Le statut de la prédiction dans les Mémoires de Madame la Marquise de Fresne de Courtilz de Sandras
1Les Mémoires de Madame la Marquise de Fresne (1701) occupent une place particulière dans la production de Courtilz de Sandras : il s’agit de la seule mémorialiste féminine à laquelle Courtilz a donné la voix1. Développant toutes les nuances d’un spectre qui va de l’histoire au roman, l’œuvre de Courtilz est composée aussi bien de textes historiques que d’ouvrages mêlant adroitement matériau historique et inventions romanesques2, au point qu’il est difficile de qualifier ces ouvrages hybrides3. On peut parler de « pseudo-mémoires » quand l’auteur fabrique les Mémoires d’un personnage ayant réellement existé. Mais on sait que le « degré d’historicité4 » des mémorialistes courtilziens ne laisse pas de poser problème. L’existence de certains, comme d’Artagnan (Mémoires de M. d’Artagnan, 1700), est attestée ; pour d’autres, comme le Comte des Mémoires de M.L.C.D.R. (1687), la part d’invention est si importante qu’elle rend périlleuse toute identification précise. Les Mémoires de Madame la Marquise de Fresne, tout en participant de ce mélange des genres, semblent se situer plus volontiers du côté du roman5. L’argument est tiré d’un fait divers scandaleux6 que tous les contemporains de Courtilz ont probablement reconnu, mais l’univers des corsaires et l’intrigue amoureuse, qui occupent ces Mémoires, puisent dans le grand fonds romanesque.
2La trajectoire de la Marquise de Fresne, d’ailleurs, rappelle par bien des aspects celle d’une héroïne de roman. Vendue par son mari jaloux à un corsaire, elle découvre en ce dernier un amant vertueux prêt à entreprendre mille démarches pour pouvoir l’épouser. Vivant relativement heureuse auprès de son corsaire, Gendron, pendant de nombreuses années, la Marquise, à la tête d’une fortune impressionnante, devient une figure respectée. Le refus du Pape de casser son mariage, qui pousse Gendron à rentrer dans les ordres, la condamne cependant à une fin plus amère. À cette vie d’aventurière déjà bien remplie, Courtilz ajoute un élément éminemment romanesque : le destin de la Marquise lui aurait été prédit pendant sa jeunesse par un devin.
3Alors, la vie de la Marquise serait-elle la réalisation de cette révélation initiale, dont les Mémoires accréditeraient, sous forme de bilan, la pertinence ? À la lecture du roman, rien n’est moins sûr. Imprécise, voire douteuse, la prophétie est traitée par la mémorialiste avec une certaine distance. De plus, cette prophétie – « prediction des choses futures par inspiration divine7 » – est concurrencée dans les Mémoires par d’autres types de prédictions8, comme des raisonnements probabilistes. Les personnages du roman formulent fréquemment des hypothèses sur ce qui va leur arriver et la mémorialiste, depuis sa position, commente ces hypothèses en les rapportant à ce qu’elle connaît de l’issue de ses aventures.
4Car si la Marquise sait quelles prédictions se sont révélées justes, elle ne connaît pas pour autant la logique qui a conduit à leur accomplissement. Lorsqu’elle se fait prophétie, la prédiction appartient à l’horizon idéologique du sort, qu’il ait un caractère religieux (la Providence) ou non (le destin, la fortune). Elle peut aussi prendre place dans une enquête pour trouver les causes immanentes des événements et négocier avec ce qui les défie (le hasard). Dans les formes narratives dérivées des Mémoires, comme celle qu’invente Courtilz, la prédiction joue donc à plusieurs niveaux. Elle constitue un lieu-clé de l’exégèse mémorielle, par laquelle le ou la mémorialiste tente de donner sens à ce qui lui est arrivé. Mais cet effort pour dégager les liens entre les événements délègue sous forme fictionnelle la grande affaire du romancier, qui compose son intrigue et réfléchit, lui aussi, à ce qui en articule les jalons.
5L’activité prédictive débridée dans les Mémoires de Madame la marquise de Fresne permet ainsi de mettre au banc d’essai divers systèmes explicatifs. De cette mise à l’essai, racontée in vivo par la mémorialiste dans la frustration qui marque la fin de sa vie, l’idée d’une causalité transcendante ne sort sans doute pas indemne, cependant que d’autres types de causalité, notamment humaine, prennent le pas pour expliquer ce qui détermine une existence – et ici, surtout, une existence de femme.
