Exorciser la mort, une quête vitale chez Vénus Khoury-Ghata
1L’œuvre abondante de Vénus Khoury-Ghata est traversée de morts tout comme sa propre vie qu’elle évoque dans plusieurs ouvrages, depuis son enfance libanaise jusqu’à son âge mûr parisien. Les figures récurrentes de l’endeuillée et des disparus reviennent d’un livre à l’autre, chez celle qui se voit comme une veuve à vie. Mais dotée par ailleurs d’un puissant élan vital malgré une « tristesse aussi vieille que le monde1 », elle mettra tout en œuvre pour se reconstruire après chaque épreuve, multipliant les moyens d’échapper à ce sentiment de deuil irrémissible, depuis l’évocation de maisons endeuillées mais matricielles au recours à la mystique, aux superstitions et aux diverses croyances en la réversibilité entre l’ici et l’au-delà. Si « philosopher c’est apprendre à mourir », selon la belle formule de Montaigne, inspirée de Platon, l’écriture khouryghatienne ne figure-t-elle pas d’ailleurs une possible manière de se familiariser avec l’inéluctable en franchissant les frontières de la vie et de la mort ? N’est-ce pas cette quête ambitieuse que distillent inlassablement poèmes et romans où la mort ne saurait être une fin et requiert comme un au-delà de l’au-delà pour la compléter et offrir une perspective rassurante aux vivants survivants ?
L’impact d’une sombre enfance au Liban
2Née à Bécharré, l’écrivaine restera sa vie durant hantée par une enfance meurtrie auprès d’un père austère et brutal, d’un frère poète raté bientôt interné et d’une « mère de rien du tout2 » dont elle sera à jamais orpheline. La maison familiale près de Beyrouth et son jardin aux orties circulent souvent dans ses romans mais aussi au cœur de ses poèmes même dédicacés aux amis écrivains parisiens. Une pauvre maison semblable aux cubes du cimetière du Moukattam au Caire investi par les déshérités, une maison que n’aimaient ni la mère ni les enfants, mais qui les marquera à jamais. Plus mythique finalement que réelle, elle essaimera dans l’œuvre ses multiples attributs au gré d’une inspiration fantaisiste : murs, fenêtres, seuils, porte, toit, vitres, puits, clef, lampe à pétrole. Et notamment ce champ d’orties que la mère s’était promis d’arracher un jour sans jamais s’y atteler, sans doute parce qu’il lui offrait un espace de silence et de rêverie bienvenu avant que ne revienne l’époux dans cette maison si triste où la famille vit dans le drame et les cris. La sœur aînée est morte, payant pour le père, un moine défroqué devenu militaire qui ne cessera depuis de répéter : « On doit s’interdire de vivre quand on a planté son enfant sous un cyprès3 ». De fait, il pourrira la vie de ses proches, par sa haine envers son fils, son souffre-douleur qu’il roue de coups, ameutant tout le voisinage et jetant honte et opprobre sur la famille. Vénus enfant souhaite la mort de ce père qui veut enterrer vivant ce fils, ne supportant pas ses mœurs dépravées et son goût de la poésie, un « genre maudit, porteur de folie4 » ! Elle verra ce frère délicat et cultivé sombrer dans l’héroïne et dans une incurable folie qui le mènera à l’enfermement, au grand désespoir de leur mère.
3Essentielle aussi la maison à Bécharré au Nord-Liban où elle passe ses vacances d’été en liberté loin du père brutal et sombre. Le terroir paysan où flotte une odeur de cannabis y est aussi imprégné d’une ambiance de mort, de vieilles croyances et de superstitions. Les maisons sont en terre battue pour mieux écouter la respiration des morts avides de confidences. Son oncle menuisier fait des cercueils qui servent de cachettes aux enfants. Autour, plusieurs tombes d’anachorètes et surtout le monumental tombeau du célèbre poète Khalil Gibran. Quatre cousines y ont été décimées en pleine jeunesse par la tuberculose et sa mère les revoit souvent dans ses rêves à travers une grille d’eau5. Le deuil et ses rites rythment la vie du village, et le cimetière proche participe totalement de la nature avoisinante. Les veuves y sont nombreuses et vont près des cascades le soir tenter d’établir un dialogue avec leurs défunts. Là-haut à Bécharré, constate Vénus « les légendes sont plus crédibles que la réalité, les rumeurs plus tangibles que la vérité6 ». Y pullulent les vieilles croyances comme de repêcher avec des seaux les âmes égarées au fond des puits. La mère qui marquera fortement l’imaginaire de Vénus Khoury-Ghata de sa personnalité étrange et solitaire reste très attachée à ce terroir originel. Certains soirs à Beyrouth, elle croira entendre, nostalgique, les chants funéraires de ce village perché qu’elle craint de ne jamais revoir. Bientôt le Liban lui-même s’engagera dans une longue guerre civile fertile en disparus et en cadavres charriés par la mer. L’écrivaine en aura le terrible écho à Paris où elle s’est installée avec son jeune mari. Elle consacrera plusieurs ouvrages à ce drame sanglant, tentant d’en alléger le traumatisme par des récits burlesques invraisemblables ou rappelant en vers vibrants le calvaire des mères de Méditerranée, déchirées par des fils assassins ou victimes.
