Présages et prophéties : du bon usage de l’avenir dans Les Leçons exemplaires de Jean-Pierre Camus
1« Resveries », « fantastiqueries », « fadaiseries », « divinaillerie1 ». C’est par ces termes dépréciatifs que Jean-Pierre Camus qualifie les présages, oracles et songes. Ravalés au rang de chimères d’un esprit altéré, les présages font l’objet d’une triple critique de la part de l’évêque de Belley. Critique philosophique d’abord, par laquelle Camus, lecteur de Cicéron et de Montaigne, réduit le présage au produit d’une imagination troublant la clarté de la raison. Critique chrétienne ensuite, puisque Camus condamne le présage comme une superstition païenne2. Critique littéraire enfin, dans le cadre de la condamnation camusienne du roman et particulièrement du merveilleux romanesque. En refusant de fouler les terres romanesques, Camus congédie de son univers narratif les présages, les oracles et les propos divinatoires ou, quand ils y sont représentés, c’est dans une perspective démystificatrice3.
2Le triple interdit, philosophique, théologique et esthétique, qui pèse sur la divination ne doit pas cependant dissoudre toute possibilité de prévoir l’avenir. La visée exemplaire que Camus assigne à ses histoires dévotes suppose que le futur puisse se déduire du passé. De plus, en reconnaissant à la Providence la direction des événements humains, Camus est bien obligé d’admettre que l’avenir, ce qui n’est pas encore, n’est pas ontologiquement inaccessible quand bien même il n’est pas toujours intelligible d’un point de vue humain. Il faut désavouer la connaissance divinatoire tout en laissant ouverte la possibilité de prévoir le futur4. Camus prend au sérieux le problème et cherchera à définir, tant dans ses ouvrages théoriques que fictionnels, les contours d’une juste connaissance de l’avenir.
3Il s’agira d’examiner sous quelles modalités, et au prix de quels paradoxes, la prédiction de l’avenir reste non seulement possible mais souhaitable dans l’œuvre narrative de Camus. La question de l’anticipation de l’avenir se décline, chez l’évêque-conteur, sur trois niveaux : une critique des présages, une réflexion sur la prudence humaine et des témoignages narratifs des actions de la Providence dans le monde. Camus réserve, dans ses « histoires dévotes5 », une place importante aux prophéties chrétiennes – seul discours sur l’avenir acceptable et capable de le réenchanter. On verra que l’auteur prend soin de distinguer, par un traitement narratif différencié, ces prophéties des présages qu’il dénonce par ailleurs pour leur vanité.
4Au vu des nombreuses histoires qu’il collecte sur le sujet, le recueil des Leçons exemplaires, paru en 1632, apparaît comme un point d’observation privilégié des liens entre présages, prudence et prophéties6. Indice de l’importance de ces questions, la troisième histoire du premier livre, consacrée à une prophétie, est de loin la plus longue du recueil. Cet ouvrage se distingue également par un recours fréquent à l’allégorèse biblique et l’invention d’un type de récit reposant sur une rhétorique du témoignage. Ces diverses caractéristiques, comme on le verra, sont liées.
1. Présages et prudence ou l’avenir en trompe-l’œil
1.1. Critique théorique de la divination
5La dénonciation de la divination sera constante durant la carrière de l’écrivain et, sur ce sujet, le Camus des Diversitez de 1609 est le même que celui des Rencontres funestes de 1644. Même si on en retrouve des traces dans ses recueils de nouvelles7, la critique théorique de la divination est principalement développée dans les Diversitez, le grand ouvrage d’inspiration montaignienne paru entre 1609 et 1618. Plusieurs chapitres des Diversitez sont dédiés à la question de la divination, dont les deux plus importants sont « Des présages » (t. VI, L. 19, chap. 22) et « De l’astronomie et Astrologie » (t. X, L. 35, chap. 29). Le premier chapitre consiste en une lettre supposée de Camus destinée à un homme qui vient de perdre son fils. L’évêque raille le père d’avoir eu la faiblesse de croire que le songe qu’il a fait, dans lequel un de ses yeux tombait, était annonciateur de la mort de son fils, d’autant que jusque-là il n’avait jamais accordé foi aux songes :
Je vous pardonnerois pour une fois, mais que cy apres vous erriez sur ces fantastiqueries, je ne le puis souffrir, je dirois que vous auriez ce coup, pris un faux object pour asseoir vostre fascherie, le vray manquant de peur que votre passion ne deschargeant point, ne vous fust prejudiciable, mais sur un rencontre frivole et vain bastir une creance, c’est chose que je ne peux souffrir, la colique picque-elle ? on s’en prend à ce vin blanc : le catherre travaille il, au soleil, au serein : la fiebvre ? à ces espiceries, il faut bien se prendre à quelque subject pour faux qu’il puisse estre, plutost que se perdre dans le vague d’une imagination fantastique, ainsi le mastin mord la pierre, non celuy qui luy rue8.
