Les anticipations des personnages dans le roman-mémoires des années 1730 : enjeux philosophiques et esthétiques
1Les romans-mémoires qui fleurissent en nombre à partir des années 17301 offrent régulièrement des scènes dans lesquelles un personnage tente de prévoir ou de prédire la suite des événements. Si les prédictions peuvent émaner de tout acteur de l’histoire dont les paroles seraient rapportées, les prévisions mentales prennent la plupart du temps, dans le modèle du roman-mémoires, la forme d’un récit à la première personne, puisque les narrateurs n’ont théoriquement2 accès qu’à leur propre intériorité3.
2C’est à ces anticipations actoriales de l’avenir que cet article est consacré. Il s’agit de montrer, d’une part, que les romans-mémoires de cette période construisent, par les dispositifs dans lesquels sont prises les anticipations des personnages, des réflexions sur les mécanismes qui sous-tendent le déroulement des événements dans le monde fictionnel et peut-être, à travers lui, dans le monde réel. D’autre part, que ces scènes d’anticipation de l’avenir ont valeur autoréflexive, et formulent métaphoriquement les lois de composition du roman. Elles figurent le rapport du romancier à différents principes de composition et d’invention et notamment son rapport à la vraisemblance et à l’imagination. Trois auteurs seront successivement abordés, Prévost, Marivaux et Mouhy, dans cet ordre parce que nous observerons de l’un à l’autre une gradation dans les distances marquées vis-à-vis d’un ordre et d’une composition rationnels, au profit de l’imagination.
1. Poétique de l’anticipation dans le roman-mémoires
3Dans un roman-mémoires, le récit est délégué à la voix d’un ou d’une mémorialiste ; ce personnage-narrateur est supposé connaître l’ensemble des aventures qui lui sont arrivées jusqu’à la situation d’énonciation. C’est depuis ce point de vue surplombant que sont racontées ou rapportées les anticipations d’autrefois, celles que le mémorialiste a faites lui-même par le passé ou celles qu’ont proposées d’autres personnages. Ce dispositif a plusieurs conséquences poétiques.
4Tout d’abord, la distance temporelle fictionnelle entre temps représenté et temps de l’énonciation permet de prêter au mémorialiste un discours analytique sur ces anticipations de l’avenir : le narrateur peut formuler les principes selon lesquels lui-même ou un autre personnage a construit, ou prétend avoir construit, ses prévisions. Ce peut être la lecture de signes, la vraisemblance, le défaut d’expérience et le préjugé, le raisonnement logique, a priori ou à partir d’un savoir empirique, des passions comme le désir ou la crainte, etc. Ensuite, le narrateur peut éventuellement, par des prolepses, expliciter le rapport entre ces anticipations et la suite effective des événements, indiquer si elles se sont vérifiées ou ont été contredites par les faits. Mais, et c’est la troisième spécificité de ces représentations dans le roman-mémoires, cette position surplombante n’offre pas au lecteur la garantie d’une parole fiable. On sait que les auteurs de roman-mémoires de cette période, en particulier Prévost, Marivaux ou Crébillon, ont exploité, voire en grande partie inventé, le procédé que Wayne Booth appelle le « narrateur non-fiable4 ».
5C’est par le biais de ces dispositifs que s’élaborent, dans les scènes d’anticipations des romans de Prévost, de Marivaux et de Mouhy, des réflexions philosophiques et/ou esthétiques propres au genre du roman-mémoires. La forme du récit rétrospectif et homodiégétique du roman-mémoires permet de mettre à l’épreuve différentes manières d’anticiper l’avenir, et d’interroger la possibilité de distinguer dans la suite des événements ou les comportements des personnages un ordre logique ou métaphysique, des principes de causalité, que les personnages pourraient, à certaines conditions et en de certaines circonstances, percevoir ou entrevoir. Si au contraire le personnage échoue à prévoir l’avenir, est-ce par une erreur de jugement, par ignorance, ou parce que ce monde n’obéit à aucune logique et est dominé par le hasard et l’imprévisibilité ? Peut-on même répondre à cette question ? Ces questionnements métaphysiques ne se jouent pas nécessairement dans la parole du narrateur, on l’a compris, mais passent, conjointement et dans des rapports complexes de confrontation, par les anticipations de l’avenir racontées ou rapportées, les commentaires qu’en propose le mémorialiste, et l’ensemble romanesque dans lequel les unes et les autres sont pris.