4Ainsi, l’imaginaire khouryghatien restera profondément imprégné par l’ambiance morbide qui régnait dans ces lieux sombres et par leurs traditions villageoises et orientales. Elle constatera dans La Femme qui ne savait pas garder les hommes :« Ton état dépressif remonte à l’enfance »7 et n’aura de cesse de tenter d’en exorciser les douleurs en revisitant un passé aussi lourd qu’inoubliable avec ses maisons tristes.
D’autres maisons endeuillées à Paris
5Plus tard, avec l’installation à Paris, l’âge adulte apportera lui aussi son lourd fardeau de morts : le second mari, trop tôt disparu, puis le nouveau compagnon et surtout la perte de la mère. De ces multiples deuils seront empreintes les demeures successives de l’écrivaine, près de la place d’Iéna avec son jeune mari, puis à l’orée du Bois de Boulogne après sa mort. Or dit-elle : « Mon écriture ne va pas au-delà de ma peau et des maisons que j’ai habitées »8, maisons orientales ou occidentales, modestes ou aisées, si différentes soient-elles, qu’importe ! Car ces demeures habitées, déshabitées, disparues ou non, ont toutes abrité les moments les plus intenses de sa vie, dans la joie ou dans la douleur. C’est donc autour de ces maisons que s’échafaudera la partie la plus personnelle de son œuvre, et que prendra racine sa sensibilité si particulière. N’est-ce pas aussi chez celle qui s’affirme volontiers comme arabe, une remontée de la poésie jahalide se lamentant sur les ruines de sa maison ? Ainsi, La Maison aux orties constituera une sorte de somme qui enchevêtre trois deuils majeurs de la romancière et leurs lieux essentiels. « Ma mère, mon jeune mari et M. circulent dans l’encre de mes pas »9 avoue-t-elle en une éloquente métaphore. C’est la suite réclamée par de nombreux lecteurs d’Une Maison au bord des larmes, roman centré sur le frère persécuté et son terrible destin. Dès le prologue, cette œuvre multiple s’inscrit comme une autofiction, une sorte d’examen de conscience théâtralisé mêlant passé et présent, dialogue et récit, fiction et réalité, en une organisation assez fantaisiste au gré de la mémoire et de l’imaginaire poétique. Les trente-cinq premières pages sont consacrées exclusivement à la figure de la mère — deuil primordial dont l’auteur est inconsolable — qui réapparaîtra plus loin dans le texte à la faveur de cris, de remontrances ainsi que d’Une mère russe10, livre d’Alain Bosquet sur sa mère. Mère et maison sont définitivement inséparables, car même morte cette dernière ne cessera de songer à sa maison. Évoquer l’une c’est évoquer l’autre puisque cette mère « se disait la mère de tous ceux qui savent dessiner une maison11 » et appelait régulièrement ses enfants à en dessiner pour les assagir. C’est aussi un dessin de maison demandée par Vénus à sa petite fille Mie qui servira de relais enclenchant l’évocation du jeune mari mort et de leur maison prête à se suicider pour suivre son maître12. Bientôt une nouvelle demeure près du bois de Boulogne hébergera la jeune veuve et sa fille, avec un nouveau compagnon qui lui aussi va mourir. Puisque « c’est dans son destin d’être veuve des hommes qui partagent sa vie. Jeunes ou vieux, ils sont éparpillés dans les cimetières13 ». L’écrivaine couchera ce nouveau deuil dans La Femme qui ne savait pas garder les hommes, l’inscrivant lui aussi dans l’espace, d’un appartement parisien à une lointaine hacienda, au milieu des objets du quotidien qui donnent vie à ces lieux. Les portes y transmettront l’écho des mystérieux chuchotements des deux morts aimés, les matelas resteront imbibés de leurs odeurs et les habits de l’un et de l’autre finiront par se confondre dans les armoires.