1. Une prophétie bien hasardeuse
6La Marquise de Fresne aurait pu connaître un sort d’une triste banalité. Quoi de plus commun, en effet, qu’une jeune femme soumise à la tyrannie d’un époux « bisarre, inquiet, soupçonneux, & de méchante humeur9 » ? L’héroïne, qui a épousé le Marquis contre l’avis de ses parents et de ses proches, ne tarde pas à découvrir son vrai visage. Des disputes éclatent à propos des hommes qu’elle fréquente. Après avoir essayé de faire condamner sa femme puis de l’empoisonner, le Marquis de Fresne change de stratégie : il décide de la vendre à un corsaire lors d’un voyage qu’il a organisé dans ce but. La jeune femme, droguée avec sa femme de chambre, se réveille sur le bateau et découvre la trahison de son époux. C’est ici que sa trajectoire bifurque : dans l’espace ouvert par l’aventure, la Marquise, d’abord promise à une vie peu remarquable, pourra devenir une personnalité éminente et respectée.
7Cette trajectoire exceptionnelle lui avait été prédite dans sa jeunesse par un devin. On pourrait dès lors s’attendre à ce que cette prophétie joue un rôle fondateur dans ses Mémoires : la vie de la Marquise devrait apparaître comme la réalisation de cette prophétie formulée au début de son existence. Dans les Mémoires de Madame la Marquise de Fresne, il n’en est rien : d’une part, parce que la prophétie apparaît bien peu crédible, d’autre part, parce que la mémorialiste elle-même ne lui accorde pas une place déterminante dans son récit.
8La Marquise mentionne la prophétie au début du voyage qui doit faire d’elle une captive. Au moment d’embarquer avec son mari, elle se souvient d’un épisode de sa jeunesse :
Nous nous embarquâmes sur un petit vaisseau marchand, où je ne fus pas plûtôt, que je me sentis saisie de crainte. Il faut savoir que dans ma jeunesse j’avois eu la faiblesse qu’ont la plûpart des jeunes filles : j’avois eu la curiosité de savoir qui j’épouserois, & comme ma mere, quoy qu’assez avancée en âge, se trouvoit susceptible de la même folie que je pouvois avoir, elle avoit eu la complaisance de faire venir chez elle, & même de me mener chez ces sortes de gens qu’on appelle Devins. Or il y en avoit eu un qui m’avoit prédit que je ferois de grands voïages sur mer, que j’y serois prise par les Turcs, & qu’après avoir essuié les rigueurs d’un dur esclavage, j’en serois non seulement délivrée ; mais encore que beaucoup d’autres esclaves recouvreroient leur liberté par mon moien : que je procurerois aussi en même tems la connoissance de la vraie foy à quelques infideles, & qu’enfin je tirerois beaucoup d’avantage de mon malheur. J’avois traité cela de bagatelle, lorsque cela m’avoit été predit, & même toutes les fois que j’y avois pû faire reflexion ; mais à peine eut-on levé l’ancre, que Dieu permit que j’y pensasse serieusement. J’eus peur, me voiant dans un si mechant vaisseau, que le tems ne fût venu de voir accomplir cette prophetie10 […].
9Le devin annonce ici à la future Marquise un futur, sinon enviable, du moins assez flatteur : triomphant, telle une nouvelle Moïse, de l’esclavage et des rigueurs du sort, la jeune femme doit guider vers le salut ceux qui croiseront sa route.
10Mais plusieurs éléments viennent remettre en cause la pertinence de cette prophétie. Quand on la compare, a posteriori, avec les aventures effectives de la marquise, force est de constater que le devin n’a pas visé tout à fait juste. Les éléments de la prophétie sont très romancés : certes, la marquise sera vendue par son mari, mais elle ne sera jamais traitée en tant qu’esclave, Gendron ayant décidé de la considérer comme sa fiancée. Il n’est pas non plus fait mention de la relation avec Gendron, le corsaire, qui fait l’objet du roman. Si la Marquise procurera la liberté à quelques-uns de ses protégés, elle sera bien loin d’avoir l’aura religieuse que lui fait miroiter le devin.
11En plus de la propension à romancer ses prédictions, le devin fait preuve d’une certaine inexactitude. Il ne répond pas à la question précise qui lui a été posée : qui la jeune femme doit-elle épouser ? Ce devin, s’il n’est pas tout à fait mauvais, est donc bien loin de briller par son acuité, de telle sorte qu’il est légitimement impossible de trancher entre la thèse de la véritable prophétie et celle de la simple coïncidence. Notons d’ailleurs que la mémorialiste ne reconnaît à aucun moment la validité de la prophétie, ni même la capacité du Devin : elle passe par une périphrase – « ces sortes de gens qu’on appelle Devins… » – qui marque, sinon un scepticisme, du moins une distance et une suspension du jugement.