2. Prévost et l’incertitude
6Dans le monde des romans de Prévost, aucune méthode de prévision ne semble infaillible et les personnages échouent généralement à prévoir l’avenir, en tout cas sur le long terme. Mais certaines méthodes d’anticipation sont nettement discréditées, quand d’autres permettent d’imaginer assez efficacement les suites immédiates des événements ou les projets des autres personnages.
2.1. L’échec des augures
7Cleveland propose au livre 5 une réécriture du topos des ultima verba, mais en mine la traditionnelle fonction prophétique. Le protagoniste assiste impuissant à la mort de son beau-père, Mylord Axminster, et reçoit ses dernières paroles :
Je vous laisse peut-être pour héritage la haine du Ciel, qui ne s’est point lassé de me poursuivre, et qui va sans doute s’attacher désormais sur vous. Ô Dieu ! comment puis-je espérer d’être tranquille après ma mort, s’il faut que j’emporte cette triste pensée en expirant ? Mais, reprit-il en s’interrompant lui-même, pourquoi me tourmenter ainsi volontairement ? N’est-il pas naturel au contraire que j’explique favorablement notre rencontre inespérée, et la satisfaction de vous embrasser qui m’est accordée aux derniers moments de ma vie ? Le Ciel n’est point trompeur. Il commence à me traiter en ami. J’en veux tirer un augure favorable, pour vous, mes chers enfants, et pour moi-même.
Je m’efforçai, pendant le peu de temps qui lui restait à vivre, de le confirmer dans cette idée consolante, et je remarquai qu’elle contribua beaucoup à lui procurer une mort paisible. Il ne se trompait pas, sans doute, en espérant pour lui-même les plus libérales faveurs du Ciel. Sa vertu si longtemps éprouvée, touchait au moment de la récompense ; et cet heureux pressentiment, qui rendit ses derniers soupirs tranquilles, en était déjà une. Mais ses malheureux enfants n’étaient point compris dans la sentence qui finissait ses peines, et qui l’appelait au bonheur5.
8Les ultima verba de Mylord, rapportés au discours direct, comportent deux prophéties opposées, que nous pouvons reformuler ainsi : « la haine du Ciel dont j’ai été l’objet va maintenant se reporter sur vous », puis : « la joie de vous revoir avant de mourir est le signe que les dispositions du Ciel ont changé et qu’il vous sera favorable ». Puis, le discours du mémorialiste dans le paragraphe suivant contredit les dernières paroles de Mylord en annonçant de prochains malheurs, confirmant implicitement sa première prédiction. Mais il en ressort une impression de cacophonie, d’autant que Cleveland présente « l’heureux pressentiment » de Mylord, qui serait donc faux, comme une première récompense du Ciel. Étrange récompense divine qu’une anticipation fausse de l’avenir de ses enfants… Autrement dit, le dispositif révèle que le mourant n’a, pas plus que les autres personnages, le pouvoir de prédire un avenir qui serait ordonné par une puissance supérieure. Si les événements sont conduits par un plan divin, les signes de ce plan sont bien illisibles, y compris a posteriori.