6La croyance aux songes prophétiques est le signe d’une perte d’entendement, la marque d’un esprit qui se laisse gouverner par la passion. Le jugement de Camus sur le sujet est ramassé en une formule sans appel : « Les songes sont des mensonges9 ». Même la divination naturelle ne trouve pas grâce à ses yeux (on remarque le silence pudique qu’observe l’évêque quant à la question des songes bibliques). Il s’en prend dans la suite du texte aux augures dénoncés comme « superstitions » et brocarde le peuple athénien de s’être laissé « embabouinn[er] de ces fadaiseries10 ».
7Dans le chapitre sur l’astronomie et l’astrologie, Camus reprend la distinction classique entre les deux disciplines, la première estimée honnête et contemplative, la seconde illicite et malicieuse. S’il est prêt à reconnaître l’effet des astres sur la nature, l’évêque s’oppose à leur influence sur les hommes :
[…] mais d’aller logiser et sermonner là dessus [les effets sur la nature] pour en tirer des divinations, et les secrets ressorts des actions volontaires et humaines, c’est une chose absurde, sotte, ridicule, impie, et tres estroittement prohibee, et c’est ce qu’ils appellent Astrologie, comme l’on peut voir, bien differente de la simple Astronomie11.
8Il évoque ensuite divers exemples illustrant le dédain dont étaient l’objet les astrologues judiciaires durant l’Antiquité. Ces différentes prises de position (plutôt qu’argumentations) rappellent les propos du Marcus du De divinatione, mais ne lui sont pas spécifiques. Camus convoque de nombreux auteurs12 et on retrouve des arguments contre la divination développés autant par les auteurs chrétiens (saint Augustin), que par la tradition humaniste (Pic de la Mirandole, Cornelius Agrippa, Montaigne), ou d’autres penseurs antiques comme Sextus Empiricus dont les Hypotyposes sont citées à plusieurs reprises.
9La critique de la divination n’est pas chez Camus d’ordre purement positiviste. Elle lui est également inspirée par un scepticisme chrétien, qui pointe les limites et les incertitudes de tout savoir humain tout en affirmant que la Providence garantit, dans le même temps, l’existence d’un ordre dans le monde13. Dans son « Essay sceptique », qui passe en revue les différentes sciences afin d’en montrer le peu de certitude à la manière du De incertitudine et vanitate omnium scientiarum et artium de Corneille Agrippa, Camus traite de l’astronomie et de l’astrologie14 et condamne l’astrologie judiciaire comme « une invention curieuse, superstitieuse, voire magique et diabolique15 ». Plus loin, c’est toutes les disciplines de divinations qu’il enveloppe de son mépris :
A ceste devinaillerie par les astres, je peux coudre icy les autres sortes de devinations, toutes inventions diaboliques, comme Physiognomonie, Metoproscopie, Chriomancie, Geomancie, auspices et augures, Onirocritique, Necromancie, et mille autres : mais quel besoing de prouver que la nuict est tenebreuse16 ?
10La divination n’est pas seulement dénoncée pour des raisons épistémologiques mais aussi morales. Le devin, le vaticinateur, l’augure se rendent coupables d’une hybris diabolique : la connaissance de l’avenir est réservée à Dieu seul.
1.2. Mauvais présages
11Les histoires des Leçons exemplaires offrent un prolongement à ces attaques contre la divination en en faisant la marque d’une libido sciendi toujours funeste. Dans « La divination » (I, 9), un dénommé Cariton, un gentilhomme d’Urbin, animé d’une mauvaise curiosité (c’est-à-dire une curiosité qui « n’est bridée d’un bon jugement et de la crainte de Dieu17 »), s’adonne à la chiromancie et à l’astrologie. Son horoscope lui prédit qu’il mourra infailliblement de la main de son gendre. Plein de cette « certitude imaginaire18 », il s’emploie à faire entrer ses trois filles au couvent afin de prévenir la venue du gendre fatal. Mais la troisième de ses filles s’échappe et se marie. Au gré d’un concours de circonstances, Cariton se retrouve dans la ville où les deux amants avaient trouvé refuge après leur fuite. Le gendre, reconnaissant son beau-père, veut le saluer, mais ce dernier prend peur et l’attaque de crainte que le présage ne se réalise. Cariton trouve la mort dans l’escarmouche.
12Le narrateur tance le personnage d’avoir apporté « créance » à ces « conjectures sur l’avenir19 ». Comme dans la lettre au père qui pensait avoir fait un songe prophétique, la critique de Camus vise plus la croyance en la divination que la nature de cette science elle-même. Ce que l’évêque dénonce véritablement est moins l’existence de la divination que la curiosité, la libido sciendi, qu’elle encourage. La leçon finale, variation funeste sur le motif du curieux impertinent, est sur ce point très claire :
La plus exemplaire Leçon que nous tirons de cette Histoire est l’effect de cette prediction funeste de la mort de Cariton par la main de son gendre, qui apprend aux curieux des Divinations à ne chercher point ce qu’ils ne voudroient pas trouver20.