12On nous apprend de plus qu’il y a eu plusieurs devins. Évidemment, la marquise ne fait place dans ses Mémoires qu’à la prophétie la moins fausse. Des autres prophéties, on ne saura rien : c’est donc qu’elles ne se sont pas réalisées, ce qui relativise de fait la portée de la prophétie juste. Si, pour une prophétie à peu près correcte, on doit en passer par plusieurs prophéties fausses, alors l’art divinatoire semble bien peu fiable. Ironiquement, il rejoint la science des probabilités : à force de faire des prédictions, on finira bien par en produire une qui n’est pas tout à fait éloignée de la réalité.
13En traitant cet épisode avec une telle distance, le récit ménage ici la possibilité que le rapport entre la prophétie faite à la marquise et ses aventures soit tout à fait fortuit. Au cœur même de la logique de la fatalité, dans laquelle prend place le thème prophétique, se met en place une contre-logique fondée sur le hasard.
14D’autre part, le moment du récit où intervient cette prophétie tend aussi à en amoindrir la portée. Elle n’est communiquée au lecteur que tardivement, au prix d’une analepse. Selon le schéma héroïque attendu, dérivé du conte, on aurait dû trouver la prophétie au début du récit, pour en voir ensuite la confirmation dans les aventures. En réalité, toute la première partie des Mémoires a tourné autour des déboires conjugaux de l’héroïne. Celle-ci ne livre la prophétie qu’au moment où elle s’en souvient : par association d’idées, sous l’effet de la peur légitime que lui inspire ce départ vers l’inconnu, la Marquise a envisagé la possibilité d’une capture, risque des voyages en mer. Là encore, la logique rationnelle du risque vient parasiter le discours sur la fatalité.
15La scène de l’arrivée sur le bateau est donc à la fois l’occasion d’une réminiscence – celle de la prophétie – et d’une anticipation – celle des malheurs à venir. En situant subjectivement ce moment, le romancier met aussi en évidence le fait que ce lien apparent de cause à effet est une interprétation du personnage. Ceci rend la thèse de la fatalité d’autant plus précaire : de sort, il n’y a peut-être que celui que la mémorialiste s’imagine. Nous voyons la marquise établir un rapport entre la prophétie et sa vie, sans qu’aucune causalité ne soit formellement dégagée. La logique héroïque – l’accomplissement de la destinée – est donc mise à mal par le respect de la chronologie subjective : la prophétie n’a de valeur que si elle s’intègre à cette dernière.
16Si le contenu de la prophétie est contestable, son effet laisse tout aussi dubitatif. Dans les Mémoires de Madame la Marquise de Fresne, la réalisation de la prophétie ne s’impose pas aux personnages : elle devient elle-même objet de débat et de spéculation. Plus tard dans son voyage, alors que la marquise a fait la connaissance de Gendron et que, sans le savoir, son mari a conclu un accord pour la vendre, elle repense à la prophétie qu’elle a longtemps négligée. Au moment, là encore, d’embarquer sur le vaisseau de Gendron, elle a un « pressentiment » :
Gendron nous attendoit dans sa chaloupe sur le bord de la mer, sous pretexte de nous faire plus d’honneur ; & y étant entrés avec luy, à peine fus-je éloignée du rivage de la portée d’un mousquet, que j’eus un secret pressentiment de mon malheur. Je me ressouvins de la funeste prédiction qui m’avoit été faite ; & comme je me voyais déja entre les mains d’un corsaire, cette pensée me frappa tellement, qu’il est impossible de dire mon inquietude. Je jugeai à propos néanmoins de n’en rien temoigner devant Gendron, de peur de luy faire naître une pensée qu’il n’avoit peut-être pas ; mais je dis tout bas à l’oreille de Margot, qui étoit auprès de moy : ne seroit-ce point icy le commencement de l’accomplissement de mon horoscope, dont tu m’as entendu parler si souvent. Ces paroles firent tant d’impression sur l’esprit de cette fille, que je la vis changer tout à coup de couleur ; & craignant qu’elle ne découvrît ce que je voulois tenir caché : garde-toy bien, lui dis-je tout bas, d’en parler devant Gendron, & même de temoigner ta crainte sur ton visage, de peur qu’il ne devine ce que nous apprehendons, & que cela ne l’oblige à nous faire ses esclaves11.