9Un deuxième exemple peut être pris dans Le Doyen de Killerine, où la prédiction d’un plan divin est confrontée à une prévision plus modeste – car elle voit moins loin – et plus efficace, fondée sur la lecture des signes des passions. Rappelons rapidement l’intrigue de ce très long roman : le doyen de Killerine, protagoniste et narrateur du roman, a pris la responsabilité d’assurer l’établissement honorable de ses deux demi-frères, Patrice et Georges, et de sa demi-sœur Rose, après le décès de leur père commun. Mais il perd bien souvent le contrôle de la situation et ses interventions ont des conséquences catastrophiques. Il a ainsi signé le malheur de trois personnes en contraignant le sensible Patrice à un mariage lucratif avec Sara, alors que le jeune homme était épris d’une autre femme, Julie. La scène suivante s’ouvre alors que Patrice vient de blesser Sara, laquelle s’était introduite dans la chambre où se trouvaient son époux et sa maîtresse Julie. Le doyen, qui vient d’apprendre ce qui s’est passé, se précipite chez Fincer, le père de Sara, déjà furieux avant ce drame contre cette famille responsable du malheur de sa fille. Le doyen arrive dans la pièce où se trouvent Fincer, Sara et Patrice. Un tableau s’offre à lui dont il essaie de décrypter le sens : Fincer, le père de Sara, a les yeux baissés et semble embarrassé mais calme, Patrice est auprès de Sara et lui prend la main, avant d’exprimer au doyen toute sa douleur. Celui-ci ne sait comment interpréter la scène et l’avenir qu’elle réserve :
Quel jugement pouvais-je porter de leurs dispositions [celles de Patrice et Sara] ? Patrice était visiblement touché de son malheur ; et quand je n’en aurais pas eu la preuve que j’avais devant les yeux, je n’en aurais pas moins attendu de la tendresse naturelle de son caractère. […] La pitié par conséquent n’avait eu rien à combattre pour s’emparer entièrement de son âme […]. Mais quel autre fruit en fallait-il espérer qu’un attendrissement de quelques jours ? Après tant de changements et de caprices, après tant d’apparences feintes, tant de promesses violées et de serments oubliés, pouvait-il me rester quelque confiance à tout ce qui sert de fondement aux conjectures ordinaires ; et dans les variations de mademoiselle de L… comme dans les siennes, n’avais-je pas trop bien appris à connaître les faiblesses ou les trahisons de l’amour ?
À l’égard de Fincer, […] [à] quelle cause pouvais-je attribuer le relâchement de ses transports, et ce calme apparent ne nous menaçait-il pas de quelque orage imprévu ? Je me figurai néanmoins que non seulement la douleur et les soins de mon frère avaient pu le toucher, mais que se flattant peut-être jusqu’à s’en promettre un heureux retour vers sa fille, il attendait des explications plus claires pour régler ses sentiments et sa conduite6.
10Les diagnostics et pronostics du doyen acteur sont alors mesurés, ponctués de modalisateurs et de formules interrogatives, et fondés à la fois sur la lecture des signes physiques observés et sur l’expérience qu’il a acquise. Il reconnaît l’incertitude de l’avenir mais formule quelques suppositions à partir des signes observés et de sa connaissance du caractère des personnages. On pourrait parler de prudence. Or, il ne se trompe pas : la suite proche du récit confirme que l’attention que Patrice manifeste pour Sara ne va durer que quelques jours et que Fincer est en effet charmé et attendri par l’attitude de Patrice auprès de sa première épouse, comme nous l’apprendrons de la bouche de Fincer lui-même dans un discours cité.
11Mais à ces réflexions intérieures mesurées du doyen s’oppose le discours qu’il tient juste après aux trois acteurs de la scène : il leur adresse un discours de prêtre, dans lequel il leur annonce un avenir meilleur, selon l’idée que les voies du Ciel sont impénétrables :
Au milieu de tant de dangers, je pris le parti de me réduire à des réflexions générales sur la nécessité de rapporter au Ciel une infinité d’événements qui surpassent la pénétration des hommes ; et tournant cette idée de la manière la plus propre à me concilier tous ceux qui m’entendaient, j’ajoutai que c’était quelquefois du sein de ces obscurités mêmes qu’il semblait prendre plaisir à faire naître la lumière et la paix. Comme on ne m’avait pas pressé de répondre, on ne marqua point d’empressement non plus à me répliquer. Fincer s’obstina au silence, et Patrice abîmé dans ses regrets parut faire peu d’attention à mon discours7.
12Le doyen déploie des trésors de rhétorique, ainsi que le souligne la participiale « tournant cette idée… », pour inciter les autres personnages à voir dans leur situation une étape du projet providentiel. Mais l’espérance de la « lumière et de la paix » ne convainc aucun de ceux qui sont plongés dans l’expérience malheureuse ; et, de fait, il est difficile de lire dans la suite du roman une confirmation de ce destin, ni même dans sa fin, qui voit certes Patrice revenir à Sara, mais la mort dans l’âme, après la disparition de sa maîtresse. D’ailleurs ici, pas de commentaire du mémorialiste sur la validité de ses propres prédictions. Le narrateur ne vient pas corriger les erreurs du passé.
