1Hölderlin demandait : « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? ». En ces temps de détresse, les textes de Vénus Khoury-Ghata nous sont une consolation, car ils nous enracinent et nous élèvent. Vénus Khoury-Ghata désherbe le seuil de la maison, celle de notre monde plus ou moins vivable, et voici que nous nous sentons chez nous. Pourtant, ces textes sont composés dans une langue multiple, tissée de cultures différentes. En s’écrivant, Vénus Khoury-Ghata a traduit son être-au-monde entre plusieurs langues, avec des mots, qui ne sont pas figés, et qui continuent à faire leur chemin vers l’Autre, vers nous autres. Cette écriture-traduction de soi occupe généralement la vie entière d’un auteur. Mais Vénus Khoury-Ghata a non seulement traduit son être singulier en mots mais elle a aussi traduit l’être singulier d’autres poètes. Elle a traduit de l’arabe au français Darwich, Sayyâb, Qabbanî et Adonis, et elle a également traduit, en langue arabe, la poésie française, notamment celle de Guillevic.
2Par ses traductions, Vénus Khoury-Ghata ouvre ainsi un espace singulier où se rencontrent les cultures arabes (palestinienne, irakienne, syrienne, libanaise) et la culture française. Plus encore, les traductions de Vénus Khoury-Ghata fondent, poétiquement et humainement, une famille transculturelle. Et c’est, nous semble-t-il, la poésie, non comme pose ou comme métier, mais comme sensibilité, comme mission, comme vocation intérieure, qui crée cet espace où Vénus Khoury-Ghata traduit Adonis qui traduit Yves Bonnefoy qui traduit Shakespeare...
3Immense poète, romancière reconnue, Vénus Khoury-Ghata est aussi une grande traductrice. Cette part de son œuvre n’a encore été l’objet d’aucune recherche à notre connaissance. Notre contribution sera donc bien modeste. Elle vise à poser quelques jalons, à indiquer quelques pistes, et surtout, à rendre hommage à la générosité d’un poète qui sert d’autres poètes.
4Qu’en est-il de l’équation Ecrire = Traduire ? Et quelle traductrice est Vénus Khoury-Ghata ? Voici quelques pistes de réflexion, et quelques éléments de réponse, tirés de l’œuvre poétique de Vénus Khoury-Ghata ainsi que de ses traductions de l’œuvre d’Adonis.
Écrire = Traduire
À l’origine
5À l’origine, il y a un père, « ancien moine devenu militaire après avoir été quelques années interprète […]. C’est lui qui transmit la langue française à ses enfants1 ». Il y a la mère, que Vénus Khoury-Ghata décrit comme « illettrée en deux langues2 » ou encore comme « analphabète bilingue3 ». Et il y a le frère, Victor, poète maudit, jeune homme exilé puis banni, réduit au silence et à l’enfermement. A l’origine, il y a donc, dans le destin de Vénus Khoury-Ghata des langues malheureuses, dangereuses, silencieuses, qui ne coïncident pas avec les êtres, des langues difficiles à partager.
6Lorsqu’elle parle de ses langues, Vénus Khoury-Ghata utilise d’ailleurs des images dures. Elle confie par exemple à Bernard Mazo : « Avec le recul, je pense que la langue française m’a servi de garde-fou contre les dérapages. J’ai fini par me trouver à l’aise dans son espace. Mais je continue à entendre un bruit de fers qui s’entrechoquent comme pour un duel dès que je prends la plume4 ».
7Elle dit aussi : « J’écrivais dans une langue, et louchais vers l’autre avec l’impression de traverser des frontières à chaque phrase, de devoir payer une taxe, un impôt5 ».
8Bruits de fer, duel, frontières, taxes de passage : les langues semblent ici se faire la guerre. Mais l’écriture réconcilie Vénus Khoury-Ghata avec la langue arabe qu’elle fait sienne. Elle en adopte la respiration et les couleurs. De la langue française, si austère à son goût, elle écarte les « cloisons étroites pour y insérer [sa] phrase arabe galopante, ample, baroque 6».