Cariton a été châtié par là où il a péché.
13Contrairement à ce que l’on observe dans les Diversitez, la « divinaillerie » est dotée dans ce récit d’une certaine puissance puisque la prédiction se réalise. Concession aux goûts romanesques de son lecteur supposé, la réalisation du présage ne marque pourtant pas un revirement théorique de la part de Camus. Si les prédictions se réalisent, c’est qu’elles sont un agent de la Providence :
Comme il arrive ordinairement que les mauvaises nouvelles se trouvent plus veritables que les bonnes, aussi les predictions fascheuses en punition de la curiosité de ceux qui veulent mettre temerairement leurs yeux en ce que Dieu à [sic] réservé a sa connoissance arrivent plus souvent que les heureuses21.
14Il n’en reste pas moins que la divination, dans l’espace du récit, évolue dans une zone grise où les condamnations sont moins tranchées.
15Un second récit, intitulé « La prédiction » (II, 12), vient confirmer ces différents éléments. Durant les guerres de Religion, un grand seigneur, féru d’astrologie, apprend par ses devins (qui, pour une fois, s’accordent) qu’il entrera dans la ville qu’il assiège. Devenu « enflé de la Prophétie22 » comme on l’est de vanité, il fait montre d’une morgue discourtoise face à son ennemi qui se rendait. Mal lui en prend puisque sa trop grande confiance désorganise son armée : il finit bien par entrer dans la ville, mais en tant que prisonnier. Encore une fois, Camus dénonce la « creance », inexcusable pour un chrétien, en des « superstitions » et la « curiosité » dont fait preuve le grand seigneur. Les présages procèdent de « l’esprit d’erreur23 ». Seul leur double sens, selon Camus, leur permet de se réaliser. Ce que l’évêque veut frapper, c’est la crédulité, l’esprit de créance, qui se plaît en la divination et qui obscurcit la véritable foi : la « curiosité » apparaît comme une croyance mal placée qui nous détourne de Dieu.
1.3. De la critique de la prudence
16Dans l’œuvre de Camus, l’anticipation de l’avenir engage non seulement le problème de la divination mais également la question de la prudence. Dans un chapitre des Diversitez consacré à ce sujet, la prudence est définie très classiquement comme la connaissance des choses à suivre et à éviter : « Prudentia est rerum appetandarum, et fugiendarum scientia24 ». Pour l’acquérir, Camus reconnaît « deux moyens principaux » : l’exemple et l’expérience. L’expérience, « c’est le chemin commun à la prudence25 ». La voie de l’exemple est plus difficile à suivre : il faut être « tres-advisé et d’un esprit delié et subtil » pour se faire « prudent sur le malheur, ou les accidens de l’autruy26 ». Le bon fonctionnement de l’exemplarité, nécessaire à l’exercice de la prudence, est garanti par le fait que « le monde va tousjours mesme branle et semblable train, il n’y entend autre finesse qu’à recommencer27 ».
17Science pratique du bien et du mal, la prudence est aussi un art de prévoir l’avenir. Selon les huit qualités que Camus reconnaît à cette vertu, la « Providence, de laquelle la prudence a pris son nom » est « la principale et plus essentielle piece28 ». L’auteur en vient à redéfinir la prudence comme une capacité à anticiper l’issue d’un événement : l’« industrie par laquelle nous pressentons de loing les evenemens et la fin des actions bonnes ou mauvaises29 ». À la faveur de cette redéfinition, Camus fait de la prudence la vertu propre du sage30 : le sage voit de loin les maux et s’en préserve à la manière de celui qui « presagit » un orage et tâche de se mettre à l’abri31. Dans un autre chapitre, Camus défend la même idée : « un des principaux refforts [sic] de l’art de vivre et une marque plus precise de sa sagesse, c’est le prevoir32 ».
18Cependant, dès les très humanistes Diversitez, la prudence stoïcienne du sage connaît des limites. Il est des événements qu’aucune prudence ne peut anticiper. Il s’agit de ce que Camus nomme les « cas fortuits », ces « mille et mille inconveniens qu’on ne peut pas prevoir ny esquiver par aucune prudence et souplesse33 ». La critique de la prudence ira s’accentuant au fur et à mesure de la prise de distance de Camus avec Sénèque et le stoïcisme. La prudence du sage stoïcien se confond trop facilement avec la prudence de chair que dénonce saint Paul. L’augustinisme de Camus se mêle à son premier scepticisme pour désavouer l’art de prudence34. Les recueils de nouvelles, qui collectent justement des cas fortuits, seront le lieu du divorce entre Providence et prudence. Dans les Spectacles d’horreur, recueil d’histoires tragiques paru en 1630, le ton s’assombrit : « la prudence humaine est si courte qu’elle se trompe ordinairement en ses pensées, parce qu’en effet l’homme ne voit rien dans l’avenir, et ne peut pénétrer le secret des cœurs35 ».
