Paris IV

18Xavier Garnier, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3/THALIM

19Lara Haddad Gelalian, Université de Saint-Joseph de Beyrouth (Liban)

20Ines Horchani, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3/LGC

21Francesca Tumia, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3/THALIM

Liste des auteurs

22Pierre Brunel, Université Paris Sorbonne – Paris IV

23Francesca Tumia, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3/THALIM

24Lara Haddad Gélalian, Université de Saint-Joseph de Beyrouth (Liban)

25Ines Horchani, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3/LGC

26Jean-Pierre Zubiate, Université de Toulouse II

27Rosalie Ghanem, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

28Marie-Thérèse Oliver-Saidi, IISMM-EHESS

29Antigone Vlavianou, Université Hellénique Ouverte (Grèce)

30Linda Maria Baros, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 / LGC.