9Ecrire, c’est donc traduire les langues du père, de la mère, du frère, mais aussi c’est traduire en une seule langue, métissée, ses langues intérieures. L’écriture en tant que traduction de soi apparaît, chez Vénus Khoury-Ghata, comme une mise en lumière des tensions davantage que comme leur aplanissement. Cette persistance des tensions produit une impression constante de mouvement dans l’écriture, un mouvement à la fois doux et saccadé, comme une violence contenue, apprivoisée, également ressentie à la l’écoute des poèmes lus par l’auteure. Le rapport entre les langues n’est donc pas pacifié dans l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata. Il est assumé, et non nié, ou mis de côté. Les conflits interculturels ne sont pas réduits au silence et c’est cette lucidité même qui permet d’expérimenter une trans-culture véritable, non pas utopique ou fantasmée. L’interculturalité franco-arabe est ainsi vécue par Vénus Khoury-Ghata comme la délicate cohabitation des contraires. Son rapport à la langue arabe s’en trouve affecté, frôlant parfois le rejet. Cette « guerre » entre la langue arabe et la langue française connaît néanmoins des trêves, lorsque Vénus Khoury-Ghata traduit d’autres auteurs, de l’arabe au français ou du français vers l’arabe. La traduction d’autrui s’apparente alors à une accalmie, à un repos du guerrier, et à une halte dans la traduction de soi.
10Traduire, c’est de ce fait d’abord se reposer de soi, de ses conflits intérieurs, en construisant des ponts entre deux cultures, deux langues. En somme, Vénus Khoury-Ghata traductrice poursuit ce que Vénus Khoury-Ghata poète fait dans son écriture. On peut alors se demander si les métaphores que Vénus Khoury-Ghata emploie pour décrire son travail d’écriture sont applicables à son travail de traduction.
Métaphores de l’écriture, métaphores de la traduction
11Désherber, sarcler, élaguer : autant de métaphores employées par Vénus Khoury-Ghata quand elle décrit le processus de sa création poétique. Mais ces images valent sans doute davantage pour l’écriture de Vénus Khoury-Ghata peut-être que pour ses traductions, car Vénus Khoury-Ghata respecte énormément les textes qu’elle traduit. Elle ne veut pas systématiquement les « élaguer » comme elle le fait dans sa propre écriture. Elle le fera à bon escient, de façon ponctuelle, avec l’autorisation de l’auteur qu’elle traduit7.
12Pour parler du processus créatif, Vénus Khoury-Ghata a recours à une autre métaphore, celle du « mot de passe ». Pour entrer dans le poème, il faut trouver ce mot de passe. Et pour Vénus Khoury-Ghata, ce mot est « orties ». Pierre Brunel rappelle la racine latine de ce mot sans lequel sans doute la poésie de Vénus Khoury-Ghata ne serait pas née : ortie, de orior qui signifie « naître pour un astre » et qui donne le mot « orient »8.
13Dire « orties » pour que naisse la poésie, c’est ainsi accepter l’orient en soi. D’ailleurs, le phonème okhti a une signification en arabe : il veut dire « ma sœur ». La quête des sœurs est présente aussi chez Vénus Khoury-Ghata, moins tragiquement que celle du frère, mais de façon tout aussi constante : ses sœurs « réunies en une seule qui tient la plume9 ».
14On part donc d’un mot français « ORTIES » présenté par Vénus Khoury-Ghata comme un mot de passe, analysé par Pierre Brunel comme une clé poétique ouvrant sur l’Orient et tout cela trouve son écho dans le mot arabe okhtî qui désigne la sœur. Ecrire, c’est donc traduire, même inconsciemment.