6Un autre roman, Cherche chat désespérément14se déroule aussi dans la seconde demeure parisienne où s’active l’héroïne, double évident de Vénus Khoury-Ghata. Jardinage, cuisine, rapport au voisinage et écriture évidemment sont au centre de ce récit plein d’humour et de lucidité conté par une chatte fine et perspicace. Ce besoin d’un ancrage matériel dans une sorte de matrice familière et protectrice comme le ventre maternel fera partie des multiples ressources de l’écrivaine pour échapper à l’angoisse du deuil, et se reconstruire vaille que vaille en mêlant passé intense et présent incertain à l’ombre de la mort et de la solitude. C’est pourquoi les trois maisons seront inscrites comme de véritables personnages en finale du prologue de La Maison aux orties, chacune étant intimement liée aux grands moments de sa vie.
Stratégies pour exorciser la mort
7C’est donc à partir de ce socle que Vénus Khoury-Ghata, en véritable amazone, déploiera une quête vitale pour exorciser la mort envahissante, échapper à la dépression, à l’aide de diverses stratégies, et notamment de l’indispensable écriture.
Recours à la mystique et aux superstitions
8Elle aura recours aux vieux mythes universels de renaissance et d’éternité ainsi qu’aux croyances religieuses qui promettent la survie au-delà de la mort selon des rites ancestraux pour communiquer avec l’invisible. Elle s’accrochera aussi à toutes les superstitions d’où qu’elles viennent en sus des paysannes et orientales bien connues, et s’enrichira de pratiques puisées un peu partout sur les différents continents15. Car, on le sait, depuis l’antiquité, philosophies et religions ont réfléchi et théorisé sur le mystère de la mort et ses rapports avec la vie. Ainsi comme l’écrivait le philosophe Vladimir Jankélévitch dans son ouvrage sur la mort :
La philosophie des palingenèses pour conjurer le spectre de l’irrévocable, imagine un échange entre la vie et la mort : les âmes passent et repassent ce seuil fatidique qui n’a plus rien de fatidique et circulent librement d’un monde à l’autre […]. Dans le langage des Orphiques, le Phédon nous parle d’une antapodose ou compensation dont le but est d’équilibrer la mort par la renaissance.16
9L’antiquité abonde en récits de descentes aux Enfers chez Homère comme chez Virgile. Le mythe d’Orphée bien connu inspire évidemment Vénus17 : musicien hors-pair, il va rechercher sous terre Eurydice, la femme aimée, mais il oublie l’interdiction de se retourner pour la regarder et ne peut la sauver. Chez Vénus, vie et mort apparaissent ainsi comme deux espaces réversibles, la porosité des frontières entre les deux se manifeste de multiples manières. Cette proximité des deux mondes pourrait être mise en rapport avec l’expérience fondamentale chez l’auteur de la dualité, voire de la pluralité des langues, des cultures et des univers, elle qui vit depuis toujours entre plusieurs langues — l’arabe, le français, le syriaque et l’araméen de ses ancêtres18 et bientôt l’espagnol... —, pérégrine entre continents et traditions avec curiosité et appétit. Ainsi explorera-t-elle dans son œuvre de nouvelles thématiques venues de tous ces horizons dans des époques et des univers différents, de l’Orient ottoman au Levant libanais et druze, de l’Amérique du Sud au désert d’Arabie, de l’Italie profonde aux beaux quartiers parisiens.19 Selon Evelyne Accad d’ailleurs, « les écrivaines femmes tendent à regarder la multi-culturalité comme positive. »20
10N’y a-t-il pas aussi une connivence entre la mort et la nature même qui récupère les corps et se nourrit d’eux ? L’œuvre toute entière de l’écrivaine abonde en allusions à cette symbiose entre nature et mort : ici des enfants nés morts continuent de vivre sous terre, mangent les herbes à la racine jusqu’à empêcher toute végétation de pousser dans le jardin, là « celui qui mourait cédait sa place à l’arbre de son choix/ […]/ Homme et chêne partageaient la même écorce21 ». Son ami le poète Alain Bosquet, un amoureux des arbres au nom évocateur, lui a affirmé lui aussi qu’il reviendrait au monde en arbre pour renaître sans cesse. Une feuille d’arbre ne peut-elle pas contenir la main du jeune mari ou une de ses lettres puisqu’un figuier peut avoir le même ADN qu’une jeune femme ?22 Évoquer des morts insatisfaits pourrait apporter la pluie. D’ailleurs le cimetière, lieu symbolique de cette communion entre mort et végétation est très présent chez Vénus. Les anachorètes de Bécharré viennent se réfugier dans leur future tombe lors des chutes de neige. La mère du notable dans La Maîtresse du notable fréquente assidûment ce lieu, y nourrit les morts de libations comme dans l’antiquité et les interpelle. Curieusement Vénus, elle, ne hantera pas le cimetière Montparnasse où est enterré son jeune mari, fuyant peut-être une réalité trop crue pour un imaginaire finalement plus rassurant car maîtrisable.