13La question des causes immédiates des événements est ainsi moins opaque que celle des causes premières8, puisque les analyses précédentes du doyen et la suite du roman montrent que l’enchaînement des événements repose sur des mécanismes passionnels : ici, la passion absolue de Patrice, qui le ramènera inévitablement à Julie, et la sensibilité empathique de Fincer. Qu’un principe métaphysique soit lui-même à l’origine de ces passions n’est pas exclu, mais rien ne le prouve. Comme l’a déjà montré Jan Herman9, la question de l’ultime causalité demeure chez Prévost une énigme. Dans cet exemple, la juxtaposition des deux manières d’entrevoir l’avenir – d’après une connaissance empirique ou en supposant l’action d’une Providence – exhibe l’incertitude de l’étiologie providentialiste, laquelle concerne aussi un avenir plus lointain que les suppositions fondées sur la sémiotique des passions.
2.2. Causalités passionnelles
14Parallèlement à ces enjeux métaphysiques, nous pouvons voir dans les deux exemples analysés une figuration du principe de composition de ces très longs romans à la publication épisodique. Rappelons que la rédaction et la publication des Mémoires et aventures d’un homme de qualité, de Cleveland et du Doyen de Killerine s’étendent sur plusieurs années. Si le romancier lui-même a en tête les événements à venir dans les pages qui suivent – les effets immédiats –, son plan d’ensemble ou à plus long terme peut rester, lui, relativement incertain. L’incertitude entourant l’éventualité d’un plan divin figure aussi l’ouverture des possibles narratifs qui caractérise ce type de romans et qu’a analysée Marc Escola10. À la rationalité d’un plan prédéfini conduisant au retour à l’ordre s’opposent implicitement les soubresauts de l’imagination du romancier, laquelle se laisse emporter par les passions qu’elle prête à ses personnages. Ce sont elles qui suscitent, si l’on reprend la deuxième citation, « tant de changements et de caprices, […] tant d’apparences feintes, tant de promesses violées et de serments oubliés », c’est-à-dire des péripéties débordant le cadre des « conjectures ordinaires » d’un prêtre, et, peut-être, le principe littéraire de vraisemblance.
15Le doyen recourt de fait parfois à ce second principe pour imaginer l’avenir. La vraisemblance est alors l’objet d’une déconstruction plus évidente que la notion de providence.
2.3. Déconstruction de la notion de vraisemblance et éloge implicite de l’imagination
16Nous sommes un peu plus tôt dans le roman11, alors que le doyen espère encore que Patrice peut revenir à Sara. Or, à ce moment, comme on va l’apprendre, les projets élaborés par Patrice et son frère Georges sont bien différents : celui-ci se propose d’épouser Sara, la femme de Patrice, afin que son jeune frère puisse épouser sa maîtresse Julie et que lui-même empoche l’argent de la femme délaissée. Alors que ni le doyen-protagoniste ni le lecteur ne sont encore informés de ces projets, le roman propose le récit d’une entrevue entre Georges et le doyen, au cours de laquelle ce même lecteur peut aisément comprendre l’intention de Georges d’épouser sa belle-sœur. Les discours rapportés de Georges évoquant sa volonté de « procurer un sort plus heureux » à Sara, et les signes physiques qu’il émet – embarras, rougeurs –, relevés par le doyen, font deviner ce projet au lecteur familier de ce personnage aux passions changeantes. Mais le doyen lui-même ne le comprend pas. Il fait même des suppositions que l’on ne peut que trouver incongrues à ce stade du roman, en imaginant que Georges a convaincu Patrice de revenir auprès de Sara :
Ce que je pus imaginer de plus vraisemblable […] fut que Patrice attendait pour se rendre à son devoir que mademoiselle de L… fût rétablie12.
17Le doyen précise que le principe qui sous-tend l’évaluation qu’il fait de la situation présente et de ses suites est la vraisemblance. Si le mémorialiste n’interroge pas ce principe mais se justifie par lui de son aveuglement, l’absurdité de cette supposition invite le lecteur à trouver son principe bien inefficace. Il ne peut qu’observer que les passions représentées dans ce roman débordent le cadre de la vraisemblance telle que la conçoit le personnage, qui présuppose un comportement raisonnable des individus, la victoire de la vertu sur les passions13 et même un plan divin. L’incapacité récurrente du personnage à deviner les intentions des autres et ainsi à prévoir l’avenir tient à ce qu’il se fie trop souvent à cette idée de vraisemblance qui ne prend guère en compte l’expérience, la force des passions et le désordre qu’elles occasionnent. À cet égard, le personnage progresse au cours du roman, puisqu’il renonce peu à peu à juger selon les « conjectures ordinaires », comme on l’a vu dans le premier passage étudié, et qu’il profite plus loin de son expérience pour anticiper les effets des passions violentes auxquelles sont en proie ses frères, en particulier Patrice.
