L’écriture poétique de Venus Khoury-Ghata ou la dynamique de la reconfiguration
1« À quoi bon des poètes en temps de détresse ? » Si la question de Hölderlin est devenue l’une des plus fréquemment débattue dans la poésie de la deuxième moitié du XXe siècle, au point d’apparaître comme un signe de reconnaissance de la conscience poétique moderne, force est de constater qu’elle a largement fonctionné comme une intimation à se justifier adressée à un usage distancié de la parole, comme une exhortation à en légitimer l’exercice apparemment gratuit et non participatif, et, partant, comme l’aliment d’une mauvaise conscience devant la liberté créative dont, bon gré mal gré, maints grands poètes de l’époque — je pense à Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet ou André du Bouchet — ont été les relais autant qu’ils ont tenté de la combattre. Que, dans cette histoire, le Wozu originel de Hölderlin, plus effaré qu’accusateur, ait été instrumentalisé, cela ne fait, me semble-t-il, guère de doute. Mais ce qui m’apparaît surtout, c’est que « l’oubli » de cette nuance s’est souvent doublé d’un autre : celui qui fait citer son autre parole célèbre, affirmative celle-là, doch/ Dichterisch wohnet der Mensch, en oubliant le « pourtant » (doch) qui l’inaugure. De ce double oubli, il résulte que le lien n’est pas fait entre la folie précoce de Hölderlin et la contradiction qu’oppose à un habitat poétique effectif une loi de l’usage pragmatique de la langue. Et peut-être en effet, du point de vue médical, cette hypothèse-là est-elle absurde. Néanmoins je la formule, parce qu’elle peut nous suggérer que quelque refoulé de parole légalisée a pu marquer, par delà la mise en garde affichée de certains usages de l’imaginaire, la poésie moderne — sans qu’elle s’interroge jamais vraiment sur la légitimité de cette loi sous-jacente. Lois fracassantes des écoles avant-gardistes ? Lois de l’imaginaire contrôlé et autocritique des fondateurs de la revue L’Éphémère ? Lois implicites d’une histoire culturelle ou des créations propres à une langue ? Ou tabou mis sur la poésie, comme aux confins de la question hölderlinienne ? Là ou là, en vérité, une culpabilisation est en jeu, un jugement potentiel d’inanité, d’invalidation ou de marginalisation du propos, avec, au bout, l’humiliation de celui qui s’y engage. Qui dit loi absolutisée dit parole appropriée, appropriation de la parole – et qui veut croire à cette propriété sans être intimement convaincu doit devenir son propre expropriateur. Dans d’autres domaines, cela s’appelle auto-colonisation.
2Aucune détresse, aucune déroute mentale, aucune expropriation ne se superpose à une autre. Et je m’en voudrais ici de paraître relativiser des réalités irréductibles. Mais parlant de Hölderlin, on comprendra que je parle d’un des destinataires et d’une origine notoire de la poésie de Vénus Khoury-Ghata : son propre frère ; et parlant de la suspicion d’illégitimité de la parole poétique, et de réponse qu’on peut lui opposer, que j’évoque son exercice poétique à elle, que je qualifierai, en jouant avec le mot figure, de reconfiguration de ce qui a été défiguré – la reconfiguration prenant, en l’occurrence, la forme de la reconstitution historique. En d’autres termes, je voudrais montrer ici que, sans écarter le problème moral ni la réflexion axiologique sur l’usage de la parole, Vénus Khoury-Ghata l’a inscrit, en vertu d’une origine personnelle dramatique de sa pratique de la poésie et sur la base du procès intenté à la parole imagée, onirique, expressive ou prétendument gratuite, dans une exigence globale de justesse et de justice langagières, et que cela l’a menée aux confins d’une poésie du discours judiciaire, au sens de la rhétorique aristotélicienne – parce que son histoire, et l’Histoire tout court, lui ont appris l’urgence de recoudre les « chairs » (entendons le mot avec toute la résonance que son signifiant autorise) que les motivations pulsionnelles implicites des accusations hâtives, des ruptures historiques et des distinctions catégorielles ont tranchées.