11Nombreuses sont par ailleurs les réflexions de l’écrivaine sur ce monde des morts et ses caractéristiques. Déjà adolescente à Beyrouth, elle croyait voir dans l’eau d’un bassin la figure de sa voisine morte en couche qui lui demandait des nouvelles de son bébé ! Devenue veuve, elle va se livrer pleinement à l’évocation de ces morts et de leur vie souterraine. Des morts sourds, peu loquaces, souvent rancuniers et susceptibles, qui, harcelés, ont du mal à se libérer de leurs corps. « Elle élaguait, enlevait l’écorce des mots et débitait leur chair, écho à la longue dégradation des corps23 » note sa fille, allergique, elle, à cette voix macabre. N’y a-t-il pas des revenants de l’autre monde, des obscurcis, des invisibles, ces morts qui errent la nuit et s’attaquent à tout ce qui bouge, ou qui poursuivent les vivants pour se venger car « les morts ont le bras long24 » ? Dans d’étranges et beaux vers, Vénus donnera la parole à ces obscurcis aux personnalités diverses, rêveurs, nostalgiques ou ascètes, qui dévoilent leurs impressions sur ce nouveau monde, échangent comme dans les fameux dialogues des morts, genre instauré par le rhéteur Lucien de Samosate d’origine syrienne et repris à l’âge classique par un Fénelon ou un Fontenelle. Les Druzes, une des dix-huit communautés du Liban, croient, eux, en la réincarnation des âmes qui transitent d’un corps à l’autre au sein du groupe. Dans Le Moine, l’Ottoman et la Femme du grand argentier, la romancière s’appuie sur cette croyance, les morts y circulent dans l’air, entrent par n’importe quelle ouverture dans les corps et attendent le bon moment pour revenir, voire récupérer leur ancien squelette, car « la vie n’est qu’un serpent qui se mord la queue. On naît, on meurt, on renaît jusqu’à la fin des temps. »25. La « poétique du disparu »26 comme la nomme justement Pierre Brunel dans la belle préface du recueil Les Mots étaient des loups, se retrouve dans bien d’autres ouvrages comme Le Facteur des Abruzzes dédié par l’écrivaine à sa fille où une veuve part dix ans après la mort brusque de son époux sur ses traces pour « refermer le cercle du deuil »27.
12C’est pourquoi Vénus imprégnée de toutes ces croyances et choquée par la mort brutale de son jeune mari se refusera longtemps à y croire et continuera à l’attendre et à guetter le retour de celui qui partait souvent en voyage. « Ma mère était passée de l’autre côté de la vie, dans cet espace — temps où l’imaginaire est alors abri et refuge28 » note sa fille Yasmine Ghata dans Muettes, ouvrage consacré à ce moment traumatisant pour elles deux. L’écrivaine croira ainsi reconnaître son mari dans des passants aperçus ici ou là, dans des lieux improbables, en Italie ou à Alep. Elle le verra de temps à autre dans les vapeurs d’une casserole ou en rêve et échangera avec lui. Elle usera aussi de curieux subterfuges pour le faire revivre, donnant les costumes du mort à un ami d’enfance du défunt, Pierre qui jouera dans La Chute avec l’un d’eux. Vénus suivra toutes les représentations pour se donner l’illusion de revoir son mari vivant sur la scène. Elle le réanimera aussi un peu plus tard avec la veuve de Pierre au cours de dîners où elles évoqueront les deux amis autour de photos. Mais « remuer les papiers d’un mort ne suffit pas à le ramener à la vie29 », comme dit le facteur à Laure, l’héroïne si semblable à Vénus du roman Le Facteur des Abruzzes. Qu’importe pour l’écrivaine qui veut rester à l’écoute de l’invisible. Ainsi aura-t-elle recours à toutes sortes de voyants : un spirite Eliahou, un réflexologue chinois, un mage, en plus des rêves. Un voyant extralucide lui dira que son mari cherche un corps qui lui convienne. Comme Victor Hugo elle songera à faire tourner les tables avec une amie italienne. Où te retrouver ? Se demande-t-elle, l’espérant dans un coin de sa maison, ou dans une maison à l’intérieur d’une autre maison, dans le corps d’une femme enceinte, prêt à revivre. A plusieurs reprises elle ira à de supposés rendez-vous avec ce jeune mari aperçu sur la vitre d’un café, miroirs et eau servant souvent de catalyseurs aux apparitions dans son œuvre. Elle enclenchera de nombreux dialogues de tonalités diverses avec lui, mêlant plaintes et questions sur l’au-delà et sur Dieu. Son