Prolepse et vraisemblance romanesque dans La Chrysolite ou le secret des romans d’André Mareschal
1André Mareschal est un écrivain pleinement engagé dans la modernité littéraire de son temps. Il se prononce notamment en faveur d’un théâtre ancré dans l’époque contemporaine et admet l’irrégularité poétique pourvu qu’elle soit au service de la représentation du vrai1. La place centrale de la vraisemblance référentielle au sein de ses pratiques d’écriture s’explique par l’immersion de l’auteur dans les débats poétiques du premier xviie siècle, ainsi que par son activité juridique d’avocat, l’art de plaider et en particulier celui de la narration étant à cette époque fondé sur la capacité à rendre le discours crédible. Dans le roman à clés La Chrysolite ou le secret des romans, le vraisemblable est d’ordre « rhétorique » et « référentiel », selon la terminologie d’Anne Duprat2 : inspirées d’un fait divers scandaleux3, les mœurs des caractères représentés sont conformes, comme nous le verrons, aux attentes du public, et l’action met en scène avec réalisme, pour ainsi dire, la société du quartier de Saint-André des Arts à Paris4. Mareschal entend ainsi se démarquer du « faste menteur5 » des romans d’aventures de son temps, sans renoncer pourtant au goût de l’époque pour l’ornement, les compositions exubérantes et le déguisement antique. Loin d’opter pour la « vraisemblance logique6 » fondée sur la cohérence de l’action, Mareschal multiplie les rebondissements hasardeux et les retournements de situation inattendus, sur le modèle du roman grec, dont l’attraction est particulièrement forte dans les années 16207. Divisée en deux parties elles-mêmes composées de quatre livres d’environ 200 pages chacun, la trame du récit est interrompue au beau milieu par une longue histoire enchâssée en forme d’analepse, et se clôt sur la promesse d’une suite qui ne paraîtra jamais. L’irrégularité de cette structure semble a priori placer le lecteur dans une instabilité qui pourrait, dans un récit au long cours comme la Chrysolite, devenir lassante. Un tel risque est en partie évité par les fréquentes interventions proleptiques du narrateur qui permettent, comme nous le verrons, de ménager l’attente du lecteur.
2La prolepse apparaît ainsi au cœur des problématiques du romanesque : la vocation du genre à réunir dans une composition harmonieuse les agréments de l’histoire et ceux de la fiction trouve en effet dans ce procédé un miroir grossissant où se reflètent de manière plus ou moins cohérente les différents visages du narrateur, moraliste sérieux ou conteur plaisant à ses heures. Nous verrons les liens étroits que les usages de la prolepse entretiennent avec les conventions de la vraisemblance romanesque en étudiant dans un premier temps la fonction ornementale du procédé, puis son articulation à l’ordonnancement rationnel du récit. Enfin nous examinerons le type de relation que la prolepse instaure entre le narrateur et son lecteur.
1. Les prolepses fatales : ornements du récit
3Lorsqu’elles convoquent le destin, les prolepses de La Chrysolite s’inscrivent dans la tradition de la narration en prose : dans les récits historiques comme dans la fiction, le procédé est récurrent. Annonçant un événement catastrophique à venir, le narrateur autorise cette prédiction en alléguant les lois irrévocables du destin. La prégnance du lieu commun du revers de fortune dans le genre à succès de l’histoire tragique, popularisé à la Renaissance et remis au goût du jour depuis la fin des années 1610 par le recueil de François Rosset, contribue sans doute au goût de l’époque pour ce type de prolepse. L’intérêt de ce procédé réside dans sa capacité à dramatiser l’événement prédit en soulignant son caractère fatal. La tension narrative ainsi créée s’exerce à l’échelle locale : le bond effectué entre le repère présent du récit et l’événement désastreux à venir rend spectaculaire le revers de fortune annoncé. À l’échelle globale, la prolepse ménage une attente maintenue à un niveau intermédiaire entre la séquence narrative et le livre : l’effet d’annonce éveille la curiosité du lecteur qui appréhende les nouvelles informations du récit en se demandant quand et commentl’événement qu’on lui a prédit va intervenir. Par ce biais, l’allure fluviale et riche en péripéties de La Chrysolithe est régulée par un balisage proleptique qui rend plus captivant le flux du discours narratif.