18Mais ici, les événements dépassent l’imagination du personnage parce que celle-ci est limitée par ses idées de vraisemblance. Cette limite est soulignée dans la formule restrictive citée : « Ce que je pus imaginer de plus vraisemblable […] fut que Patrice attendait pour se rendre à son devoir que mademoiselle de L… fût rétablie ». Le personnage souffre d’un défaut d’imagination qui est souligné à plusieurs reprises dans le roman14. On comprend alors que ces passages figurant l’incapacité du personnage à imaginer l’avenir entrent en relation dialogique non seulement avec des débats métaphysiques que Prévost ne prétend pas résoudre, mais aussi avec des controverses littéraires, et qu’ils ont une valeur autoréflexive. On peut mettre en relation le défaut d’imagination du doyen avec le caractère anti-romanesque de ce personnage de prêtre, attiré dans le monde malgré lui, qui n’aspirerait qu’à une vie calme et retirée, et qui déplore, lorsqu’il se met à raconter son histoire, que le sort l’ait condamné à vivre des « aventures » :
[…] par des ressorts qui étaient encore dans le secret de la Providence, il se préparait pour nous un avenir tout différent, une autre patrie, une autre fortune, d’autres occupations et d’autres soins, enfin des aventures, des peines, et des agitations sans nombre. C’est de ce point que je commence proprement notre histoire15.
19De même, la présence du couple « vraisemblance » / « imagination » dans l’exemple analysé plus haut, est une manière de révéler en creux la présence du romancier Prévost derrière son narrateur fictionnel16. Prévost suggère que le concept de vraisemblance est une limite imposée à l’imagination qui empêche celle-ci de se figurer à la fois les possibles de la nature humaine et les possibles romanesques ; le romancier revendique discrètement son affranchissement vis-à-vis de la vraisemblance au profit d’une matière extraordinaire : celle des grandes passions et de leurs effets. Il rejoint la maxime célèbre de Boileau selon laquelle « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable », mais en revendiquant, à l’inverse de Boileau, la valeur littéraire de cette invraisemblance du vrai. Citons également, plus proche de lui, les considérations de Fontenelle dans ses Réflexions sur la poétique, qui considère qu’« il s’en faut bien que la nature ne soit renfermée dans les petites règles qui font notre vraisemblable17 ».
3. Marivaux et l’imagination heureuse
20Dans les romans-mémoires de Marivaux, La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu, les héros Marianne et Jacob, eux, ne se méprennent guère sur la suite des événements et la conséquence de leurs actes. Marivaux prête à ses protagonistes une imagination projective qui guide efficacement leur action, et l’on observe une coïncidence entre leurs suppositions et la suite du récit. Ainsi, Jacob, quand il rencontre Mlle Habert, imagine que cette rencontre lui sera favorable :
[…] je m’imaginai heureusement que cette rencontre pouvait tourner à bien. Quand elle m’avait dit que ce serait dommage que je devinsse méchant, ses yeux avaient accompagné ce compliment de tant de bonté, d’un si grand air de douceur, que j’en avais tiré un bon augure. Je n’envisageais rien de positif sur les suites que pouvait avoir ce coup de hasard ; mais j’en espérais quelque chose sans savoir quoi18.
21L’imagination dont il s’agit ici s’exerce « heureusement », c’est-à-dire opportunément, de manière à produire des effets bénéfiques. Pour cela, elle s’appuie sur un travail sémiotique : les paroles sont instinctivement interprétées en fonction des signes physiques qui les accompagnent, en l’occurrence le mouvement des yeux. Or, la suite des événements confirme la pertinence de cette supposition, puisque Mlle Habert devient la protectrice amoureuse de Jacob. Les signes physiques relevés par Jacob annonçaient bien la tendre bienveillance dont il allait bénéficier.