La poésie de témoignage
Définition de la justesse
3Justesse à l’horizon : tout commence par le rassemblement de la matière première, qui vaut comme rejet d’un déni. Dans l’anthologie publiée chez Gallimard, le retour sur le passé et l’émergence souhaitée et progressive d’un personnage qui ne se donne pas facilement sont inauguraux — et antonymiques du geste de la mère qui arrache des orties. Nous verrons plus tard que la poète en partage l’objectif de clarification. Mais à lutter contre ces herbes, outre le fait qu’on se livre à une lutte sans fin où la parole créative ne saurait vaincre, on ne soustrait à la dissimulation de la lumière dont l’ortie est ici le symbole qu’en évidant le décor.
4Être juste est autre chose. Peut-être, contre les orties, prendre modèle sur cette autre parole « propre » : non pas celle du nettoyage, mais celle de « l’herbe », dont la première page d’Au Sud du silence signale la sagesse et les possibles, mais pas constants, recommencements :
Seule l’herbe réfléchit
L’herbe sait écrire
Elle écrit par petits bonds d’oiseaux
Et la pluie qui traîne le pas
Elle l’écrit sans brouillon
par bâtons parallèles
Qui ne doivent pas zigzaguer
Et surtout proprement
Sinon
elle déchire l’espace
pour tout recommencer1
5On lit ceci à l’orée d’une œuvre. Il s’agira ainsi de ne pas être dans une justesse de l’évidement — et l’on peut voir, d’emblée, la distance établie par ce projet avec celui d’autres écritures de la justesse et de la justice, fondés, précisément, sur le nettoyage et un certain usage du vide (Reverdy, du Bouchet ou, autrement, Jaccottet). Ici, ce monde est convoqué dans tout ce qu’il donne à voir. Logiquement, cette poésie est ainsi témoignage, mémoire. S’alimentant à ce temps étendu ou répétitif que dit l’imparfait, elle rappelle, autant que possible, un quotidien concret, avec ses personnages (famille, voisins, connaissances lointaines, voyageurs et étrangers) et leurs comportements et habitudes, son bestiaire, sa végétation, son décor bâti bientôt livré aux ruines, ses événements marquants (un enterrement par exemple), ses rythmes (les travaux des champs), ses émotions multiples. Une épaisseur de réalité vient ainsi confirmer un souci de rassembler et de ne rien cacher tant il est vrai que tout y apparaît avec ses limites.
6Parmi celles-ci, il y a bien sûr le fait que ce monde nous parvient en bribes. Ces bribes peuvent être les scènes des « poèmes suspendus »2, les paroles et voix multiples constituant la bande son d’une époque révolue, les défigurations dues à l’histoire personnelle ou collective qui ne laissent subsister que lambeaux, les approximations de la mémoire, peu importe : on a là un geste de recollection qui affiche et assume son caractère parcellaire, mais qui reconstitue aussi une mosaïque où les bribes ont vocation à se faire écho, et par là à restituer une autre sorte de totalité : une totalité rompue, présente par les manques que la pluralité même suggère. Le pluriel assorti au mot « visages » du destinataire aimé est significatif à cet égard. Tel est le premier élan. Il s’agit de récapituler, de relever, pour les fournir les pièces d’une appréciation juste de la réalité évoquée.
7Justesse en effet, je reviens à ce mot. Car l’objectif est visiblement de rectifier les mésinterprétations, de rejeter les illusions, les incompréhensions, fût-ce pour rappeler la dure réalité. Ainsi la « langue blanche » parlée par tel personnage féminin fait-elle l’objet d’une correction de la part de la locutrice :
elle croit voir une hirondelle
alors qu’il s’agit d’une pierre gelée tombant à pieds joints
elle accuse à tort la configuration des murs
alors que le soleil qui lui tient lieu d’horloge a perdu son cerceau3.
