1Manon est morte, mais personne ne le sait. L’annonce voilée de la mort de Manon est très paradoxale : elle commande le récit, elle l’imprègne, elle en forme la conclusion, mais elle n’est jamais nommée, jamais prédite avant le dénouement. Des Grieux seul la connaît, mais parvient difficilement à en parler ; l’Homme de qualité, après l’avoir entendu raconter, exprime son jugement dans l’Avis de l’Auteur, mais semble avoir seulement redouté la longueur de cet épisode : de Manon, il ne dit pas un mot. Le prologue du récit nous donne certainement une image « assez touchante » de l’héroïne, mais seul le chevalier exprime une douleur profonde. Qui peut savoir, au moment où les amants embarquent pour l’Amérique, quel sera leur sort ? Deux ans plus tard, quand il rencontre de nouveau l’Homme de qualité dans une rue de Calais, le chevalier est obsédé par ses propres « désordres » et ses « honteuses faiblesses », il est surtout accablé par le souvenir de la mort toute récente de Manon ; mais il n’en dit rien. On devine qu’il lui est arrivé un malheur inouï : qu’il n’ait plus de cheval ni de serviteur, qu’il tienne son portemanteau sur le bras, qu’il soit beaucoup plus pâle que deux ans plus tôt, tout sous-entend la catastrophe, tout et surtout le fait que Manon ne soit pas là. Mais pour connaître sa fin malheureuse, il faudra attendre le dernier moment du récit. Autrement dit, le récit se présente comme une longue analepse, un retour en arrière de cinq ans. En même temps, le narrateur savait, dans le passé, quelle catastrophe menaçait les personnages, et il la laisse obscurément entrevoir. Une lourde prolepse est donc incluse dans le récit rétrospectif1.
2La forme du récit dépend du choix du narrateur : ce pouvait être Renoncour, comme pour l’ensemble des histoires racontées dans les Mémoires d’un homme de qualité, et l’on voit par l’Avis de l’Auteur qu’il en eût fait volontiers un « traité de morale, réduit agréablement en exercice » ; ce pouvait être Tiberge, qui dès la première heure, avait tout prévu ; mais le romancier a tout fait pour l’écarter de la conclusion2. Prévost a choisi Des Grieux. Et ce choix entraîne toutes sortes de conséquences : la morale passe au second plan, la passion est constamment présente ; toute conclusion est suspendue : Des Grieux est encore prisonnier du deuil, mais assez proche d’un retour à la sagesse ; il passe d’un état à l’autre, il vit dans une contradiction pathétique qui anime le récit en profondeur. Renoncour l’avait constaté lui-même en donnant la parole à l’un de ses personnages de rencontre, l’intendant de la princesse de R… :
Comme ce fut par lui-même que je me fis raconter cette histoire, je puis la mettre dans sa bouche, pour épargner au lecteur l’ennui d’un récit trop simple, et dénué d’action et de sentiments3.
3Il ne s’agissait alors que d’un témoin ; Des Grieux est l’acteur de son drame, et il reste pénétré de son malheur, le récit sera mû par l’action tragique et le sentiment vécu ; c’est ce qu’il annonce lui-même au départ, il n’aura rien de réservé à l’égard de ses amis de rencontre, et Renoncour, par un miracle de fidélité, transcrira tout, réflexions et sentiments. C’est là ce qui fait l’originalité du récit de Des Grieux : une « narration fidèle », jusqu’au moindre détail, mais une narration imprégnée « de réflexions et de sentiments », soutenue par un flux d’émotions, parsemée de retours sur le passé, sur le sens de cette « aventure » sans pareille. Ce récit qui a duré plusieurs heures, et que Prévost lui-même a voulu couper d’un entracte, est comme soutenu, animé en profondeur par des annonces voilées, par des commentaires incomplets. Une action unique, qui mène à la mort de Manon, imprégnée de réflexions fragmentaires sur une catastrophe indicible, est secouée de soudains mouvements d’émotion, mais la mort de Manon, sans être dite, est toujours sous-entendue, et c’est bien elle qui fait l’unité morale et stylistique du récit.