4On en prendra pour exemple l’annonce de la mort de Phylistée, prolepse qui intervient dans le cadre d’une histoire enchâssée assumée par Lyvion, le frère de Clytiman. Dans la longue analepse qui occupe la totalité du deuxième livre de La Chrysolite, Lyvion raconte les amours de Clytiman avant que ce dernier rencontre Chrysolite, en particulier au cours de son périple en mer Adriatique. Lors d’une escale, Clytiman fait la connaissance du roi Teronde et de sa fille Phylistée. Celle-ci tombe amoureuse du jeune héros et décide de s’enfuir en se déguisant en homme pour le suivre dans ses aventures. Elle fait donc croire à son père qu’elle est morte en laissant ses vêtements à l’abandon sur le rivage, puis elle s’embarque au petit matin sur un navire qui lui permettra de rejoindre son amant. Le père retrouve les vêtements de sa fille mais se refuse, tant qu’il n’a pas vu son cadavre, à présumer de sa mort. Le narrateur intervient alors pour développer le paradoxe suivant : parfois, bien qu’une cause soit apparemment désespérée, notre imagination se nourrit de faux espoirs :
[…] il ne pouvoit croire de la revoir jamais ; et plustost que de perdre une si douce nourriture que le charme d’une telle esperance donnoit à son esprit, il eust creu que le destin eust deu faire un miracle pour son contentement8.
La prolepse narrative est énoncée immédiatement après ce passage. Le narrateur annonce au lecteur la mort prochaine, bien réelle et non feinte, de Phylistée :
[…] mais les loix du destin portent des Arrests qui ne se revoquent point ; […]. Et puis que les contentements ne vont qu’à la mesure de l’imagination, qui nous paye souvent d’une fausse monnoye ; il ne faut point s’estonner si Teronde se flattoit en l’attente d’un bien qu’il ne possedera jamais, et qui ne luy laissera que des regrets eternels de l’avoir perdu malheureusement9.
5Le segment proleptique s’insère dans le cadre d’une digression morale qui met en valeur l’habileté verbale du narrateur. Ce dernier multiplie les paradoxes en opposant différents niveaux d’illusion : le père de Phylistée redoute la mort de sa fille alors qu’elle est bien vivante, et espère pourtant la revoir en vie alors que le sort en décidera autrement. La prolepse délimite ainsi un lieu où la voix narrative laisse libre cours à son ingéniosité et exhibe la dextérité avec laquelle elle manie les fils de son intrigue. La mise en regard de l’illusion actuelle de Teronde et du destin de Phylistée oppose en effet dans un contraste saisissant deux irrationalités : celle de Teronde qui espère le « miracle » de revoir sa fille malgré sa disparition et celle de la cruelle fatalité. Le tour énigmatique de la prolepse participe également de son ingéniosité stylistique : si l’isotopie de la /catastrophe/ présente dans les expressions « ne possedera jamais », « regrets éternels » et « perdu malheureusement » est de mauvais augure, la nature exacte de cette catastrophe annoncée n’est pas dévoilée. La trajectoire du personnage d’importance secondaire qu’est Phylistée prend ainsi un nouveau relief qui dynamise l’ensemble des séquences au sein desquelles elle intervient, chacune étant susceptible d’accomplir la prédiction tragique qui pèse sur le destin de Phylistée.