17La principale préoccupation de la marquise, dans cette scène, est de ne rien laisser paraître de son inquiétude ou de celle de sa servante, Margot, parce que les signes de cette inquiétude risqueraient de précipiter le projet qu’elle suppose au corsaire, voire même de lui en inspirer l’idée. Lorsqu’elle partage sa crainte à sa servante Margot, ce n’est que sous forme d’hypothèse (« ne seroit-ce point ici… ? »). On voit que si la marquise ne croit pas en la prophétie du devin, elle se méfie de son potentiel auto-réalisateur.
18La capacité de la prophétie à être la cause de ce qu’elle annonce est reprise au modèle tragique : les parents d’Œdipe abandonnent leur fils parce qu’ils veulent empêcher l’inceste et le parricide de se réaliser, mais cette décision, qui fait d’eux des étrangers aux yeux de leur fils, causera leur perte à tous. Dans les Mémoires de Madame de Fresne, le romancier joue avec cette circularité tragique. Gendron, qui est un honnête homme, ne prévoit pas de réduire la marquise en esclavage. En voulant empêcher la prophétie de se réaliser, la marquise continue donc paradoxalement à vivre son roman, c’est-à-dire dans le scénario du devin. Ce serait, au contraire, le fait même de révéler la prophétie qui la désamorcerait en en montrant la dimension fabuleuse. Ainsi, dans un renversement ironique, la prophétie, sans pour autant s’être réalisée, a bel et bien eu un effet majeur sur la vie de l’héroïne : elle lui a donné la tendance à romancer sa vie. Autrement dit, c’est la prophétie qui a fait de la marquise une mémorialiste en puissance.
19Agent d’une singularisation plutôt que d’une assignation, la prophétie participe donc ici d’une causalité tout sauf fataliste. Si elle constitue un élément de la formation individuelle, elle peut être un accident comme les autres et trouver sa place dans un système explicatif qui fait la part belle aux causes immanentes.
2. Des prédictions en série
20Rien d’étonnant à ce qu’une fois ébranlée, la causalité transcendante se trouve concurrencée, dans le roman, par d’autres logiques. Dans les Mémoires de Madame la marquise de Fresne, le traitement ironique du thème prophétique ouvre sur la remise en cause de la fatalité au profit d’explications rationnelles. Le roman, en effet, pullule de prédictions qui se fondent sur d’autres moyens d’anticiper l’avenir, mais qui ne semblent pas plus fiables pour autant, ou du moins pas plus effectives.
21La première de ces prédictions alternatives est faite par la mère de l’héroïne. Alors que sa fille attend le mariage avec le Marquis de Fresne, la mère lui promet un avenir radieux :
Elle étoit à me dire continuellement que j’allois être la personne du monde la plus heureuse, & me donnant des leçons pour ma conduite, elle me dit entr’autres choses, que quand je serois mariée, je fisse lit à part quelquefois avec luy, parce qu’il n’y avoit rien qui réveillât davantage l’appetit d’un époux12.
22On sait à quel point cette prédiction va se révéler erronée, mais elle a des conséquences. Ce conseil – entretenir le manque de son époux – participera, entre autres, aux malheurs de la marquise, en alimentant l’inquiétude du marquis.
23L’erreur de la mère vient sans doute du fait que son jugement est obscurci par la passion. Il s’agit d’une femme très narcissique, que la rumeur publique accuse de « s’aimer elle même plus que personne13 ». Elle semble séduite par le Marquis de Fresne, ainsi que le dit la mémorialiste : « Il plaisoit cependant à ma mere, tout autant qu’il me plaisoit à moy-même : de sorte que si elle eût pû me supplanter, je ne sais si elle n’en eût point eu quelque tentation14. » La mère fait donc un raisonnement par analogie : s’imaginant heureuse auprès d’un mari comme le Marquis de Fresne, elle suppose que le sort de sa fille sera le même. L’échec maternel invite à prendre en compte un nouveau facteur qui vient jeter le doute sur toutes les prédictions : la subjectivité de celui ou celle qui prédit entre en jeu.