époux lui reproche de l’avoir laissé enterrer, tout en lui demandant pardon de l’avoir parfois abandonnée pour voyager. L’été parisien la désole car le café de leur rendez-vous va fermer et son mari ne plus lui apparaître. Ces rencontres sont-elles un jeu pour poursuivre la vie ? Sans doute, mais elles lui servent aussi à régler ses comptes intérieurs en élucidant certaines questions de son passé qui la taraudent. N’a-t-elle pas commis des fautes ? A-t-elle bien compris ses proches défunts ? Selon sa fille Yasmine, la culpabilité devient alors « leur pain quotidien30 ». Tout ce qui lui reste sur le cœur nécessite explication pour arriver à la paix de l’âme et éloigner définitivement remords, doutes et incompréhension. Sans doute lui prête-t-elle bien des répliques car « quand on aime, on remplit la bouche de l’autre avec ses propres mots »31. Le jeune mort finit d’ailleurs par demander à sa femme de cesser de le harceler car il est occupé à se réconcilier avec sa nouvelle image et à vivre pleinement sa vie de mort. Convaincu par un mage, elle décidera donc de mettre fin à ces dialogues à une seule voix et de laisser tranquille ce jeune mari qui erre on ne sait où, dans une feuille morte, une étoile…
13Si l’annonce d’une autre mort, celle de la mère, a terrassé sa fille en pleurs, cette mère ne semble pas non plus complètement morte puisqu’elle ressurgit sans cesse dans romans et recueils de poésie. Elle y figure parfois au centre même du texte comme dans Elle dit ou Où vont les arbres32, tantôt simplement décrite, tantôt dans de véritables échanges post mortem. L’écrivaine célèbre cette mère si modeste dans ses plus menus gestes et la magnifie en lui conférant d’étranges pouvoirs dans l’univers du rêve qui est le sien. La mère y admoneste sa fille, lui donne des conseils et lui dicte même des idées : « Cesse de t’éparpiller. Trop de livres à écrire, à lire, trop de conférences à l’étranger pour satisfaire ton ego. Concentre-toi sur les orties que je n’ai pu arracher de mon vivant. Fais-le, ne serait-ce que par écrit33 », ce que l’écrivaine est en train de faire. Elle lui recommande aussi de ne pas souiller l’honneur de la famille en divulguant des ragots sur ses cousines et ses proches. Et l’encourage à traiter de sujets plus gais. « Mon analphabète de mère me donne des leçons d’écriture34 », s’exclame l’auteur avec amusement. Ainsi, à travers ces dialogues improvisés se poursuit et s’approfondit l’exploration de la figure de la mère, pas si ignorante que cela, et dotée d’un solide bon sens paysan, plein de finesse et de ruse. Mais cette mère, elle aussi, va s’éloigner comme le jeune mari :« J’écrivais tant qu’elle me dictait, tant que ma plume vomissait ses mots, tant que mes mots pouvaient te ramener à moi35. »
Stratégie de diversion « amoureuse »
14Sur les conseils, pense l’héroïne, de son jeune mari qui lui dit avoir mis M. sur son chemin, elle se lance dans une liaison amoureuse avec ce célèbre peintre chilien déjà âgé. Son mari grand amateur de peinture aurait pu en effet le connaître, travaillant non loin de chez lui. L’écrivaine est vite fascinée par cet artiste puissant et fantasque qui a fréquenté de grands maîtres comme Dali, Breton ou Le Corbusier et vit entouré d’une collection impressionnante d’œuvres d’art. Il continue de peindre et elle assiste ainsi avec curiosité à son travail de création, elle-même parfois servant de modèle, comme lors des concours de beauté auxquels elle aimait participer dans sa jeunesse. La situation est certes un peu scabreuse car l’épouse vit à l’étage de leur hôtel particulier. Mais Vénus se laisse emporter par la fascination pour cet artiste célèbre au talent reconnu qui la distrait par ses fantaisies, son caractère fort et exigeant et ses diktats injustes et farfelus. Elle partage avec lui le goût de l’art, des mots, de la liberté et de l’humour. « Je m’emmitouflais dans ses délires comme dans un drap chaud36 », avoue l’héroïne joliment ! De fait ils se consolent mutuellement, elle de son veuvage, lui de son vieil âge ! A la différence de son jeune mari, M. après sa mort ne reviendra pas la hanter. Car la mort ne lui sied pas à lui qui affirmait que les morts n’étaient pas de ses amis et qui doit se moquer dans son cercueil !