8On ne s’étonnera pas, dans ce contexte, de voir la langue poétique tourner à la plaidoirie, emprunter au lexique ou à la phraséologie juridique, comme dans les attaques des premiers poèmes du Livre des suppliques : la formulation initiale « Que ceci soit vrai ou faux », réitérée, ne serait pas en soi significative ; mais suivie, à l’attaque du poème suivant, par « S’il faut croire la rumeur/ tu battais les arbres femelles », puis par « Faut-il te rappeler que tu n’es que ce qui se dit et s’oublie », et enfin par « Admettons que ta disparition était feinte »4, elle prend la forme d’un interrogatoire, elle reproduit une mise en cause, signifiant (avant que l’accusation ne se retourne d’ailleurs contre la parole accusatrice, déclarée incompétente) le refus de se payer de mots et de faux-semblants. Il s’agit ici de retenir tous les indices qui pourraient servir à une compréhension, d’accumuler des informations.
Compréhension et participation
9Pour autant, un tel projet de justesse n’aboutit pas à valider quelque objectivisme réaliste, et pas seulement parce qu’on sait depuis longtemps que le réalisme est illusionnisme. Il faut plutôt dire que la justesse et la justice ne peuvent pas plus se payer d’abstraction que la poésie de mots. Comprendre, en l’occurrence, n’est pas savoir, comme le signale le passage d’une ignorance à l’autre dans la série des questions pseudo-rhétoriques commençant par « comment » qui ponctue Le Livre des suppliques. Après la question « comment savoir qui a plumé l’ange et qui a mangé la mésange »5 qui appellerait une réponse factuelle et un jugement objectif, le « Comment retrouver le paysage étroit »6 et « Comment te faire entendre que la gouttière est mieux adaptée que la chatière pour entrer chez toi »7 signent une progressive empathie de celle qui questionne et du destinataire et explique que la plaidoirie se fasse, non seulement à décharge, mais devienne accusatrice du droit lui-même, qui ne respecte ni faiblesse ni intimité :
tu es démuni face aux moineaux qui attaquent ton figuier […]
tu demandes une chaise pour remettre de l’ordre dans ton squelette et
demandes une trouée dans l’espace pour repérer ton figuier
alors que tu n’as droit qu’au bruit de ses feuilles8
10Qu’est-ce que témoigner, pour la poésie, dans un tel contexte de refus du droit ? Qu’est-ce qu’être juste ? Eh bien, ne pas prétendre n’être pas impliquée, ne pas récuser le sentiment. Dans Le Livre des suppliques, la poète entreprend de faire la genèse de la confusion mentale, parcourt pour son compte l’itinéraire d’une perte de la communication et de la langue9 et descend dans la solitude du destinataire10, ce qui permet de comprendre, à défaut d’en avoir un savoir objectif, à quel point l’interpénétration du décor et de l’identité ont joué leur rôle à cet égard. Le renfermement sur elles-mêmes des langues environnantes rejaillit d’abord sur la langue de celui qui veut en parler :
ce feuillage ne parle pas ta langue
les mots de ta mère ne courent pas les rues de cette ville
[…]
tes mots sont ramassis de sonorités désaccordées11
De là naît une mimésis paradoxale, reposant sur le régime du privatif de part et d’autre de la parole, mais aussi la déshérence intériorisée pour qui s’engage sur ce chemin :
la terre t’as prêté son masque noir tu lui as prêté le tien blanc d’oubli assumé
[…]
Assis sur la pierre du récit tu comptes les poussières dispersées par l’obscurité
[…]
les mots que tu crois prononcer ne fermentent plus le lait du figuier
[…]
Tu es seul de l’autre côté des choses
à l’intérieur d’un autre intérieur
malgré la présence du fleuve dans ton lit12
11Où distinction et indistinction s’annulent dans une même perte des rapports : voilà bien ce que la poésie testimoniale peut dire.