6Le « subséquent narratif10 » de cette prolepse relate, comme on pouvait s’y attendre, la mort de Phylistée. L’événement entretient donc avec son antécédent proleptique un rapport de confirmation mais aussi d’élucidation, ce qui motive artificiellement son irruption au sein du récit : en effet, la disparition de ce personnage, si elle était amenée de manière plus abrupte, pourrait accuser le manque d’économie de l’intrigue. Phylistée n’étant qu’une amante secondaire pour Clytiman, son rôle actanciel n’intéresse que la parenthèse analeptique de La Chrysolithe, et devient superflu aussitôt que celle-ci se referme. Le récit doit donc, et si possible avec élégance, être débarrassé de ce personnage devenu encombrant. Entièrement orchestrée par l’artifice de la prolepse, la dramatisation de la trajectoire de Phylistée par un schéma narratif de type tragique fait de nécessité vertu en lui conférant un dynamisme interne. Mise en valeur par une riche ornementation stylistique, la mort du personnage intervient comme le couronnement rhétorique d’une longue suspension au cours de laquelle le lecteur aura été tenu en haleine. Le passage reprend la figure d’opposition entre l’espérance humaine et le coup du sort, appliquée cette fois au cas de Phylistée :
Phylistée plus satisfaite que jamais, croyoit bien avoir coupé les aisles à la fortune, et ne s’imaginoit rien plus que de nous tenir dans deux jours en Ambracie, et resjouïr son pere de nostre retour, luy rendant par sa presence autant de contentement, que son absence et la feinte luy avoient laissé d’ennuis et de tristesse. Mais comme elle s’estoit jouée du destin, par les fausses nouvelles de sa mort, le sort se voulut joüer d’elle aussi : une tempeste nous surprit, qui nous esloigna d’Ambracie, et nous jetta dans le sein de Corynthe, où nostre vaisseau fit naufrage, et tout ce qui estoit dedans : Nous en estions sortis mon frere et moy un peu auparavant, pour descendre en un galion, qui nous sauva, et fut jetté au port de la ville d’Aegire : mais la miserable Phylistée demeura pour le gage, et tomba dans la mer, avec un matelot qui la descendoit dans le galion11 […].
7La brièveté avec laquelle le narrateur clôt le destin de Phylistée donne à cette conclusion l’allure d’une pointe marquée par la concentration des moyens rhétoriques. À l’artifice proleptique se combine donc un tour d’écriture caractéristique de la poétique de l’ingéniosité qui a cours à l’époque de Mareschal. Le romanesque de l’épisode semble dans cette perspective relever plutôt d’un goût pour les jeux de langage que d’une syntaxe des actions cohérente : suspendu à la voix du narrateur, le lecteur adhère au montage foisonnant d’une intrigue entièrement conçue pour lui faire plaisir. Il convient cependant de rappeler que la visée foncièrement ornementale d’une telle prolepse réfléchit celle de la narration secondaire et intradiégétique au sein de laquelle elle s’insère. Assumée par la voix narrative du récit-cadre, la pragmatique de ce procédé obéit à une économie différente.
2. La prolepse de mœurs : anticipation et rationalité
8Le narrateur extradiégétique de la Chrysolite adopte en effet une posture de moraliste, conformément à l’intention satirique affichée dans la préface du roman. Définissant le « fruict et le secret » de son roman, Mareschal affirme n’avoir rien inventé « qu’un homme ne pûst faire » :
je me suis tenu dedans les termes d’une vie privée, afin que chacun se pûst mouler sur les actions que je descry, et je ne me suis servy de l’Antiquité, que pour donner une couleur estrangere au bien ou au mal de nostre temps12.
9Dans une veine proche de celle de Charles Sorel qui publie, en 1627 lui aussi, la première partie du Berger extravagant13, l’auteur prétend donc écrire un anti-roman au sein duquel les procédures caractéristiques de la fiction sont retournées contre elles-mêmes :
Il est vray, mon Lecteur, (et je te fay icy une confession de foy) que je n’ay eu de dessein que de servir au public, et que je n’ay escrit d’amour, que contre l’amour mesme, pour faire voir les erreurs et les peines et les mal-heurs, qui se glissent sous cette passion : j’ay attaché des actions assez communes et assez publiques à un Nom particulier et supposé, afin que plusieurs se pûssent prendre pour eux, sans que je leur donnasse14.