19On retrouve dans les Leçons exemplaires cette mise en cause de la prudence. « Les changements de la constance » (II, 4), version baroque du jeu de l’amour et du hasard, où les amants se reconnaissent malgré leurs déguisements et changements de condition, est l’histoire d’une enfant abandonnée incognito à deux villageois qui l’élèvent avec leur peu de moyens. À la fin du récit, elle se révélera la fille de grands aristocrates, mariés clandestinement, qui rétribueront largement les parents adoptifs et béniront l’union de leur fille et de son amant. Voici la leçon que Camus retient de ce récit : « il y a des gens pour qui le bien arrive lors qu’ils y pensent le moins, et par des voyes qui sont au-dessus de toute humaine prevoyance36 ». Dans un autre récit (II, 7), un homme marié à une femme riche et laide remplace au landau son fils légitime mais valétudinaire, par un enfant vigoureux qu’il a eu d’une concubine. Malheureusement, le vigoureux décède et contre toute attente le rachitique survit, tant « les choses humaines sont pleines d’incertitude37 ». Le narrateur conclut que cette infortune punit le protagoniste d’avoir voulu « par sa prudence humaine enchérir sur la Providence de Dieu38 ».
20On peut prendre un dernier exemple où l’inattendu achève de confondre la prévoyance des hommes. Dans « Les fausses nouvelles » (II, 15), dans une ville du Tyrol, un mari et une femme vivent en mauvaise entente, ce qui pousse le mari à partir en voyage. En Italie, un homme lui affirme qu’il a vu le convoi funéraire de sa femme, le mari s’en réjouit, se fait prêtre et ne rentre que quelques années plus tard. En fait, la femme n’est pas morte. Restée au Tyrol, elle apprend que son époux est décédé. Elle s’en réjouit et se marie. Quand le mari revient, la surprise est grande… Camus fait de ce cas une illustration de l’impuissance de la prudence humaine. Les fausses nouvelles entendues par les époux ont généré « une confusion estrange, et qui ne se pouvoit demesler par aucune Prudence humaine, si la Providence aiant pitié de la bonne foy des personnes trompées, n’eust ouvert le chemin pour sortir de ces embarras39 ».
21Le récit a une portée plus large qu’une simple illustration des méfaits de la crédulité. En effet, les deux personnes, qui donnent les nouvelles sont décrites comme des « Tesmoins dignes de foi40 », ont été les premières trompées. Jugeant sur des apparences, les témoins en ont été réduits à des conjectures41. Le récit engage donc le problème du témoignage qui est à la base de la connaissance historique et de la justice. L’apparence seule des faits étant accessible à l’homme, il ne faut donc plus s’étonner si la justice est devenue le royaume de la judicature, comme le déplore amèrement le recueil42.
22La critique de la divination dans les Leçons exemplaires doit être replacée dans le cadre plus large d’une réflexion sceptique sur les limites de la prudence et la nature fondamentalement conjecturale du savoir. La remise en cause de l’anticipation, sous la forme de la divination ou de la prudence, ne manque pas de mettre en péril la possibilité de l’enseignement exemplaire. Comment fuir les occurrences du mal si la prudence est vaine et que la connaissance de l’avenir apparaît fermée ? Comment garantir une portée exemplaire au récit43 ? Camus tente de préserver une efficace morale à ses récits tout en reconnaissant la possibilité d’une juste anticipation de l’avenir en magnifiant le rôle de la Providence dans les actions humaines : la prédication supplante la prédiction, la prophétie les présages.
2. Voir dans le brouillard : Providence, prédication et prophéties
2.1. Prédication et allégorie : les voix de la Providence
23Les Leçons exemplaires de Camus sont avant tout des leçons divines au sens où le cas fortuit est relu à la lueur d’une éternité sapientielle. Le recueil répond aux principes de l’apologétique romanesque élaborée par Camus qui fait du récit un prolongement de l’activité pastorale de l’évêque44. La forme même des Leçons exemplaires, où la narration est enchâssée entre des leçons morales, doit être mise en rapport avec le déroulement du prêche(où le récit est encadré par la parole biblique). La fin des histoires est souvent l’occasion de faire entendre la voix du prédicateur, comme dans les « Deux soldats » :
Belle leçon aux mal-conseillez qui pour une brieve commodité presente ne prevoient pas les incommoditez de longue durée qui viennent à la suite. O que bien-heureux est l’homme, dit le divin Chantre, qui ne s’est point laissé emporter au conseil des meschans, des rebelles, et des revoltez, et qui ne s’est point assis au siege de la pestilence, mais qui s’est rendu au bon chemin, car il sera rendu comme un bel arbre planté sur le courant des eaux, donnant du fruict en sa saison : au contraire les inconstants seront portez çà et là comme la poussiere devant les Aquilons, et leur tronc ne paroistra plus sur la face de la terre45.