15Notons ici que cette écriture-traduction se fait non pas dans la confusion des langues mais dans leur différenciation. Entre les langues arabe et française se tissent des liens poétiques, rendus possibles grâce au processus créatif. Les deux langues ne se confrontent plus ; elles ne se confondent pas non plus, mais leurs mots se saluent :
Assis sur le même seuil
les mots de ma langue maternelle me saluent de la main
je les déplace avec lenteur10
16Pour Vénus Khoury-Ghata, écrire c’est de ce fait se traduire tout en questionnant le monde et la multiplicité des langues. Mais sa démarche n’est pas métapoétique ; au contraire, ce sont les choses qui l’intéressent autant que les mots. Car les choses existent en dehors des langues et ignorent ce que les langues font d’elles :
le basilic ne sait pas écrire son nom
ne sait pas qu’il s’appelle basilic11
17Le poète, lui, va nommer les choses, tout en réinventant le lien entre ce qui existe et ce qui est dit. Écrire, c’est donc bel et bien traduire, mais dans le cas de Vénus Khoury-Ghata, c’est le faire plusieurs fois, en plusieurs langues, inconsciemment puis consciemment. Le poème est un entrelacement de vocables, une chambre d’écho où résonnent les voix des disparus, une maison où circulent des mots qui ne remplacent pas les choses. L’écriture de Vénus Khoury-Ghata est bel et bien une traduction mais une traduction qui n’est pas sûre d’elle, parce qu’elle sait qu’aucune langue ne peut tout dire. L’exemple du mot « ortie » condense ces divers aspects de la poétique de Vénus Khoury-Ghata. Ortie est un vocable magique qui ouvre la porte de la création poétique. C’est aussi un mot à plusieurs résonances, arabes, françaises, qui change de sème mais non pas de phonème. Enfin, c’est une chose, une plante, qui existe hors des mots, une « mauvaise » herbe, que le mot évoque sans la circonscrire ni la maîtriser. Le travail du poète ressemble alors à celui du jardinier, ou simplement, à celui de l’humain qui veut rendre habitable sa maison en débarrassant le perron des orties et en faisant entrer l’air et la lumière… Mais cette tâche est infinie et jamais parfaitement accomplie.
18Vénus Khoury-Ghata le sait, lorsqu’elle compose de la poésie, mais aussi lorsqu’elle en traduit. Sa lucidité la conduit à écrire humblement, au plus proche de la terre, et à traduire en ne cessant de se décentrer-recentrer. En traduisant d’autres poètes, Vénus Khoury-Ghata opère un déplacement –provisoire- de son œuvre : le dialogue entre soi et soi devient, avec la traduction à proprement parler, un dialogue avec l’autre.
Quelle traductrice est VKG ?
19Pour Vénus Khoury-Ghata, traduire la poésie des autres c’est à la fois servir la poésie, servir un auteur, et servir un texte. Dans ce terme « servir » se retrouvent les notions d’oubli de soi, et d’efficacité, mais se devine aussi l’élan nourricier qui donne aux traductions de Vénus Khoury-Ghata une saveur, une teneur, une émotion inoubliables. Vénus Khoury-Ghata est un poète célébré dans le monde entier, qui vous reçoit chez elle et cuisine pour vous12. Ses poèmes, comme ses plats, donnent des forces pour vivre. Ses traductions participent de la même générosité. Geste d’hospitalité, bouleversant lorsqu’il est fait avec tant de naturel et d’humilité. Vénus Khoury-Ghata accueille dans son écriture les poètes qu’elle traduit, leur faisant toute la place dont ils ont besoin. Son effacement même crée ce lieu transculturel.
20Lorsqu’elle évoque ses traductions13,Vénus Khoury-Ghata parle d’abord de fidélité au texte à traduire. Quand elle traduit, Vénus Khoury-Ghata se détourne d’elle-même et se concentre sur la version originale écrite par l’autre poète. Mais elle remarque elle-même qu’il existe, dans son expérience de traductrice, une exception notable à cette règle : avec Adonis la liberté d’adaptation est si grande qu’on pourrait parler de co-traduction. Et Vénus Khoury-Ghata d’expliquer que cette confiance est due à leur compagnonnage, à leur amitié, aux nombreux voyages qu’ils ont faits ensemble.
21Par ailleurs, il y a plusieurs traductrices chez Vénus Khoury-Ghata :
22Celle qui traduit parce que le pays natal lui manque. C’était pendant la guerre du Liban, dit-elle. Vénus Khoury-Ghata était en France, et publiait toutes les semaines dans le journal An-Nahar, édité à Paris, une traduction. C’était, ajoute-t-elle, « une façon de mettre un pied dans le pays14 ».