10Obéissant donc à une instance auctoriale qui fait « profession de dire le vray15 », le narrateur intervient au cours de son récit pour réaffirmer la vérité que son discours cache sous le voile de la fiction. Cet ethos narratorial explique que l’artifice de la prolepse connaisse sous sa plume une version atténuée et moins spectaculaire. Le topos du revers de fortune s’y accompagne de considérations morales sur le comportement des personnages, ce qui modifie la visée du propos. Le lecteur est invité à mener un raisonnement de cause à effet qui justifie l’anticipation effectuée : les suites du récit sont déductibles de leurs prémisses, et l’anachronie du segment proleptique est en partie gommée par la mise en évidence de l’enchaînement chronologique de l’action. Stylistiquement, l’affaiblissement du procédé se traduit par une moindre présence des figures du pathos.
11Une telle rationalisation de la prolepse est notamment à l’œuvre dans l’épisode des amours de Chrysolite et de Validor. L’héroïne, avant de séduire ce nouvel amant, a commis l’imprudence d’adresser une promesse de mariage écrite à Clytiman. Lorsqu’elle explique à Validor qu’elle est déjà engagée auprès d’un autre, le narrateur intervient pour insister sur les conséquences défavorables de cet aveu :
Mais l’esprit aveuglé de Chrysolite qui pouvoit tout autre chose, ne pût voir ni empescher sa rüine ; le Ciel avoit de l’interest que son infidelité fust punie, […] les Dieux la punirent de sorte que sa confession fut sa condamnation, qui luy fit perdre avecque l’honneur l’esperance de posseder jamais Validor ; qui ne la vit depuis, quelque mine qu’il fist, que pour passer son temps, et pour contenter son cœur plustost que de le lier16.
12La prolepse prend la forme resserrée d’un raccourci métonymique qui assimile la « confession » à la « condamnation » dans une formule sonore, marquée par le jeu des homéotéleutes. Le connecteur « depuis » effectue ensuite une prolepse toute relative, puisqu’il est possible de l’interpréter, non comme un saut dans l’avenir, mais plutôt comme une borne inchoative marquant la simultanéité du désengagement de Validor et de l’aveu de sa maîtresse. L’effet proleptique est donc fortement affaibli, puisque le lecteur est invité à prendre acte des conséquences de l’événement au moment même où elles sont annoncées. Le subséquent narratif de cette prolepse n’intervient pas, dès lors, comme la clôture rhétorique d’une structure suspensive mais plutôt comme une conclusion morale. Dans le passage en question, Spinelle, une amie de Chrysolite, organise un rendez-vous secret entre cette dernière et Validor. Le narrateur rappelle alors les intentions de Validor qui, libéré de son projet de mariage avec Chrysolite, continue de lui faire la cour tout en gagnant les faveurs de Spinelle :
Validor qui n’avoit dessein, (comme nous avons dit) que de passer son temps, en treuvant l’occasion belle par l’extréme passion de Chrysolite, et reconnoissant l’esprit et la gentillesse de Spinelle, qui luy faisoit un chemin pour estre aymé et caressé de l’une et de l’autre, montra bien qu’il estoit homme du monde, et qu’il sçavoit se servir du temps et de la fortune17 […].
13Le « dessein » de Validor est confirmé par le narrateur qui rappelle, dans une parenthèse métadiscursive, qu’il avait prédit un tel changement d’attitude. L’inconstance du personnage qui, non content de tromper les espérance de Chrysolite, courtise sa meilleure amie, n’apparaît plus comme la réalisation catastrophique d’un châtiment céleste, mais comme la réaction prévisible de l’archétype de l’« homme du monde » qu’est Validor. Les anticipations du narrateur apparaissent ainsi comme le fruit d’une connaissance approfondie des mœurs amoureuses du temps présent, compétence qui donne du prix au fonds historique du récit de La Chrysolite en lui conférant une valeur d’exemple. Le narrateur invite en effet ses lecteurs à observer la conformité du comportement de son personnage avec la légèreté des jeunes hommes de son temps :
Et bien, qui dira que Validor ne fust pas homme du temps, ou que de ce temps là, il n’y eust des hommes qui vesquissent à la mode de celuy-cy ? […] Quelle merveille qu’il entretinst d’amour, deux femmes qui pensoient bien l’en entretenir, qu’il voyoit, qu’il aymoit, et qu’il abusoit toutes deux ensemble18 ?