Autre diversion, le défoulement physique et matériel
15Vénus aura recours aussi à divers travaux physiques pour s’assagir : rénover encore une fois sa cuisine – briser des dalles l’exalte en lui donnant l’impression de libérer un mort, faire du jardinage, bêcher ses plates-bandes, semer blé, luzerne et hortensias en souvenir de sa mère. « Je bêche, creuse jusqu’à entendre les morts me crier : ‘Arrête ton vacarme, laisse-nous dormir en paix’37. » Elle retrouve en quelque sorte les activités de ses ancêtres à la fois paysannes et dames comme sa propre mère, écriture en sus. « La plume dans une main, une cuillère dans l’autre, je touille un potage et corrige un texte en même temps, désherbe une plate-bande tout en cherchant la chute d’un poème […] rien de tel que l’humus pour fertiliser un texte 38» ! Sa passion des chats sera aussi une source d’apaisement et de consolation : c’est sa « progéniture de la main gauche39 » comme elle la qualifie avec drôlerie, sept félins typés aux caractères différents dont la patte vaut un somnifère et qu’elle doit aller rechercher parfois le soir avec son voisin Boilevant. L’un d’eux deviendra le héros de ce roman plein d’humour et de lucidité Cherche chat désespérément où l’animal se livre à l’analyse de Vénus « une allumée bilingue comme bigame40 » et vante « ses casseroles aussi débordantes que son imagination41.» C’est finalement la mort d’une de ses chattes, Salomé, qui rendra réelle celle de son mari et la convaincra d’arrêter son jeu. Pourrait-on oser ici un rapprochement avec Colette dont Vénus Khoury-Ghata partage un certain nombre de goûts et de traits de caractère : le rapport à la mère, à l’enfance, à la maison, à la nature – songeons à La maison de Claudine42– la personnalité forte et libre, la vision féminine du monde, la liberté de ton, la facilité d’écriture, l’humour, l’amour des chats ou la pluralité des compagnons et même un itinéraire de la campagne à la vie parisienne avec son univers littéraire et artistique? Bien des points communs donc, mais la marque khouryghatienne reste dans ces traumatismes secrets et cette révolte profonde qui la poussent à ruer toujours contre frontières et limites de notre destin humain voué inéluctablement à la mort.
Voyages divers et activités littéraires
16Sur les traces de son jeune mari, l’héroïne va ainsi rencontrer une de ses anciennes maîtresses à Paris, puis décide d’aller « enquêter » avec sa fille Mie chez sa belle-mère à Istanbul. Elle veut remonter le fil du passé complexe de son époux qui a changé plusieurs fois d’identités suite aux vicissitudes de sa famille, retrouver une part de lui-même, peut-être le yali, la maison sur les bords du Bosphore où il a vécu son enfance, sa vraie maison qu’il rechercherait en vain aux dires d’un des voyants consultés. Curieusement elle espère aussi voir sa belle-mère souffrir plus qu’elle de la mort de son fils, ce qui ne semble pas être le cas. Sa fille nuancera le propos et s’attachera plus tard à décrire avec finesse cette grand-mère artiste passionnée de calligraphie43. Vénus effectue aussi de nombreux voyages à l’étranger pour des colloques ou pour présenter ses livres. Devenue célèbre, auteur de nombreux ouvrages primés, elle participe à Paris à la sélection de grands prix littéraires, en compagnie de plusieurs écrivains du Gotha parisien dont elle fait des portraits vivants et humoristiques.