24Si les personnages sont bien souvent incapables d’anticiper correctement l’avenir, c’est qu’ils s’en remettent à des moyens exclusivement humains. Or, le monde ici-bas n’est pas gouverné par les raisons humaines, comme les histoires de « La divination » et de « La prédiction » ont pu le montrer. Comme le dit un ermite à un pèlerin perdu, « ou [sic] manque la prudence humaine, la commence l’effect de la providence celeste46 ». La défaite de la prudence et des présages marque la victoire de la Providence. En replaçant les cas fortuits sur un plan divin, on en retrouve l’intelligibilité. Dans l’histoire des « Deux ermites », l’égarement du pèlerin, qui erre en Italie après avoir vu sa promise mourir, est réinterprété sur un plan plus haut :
[…] vous ressemblez à la Magdalaine qui cherchoit nostre Sauveur lorsqu’il parlait à elle en forme de jardinier, et à la Samaritaine qui parloit au Messie sans le cognoistre, et à Jacob qui reveillé de son sommeil s’escria apres avoir veu ceste eschelle mysterieuse, vraiement le Seigneur estoit en ce lieu et je ne m’en appercevois pas47.
25Les Leçons exemplaires de Camus ne sont pas sans rappeler le fonctionnement d’une œuvre comme les Gesta romanorum, dont chaque moralisatio consiste en une relecture allégorique du récit qui donne aux événements humains leur signification religieuse.
26En les relisant du point de vue supérieur de la Providence, Camus diminue la singularité des événements, en révèle la prévisibilité. Les jumeaux diamétralement opposés de l’histoire I, 4, n’ont rien de surprenant pour qui connaît la Genèse :
Cela ne semblera point estrange à ceux qui rappelleront en leur souvenir la dispathie et contradiction qui se forma des le ventre maternel entre Esaü et Jacob et a qui considerera combien ils estoient non differens seulement mais opposez en forme de corps et de leurs occupations particulieres48.
27C’est grâce à ce déplacement de perspective qu’une anticipation de l’avenir reste possible pour l’homme : d’un point de vue théologique, les cas fortuits et imprévisibles retrouvent une régularité. Dans l’avant-propos qu’il donne à ce recueil, Camus affirme d’emblée le lien étroit qui existe selon lui entre les événements du monde et les mystères de Dieu pour qui sait bien voir :
[…] c’est une belle et haute contemplation que celle des œuvres de Dieu, c’est une echelle mystique dont les degrez nous eslevent à la connoissance de l’ouvrier, et qui nous fait voir ses effects invisibles, par ces ouvrages visibles49.
28Cette échelle mystique, qui est celle de Jacob et qui rappelle Platon, permet de préserver la possibilité d’une connaissance de l’avenir ici-bas : le monde est rempli de signes qui indiquent les desseins de Dieu. Les diverses aventures qui scandent l’histoire des « Deux ermites » (III, 12) ont pour but de faire reconnaître et adorer « la providence en ses suaves dispositions50 ». Certes, il ne s’agit là encore que d’une connaissance de l’avenir à rebours : c’est seulement par la narration des faits passés que l’ermite et le lecteur découvrent la marche de la Providence. La « conference » (au sens de comparaison) que le jeune ermite fait de sa vie et de celle du vieil ermite à qui il rend visite51 lui permet de connaître avec certitude l’avenir qui lui est réservé :
C’est maintenant que les ecailles tombent de mes yeux et que je voi la conformité de sa fortune [au vieil ermite] et de la mienne qu’encore que divisez de païs et de naissance vous nous voulez assembler en ces lieux esloignez pour chanter le Cantique de vostre providence en ceste terre estrange52.
29L’histoire intitulée « La Profetie » (I, 3) traite également du lien existant entre vocation anachorétique et découverte de la Providence53. Elle raconte les tribulations d’un jeune prêtre qui se destine à devenir ermite, mais qui reste sourd aux deux prophéties qui lui sont successivement faites par deux saints hommes de se retirer sur-le-champ à l’ermitage de Saint-Roch. Ne jugeant pas l’heure venue de quitter le monde, il préfère, comme il en avait l’intention préalable, s’embarquer pour Montferrat. Cette réaction dilatoire lui vaudra une série de mésaventures en tout point romanesques : après avoir fait naufrage, il poursuit son périple vers Montferrat à travers les bois où il se perd et est attaqué par quatre brigands. Ne pouvant se résoudre à tuer un religieux, ils l’attachent à un arbre dans un lieu inaccessible sinon aux bêtes sauvages. Le religieux comprend que son endurcissement lui a valu ce châtiment. Il promet de se faire ermite s’il en réchappe. Après plusieurs jours, tenaillé par la faim et la soif, proche parfois du délire, mais n’ayant pas cessé d’être en oraison, il se réveille un matin libéré des liens qui l’enserraient. Il se rend alors à Saint-Roch pour remplir sa promesse.