12Il n’en va pas différemment dans Les mères et la Méditerranée13, où la genèse du basculement dans la violence du franc-tireur est associée à tout un imaginaire14 : ici la violence verbale des mères désirant d’abord la destruction15 puis la survie de leurs enfants par métamorphose en oiseaux, se solde par la transformation d’un fils en franc-tireur perché sur un toit, qui, ayant tué, est, à son retour devant elle, « habill[é] en fille »16 par sa mère, comme en une ultime possibilité de survie humaine. En l’espèce, le travail poétique poursuit son œuvre de collection d’informations en intégrant au processus narratif et informatif les émotions, les cris, les imaginaires divers (voix d’une femme désespérée, du macchabée, du fou) de façon à ce que la compréhension de cette réalité trouée soit plus complète.
13Logiquement, le projet de parole juste devient restitution d’un paysage mental, subjectif, à l’échelle d’une collectivité aussi bien que d’individus. De là le fait que cette poésie soit largement imagée, et que les connotations et les associations imaginaires, en particulier, y revêtent une importance essentielle. Dans ce monde, le grenadier saigne, le bâti est un réservoir d’émotions autant que d’usages, l’espace est personnifié ou animé et de toute façon doublé d’un sens possible, symbole à déchiffrer. Ici, « la maison n’était pas une maison/ mais une succession d’opacités et de transparences »17 ; là, l’apparition de « deux lunes » dans le miroir invite à la lecture et à la compréhension :
Nous devons lire leurs intentions dans la flaque de lumière sur le dallage de la cuisine18.
14Ailleurs, l’histoire se caractérise par un affrontement de représentations, par des confrontations d’imaginaires19. Parfois même, en un même individu ; chez le franc-tireur déjà mentionné, par exemple, pris entre la cruauté qui le rend indifférent à la mort d’une femme qu’il a peut-être lui-même tuée, ses rêves d’enfant les plus régressifs et son sentimentalisme. Dans le même ordre d’idées, puisque nous parlions de bribes de paroles, les proverbes, dictons, croyances énoncés au présent de vérité générale, connaissances empiriques ayant force de loi, formulations toutes faites qui apparaissent sous leur forme canonique (par exemple sans articles), se répondent, se complètent d’un poème à l’autre, et associent la réflexion ou la méditation poétique à un paysage mental.
15Mais dire paysage mental est-il encore légitime, ici venu ? Car c’est cela, aussi bien, la réalité. Et le mot « paysage » tend à la localiser, à la figer, quand la justesse ressortit visiblement de la découverte temporelle (rythmique ou ultérieure) de son altérité — en somme de son potentiel d’altération, qui fonde le critère de jugement cherché.
16C’est un fait que ce monde est constitué de voix multiples. C’est un fait aussi que leur multiplicité, leur éloignement, créent un rythme et les implique toutes dans ce rythme, celle de la locutrice comprise. En rester au témoignage serait du coup rester à la surface de la justesse. Le jugement suppose de s’impliquer affectivement, de se montrer impliqué – et d’être réflexif. La justesse n’est pas la bipartition catégorique, topique et définitive, j’aimerais dire définitionnelle, du vrai et du faux, du juste et de l’injuste. C’est le partage des responsabilités et des vérités, leur intégration dans un monde à la fois de mobilité, de permutations des rôles, d’entremêlement.