24Toute prédiction est donc susceptible d’être biaisée. Lorsque ce n’est pas la subjectivité de celui qui prédit qui pose problème, c’est celle de celui qui écoute. Comme il y a dans le roman des prédictions fausses, que la Marquise écoute parce qu’elles vont dans son sens, on trouve dans le roman des prédictions vraies, que la Marquise ignore parce qu’elles ne flattent pas ses inclinations. Peu avant le mariage, plusieurs femmes viennent voir la future Marquise de Fresne pour la mettre en garde contre son époux :
En effet jusques à des Dames que je ne connoissois que tres-mediocrement, il y en eût deux ou trois qui étant venues voir ma mere, me tirerent à part l’une aprés l’autre, & à differens jours ; & me dirent, que sur le bruit qui couroit que je l’allois épouser, elles étoient bien aises de m’avertir de prendre bien garde à ce que j’allois faire : qu’elles n’avoient rien à dire, ni contre sa naissance, ni contre son bien ; mais que si l’on ajoûtoit foy à ce qui s’en disoit dans le monde, il étoit d’une étrange humeur : qu’il n’y en avoit point qui en pussent parler plus pertinemment que ses freres & ses sœurs : qu’il n’y en avoit pas un qui s’en louât, & que tout au contraire, ils s’en plaignoient tous sans en excepter un seul. Mais j’étois déja prise par les yeux ; de sorte qu’il étoit trop tard de faire ce discours15.
25Les Dames connaissent, par ouï-dire, plusieurs exemples qui témoignent du caractère du Marquis : de là, elles supposent qu’il fera un bien mauvais mari. Il s’agit ici d’un raisonnement par généralisation. Pourtant, la Marquise est incapable d’entendre ces mises en garde, car elle a déjà pris sa décision. Elle bat ainsi en brèche chaque argument :
Je savois d’ailleurs, qu’il étoit fort rare que des freres & des sœurs s’accordassent bien ensemble, ce qui me faisoit prendre son parti dans mon cœur, & accuser de médisance tout ce que l’on m’en disoit. Je me flattois même, que quand bien il seroit de méchante humeur avec les autres, il n’en seroit jamais avec moy, qui faisois dessein de vivre avec luy, comme une bonne & une honnête femme doit faire avec un mary qu’elle aime. […] Enfin tout cela combattant contre tout ce que l’on me pouvoit dire, & ma destinée d’ailleurs m’entrainant à en croire plûtôt mon inclination, que tout le reste ensemble, je fis connoître si bien mes sentimens à ma mere, qui m’aimoit avec tendresse, […] qu’elle se resolut de me donner contentement16.
26Si le premier argument, qui répond à la généralisation par une autre, est assez rationnel, le second – quand bien même c’est un méchant homme, il sera différent avec sa femme – apparaît bien périlleux : il ne se fonde que sur une hypothèse optimiste de l’héroïne, que rien ne vient étayer.
27La Marquise ne découvre sa méprise que trop tard. Mais, de la même façon, après avoir épousé Monsieur de Fresne contre l’avis de beaucoup, elle échoue encore à prendre en considération les mises en garde de ses amis. L’un des magistrats qu’elle fréquente, Maboul, lui apprend qu’une autre de ses fréquentations, Bossuet, est sûrement amoureux d’elle : « Si Monsieur de Fresne a été jaloux de vous sans sujet ; il est à présumer qu’il le sera encore bien davantage, lorsqu’il verra que l’on vous aime17. » La supposition de Maboul est juste, mais que vaut-elle ? Aux yeux de la Marquise, qui pense que Maboul est lui-même épris d’elle, pas grand-chose. Si, comme on l’a vu, la fiabilité des prédictions est remise en question avec la prise en compte des failles du jugement, alors il y a toujours des raisons de douter des prédictions au moment où elles sont formulées. Même quand la Marquise se réveille, abandonnée, sur le bateau de Gendron, elle peine à croire à quel point elle a pu négliger les signes précurseurs de son malheur : « Il semble même que je m’y dusse attendre, ou du moins à quelque chose de semblable, après ce que m’en avoient prédit Maboul & Bossuet18. »
28Derrière cette inlassable activité prédictive, qui occupe tous les personnages, on peut voir une détresse sémiotique généralisée. Elle viendrait de ce que la logique de la fatalité s’est affaiblie, cependant que les autres logiques susceptibles de la supplanter, fondées sur le raisonnement, apparaissent bien peu assurées. On ne peut plus croire aux prophéties des devins, mais pas beaucoup plus aux prédictions apparemment raisonnables.
29Si la mémorialiste fait place à ces discours dans son récit, c’est bien parce qu’elle en a reconnu, a posteriori, la validité, ce dont le personnage de la Marquise, ne sachant à quelle prédiction se vouer, était incapable au moment des faits. L’insertion de ces prédictions dans les Mémoires vient donc souligner le décalage entre la connaissance du je narrant et la naïveté du je narré. Cette prise de conscience, qui intervient après les événements, invite à jeter un regard désabusé sur l’efficacité des prédictions. Toute spéculation sur l’avenir, même censée et étayée, reste hasardeuse car on ne peut juger de sa véracité qu’a posteriori.