22L’« augure » chez Marivaux peut ainsi se montrer efficace, au prix de sa laïcisation et de celle du monde dans lequel évoluent les personnages, et à condition de s’en tenir à un avenir proche, c’est-à-dire aux conséquences d’un événement ou aux intentions devinées des autres personnages. Car dans l’ensemble, les péripéties des romans de Marivaux relèvent souvent du hasard et de la coïncidence, et ces « coups de hasard » sont soulignés comme tels par les propos des mémorialistes. Mais il n’en demeure pas moins que dans ce monde fictionnel, plus nettement que chez Prévost, les personnages peuvent avoir ou acquérir par l’expérience une compétence sémiotique capable d’anticiper les effets immédiats des événements ou de leur propre action. Ainsi Marianne se fait-elle ce qu’elle s’imagine. Elle est capable de se figurer les conséquences de ses choix et d’agir afin d’incarner l’image d’orpheline vertueuse qu’elle se figure et dont elle connaît le potentiel de séduction sur les cœurs sensibles19. Le récit personnel donne à voir que la vertu de Marianne est moins un sentiment intérieur qu’une image-modèle à laquelle elle tente d’adapter l’image qu’elle renvoie à Valville et à ses protecteurs, parce qu’elle en devine la force de séduction. C’est très net par exemple dans l’épisode durant lequel Climal tente de séduire Marianne en lui offrant des vêtements. Celle-ci accepte d’abord les cadeaux avec excitation. Elle décide de les rendre seulement après que Valville a découvert qu’elle et son oncle se connaissent et qu’il a soupçonné Marianne d’être entretenue. Le récit représente les réflexions de Marianne-protagoniste, au moyen d’un discours direct puis d’un récit de pensées, et montre que lorsqu’elle réunit les vêtements et l’argent que le libertin lui a offerts pour les lui renvoyer, sa motivation première est l’effet que son action produira selon elle sur Valville. L’imagination de Marianne est capable d’appréhender l’image que va renvoyer son action « vertueuse » :
Là-dessus, j’ouvris ma cassette pour y prendre d’abord le linge nouvellement acheté. Oui, monsieur de Valville, oui, disais-je en le tirant, vous apprendrez à me connaître, à penser de moi comme vous le devez ; et cette idée me hâtait : de sorte que, sans y songer, c’était à lui plus qu’à son oncle que je rendais le tout […].
Il m’avait paru avoir l’âme généreuse, et je m’applaudissais d’avance de la douleur qu’il aurait d’avoir outragé une fille aussi respectable que moi : car je me voyais confusément je ne sais combien de titres pour être respectée20.
23Le récit rétrospectif permet de suggérer la part active, dans la motivation de l’action vertueuse, de l’amour-propre et de l’imagination, laquelle élabore l’image et l’action d’« une fille […] respectable » et permet d’imaginer les sentiments de Valville – « je m’applaudissais d’avance de la douleur qu’il aurait… ». Marianne manifeste ainsi la capacité non seulement, comme l’avait montré Jean Rousset, de se voir en imagination21 mais aussi de se voir par le regard des autres et en particulier ici, par le regard de l’homme qu’elle aime et qui doit l’aimer. Et de fait, le futur employé par Marianne est performatif. Comme le formulait René Démoris, « il n’y a peut-être ni pure spontanéité, ni pur calcul22 » : cette imagination de Marianne est une « communication instinctive avec la réalité23 » qui lui permet d’agir sans y penser dans son intérêt, en le pressentant, en se « l’imaginant » plus ou moins clairement.
24Par sa capacité à se figurer les effets des actions, l’imagination des personnages marivaudiens rend ainsi possible l’impossible, permet l’invention d’un autre moi, d’un autre monde, en dépit des obstacles du monde de la diégèse. Elle figure alors aussi, métaphoriquement, l’imagination du romancier capable d’inventer un autre monde. L’imagination de l’auteur est déléguée au personnage, et en thématisant le pouvoir de l’imagination, en expliquant le destin invraisemblable – ici, une jeune orpheline se fait comtesse – par une capacité d’invention et d’anticipation hors du commun, le roman désigne et circonscrit, tout en la revendiquant discrètement, sa part d’invraisemblance.