Le jugement et l’imaginaire
Poésie de l’évaluation réflexive
17Comment cette poésie n’aurait-elle procédé à une évaluation des paroles et des usages langagiers qui la nourrissent. On peut d’abord définir cette évaluation comme une relativisation de leur validité, qui donne son poids à leur cohabitation et à leur coexistence. Ainsi en va-t-il lorsqu’elle évoque la pluralité :
Les mots
vol aveugle dans les ténèbres
lucioles tournoyant sur elles-mêmes
[…]
ils se disloquent en alphabets
mangent une terre différente dans chaque continent20
18Mots de l’expérience subjective de l’écrivaine accueillante aux visiteurs rétifs au figement, mots de chacun, mots de tous, mots de cultures et de langues différentes, les voici qui viennent signaler le caractère géologique et cosmologique du langage lui-même. Ailleurs, ce sont des propos rapportés que la locutrice prend en charge. Dans le recueil Elle dit par exemple :
La falaise dit-elle s’émiette comme un pain pauvre et ce ne sont pas les chênes taciturnes qui sauveront la réputation du paysage21
19On excède ici largement la fonction de témoin. L’attention à la parole appropriée semble intercéder en faveur d’une sagesse qui n’est pas que celle de la poète, et qui peut être populaire ; ainsi les collages et interpolations ont-ils un statut ambigu. Loin d’être vains objets d’ironie, ils valident des sagesses partielles, donnent la voix à une réalité autre, exhument une parole collective qui inhume pour un moment la parole personnalisée – ou l’empêche de devenir autarcique car tel pourrait être aussi le danger d’une justesse qui ne se confronte pas à l’altérité, dont le symbole est la pétrification du récit.
20Ainsi, cette poésie se nourrit d’une réflexivité active conforme à la tradition moderne de la poésie française : je veux dire par là qu’elle prend parfois la langue elle-même pour argument explicite afin d’en évaluer le pouvoir, les travers et les chausse-trappes. Toute la section Compassion des pierres est une vaste réflexion en ce sens. Elle pèse, estime, procède à des distinctions, et exhausse finalement le paradoxe des mots marqués, d’une façon ou d’une autre, par la déficience ou la pauvreté : « mots de jardins pauvres », « d’origine obscure », « incolores », ils ne « dorment » que pour bientôt « s’aventur[er] dans les villes « travers[er] les bouches sans regarder boit[er] des deux pieds pourr[ir] au contact des lèvres termin[er] leur parcours dans le caniveau avec les lunes qui ont épuisé toute leur réserve d’allumettes »22, bref : déployer un itinéraire erratique en une longue énumération d’actions diverses. La contradiction est patente. Mais elle n’est due qu’à une cohabitation des contraires qui oriente vers une autre justesse du propos. On ne saurait mieux signifier, performativement, une relativisation du sens et de la vérité que les mots et les phrases sont censés promouvoir.
L’ordre du monde
21Mais la relativisation ne saurait être juste en elle-même. Elle pourrait laisser place à cela qui interdit la cohabitation : une juxtaposition de réalités valant chacune comme un absolu. Aussi une hiérarchisation nourrit-elle dans cette poésie le jugement réflexif, qui se modélise sur la symbolique élémentaire qui voit opposer le vent ou les pierres et l’eau. Il ne s’agit pas de prendre modèle sur l’eau : elle peut être brouillard qui dilue. De même la symbolique de la pierre peut-elle servir un goût de la pétrification, une esthét(h)ique du figement. La poète met donc en garde celui qui, de la sensation profonde de totalité que donne la saisie d’une pierre, déduirait la légitimité du poing qui frappe pour arrêter le temps :
Il suffit de serrer une pierre dans ta main pour vibrer avec la planète
[…]
Retiens cette main quand le couchant dessine son dernier cercle sur ton mur
le soleil n’est pas un tambour23
22L’ordre est sans équivoque. Il ne faut pas se laisser prendre au piège de l’image figée ; le poing qui cogne sur le monde confond arrêter le temps et ressaisir l’origine. Faire retour à l’origine suppose plutôt l’acceptation d’une métamorphose. Ainsi, le modèle de l’expression juste est une certaine fluidité, un mouvement, une dynamisation, qui écarte les concrétions, en même temps qu’une certaine densité qui repousse la dilution.