30La conclusion que le narrateur tire de ces événements est que « si la prudence humaine desseignoit quelque chose aussitost cela estoit renversé par la Providence54 ». Dans l’exorde qu’il donne au récit de sa propre vie, l’ermite indique que son expérience vaut comme une claire illustration de la vérité suivante : « sa providence [de Dieu] est autant eslevée sur la prudence humaine que le ciel l’est au dessus de la terre55 ». « La Profetie » apparaît comme un roman d’apprentissage en miniature, dans lequel le personnage fait « l’Essai » de la supériorité de la Providence sur la prudence56. Il lui faudra connaître plusieurs malheurs avant d’apprendre à « se repos[er] doucement et en paix en celuy dont la providence a soin du moindre oysillon et du moindre cheveu de nostre teste57 ». Il lui faudra surtout, pour écouter la voix de Dieu, savoir faire taire en lui la prudence de chair :
Il me sembloit que Dieu me disoit interieurement sors de ta terre et de ta parenté et va en la terre qui te sera monstrée. Tout cela neantmoins se passoit en la supreme pointe de mon esprit, car selon la commune Prudence et selon mon sens il y avoit une extreme repugnance, car qu’elle apparence dis-je de m’arrester en un lieu ou je n’ay aucune connoissance58.
31La prudence apparaît ici comme une surdité aux voix de la Providence59. Elle est la marque d’une foi imparfaite qui craint de se trouver démunie en s’en remettant exclusivement à Dieu. Les événements relatés dans ce récit doivent justement convaincre le lecteur que :
[…] a ceux qui cherchent Dieu dit la saincte promesse aucun bien ne deffaillira. C’est ce que le Sauveur disoit à ses Apostres leur ostant la prudence humaine qui conseille les provisions pour se remettre au soin du landemain à la celeste Providence60.
32La Providence est le « magazin de l’univers » et qui sait s’y abandonner pourra envisager l’avenir sereinement61.
33C’est parce que la Providence agit dans le monde et y laisse des signes qu’une certaine anticipation de l’avenir reste envisageable. Dans ce cadre providentiel, Camus reconnaît la possibilité d’un bon usage de la prudence à condition qu’elle soit dictée par « l’esprit de Dieu62 ». Dans les Diversitez, l’évêque faisait de la simplicité l’auxiliaire indispensable de la prudence et, citant une parole évangélique, enjoignait ses lecteur à « estre prudens comme serpens, et simples comme colombes63 ». Dans les histoires de Camus, seuls les simples et les humbles peuvent avoir accès à l’avenir ou du moins le pressentir. C’est en raison de sa sagesse et de sa modestie que le soldat peut être appelé « Prophete » après avoir prédit le malheur qui arrivera au soldat mutiné64. L’ermite de l’histoire I, 3, qui avait mis en garde le jeune prêtre de ne pas s’embarquer vers Montferrat, malgré la justesse de sa prédiction, n’en tire aucune vaine gloire et préfère s’enquérir des points qu’il ignore. Le narrateur commente ainsi :
Voiez qu’elle estoit la prudence quelle la modestie de ce personnage n’imitant pas la vanité du Pan qui monstre les miroirs de sa rouë, mais l’astuce du cerf qui cache son bois quand il le met bas. C’est ainsi que les serviteurs de Dieu conservent les fruicts de la grace en les cachant sous les fueilles de l’humilité65.
34Il existe donc une bonne prudence, juste et efficace dans ses prévisions, quand elle s’accompagne de modestie. Plus loin, Camus définit ce qu’est cet « esprit de Profetie » qui pénètre les arcanes de l’avenir. Il est comme :
[u]n clair miroir ou les ames tranquilles comme sont celles des solitaires et sequestrez du monde voies [sic] les choses absentes ou futures comme si elles estoient presentes, non pas toutesfois si distinctement que Dieu ne s’en reserve les particularitez, c’est que l’Apostre appelle voir par miroir et par enigme car c’est de cette façon que la divine Sapience dispense ses revelations de peur que l’esprit humain ne s’enfle de presomption pour user des termes de S. Paul, reconnoissant qu’en celui est declaré il reste plus à voir qu’il n’en voit, si bien qu’il ne faict proprement qu’entrevoir comme dans un brouïllard selon le langage de S. Denis Areopagite66.
35Si le prophète a accès à l’avenir, il n’en demeure pas moins que la représentation qu’il en a est à la fois indirecte et trouble : les choses futures parlent par énigmes. Chez Camus, l’avenir ne peut être l’objet d’une claire connaissance pour des raisons à la fois épistémologiques (la faiblesse de l’esprit humain) et morales (conjurer le risque de présomption qui éloignerait de Dieu). Le prophète est celui qui entrevoit le mieux l’avenir parce que, dans son humilité, c’est également celui qui se fie le moins à son propre jugement.
2.2. Parole prophétique et récit-témoignage
36Afin de faire pendant aux récits de divination et de montrer l’action de Dieu dans le monde, Camus relate des histoires de prophéties. Le problème pour l’écrivain est de réussir à raconter des événements aussi invraisemblables sans qu’ils apparaissent fictifs et faire croire à l’efficacité réelle des prophéties à un lecteur auquel on a appris à se méfier des présages. Pour cela, Camus met en place une nouvelle forme de récit bref qu’il n’avait que très peu pratiquée jusqu’alors : le récit-témoignage qui repose à la fois sur une rhétorique du vrai et une mise en scène de la parole du témoin par un dispositif d’enchâssement du récit.