14La prolepse devient le lieu d’une valorisation de la vraisemblance morale de l’intrigue et de sa portée générale. Elle renforce ainsi la relation de connivence que le narrateur entretient avec son lecteur. Dans cette perspective, l’effet de la prolepse s’apparente à un jeu d’esprit où s’exercent les facultés rationnelles du conteur et de son public.
3. Le jeu proleptique ou la machine à romans
15La prolepse délimite un segment métadiégétique au sein duquel la relation entre le narrateur et son lecteur est mise en scène de manière privilégiée : que ce dernier soit ou non explicitement mentionné, c’est bien sa sensibilité, ses facultés d’anticipation et de raisonnement qui sont mobilisées par le procédé. En introduisant un désordre chronologique au sein de la narration, la prolepse accuse le manque d’autonomie du récit et la nécessité pour ce dernier d’être animé par une voix narrative qui en soutient l’agencement en entretenant l’intérêt et la curiosité de son public. Or, dans la perspective critique et réflexive qui est celle de Mareschal, cette relation au lecteur s’enrichit d’une distance ironique à l’égard des procédés du romanesque. La couture de la prolepse, pour reprendre une métaphore souvent utilisée par Lise Charles19, montre son fil blanc et signale son artificialité. La vérité du discours narratif devient alors un savoir sur la fiction qui nourrit une réflexion morale sur les pouvoirs de l’imagination.
16L’ouverture de la voix narrative à l’interaction se traduit notamment par l’emploi de figures de pensée telles que l’exclamation ou l’interrogation, par lesquelles le lecteur est invité à réagir ou à répondre à un acte de langage qui l’engage plus que la simple assertion narrative. L’inconstance de Chrysolite donne ainsi matière au développement de nombreux paradoxes qui mobilisent l’imagination et le jugement du lecteur, comme dans cet exemple où le narrateur se demande comment son héroïne fait pour aimer plusieurs hommes en même temps :
[…] et je doute comment cela se pouvoit faire, qu’une fille qui en aymoit tant en pûst aymer un ; car ce qu’elle donnoit à tous ceux là, n’estoit-ce pas l’oster à cettuy-cy ? et son affection pour Clytiman pouvoit-elle ressembler à la mer, qui s’estend en tant de bras sans en estre plus petite ni diminuée20 ?
17À l’image ingénieuse de la mer divisée en plusieurs bras qui clôt ce développement, particulièrement propice à susciter l’étonnement amusé du lecteur, succède une séquence proleptique allusivement adressée à ce dernier :
Les voila donc quatre qu’elle avoit à contenter, chacun diversement : et qui voudroit s’estonner de cela, qu’il ne lise point le reste de cette histoire, où l’on verra quatre autres qui doivent entrer encore sur les rangs21 ;
18L’effet suspensif de la prolepse est en quelque sorte désamorcé par le contenu événementiel annoncé : la quadruple inconstance de Chrysolite, dans la deuxième partie du roman, ne fait que reproduire le schéma narratif de la première partie. L’attrait de la prolepse consiste alors à placer le lecteur dans les coulisses de l’intrigue pour lui faire admirer l’ingéniosité des machines romanesques. S’il n’y a pas lieu de s’étonner du tour répétitif d’une action désespérément prévisible, on peut en revanche s’amuser du mécanisme bien réglé de l’humeur inconstante de Chrysolite, qui garantit au lecteur la surprise constamment renouvelée des amants qu’elle parviendra à tromper ou à séduire. À ce titre, l’héroïne éponyme du roman présente au jugement du lecteur non seulement une figure archétypique de l’inconstance et de la vanité, mais aussi un emblème réflexif de l’artifice romanesque lui-même. Amoureuse en série, Chrysolite offre par la seule bizarrerie de ses mœurs une matière suffisante à la construction d’une intrigue romanesque. Aussi ses comportements suscitent-ils à de nombreuses reprises des réactions du narrateur et de ses personnages qui relèvent de la fascination bien plus que de la censure morale. Le narrateur feint par exemple d’être dépassé par l’inconstance de son personnage, et de ne parvenir qu’avec peine à contenir dans sa prose la rapidité surnaturelle des changements de son humeur :
Elle conserve Polemoferon, pour faire peur à Clytiman, et reprend Clytiman, pour se vanger de Validor ; mais ce qui acheve le miracle de son humeur, voyant que Pleuridan ne luy servoit de rien en son dessein, après luy avoir donné parole qu’il la fist demander à ses parents, elle luy envoye dire le lendemain qu’il ne remuast rien, qu’elle le prioit de ne rien faire de ce qu’elle luy avoit dit le jour auparavant, et que la nuict avoit fait changer de resolution22.