23L’image des galets en est la traduction dans un poème de Quelle est la nuit parmi les nuits logiquement repris dans Les mots étaient des loups24. En elle va se dire une poétique de la coexistence, de la coappartenance dans la présence. En elle eau et roche vont s’animer de la même minéralité ; avec elle aura lieu l’altération de ce qui, tout de même, a du corps, autant que la solidification de ce qui passe. Bref, elle va s’entendre comme la contradiction de l’empierrement aussi bien que de la parole qui s’installe et envahit tout, dont, herbe ou ortie, la végétation qui s’approprie l’espace est une figure dans cette œuvre. Surtout, elle signifiera le refus de se bercer de l’illusion des métaphores identificatrices. La revendication d’une lignée, même improuvée, n’y est pas un problème :
Les galets
[…]
Elle les laisse dire lorsqu’ils prétendent descendre d’une lignée prestigieuse des montagnes
parler de droite et de gauche comme dans les firmans anciens25
24La vérité factuelle de cette revendication importe peu ici parce qu’elle ressortit à l’invention d’une histoire, et par là reconnaît le temps et s’y inscrit. On peut laisser aller la parole qui accueille un rythme, la poétique qui sait la valeur de l’altération. Mais la métaphore qui prétend fixer les ressemblances, topicaliser l’analogie, est dangereuse. Elle procède à des distinctions avant de les figer en images abstraites, en images que leur localisation rend abstraites. Aussi se voit-elle renvoyée, avec vigueur, à une pratique loqueteuse : le personnage qui laissait d’abord parler les galets
les traite de cailloux, d’épluchures de requins, de vomi de continents
lorsqu’ils prennent un palmier pour un minaret
une procession de fourmis pour une caravane
et le perroquet pour le muezzin26
Écrire : relayer
25Que peut être le poète juste, dès lors, sinon celui qui relaie une parole, la fait transiter, et se fait transiter par là même ? J’ai rappelé l’ancrage personnel connu de ce relais pour Vénus Khoury-Ghata. Mais cela concerne une éthique de la parole existentielle au-delà du drame familial vécu. Il s’agit de faire advenir une parole qui ne cherche pas à prendre la verticale, à atteindre quelque absolu idéal, mais qui regarde le monde tel qu’il est, face à face… On peut revenir sur le texte Les mères et la Méditerranée à ce sujet. Nous avons lu que les mères qui voulaient voir leurs fils survivre en « êtres à plumes »27 en font des êtres voués à la mort, subie ou donnée – de ces enfants qui tuent ou se tuent. Qu’est-ce à dire sinon que la plume d’oiseau, celle dont on se pare aussi bien (et le verbe veut aussi dire se défendre, se protéger contre), n’est pas la bonne plume ? Cette plume-là vit de mort comme l’oiseau devient franc-tireur et tueur. Quelle rédemption pour lui ? La mère le sait finalement, qui, nous l’avons vu, l’habille en fille28.
26De là à dire que l’horizon de la justesse est une parole féminisée, il n’y a qu’un pas. La fille, c’est celle qui utilise une autre plume. C’est celle qui oppose le discours du corps humble, en phase avec la terre, à la rêverie des mères, et pour la corriger. La métamorphose finale du fils a valeur de rédemption. Elle consacre une élévation impossible (symbolisée par le « toit » et l’ « oiseau ») parce que la verticalité n’aboutit qu’à la déflagration et à la mort, et rédime le sentimentalisme féminin de ce faux oiseau de proie qui était attendri devant le chat mort29.