30En somme, si l’héroïne s’est retrouvée vendue à un corsaire, ce n’est pas parce qu’elle était destinée au malheur, mais parce qu’elle a fait un certain nombre de mauvais choix. On trouve, dans les Mémoires de Madame la Marquise de Fresne, toute une série d’indices qui mettent en avant des causes historiques – au sens où elles sont situables dans l’histoire de l’héroïne – pour expliquer le parcours de cette dernière19. À terme, la seule logique qui triomphe semble être celle de l’histoire. La multiplicité des raisonnements prédictifs contribue à brouiller les liens logiques entre les événements, que même la mémorialiste peine à mettre au jour.
3. Contre une prévision
31On pourrait s’en tenir à l’idée que cette difficulté à dégager les causes qui régissent la vie des individus est le fait d’une héroïne qui manque assurément de lucidité. Cette explication morale est bel et bien présente dans le roman20, mais s’y limiter reviendrait à négliger un élément fondateur dans la trajectoire de la Marquise. Celle-ci, au début de sa vie, formule une prévision sur ce qui l’attend en tout état de cause : en tant que jeune femme noble, on la mariera à un homme qui deviendra maître de son sort21. Cette prévision fait l’objet d’un examen détaillé, lorsque la mémorialiste explique pourquoi elle s’est obstinée, pendant longtemps, à rejeter ses prétendants :
Je m’imaginois que quelque attache qu’il eût à la Cour, il me confineroit dans quelque terre en même tems qu’il m’auroit épousée, & que plus il auroit d’ambition, plus il me rendroit malheureuse. […] Et comme j’avois des exemples de cela, en la personne de deux ou trois de mes amies, qui s’étoient mariées tout nouvellement, leur destinée me faisoit tant de peur, que je refusai plusieurs partis, avec lesquels j’aurois été non seulement bien plus heureuse que je ne suis aujourd’hui ; mais encore une trés-grande Dame. Et ce fut cette foiblesse qui m’empecha de vouloir entendre parler de Monsieur de . . . . . qui me faisoit l’honneur de me rechercher, & qui a fait une si grande fortune, que quand j’y pense, je ne puis m’empecher de me vouloir du mal, d’avoir été la cause moi même de mon malheur22.
32L’héroïne raisonne ici, non en devin, mais à partir d’exemples dont elle a tout lieu de penser qu’ils lui fournissent des indications sur son propre avenir. Elle remarque que les mariages malheureux sont fréquents et en induit qu’elle court le même risque : c’est pour cela, dit-elle, qu’elle repousse ses prétendants. Le raisonnement semble assez crédible pour qu’on le qualifie bien, non de prédiction, mais de prévision.
33Le retour sur cet épisode est l’occasion d’une réflexion sur l’hypothèse ouverte par la découverte que « Monsieur de . . . . . » a fait fortune. La mémorialiste, sous forme de rêverie, imagine la possibilité avortée d’un mariage heureux. Mais rien ne nous dit que son hypothèse est juste : rappelons que la Marquise écrit au moment où, toujours en procès contre son mari, elle a tout lieu de regretter les choix qui l’ont conduite à cette situation23. Si les Mémoires ménagent cette virtualité, c’est pour mieux faire ressortir la précarité d’une telle issue : le mariage détermine la vie d’une femme, sans qu’il lui soit permis de savoir sur quels critères se fonder, puisque son bonheur ne dépend que du bon vouloir de son époux.
34En quoi la Marquise, en effet, a-t-elle été, selon sa propre expression, la « cause […] de [son] malheur » ? Ayant des raisons tout à fait légitimes de douter du bonheur conjugal, elle a jeté son dévolu sur le Marquis de Fresne pour une raison qu’elle ne cache pas :
J’étois sûre outre cela, qu’il ne me relegueroit jamais au fond d’une Province, sa terre de Fresne qui faisoit la plus grande partie de son revenu, n’étant qu’aux portes de Paris. Je savois aussi que c’étoit un de plus beaux châteaux qu’il y ait à vingt lieuës à la ronde ; quoy qu’il y ait déja quelque temps qu’il soit bâti ; de sorte qui si sa proximité de Paris m’assuroit contre ma crainte, sa magnificence flattoit ma vanité24.
35À partir de là, le choix du Marquis de Fresne comme époux apparaît bien moins hasardeux. L’héroïne a tout mis en œuvre pour empêcher sa prévision – être reléguée, sans pouvoir, hors de la sphère sociale – de se produire. Somme toute, si elle a causé ses malheurs, c’est moins par son absence de lucidité que par la conscience avertie des possibilités que lui réservaient la vie.