L’écriture comme thérapie
17Mais le remède essentiel et décisif est finalement l’écriture elle-même, voie que son frère avait tentée en vain et qui lui avait valu la haine exacerbée de son père. Elle avoue ainsi : « [l]’écriture te sauve à chaque défaite, à chaque perte d’un être cher, garde-fou contre le mal d’être, le mal de vivre44 ». Après la mort du jeune mari, ses amis écrivains lui conseillent d’ailleurs d’écrire pour ne pas devenir folle. Revenir sur son passé lui offrira de fait une sorte de catharsis, une anamnèse bienfaisante : revisiter les lieux de son enfance, les figures des êtres aimés morts et poursuivre les dialogues avortés, guidée par un irrémissible besoin d’en savoir plus sur le mystère, l’incomplétude des grands moments de sa vie — enfance ou mariages — et sur la vraie nature de ses proches. « Je veux les interroger, ouvrir les bouches scellées par le silence, leur extirper par la force la cause de colères aussi brutales et brèves...45 » dit-elle au sujet de ses parents. Un propos intense qui révèle chez l’écrivaine une violence contenue, refoulée en elle qui peut-être lui vient de son père... Elle veut aussi se défaire de cette honte qui l’a taraudée durant tout son jeune âge face à la violence du père et au silence de sa mère. Le mot revient à plusieurs reprises dans Une maison au bord des larmes où sont rappelés plusieurs sujets de honte ressentis, mais où, les étalant, elle en participe encore, dans une exhibition pénible à endurer : « Honte d’étaler ma honte sur une page depuis que j’écris des livres46 ». D’ailleurs la comparaison avec la tombe, très khouryghatienne, est révélatrice de la portée sacrificielle de ses aveux. « À chacun sa tombe, la mienne est dans ces pages »47. Honte de sa pauvre famille, de la violence du père, du franbanais incompréhensible de la mère, d’un frère raté et fou…Quelle humiliation pour cette orgueilleuse qui rêvait de riches demeures bourgeoises et qui, selon Yasmine Ghata dans Muettes, a cherché à trouver sa légitimité en France en s’intégrant à un cercle d’écrivains connus. Elle revient aussi sur les origines mystérieuses de ses parents, tous deux venus d’on ne sait où, de Syrie ou de Turquie, portant déjà avec eux une honte immémoriale dont l’écrivaine ne précise pas l’origine : pauvreté, exclusion communautaire ? Ces aveux la soulagent, elle qui éprouve des remords à l’égard de sa famille : ne pas avoir empêché son frère dévasté d’être emmené à l’asile et avoir pris sa place comme poète reconnu à Paris là où lui avait échoué. Avoir fait grief à sa mère mourante de ne pas l’avoir protégée de la tyrannie paternelle. N’avoir pu aussi sauver son jeune mari malade et n’avoir pas fait elle-même sa toilette mortuaire. « Écrire la purgeait de ses culpabilités inconscientes48 » souligne sa fille avec finesse. Mais Khoury-Ghata sait par ailleurs qu’elle pourra, en évoquant tous ces êtres chers, maintenir leur souvenir. En effet « plantée dans ma page telle une fleur de champ, ma mère repousse dans chaque chapitre dans une odeur de terre remuée[...] repoussera tous les ans tant que mes mots l’habilleront jusqu’au jour où elle mourra faute d’encre, mon cahier devenant sa deuxième tombe49». Elle retrouve ainsi en quelque sorte une grande tradition littéraire, celle du Tombeau poétique destiné à tirer de l’oubli et célébrer un être cher ou une grande figure.
18L’écrivaine se livre ce faisant à de nombreuses réflexions sur sa véritable raison de vivre : son écriture, avec sa manière de composer, sa méthode et son style. Ainsi dans La maison aux orties, s’interroge-t-elle sur l’organisation de son récit et prétend-elle ignorer si « ces pages deviendront un livre »50. Elle se juge même comme un écrivain paresseux qui ne se documente pas, ne prend pas de notes, se laisse aller à l’impulsion, sans recourir à un plan. Jugement bien sévère au regard de cette œuvre multiple et singulière aux sources variées, où se conjuguent poésies, romans et traduction. Elle évoque même une sorte de transe qui la prend en écrivant. C’est qu’elle utilise des pans entiers de sa vie passée ou actuelle comme le constate finement sa propre fille dans Muettes à la mort de son père : « J’inspirais à mon insu un drame dont elle était impatiente d’exploiter la trame51 ». Une grande partie de l’œuvre khouryghatienne a ainsi un caractère autobiographique, tantôt de manière avérée, tantôt de manière plus occultée par un recours à des lieux ou des époques différentes. Mais elle y mêle toujours une touche très personnelle : dans le prologue de La Maison aux orties elle avoue la part de fiction au cœur du récit et prétend avoir convoqué par la pensée ses personnages pour leur demander de donner leur version personnelle des faits. Car elle n’hésite pas à déconcerter son lecteur en le promenant dans l’invraisemblable et l’imagination pure, créant ainsi une sorte de nouveau genre romanesque. L’analyse de Yasmine Ghata est d’une grand pertinence à ce sujet : « Cette transformation incessante de la réalité la distinguait toujours comme seule narratrice possible, la seule à donner du souffle aux personnages, à décrire le décor »52. Sans doute pour garder à la toute fin la maîtrise absolue dans cet univers de l’écriture, plus satisfaisant que la vie : « Ma mère n’a jamais pu se résoudre à dire la réalité de manière objective, habituée à inventer des histoires, elle tentait de corriger l’inachèvement des choses53 ».