23Celle qui traduit les poètes arabes qu’elle aime, parce qu’ils ont renouvelé la poésie. Quand elle les traduit, elle s’adapte à leur écriture. « S’ils font de longues phrases, dit-elle, je leur fais de longues phrases. Je suis leur respiration […] Un poète peut tout se permettre, [ajoute-t-elle,] pas un traducteur15 ».
24Celle qui traduit Adonis.
25Lorsque Vénus Khoury-Ghata parle de ses expériences de traduction avec Adonis, il n’est plus question de différences entre les langues mais de complicité entre deux poètes. Ce qu’elle ne fait pas dans ses autres traductions, comme « élaguer », elle le fait avec l’accord d’Adonis. Il y a eu des séances de travail à deux au cours desquelles Adonis acceptait volontiers que son texte soit adapté, et même « renversé », se souvient-elle. Vénus Khoury-Ghata enlevait les adjectifs, les métaphores, les jetant par-dessus son épaule, sous le regard amusé d’Adonis.
26Puis Adonis a écrit Prends-moi, chaos, dans tes bras16. Et là, dit Vénus Khoury-Ghata, « je n’ai pas eu à enlever un seul mot17 ». Une nouvelle aventure commence alors, durant laquelle il s’agit, pour Vénus Khoury-Ghata et Adonis, de trouver, ensemble, un équilibre subtil, entre la version originale et la version traduite du poème. Vénus Khoury-Ghata raconte qu’ils cherchaient tous les deux le mot juste, et qu’en le trouvant, ils sautaient de joie. La traduction ici est re-création, mais aussi récréation. C’est un temps d’échange et de partage, entre deux poètes solitaires. Ils vont poursuivre ce dialogue entamé par le travail de traduction en lisant ces mêmes poèmes, à deux voix, lors de récitals mémorables, Adonis disant le texte en arabe et Vénus Khoury-Ghata en français.
27La traduction dans ce cas est un formidable dialogue. Parce qu’il s’agit de deux vrais poètes, liés par une très belle amitié. Il n’y a, ici, ni rapport de force ni rivalité, car les deux poètes se mettent au service l’un de l’autre, et servent ainsi, ensemble, la poésie. La poésie serait alors à la fois cet élan transculturel et transpersonnel, vers l’Ouvert.
Quelques exemples
28D’Adonis Vénus Khoury-Ghata traduit Commencement du corps fin de l’océan paru en 2004, La Forêt de l’amour en nous (avec Issa Makhlouf) paru en 2009, Zolaco paru en 2013 et Prends-moi, chaos, dans tes bras, paru en 2015.
Commencement du corps fin de l’océan (2004)
29Commencement du corps fin de l’océan est un recueil qui comprend sept sections, intitulées « Lexique amoureux », « Musique » I, II et III, « Vagues », « Alphabet » et « Talisman ». Certains de ces titres évoquent des thèmes également chers à Vénus Khoury-Ghata (comme celui de l’alphabet). D’autres, qui évoquent la musique, sont plus éloignés de ses obsessions poétiques. Bien que la musique ait une place importante dans la vie de Vénus Khoury-Ghata, en particulier l’opéra, ce n’est pas un thème récurrent dans sa poésie.
30Adonis et Vénus Khoury-Ghata ont tous deux composé des poèmes en forme de lexiques. Et Vénus Khoury-Ghata a traduit le « Lexique amoureux » d’Adonis. Afin d’essayer de comprendre comment leurs textes dialoguent à travers la traduction, commençons par relire le poème de Vénus Khoury-Ghata :
Aleph et Ba
C’est dans les chambres basses
que se lave le sang menstruel
de la lune
dans le cuivre pérenne
dans la bassine du Ba’ qui
emboîte le pas à un aleph
chevillé aux vents arabes
qui soufflent de droite à gauche
pour ne pas déstabiliser les dunes
et distraire les chameliers qui
comptent les étoiles
La tête dans le sable
trois fois de suite
ainsi18
31Quant au « Lexique amoureux » d’Adonis, il fait correspondre à chaque lettre de l’alphabet arabe un ensemble de vers, et cela de la première à la dernière lettre. Ainsi, à l’aleph correspond :
Feu singulier, elle commença sa vie
Ses cendres seront sans pareil19.