36Toute la trajectoire de la Marquise de Fresne peut alors se lire comme l’énergie, sinon du désespoir, du moins de la frustration : elle s’attire des malheurs parce qu’elle essaie d’échapper au sort qui l’attend probablement – en un mot, à ce que nous pourrions appeler son destin social25.
37En effet, la Marquise est mue, comme tous les héros courtilziens, parmi lesquels on trouve nombre de parvenus, par son ambition. De ce point de vue, la prophétie du Devin, qui lui a été faite avant son mariage, n’est pas si fausse : la marquise deviendra bel et bien une personnalité importante, exploitant les largesses de Gendron sans pour autant dépendre de lui, tout occupé qu’il est à parcourir les mers. Ultime ironie du sort : l’héroïne s’est mariée avec le marquis de Fresne, contre toutes les préconisations de ses proches, qui lui promettaient un avenir sordide. Elle a donc ignoré des prévisions tout à fait pertinentes, pour suivre sa propre inclination, qui finalement lui aura permis de connaître quelques années heureuses. En un sens, elle a su saisir sa chance.
38Le retour à la société dont elle est issue signe la fin de son succès : incapable de faire casser son mariage malgré les nombreuses démarches qu’elle entreprend, et que Courtilz détaille dans toute la dernière partie des Mémoires, la marquise perd sa fortune et finit sa vie dans l’amertume. Toute la parenthèse ouverte par les aventures maritimes peut alors se lire comme une rêverie sur les possibles, au miroir des impossibles qui attendent selon toute probabilité une femme de son rang.
39Rien d’étonnant, alors, à ce que la Marquise ait ménagé une place dans ses Mémoires à une prophétie dont au demeurant elle n’est pas dupe. Cette prophétie, qui la représente en femme de pouvoir et flatte sa passion motrice, l’ambition, lui ouvre l’espace du romanesque à mesure que son horizon social semble se refermer. Comme les autres héros courtilziens, la Marquise de Fresne est une ambitieuse, mais contrairement à eux, c’est une femme. Il faut sans doute prendre en compte cette donnée pour étudier le traitement de l’activité prédictive dans le roman : le rapport de l’héroïne au possible et à l’impossible en dépend de façon non négligeable26.
40Dans cette histoire d’ambition contrecarrée qui constitue finalement l’intrigue principale du roman, on doit voir aussi un autre principe directeur à l’œuvre. La complexité de relations de cause à effet qui régissent la vie des individus vient de ce que de nouveaux facteurs sont entrés en jeu. S’il est si difficile pour la mémorialiste de savoir ce qui conduit sa trajectoire – fatalité ? hasard ? « inclination » personnelle ? –, c’est sans doute parce que d’autres forces, désormais, pèsent sur le destin des individus. Courtilz écrit ses pseudo-Mémoires à partir de 1687, au moment du règne de Louis XIV où l’on prend de plus en plus conscience des effets du pouvoir absolu. Au fond, si, dans les Mémoires de Madame la Marquise de Fresne comme dans d’autres romans, la croyance en la fatalité s’effrite, n’est-ce pas parce que l’impuissance de l’individu face à son destin se trouve concurrencée par un autre type d’impuissance, celle qui naît de sa confrontation aux pouvoirs27 ? À nouvelle époque28, nouveau régime d’assignation.
41La Marquise trouve ainsi sa place dans la galerie des personnages courtilziens frustrés, non par le sort, mais par les pouvoirs humains qui s’opposent à eux : l’individu n’est plus écrasé par le Ciel mais par les autorités. La seule chose qui parvient in fine à tenir en échec l’ambition de la Marquise, c’est le pouvoir papal. Ainsi qu’elle le dit, alors qu’elle présente une énième requête : « Ainsi, voulant voir ce qui en arriveroit, nonobstant la fâcheuse horoscope qui m’en avoit été tirée, je présentai une requête à sa Sainteté29 […]. » Sans que cette impossibilité relève d’un ordre fatal, la Marquise constate à quel point elle n’est pas maîtresse de son sort.