19Pour ce faire, son écriture s’inspirera de mots d’origines diverses, parfois familiers, mais qui s’entendent car « nourris des mêmes réalités, mensonges et hallucinations54 ». Khoury-Ghata affirme d’ailleurs ne pas pouvoir se passer des mots : « ils sont ce que je connais le mieux dans ce monde. Je connais leur forme, leur couleur, leur odeur55 ». Plusieurs poèmes leur seront consacrés ainsi qu’à divers alphabets comme dans Compassion des pierres56. Mais écrire est aussi un combat pour expurger le français des métaphores et de l’affectivité si puissantes en arabe ainsi que des adjectifs gras. Cet arabe dont les mots sont parfois plus adéquats à sa tristesse. De cette rencontre-duel va naître une audacieuse liberté verbale, notamment au cœur de sa poésie. Si la rigueur française intervient pour canaliser une imagination fantasque et exubérante, elle se trouve flamboyer d’un nouveau poids sensuel et charnel, rutilant de métaphores fluides et audacieuses où la langue retrouve une sorte de vitalité et de puissance cosmique alors que s’animent et s’interconnectent tous les éléments de l’univers, — nature, arbres, pierre, terre et eau, vivants et morts —, à la façon d’un Victor Hugo oriental et panthéiste.
20L’écriture lui offre aussi un travail sur elle-même, une analyse de sa personnalité à travers par exemple un dialogue fictif avec son mari : « J’aime et désire ce que je ne vois pas. Toi absent de ma vie, tu m’es devenu plus cher57. » Cette perte lui fait ressasser ses blessures et remonter les moindres incidents de son enfance, grossis, noircis, dramatisés. Sa mère connaissait bien son attachement maladif aux êtres et aux choses. Elle qui n’aime pas perdre et ne sait pourtant pas garder ce qui lui appartient. Par ailleurs, on l’a vu, elle aime aussi avoir l’autre à sa merci et le harceler comme un juge au tribunal, car « les poètes sont des vautours. Ils se nourrissent de cadavres58. » L’écriture si centrale lui tient lieu de vie : « Écrire la vie, reconnait-elle, est parfois plus palpitant que de la vivre […] il suffit d’ouvrir un livre pour que les personnages qui le peuplent quittent les pages et se mêlent aux passants59 ». Yasmine Ghata a bien conscience de cette dérive : « la disparition de mon père avait inspiré ses plus beaux poèmes, mais la vie tout entière était devenue à ses yeux une strophe de poème où le mot ‘mort’ est sans cesse paraphrasé »60. Vénus revient périodiquement au réel mais juste un bref moment entre deux livres. D’ailleurs la fin du manuscrit en cours la délivre de son deuil et elle accepte alors l’absence de son mari « sans culpabilité ni colère61 ». Elle s’attendrit parfois aussi sur elle-même et les difficultés qu’elle a dû surmonter, son combat de toute une vie pour apprendre à jardiner, à cuisiner, et à écrire dans une langue qui n’est pas la sienne. Elle se voit vieillir comme veuve et pleure sur elle-même comme Achille pleurant Patrocle pleurait sur lui-même. Aussi lui remonte dans ses deuils un quatrain d’Omar Khayyam : « Cette vie est un jeu où te sont décernés toujours les mêmes lots : la mort et la souffrance, heureux l’enfant qui meurt le jour de sa naissance et plus heureux encore celui qui n’est pas né »62.
En guise de conclusion
21Difficile de conclure sur ce « sujet féminin à différentes facettes63 » selon la formule de Carmen Boustani, ce farfadet qui toujours rebondit vers d’autres lieux, d’autres horizons avec un dynamisme vital plus fort que tout où l’humour et la verve servent de contrepoids au tragique et à l’élégie. Muettes de Yasmine Ghata offre, on l’a vu, unintéressant témoignage sur la période sensible de la mort du jeune mari où Vénus est passée de « l’autre côté de la vie dans cet espace-temps où l’imaginaire est abri et refuge64 ». Côte à côte, au sein de « silences complices65 », mère et fille traverseront ces temps difficiles harcelant le défunt chacune à leur manière pour finir par se rejoindre dans le culte familial de l’art et de l’imaginaire. Le premier roman de Yasmine Ghata, LaNuit des calligraphes donnera ainsi la parole par delà le tombeau à sa grand-mère paternelle turque, grande artiste calligraphe qui avouera : « Ma mort me fut aussi douce que la pointe du roseau trempant ses fibres dans l’encrier...66 ». Se sera ainsi transmis, par les mères, de génération en génération, le flambeau de la création, ultime consolation pour celle qui n’a eu de cesse de chercher à transcender la mort ici et ailleurs.