27Nous avons fait un petit détour par des archétypes. La poétique de la justesse est désormais à portée de main. Contre les ruptures, elle engage la continuité disruptive, qui voit préférer aux métaphores figées et aux comparaisons inouïes, censément surprenantes et par là même topicalisées, de la tradition avant-gardiste, les métaphores filées, avec imbrications et emboîtements, les symboles, les images transitoires qui sont comme la recherche d’une figure jamais donnée, et, surtout, les métaphores greffées sur des métonymies, qui ressortissent à une ontologie de la continuité. C’est cela au fond qui fait sens : l’idée que la continuité et l’identité ne s’excluent pas, mais s’épaulent. La figure grammaticale de cette ontologie, dans l’écriture poétique de Vénus Khoury-Ghata, est l’utilisation du « nous » (qui associe le « je » et des autres multiples), la permutation et la rotation des référents auxquels renvoient les « ils », « elles » ou les « tu », voire des « on » et des « nous ». Tout se passe avec ces choix comme si destinataires et personnages passés au filtre des pronoms étaient censés trouver leur identité par échange des places, mobilité, mutation, transformation.
28Ce qui ouvre à ce j’aimerais appeler, pour finir, une poétique de la couture.
Poétique de la couture
Une œuvre en déplacement : aléas de l’intratextualité
29La réflexivité en jeu ici ne renvoie en effet nullement, à mes yeux, à une légitimation du « texte » poétique tel que purent l’entendre certaines théories textualistes dans les années soixante et soixante-dix. Elle renvoie à quelque chose qui y ressemble car il y va d’un tissu, mais ce tissu affiche le processus du tissage pendant la lecture, comme s’il tirait sa légitimité de s’inscrire dans un temps fait d’allers-retours à partir d’un présent toujours en cours, dont l’activité de couture me paraît en effet être une métaphore éclairante, puisqu’elle suppose un geste de retour en arrière pour que l’ouvrage puisse continuer, et invalide par là l’interprétation topique du texte comme maillage figé sur lui-même.
30Dans ce mouvement de refiguration de ce qui a été défiguré, que j’ai appelé recherche de la justesse, l’écriture de Vénus Khoury-Ghata retrouve en vérité le geste de coudre comme un mouvement de vie et de vitalisation. Deux modèles figuratifs traduisent un rapport ontologique à la couture dans la culture occidentale : celui des Parques, qui coupe, celui de Pénélope qui recommence incessamment l’ouvrage en le détissant. Si l’on a ce double archétype en tête, on peut admettre que le geste de détissage incessant correspond ici à l’arrachage des orties par la mère ; quant à la coupure, le destin littéraire du frère aimé en fut l’épreuve dramatique. Comment les surmonter ? Eh bien, pour la poète qui ne se résigne pas, en reprenant le fil ancien pour avancer.
31Le retour inaugural (« Retour amont », disait René Char) d’Orties en dit déjà long à ce sujet : « j’ai décidé d’être seule maître du jeu », assume-t-elle. Mais ce « jeu » est aussi un jeu avec le « je » gros de ses autres – qui n’est qu’un j apostrophe, d’ailleurs, dans cette affirmation. Il faut donc revenir incessamment à lui, à eux : c’est toute l’œuvre qui se dit là. Logiquement, le long poème Orties forme la première section de Quelle est la nuit parmi les nuits en 2004, la deuxième et dernière du volume Où vont les arbres ? paru au Mercure de France en 2011… et la première de l’anthologie paru dans la collection Poésie/ Gallimard en 2016. On ne dit pas mieux la nécessité de coudre et recoudre.