37Dès l’avant-propos, Camus prend soin d’affirmer la véracité et l’historicité de ses récits : ses « leçons » ont été « puisées dans les sources des evenemens veritables67 ». Dans une histoire des Recits historiques, « La sainte divination », réécriture en abrégé de « la Profétie », Camus déclare qu’il a consigné cet événement dans ses « memoires68 ». Le mot est important car il définit l’imaginaire générique de l’auteur : à l’écriture ornée de l’histoire, plus grand des genres en prose à l’époque, s’oppose l’exposition du fait brut des mémoires. À la fin de « La prédiction », Camus désigne les divinations comme :
[…] des fables qui se glissent quelque fois dans l’Histoire pour lui servir d’ornement et de gentillesse tout ainsi que les femmes s’appliquent des mousches sur le visage pour relever par ceste noirceur artificielle la blancheur de leur teint69.
38L’écriture de l’histoire se caractérise par son artificialité et les divinations sont réduites à des ornements rhétoriques. Toujours dans le même récit, Camus compare les historiens aux cuisiniers pour dénoncer de nouveau leurs arrangements avec la réalité :
[…] Il en est de quelques Historiens comme des Cuisiniers, ceux-ci assaisonnent leurs viandes, et leur font des sauces au goust de ceux qu’ils servent, et ceux-là dressent leurs Narrations au gré de ceux qui les emploient et leur donnent des gages. Un Historien pour estre bon doit estre vrai, pour estre vrai doit estre libre, pour estre libre doit estre desinteressé, pour estre desinteressé il ne doit estre à la paye d’aucun, et ne dépendre que de luy-mesme. Son discours ne sera esloigné de mensonge qu’autant qu’il le sera de la necessité70.
39Les présages introduits dans l’écriture de l’histoire, ne relevant pas de la nécessité, trahissent l’historien à gages qui cherche à flatter son commanditaire en transformant la contingence d’une vie en destinée. L’historiographie officielle se voit accusée de partialité et des historiographes royaux qui abusent de prédictions, pensons à Pierre Matthieu, sont renvoyés au rôle de cuisiniers de l’histoire. En refusant de recourir aux divinations dans l’écriture des événements, Camus tourne délibérément le dos à la grande histoiredont un des signes distinctifs est justement de relater ces présages (voir Tite-Live, Tacite71). Afin de ne pas confondre les véritables prophéties avec ces présages qui ornent l’historiographie antique ou à gages, Camus prend le parti des mémoires et de leur écriture sans ornements et testimoniale.
40Cette écriture de la prophétie se signale par un changement important de l’énonciation. Alors que d’habitude le conteur reste extérieur à l’histoire, dans le récit de « La Profetie », le narrateur est homodiégétique. Camus engage sa parole en présentant l’histoire comme un témoignage : c’est lors d’un voyage entrepris en compagnie d’autres ecclésiastiques qu’il aurait eu l’occasion de rencontrer l’ermite. Le récit-cadre est suffisamment développé pour que l’évêque raconte dans le détail le débat qui l’opposa à un chanoine pour savoir si la plus vieille église chrétienne se trouve en France ou en Espagne. Le procédé de l’enchâssement de la narration72 est employé à deux autres reprises dans les Leçons exemplaires lorsqu’il s’agit de relater des événements invraisemblables. Dans la nouvelle III, 10, le cas d’une comédienne qui se convertit – considéré comme hautement improbable – est rapporté à Camus lors d’un autre de ses voyages. En III, 11, il présente deux événements « emerveillables » comme des « experience[s]73 » qu’il a réellement vécues, l’une lorsqu’il prêchait le Carême à Paris, l’autre advenue lors d’un voyage qu’il fit en Espagne.
41Si les récits prophétiques sont encadrés, c’est que l’enjeu est trop grand pour qu’ils ne soient pas fermement attestés. Dans « la Profetie », Camus décrit avec application les lieux dans lesquels il se trouve74 et se dépeint comme un bon ecclésiastique amoureux de sa patrie75. Il s’agit d’apparaître comme un homme de fides aux deux sens du terme. Il faut que l’on croie Camus pour que l’on croie la prophétie des ermites. Il n’est peut-être pas anodin d’ailleurs que la prophétie soit prononcée par deux religieux différents, qui ne se connaissent pas, dans des temps et des lieux différents. On se souvient en effet que dans le droit de l’époque il faut deux témoins pour produire une preuve pleine.
42Le style est également primordial dans cette recherche de l’accréditation. Aussi bien chez Marguerite de Navarre que Camus, la rhétorique ne doit pas faire de tort à la vérité. La parole des prophètes des Leçons exemplaires se caractérise par son dénuement rhétorique, bien éloigné des « amplifications espagnoles76 ». L’ermite de I, 3, s’excuse de « la rudesse de son jargon77 ». Quant à l’ermite de l’histoire III, 12, il parle « un assez mauvais Italien » et ne cherche pas à « imiter les Napolitains qui faisans profession de Gentillesse estourdissent le monde de leurs civilitez et sont plus remplis de ceremonies que le vieux testament78 ». Camus prétend s’astreindre à ce même style factuel : « nous ne faisons estat en ces Narrations que de raporter simplement les faicts79 ».