42Les tentatives éperdues de la Marquise contrastent avec la tranquillité du corsaire amoureux, Gendron. Celui-ci, qui s’est longtemps flatté de pouvoir obtenir la grâce du Pape et qui a œuvré pendant des années en ce sens, se résigne à la fin du roman. Il se met à penser que la décision du Pape est entre les mains de Dieu et que rien ne sert, par conséquent, de s’acharner contre le sort. Ainsi que le raconte la Marquise dans les dernières pages :
[…] il esperoit que Dieu lui feroit la grace d’en attendre l’évenement en paix & en tranquilité. J’admirois le repos de son esprit, qui étoit un coup de Dieu, & me proposant son exemple, comme la meilleure chose que j’eusse à imiter, je fis ce que je pûs pour en venir à bout. Mais ce ne sont pas là des graces que Dieu fasse à tout le monde, & il ne les fait qu’à qui il lui plait. C’est ce que je reconnus bientôt par le trouble où je demeuray toûjours, & qui étoit tel qu’il ne me fut pas difficile de juger que j’étois bien éloignée de sa vertu30.
43Gendron est devenu providentialiste, faute de pouvoir agir sur le pouvoir papal. À rebours du trouble et de l’amertume de la Marquise, la croyance en la Providence apparaît comme la seule solution pour supporter le poids des autorités sur le destin de chacun. Ceci amoindrit considérablement la croyance en la Providence, qui n’apparaît plus comme une puissance agissante. Dans sa Préface, la mémorialiste prenait également ses distances avec la Providence. Elle présentait l’entrée en religion de Gendron comme l’heureuse conséquence de son malheureux mariage :
Convenons cependant que les voyes de Dieu sont admirables, quand il a dessein de rappeler quelqu’un à luy. Gendron seroit peut-être encore Corsaire, à l’heure que je parle ; si mon mary eût été moins méchant. C’est ainsi qu’il fait naître un bien d’un mal, quant il luy plait31.
44Difficile d’adhérer à cette interprétation liminaire, qui laisse totalement de côté le personnage de la Marquise, pourtant héroïne éponyme32. Il aurait en effet suffi d’une autre décision du Pape pour que le destin de la Marquise prenne un visage tout différent.
45Une fois mesurée l’ampleur de ces déterminations, on comprend différemment l’importance que la mémorialiste accorde à la prédiction faite dans sa jeunesse. Alors qu’il semble de plus en plus périlleux de prédire l’avenir, à mesure que les logiques qui servaient à le faire sont contestées, la seule chose dont l’héroïne pouvait être sûre, c’est qu’elle allait être quelqu’un – ce qui ne sera finalement possible qu’en accédant au statut doux-amer de mémorialiste. La prédiction manifeste ici l’aspiration, consciente de tout ce qui la limite, à une marge de manœuvre, ainsi que la Marquise le dit elle-même en rêvant, une fois en mer avec Gendron, à sa destinée : « je me ressouvins que, quand on m’avoit predit ce qui venoit de m’arriver, on m’avoit promis en même tems mille choses capables de contenter l’ambition d’une femme de ma naissance33. » Cette rêverie est aussi marge de manœuvre littéraire. Les Mémoires de Madame la Marquise de Fresne commencent et finissent bel et bien comme des Mémoires ; l’intrigue romanesque, quant à elle, prospère dans la marge ouverte par le départ vers un autre monde. C’est sans doute cette tension qui explique l’articulation conflictuelle, dans l’œuvre, entre l’ancrage pseudo-historique et le décrochage romanesque.
46Les Mémoires de Madame la Marquise de Fresne s’ouvrent donc sur un jeu avec l’idée de fatalité. En plaçant dans les Mémoires une prédiction bien peu fiable, le romancier s’emploie à déréguler le thème prophétique. À mesure que la croyance en la fatalité s’effrite, d’autres systèmes destinés à prédire l’avenir prennent le pas : raisonnement par analogie, par généralisation, par induction, etc. Mais les multiples prédictions faites à l’héroïne échouent à lui permettre d’orienter sa vie : elles n’ont aucun poids devant la force des événements et de ce qui les conduit, notamment les passions sous-jacentes. D’autant que l’univers courtilzien invite à prendre en compte un autre facteur, qui vient achever de perturber le jeu herméneutique : ce sont ceux qui ont le plus de pouvoir qui font et défont l’existence des autres. Est donc maître de son sort celui qui a suffisamment de pouvoir, ce dont l’intarissable activité prédictive des personnages et surtout de la mémorialiste vient traduire le désir. Les Mémoires, qui se ferment en prenant leurs distances avec une autre forme de logique transcendante, la Providence, passent ainsi au crible les puissances qui déterminent la vie des individus. Au terme de cet inventaire, on voit apparaître l’influence d’un autre type de détermination qui, indéniablement, vient fausser le jeu et, en un sens, piper les dés de l’existence.