19Le caractère « miraculeux » de l’inconstance de Chrysolite est souligné par Clytiman lui-même, qui s’exclame, en apprenant que sa maîtresse l’a trompé pour la troisième fois :
Dieux ! disoit-il en considerant cette nouvelle saillie, qui pourra jamais arrester cette Inconstante ? et la voyant continuellement en bonds, quels Philosophes ne diroient que le mouvement perpetuel qu’ils n’ont sceu treuver, est dans son cœur23 ?
20Miroir des romans d’amour par sa capacité à multiplier les intrigues, cette humeur inconstante est du reste analysée comme le fruit des lectures romanesques de la jeune fille :
une fille qui se jette dans la cageollerie, et qui ne se peut endormir ni se resveiller que sur un Roman, se laisse facilement porter aux mesmes fautes qu’elle y a leuës, dont son humeur luy donne la pratique24.
21Aussi n’est-il pas étonnant que Chrysolite cultive, en même temps que son talent pour l’intrigue romanesque, un art consommé de l’anticipation : sa capacité à organiser ses conquêtes futures met en abyme l’activité proleptique du narrateur lui-même et le lien que ce procédé entretient avec l’imagination. Prévoyant de quitter Clytiman pour se tourner vers des partis plus avantageux, Chrysolite prépare son amant à la rupture en inventant un songe prophétique qui lui permet de justifier son dessein :
sa prevoyance cherchoit de la seureté, se plaignant à luy des empeschements que le destin avoit fait naistre à leur amour, […] et taschant de remettre le tout sur une fatalité qu’elle tiroit de quelques songes qu’elle mesme contreuvoit, et dont elle luy faisoit le recit : comme s’ils eussent estez veritables. Entre autres elle luy en compta deux, les plus plaisants du monde ; dont l’un estoit : qu’estant tous deux dans le mesme lieu du Temple d’Hyménée prets à se donner la main, et confirmer le vœu qu’ils avoient fait de s’aymer éternellement, elle avoit songé qu’elle voyoit un homme couvert de noir, et que sa main demeuroit dans celle de Clytiman25.
22La mise en abyme du topos du destin en désamorce la visée pathétique traditionnelle. Placée dans la bouche de l’héroïne, la prophétie devient le contraire d’une parole inspirée et allégorique. Loin de présenter au lecteur l’écorce d’une vérité morale à décrypter, le tour métaphorique du rêve de Chrysolite ne signale rien d’autre qu’une imagination mensongère et calculatrice. Or le narrateur, loin de blâmer ces paroles trompeuses, en loue le caractère « plaisant » et le fonctionnement ingénieux :
Considerons icy l’artifice de cette fille, qui vouloit rapporter à un songe l’artifice de ce qu’elle avoit envie de faire arriver, et qui adressoit desja les pensées à un autre Sénateur de l’Areopage, appellé Validor qu’elle avoit en l’esprit, comme estant celuy qu’elle avoit choisy pour opposer à Clytiman, et qui pour lors estoit vestu de deuil, ainsi qu’elle l’avoit descrit26 […].