32Et à la lettre bâ :
Son amour, forme passée
Ne dialogue qu’avec le futur20
33Chez Adonis, le lexique dit amoureux reste assez abstrait, comme peut l’être la poésie d’Adonis. La répétition même du mot « corps » crée une image assez désincarnée des lettres.
34Tandis que chez Vénus Khoury-Ghata le lexique, qui n’est plus amoureux, mais inspiré par le féminin (le sang menstruel de la lune) se trouve relié à la forme même des lettres, la lettre bâ ayant une forme de bassine, et cette image en appelant une autre, celle du linge que l’on lave, puis encore une autre, celle de la caravane…
35Par conséquent, bien que s’inspirant d’un même alphabet, et décrivant tous les deux le corps, les deux textes sonnent de façon différente. Comme si Adonis décrivait le corps de l’autre, celui de la femme désirée, tandis que dans ce poème, Vénus Khoury-Ghata décrivait un corps à soi, en osmose avec le monde. La traduction de Vénus Khoury-Ghata reste ici fidèle à l’abstraction en œuvre dans la poésie d’Adonis, et n’irrigue pas le texte de sa propre poésie.
La Forêt de l’amour en nous (avec Issa Makhlouf, 2009)
36Les thèmes de ce recueil semblent assez éloignés de ceux de Vénus Khoury-Ghata. Adonis renoue avec des sources d’inspiration plus anciennes, comme dans le poème cité ci-dessous (proche de Chants de Mihyâr le Damascène) dans lequel on retrouve la figure du sage errant :
Durant les jours de jeûne
Il se souvient, oublie sa migration
Puis revient, visite mélancolique
Le paradis de ses mains
Dans le pré de sa jeunesse
Autour de la maison, avant qu’il ne s’endorme
Au cours de son sommeil
Qui souhaitera la bienvenue à son ombre après l’exil ?21
37Même quand les thèmes traités par Adonis se rapprochent de ceux de Vénus Khoury-Ghata, comme lorsqu’il décrit une vieille magicienne, leur deux voix ne se confondent pas.
38Voici le poème d’Adonis traduit par Vénus Khoury-Ghata :
C’est elle la magicienne
Chargée d’un village d’histoires d’ancêtres
Et des nuages qui les vêtirent
La voici désormais dans sa splendeur
Déambulant
Un ensemble de visages à peine esquissés
Et un vol d’oiseaux tournent autour d’elle
Une quenouille entre ses mains
Que vont dire les fils tirés par les doigts du soupçon.
De la nuit et de ses ombres qui veillent ?22
39La voix d’Adonis est plus solennelle, et ses métaphores font moins appel à l’expérience sensible. La traductrice qu’est Vénus Khoury-Ghata réussit à rendre en français la singularité de la voix d’Adonis tout en nous donnant à lire un texte dont on ne devine pas qu’il est traduit. Le texte d’Adonis, traduit par Vénus Khoury-Ghata, reste un poème d’Adonis, offert dans une langue française qui lui va parfaitement.
Zolaco (2013)
40Voyons ce qu’il en est plus précisément dans Zolaco, écrit par Adonis entre Paris et Mexico, en 2012. Ce texte a d’abord été publié en traduction, en 2013, puis en version originale, chez Dâr as-Sâqî, en 2014. C’est un carnet de voyage, qui réunit des poèmes en prose, dans lesquels Adonis raconte ce qu’il vit, décrit ce qu’il voit, et s’interroge.
41Si nous lisons à haute voix le deuxième poème qui décrit sa chambre d’hôtel à Mexico nous sommes portés par le même rythme dans les deux langues. La phrase de Vénus Khoury-Ghata a épousé celle d’Adonis. Le lecteur bilingue reconnaît la respiration même de la phrase d’Adonis.