32Au-delà, nombre d’autocitations, de formulations récurrentes, d’un recueil ou d’un poème à l’autre permettent de renouer les liens de soi à soi sans pour autant obvier à la narrativité du propos. Dans « Inhumations », « Ce n’est pas par un jour pareil qu’on range la grange »30 et « Ce n’est pas par un jour pareil qu’on éventre la terre »31 se font écho. Les multiples « Elle dit » et leurs variantes (« dit-elle », voire « il dit ») ponctuent le recueil éponyme, mais se voient encore relayés par le même rappel de parole féminine dans telle page d’« Inhumations » (« Elle parle une langue blanche repêchée des eaux »32) ou tel dialogue des « Variations sur un cerisier », faisant alterner les paroles du père (« Le père dit » ou « dit-il »33) et les réponses (« dit-elle »). Il s’agit bien, à l’intérieur d’un recueil ou d’un recueil à l’autre — voire, si l’on considère les récurrences de motifs dans les proses, d’un livre à l’autre — d’avancer sans perdre le fil. Ici la répétition est de mise — qui n’est certes pas ressassement. Les procédés classiques et moins classiques sont admis dans la composition des textes. Associations d’idées (« colère », dans Orties34), échos et autres parallélismes tissent une véritable toile. Retours de personnages, de décors, d’événements, le mot même de « Variations » au cœur d’un titre (Variations sur un cerisier) en témoignent. Et si la poète y voit une forme d’onirisme (« le rêve seul moyen de locomotion pour atteindre ma mère qui habite le dessous »35), ce monde onirique est sans commune mesure avec celui qu’a légué le surréalisme. Derrière, comme nous l’avons vu, la maîtrise est affirmée et maintenue. Et elle se traduit par des ruptures nettes après digressions, par des sauts, des retours auto-commentés, prouvant, si besoin était, que la couture réflexive passe aussi par l’aptitude à couper court.
Reviviscence intertextuelle
33Comment, dès lors, tout un soubassement culturel ne viendrait-il s’y glisser, signifiant cette fois la maîtrise du maillage large ? Sans revenir sur des points plus connus, j’aimerais, pour finir, relever quelques éléments d’un jeu intertextuel, de réécriture par retour et déplacement qui ne font, à mon sens, que confirmer le souci de reviviscence propre à cette poésie.
34Parlons d’abord d’épopée. De l’usage du régime narrativo-discursif, avec prise de parole de personnages, multiplication des voix, à l’évocation d’un destin collectif illustré par la vie de quelques personnages, d’une communauté, à l’intrusion de la guerre, tout est là pour indiquer une présence de l’épique. Il n’est pas jusqu’à l’épithète homérique qui n’ait ici sa place, comme dans cette suite : « olivier au pied bot/ chêne mâle aux épaules cagneuses/ platane chiffonnier aux mains fourchues »36. Certes, le lien est ici tragiquement ironique ; il signale que la couture n’est que provisoire retour, qu’elle sert à aller plus loin. Et, en effet, il n’y a pas ici de héros an sens convenu. Il n’y a que des humains en souffrance. Mais aussi bien l’épopée revue à l’aune de l’histoire contemporaine n’est-elle que cela.
35De même, la tragédie familiale est là, jusqu’à la fille juge qui tente de renouer ce monde défait. Où se profile la figure d’Antigone. Mais il n’y a pas de tragédie voulue par les dieux : là encore, le déplacement vaut responsabilisation de la parole. Elle se fait donc logiquement, non pas théâtrale, mais dialogique dans un cadre poétique.
36Bien d’autres choses seraient sans doute à dire à cet égard. Il s’agirait notamment d’étudier la convocation de la grande thématique cosmogoniques des travaux et les jours avec Hésiode en filigrane (« ils se mirent à plusieurs pour éventrer la terre »37), de repérer les interpolations des textes sacrés, avec leurs grandes lois, allégories, réflexions sur l’écriture inspirée (ainsi, dans telle réflexion sur l’alphabet38), ou de voir comment s’insinuent le conte et certaine fantaisie (on voit apparaître le Petit Poucet, notamment), et bien sûr de parler de traduction. D’un tel champ, immense en vérité, je ne fais ici que mentionner à la fois les aspects et ce qui les relie en une logique profonde, où éthique, esthétique et ontologie se mêlent pour dire une philosophie du transit, du passage, de la concaténation – une réflexion sur la création circulatoire ouverte, qui trace un chemin en s’autorisant des retours en arrière et des avancées, de sorte que l’ouverture ne soit qu’un autre mot pour dire, au sens le plus large du mot, se retrouver.