4. Mouhy et les prévisions romanesques
25Marivaux s’emploie à justifier de l’intérieur l’invraisemblance par la psychologie du personnage, et fait de l’imagination une faculté capable de transformer le monde en réalisant ses prévisions, de faire advenir l’inimaginable. Mouhy, lui, revendique beaucoup plus nettement, à une époque où l’imagination suscite encore beaucoup de méfiance, son imagination légendaire et romanesque, au sens où elle nourrit une accumulation de péripéties et de situations inédites, dans des romans où il n’est guère question de construire une réflexion sur le hasard et la Providence, mais où prime le plaisir des péripéties.
26Un éloge de l’imagination s’élabore en effet au fil d’épisodes dans lesquels ses narrateurs rapportent des prévisions en les qualifiant de « folles », de « chimériques » ou de « romanesques », avant que la diégèse ne vienne au contraire confirmer la validité de ces projections imaginatives. Les romans-mémoires figurent et revendiquent ainsi leur propre extravagance. Nous ne donnerons qu’un exemple parmi beaucoup, issu des Mémoires de Madame la marquise de Villenemours, un roman de 1747. La protagoniste est amoureuse de son frère supposé et cet amour impossible est réciproque. Un jour, on propose à la jeune fille un parti, M. de Marsinville. Elle ne ressent pour lui que de l’indifférence, mais elle y voit l’occasion de se défaire définitivement de sa passion pour son frère supposé. La mémorialiste rapporte ses réflexions passées :
Je me sondai d’autant plus sur cette réflexion importante, que la lecture de frivoles romans m’avait gâté l’esprit sur ce point, et que j’avais été un temps à me flatter qu’il surviendrait peut-être un jour quelque événement imprévu qui rendrait légitime une passion aussi criminelle. J’étais même assez folle dans ces moments pour envisager des idées chimériques comme des inspirations secrètes qui devaient servir à m’empêcher de disposer de ma main. Mon directeur, auquel j’avais confié toutes ces choses, les avait traitées de tentations, que je devais craindre et ne jamais écouter24.
27Le passage oppose les réflexions de la jeune fille à ses « idées chimériques » passées, inspirées par la « lecture frivole de romans ». Cette imagination toute romanesque se plaît à imaginer qu’un événement imprévu pourrait la sauver de ce mariage de raison : vaines chimères, apparemment. Sauf que, dans la suite du roman, ces inspirations nées de la lecture de romans auront raison contre les « réflexions » rationnelles et morales : Marsinville va recevoir une blessure qui le rendra inapte au mariage, et le frère supposé se révélera n’être pas son frère. Elle pourra finalement épouser ce dernier. La malice de Mouhy inverse ainsi la valeur de l’opposition entre réflexion et rêverie : ce qui a raison ici, ce sont les idées romanesques et l’instinct, les « inspirations secrètes », contre la raison. Les prévisions des personnages s’appuient sur leur connaissance des romans, et ils ont raison. L’imagination romanesque triomphe. Il est intéressant d’observer que cet éloge explicite de l’imagination la plus romanesque est le fait d’un romancier qui assume une position de second rang dans le paysage littéraire de son temps. L’édition du Traité des mouches secrètes par Patrick Wald Lasowski réunit dans sa préface des citations qui montrent que « l’imagination inépuisable » de Mouhy était un lieu commun des discours critiques de l’époque25 et que cette étiquette a une valeur ambiguë : c’est pour cette raison que les romans de Mouhy sont plaisants, mais aussi qu’ils ne sont que plaisants. C’est la position subalterne de Mouhy dans le champ littéraire qui semble autoriser ce primat affiché de la faculté imaginative dans la composition romanesque et son éloge dans le discours critique.
28Les scènes d’anticipation et les dispositifs critiques dans lesquels elles sont prises sont donc le moyen, dans les romans-mémoires, de réflexions sur la causalité et la contingence, mais aussi sur la composition romanesque elle-même. Et l’analyse de ces scènes fait observer que ces romans des années 1730, c’est-à-dire d’une période où le roman est l’objet d’attaques vigoureuses, notamment en raison de ses liens avec l’imagination, proposent, de façon plus ou moins évidente ou discrète, un éloge de l’imagination, parfois associé à une critique de la vraisemblance. Dans le monde des romans-mémoires, les bifurcations sont toujours possibles, par l’effet du « hasard », ou de l’imagination des personnages, qui figurent l’un et l’autre la contingence du monde mais surtout l’imagination du romancier, laquelle ne saurait souffrir le costume de la vraisemblance classique, désormais jugé bien étroit.