42Dans d’autres passages de ce recueil (comme dans le poème n° 25), Vénus Khoury-Ghata change le rythme arabe et en réinvente un autre en français. Elle semble obéir à cet impératif poétique, énoncé par Adonis dans le même poème : « Langue, crée ton propre temps »).
43De la dernière phrase d’Adonis en arabe, dont le temps est long et circulaire, Vénus Khoury-Ghata fait une phrase au temps court, linéaire :
44En arabe : Madhaaf’alou in kâna-l-mawtouyouhibbounîkhousousan fi-s-safaranâ al-ladhîlâyouhibbou an-youqîmaillâmousâfiran23
45En français : Que faire si la mort m’aime quand je voyage24 ?
46Dans ce cas, la traduction n’épouse pas le rythme du texte original mais en invente un autre qui sonnera mieux en langue française. Vénus Khoury-Ghata connaît le rythme des langues arabe et française, comme elle connaît celui de la poésie d’Adonis, et elle conjugue ces trois rythmes dans sa traduction. Ici, la traduction crée une harmonie transculturelle, subtile et non mathématisable. La traductrice recourt, sans nul doute, comme le poète qu’elle est, à une forme d’intuition décrite dans Les obscurcis :
Notre préférence va à l’étale au rectiligne
Parfois au circulaire quand les sons nous encerclent25
Prends-moi, chaos, dans tes bras (2015)
47Dernière expérience de traduction : Vénus Khoury-Ghata dit qu’elle n’a enlevé aucun mot au texte original car ce texte d’Adonis est selon elle d’une grande sobriété, qui rejoint celle de Vénus Khoury-Ghata. Pour exemple on découvre page 15 un texte qui aurait pu être de l’un comme de l’autre :
Tu deviens plus lucide de ce que tu es
A l’écoute de la nature tu lis la poésie à la vie qui lit la poésie de l’homme
la terre est un corps
la montagne un aïeul
le fleuve une veine la forêt musique
les étoiles sortent pour danser
les oiseaux pour applaudir et chanter
les ombres portent les clés de la lumière26
48Finalement, pour Vénus Khoury-Ghata, la poésie est donc traduction : traduction des langues et des silences, et traduction de son être-au-monde en mots. Cette écriture-traduction est une lutte. « Deux langues s’affrontent sur ma page et dans ma tête27 », dit Vénus Khoury-Ghata. Il y a affrontement, et frontières, et prix à payer pour passer d’une langue à l’autre. Cette écriture-traduction constitue l’essentiel de l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata, qui considère que les traductions qu’elle a données d’œuvres d’autres poètes sont « des accidents ». Nous avons cependant essayé de montrer l’importance de ce travail qu’elle a fait pour les autres. Elle a traduit ceux qu’elle aimait, qu’elle voulait servir et faire connaître. Elle l’a fait avec un respect et une loyauté sans faille. Quand elle traduit les poètes qui ont renouvelé la poésie arabe ou française, elle le fait en s’effaçant. Et quand elle traduit Adonis, elle dialogue avec lui. Et dans ce dialogue, l’un parfois se tait tandis que l’autre parle plus longtemps. Jamais leurs voix ne rivalisent ; il n’y a ni brutalité ni sacrifice dans ce dialogue tissé entre eux par la traduction. Parfois leurs voix sont bien distinctes ; d’autres fois, elles se perdent, ou plutôt, elles se taisent, pour que surgisse la poésie.
49 « A quoi bon des poètes en temps de détresse ? » demandait Hölderlin. Les poètes nos offrent des abris, pour mieux vivre mais aussi pour mieux penser. Et lorsque des poètes traduisent d’autres poètes, les abris deviennent des lieux d’amitié, d’émulation, de dialogue. Ces lieux créés par la poésie, composée, lue, récitée, traduite, sont plus que nécessaires en temps de détresse. Si le monde est un désert, selon Vénus Khoury-Ghata, les mots sont des pierres et la poésie de l’eau fraîche et parfumée :
le roseau qui manie la plume avec délicatesse
ajoute une cuillérée d’eau de rose à l’encrier et le boit
d’un trait28
50.