23Le dévoilement des mobiles prosaïques qui inspirent les mensonges de Chrysolithe achève de démonter la machine proleptique : la force persuasive de la parole oraculaire n’est pas due à la vérité qu’elle renferme, mais au noir dessein de celle qui l’invente en vue d’une fin intéressée. En termes genettiens, on dira que cette fausse prolepse motive la suite du récit en créant de toute pièce un rapport de causalité imaginaire27 : Chrysolite présente son rêve comme la cause de sa future inconstance, alors que ce prétendu rêve n’est en réalité que le produit de son humeur trompeuse. La vraisemblance du procédé n’est donc qu’une apparence artificielle, dont la véritable valeur est d’ordre imaginatif et, pourrait-on dire, esthétique. La manière dont Clytiman réagit à ce beau mensonge le montre bien :
Clytiman ne se fust jamais deffié de cet homme qui lui estoit fort amy, pour estre tous deux du mesme Senat, d’un mesme pays, d’une mesme Ville, ne prit que l’escorce de ce songe ; bien que se mettant à en expliquer le sens à Chrysolithe, il creust avoir treuvé qui estoit. Il luy dit que par la figure de l’homme vestu de noir, estoit représentée l’empeschement que le trespas de Mironte avoit apporté à leur amour : que la belle main qui contre tout l’effort de l’autre estoit demeurée dans la sienne, signifioit sa foy, et sa promesse qui devoit surmonter les rigueurs de ses parents, et la luy conserver malgré toutes leurs mauvaises intentions ; qu’aussi il ne falloit point donner de creance aux songes, qui sont souvent plus menteurs qu’ils ne sont extravagants. […].28
24La nouvelle interprétation que Clytiman donne de la prophétie de Chrysolite met en abyme le libre jeu de la lecture et le pouvoir heuristique de la fiction, ainsi que la primauté du jugement sur l’imagination. Par leur extravagance, les songes de l’héroïne, si séduisants soient-ils, ne doivent pas mobiliser notre « creance ». Tout le profit de la fiction réside précisément dans cette capacité du lecteur à prendre plaisir aux feintes sans y engager toute son âme : au contre-exemple de Chrysolite qui, comme le fera plus tard l’entremetteuse Emma de Jane Austen, organise la vie comme un roman, s’oppose donc le modèle de diligent lecteur qu’est Clytiman. Ce dernier appréhende les illusions de la vie comme un vrai amateur de romans : avec une distance amusée.
25L’exemple du roman de Mareschal montre à quel point la prolepse est un artifice caractéristique de la poétique du roman baroque, dans ses lignes de force et ses contradictions. La prolepse accuse en effet le fonctionnement rhétorique de la narration romanesque : la conduite de l’intrigue est constamment animée par une voix narrative qui en régule le foisonnement et la dramatisation. L’usage qu’en propose Mareschal répond cependant à la remise en cause qui touche le roman d’une manière particulièrement forte dans les années 1620 : contre une rhétorique fictionnelle qui représente un danger pour l’imagination du public en paralysant ses facultés de jugement, il propose une version raisonnée de la prolepse, qui s’appuie sur l’observation des mœurs du temps présent plutôt que sur le topos de la prophétie. La prolepse est ainsi intégrée dans une poétique de la vraisemblance : elle puise dans le fonds de vérité historique qui inspire l’intrigue de la Chrysolite tout en élevant celle-ci à la portée universelle de raisonnements moraux. Enfin, par le choix d’une héroïne inconstante maîtresse dans l’art de l’intrigue amoureuse, Mareschal offre à l’esprit critique de son lecteur un contre-exemple réflexif. Machine à faire des romans, Chrysolite met à nu l’artifice fictionnel et invite à ne le recevoir que pour ce qu’il est, une vaine, mais plaisante, illusion.