43Ce style simple n’est pourtant pas sans effet. L’Espagnol, qui accompagne Camus à Saint-Roc, encourage l’ermite à prendre la parole bien qu’il ne maîtrise rien de l’art oratoire : « nous naissons Orateurs pour raconter ce qui nous touchoit, et […] son obeissance [à l’ermite] en tout cas suppleroit au deffaut du sacrifice de ses lettres80 ». Cet idéal d’éloquence naturelle, dépourvue d’artifices rhétoriques, doit permettre, en laissant la parole aux faits, d’exprimer au mieux la voix de la Providence. Dans ces matières religieuses, « souvent le fait touche plus que le precepte81 ». Dans l’histoire III, 12, c’est le « narré » de l’ermite qui convertit définitivement le jeune pèlerin Philogone à devenir anachorète. Lorsqu’il se fait témoignage du fait advenu, le récit possède une efficacité pragmatique sur les cœurs bien disposés comme celui de Philogone. L’opposition constante de Camus à la rhétorique est étroitement liée à sa conception providentialiste du monde : en ornant les faits, on maquille également l’action de Dieu dans le monde. Le fait est la voix de la Providence.
44Le récit-témoignage n’a cependant pas la sécheresse d’un simple compte rendu factuel. Comme le roman, le récit des événements providentiels doit pouvoir « suspend[re] merveilleusement les esprits82 ». Les Leçons exemplaires utilisent le merveilleux romanesque à des fins providentialistes : ce qui étonne cache en réalité la main de Dieu. Dans un récit où deux étudiants dérobent un nourrisson pensant voler un pâté et finissent par l’élever avec amour, Camus ne fait pas mystère de sa volonté de marcher sur les plates-bandes du roman : « la plus estrange avanture qui se puisse imaginer et qui pourrait estre tenuë pour une invention de Roman83 ». « Tenuë » seulement car, à la fin du texte, Camus interpelle sont lecteur : « par tout le cours de cette notable Avanture la Providence ne jette t’elle pas des esclats et des lustres merveilleux84 ? ». La conversion du jeune Français dans « Les deux ermites » est également considérée comme une « avanture85 » qui nous fait adorer la Providence.
45Le récit de voyage du futur ermite (I, 3) obéit à une semblable logique. On y retrouve un grand nombre de topoï romanesques : la vocation présentée comme un destin (p. 52), le naufrage (p. 81), l’égarement dans les bois, l’attaque des bandits (qualifiée de « tempeste terrestre » p. 83). Tous ces éléments traditionnels du roman sont adaptés dans une optique religieuse puisqu’ils participent à la conversion du jeune homme à la vie érémitique. On a ici affaire à un véritable roman d’aventures chrétien où les miracles providentiels (les cordes enserrant le religieux qui se défont d’eux-mêmes) remplacent les prodiges païens.
46En dénonçant les présages et la prudence au motif qu’ils procèdent d’une présomption qui éloigne de Dieu, on pouvait craindre que Camus ne fermât tout accès de l’homme à l’avenir et ne fasse du monde un lieu contingent et désenchanté. Les histoires des Leçons exemplaires montrent au contraire que la Providence ordonne le monde ici-bas, selon des fins que seuls les croyants les plus humbles peuvent entrapercevoir, et joue un rôle fondamental jusque dans les événements les plus ordinaires. De plus, l’action de la Providence est aux fondements d’un merveilleux chrétien que Camus oppose au merveilleux romanesque. La contemplation des œuvres de la Providence, comme la passion amoureuse, est objet de « dilection86 ». Au début l’histoire III, 8, Camus cite le prophète Osée : « je les attirerai avecque des liens d’amour87 ». Dans l’histoire III, 12, c’est grâce à un amour déçu que les deux personnages mettent leur vie au service de Dieu. C’est exactement ce que fait Camus avec ses leçons exemplaires : les histoires romanesques, comme l’amour, sont un appât qui incite le lecteur à admirer les voies de la Providence.
47Cependant, la Providence ne contraint pas l’homme. C’est ce que prouve l’histoire de « La Profetie ». Malgré les deux prophéties, le futur ermite a eu le choix de se soustraire à l’appel de Dieu. Dans un chapitre des Diversitez sur la « Prescience de Dieu », Camus rappelle que la connaissance de l’avenir reste compatible avec le libre arbitre, qu’il n’y pas de nécessité aux événements futurs88. La conception théologique de la Providence de l’évêque s’articule finalement admirablement avec l’univers du romancier : en affirmant la permanence de la liberté, Camus préserve le suspense romanesque et laisse la porte de l’avenir entrouverte.