4Des Grieux est un virtuose de la prolepse ; une cinquantaine d’annonces, d’anticipations inquiètes, balisent le récit. Il sait définir à l’avance, en quelques mots, le caractère des personnages et leur destin : on sait d’emblée que le penchant au plaisir causera tous les malheurs de Manon et ceux du chevalier4. De Tiberge, nous saurons que ses bons offices et son amitié n’auront aucun succès5. Lescaut nous est donné comme « rien moins que brave » : ce sera sans doute une raison de sa mort6. Manon, elle, est par nature imprévoyante ; elle ne vit que dans le présent. L’annonce initiale, très personnelle, est une fausse prolepse, qui ne présente aucune annonce réelle :
Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse, mais que c’était apparemment la volonté du Ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter7.
5Il est trop évident qu’elle cherche seulement à capter les bonnes grâces du chevalier : le mot « apparemment » est une invite à peine déguisée, le choix du mot « nul » y ajoute une sorte de tremblement pathétique, mais elle ne peut rien prévoir de son sort futur. Très attentif à l’ordre de son récit, Prévost nous livre, par la bouche du chevalier, les traits qui définissent peu à peu le caractère de Manon, sensualité, passivité, indifférence à la fortune, peur de manquer, douceur, complaisance, mais rien qui laisse anticiper son avenir.
1. Réflexions
6Le récit du chevalier se compose d’événements, mais aussi de réflexions. Les réflexions consistent le plus souvent en anticipations un peu abstraites, qui portent sur ce qu’il appelle tantôt son « aventure », une « bizarre aventure », tantôt son « destin » ou sa « destinée ». Il figure ce destin sous la forme d’images contrastées, de hauts et de bas, de précipices ou d’abîmes successifs :
Cependant un instant malheureux me fit retomber dans le précipice ; et ma chute fut d’autant plus irréparable, que me trouvant tout d’un coup au même degré de profondeur d’où j’étais sorti, les nouveaux désordres où je tombai me portèrent bien plus loin vers le fond de l’abîme8.
7Cet avertissement apparaît au lendemain des premiers désordres du chevalier ; elle a donc valeur d’annonce pour l’ensemble des trois épisodes qui consacrent sa malheureuse carrière. Bientôt, cette alternance de malheurs prend la forme, non d’une « aventure » à l’issue incertaine, mais d’une « fortune » ou d’un « destin » :
Mais j’étais né pour les courtes joies et les longues douleurs. La Fortune ne me délivra d’un précipice que pour me faire tomber dans un autre9.
8La troisième rechute accentue encore, dans une longue transition, le contraste entre le court bonheur et la catastrophe :
J’ai remarqué, dans toute ma vie, que le Ciel a toujours choisi, pour me frapper de ses plus rudes châtiments, le temps où ma fortune me semblait le mieux établie10.
9Désormais, le Ciel s’est comme transformé en divinité maligne pour punir le héros de son bonheur, et cette troisième et dernière catastrophe l’entraîne vers des extrémités « déplorables ». Au dénouement, il ne lui reste plus qu’à « aider [son] mauvais sort à consommer [sa ruine] » et à y courir « volontairement11 » : c’est l’expression parfaite d’une liberté tragique12. Par une progression parfaitement tracée, l’aventure est devenue destinée, puis expression du Ciel, d’un Ciel dont les rigueurs sont souverainement injustes :
Mais se trouvera-t-il quelqu’un qui accuse mes plaintes d’injustice, si je gémis de la rigueur du Ciel à rejeter un dessein que je n’avais formé que pour lui plaire ? Hélas ! que dis-je, à le rejeter ? Il l’a puni comme un crime13.
10À la veille de son mariage avec Manon, Des Grieux se voit condamné par toutes les autorités du Nouvel Orléans, et contraint à une fuite éperdue dans le désert. Tout est dit, sauf l’annonce de la mort de Manon, « funeste événement » qu’il hésite encore à évoquer. Toutes ces « réflexions » – on en compterait une bonne vingtaine sur la totalité du récit – portent sur la mise en forme d’une courte vie ; elles invitent à un retour sur une brève carrière de deux ans, racontée en quelques heures d’affilée. Ce sont des anticipations du narrateur, qui visent à donner le sens de cette tragédie en trois actes.
2. Mouvements
11Le récit lui-même est ponctué de brefs « mouvements » de passion, de regret, d’effroi, qui traduisent l’angoisse du chevalier au moment de décrire son « aventure », ou à l’instant de les vivre14. Or tous ces mouvements, qu’ils soient violents ou secrets15 ont trait à la même passion bouleversante. Le mouvement, émotion rapide et incontrôlée, peut prendre alors une valeur prémonitoire :
Je cédai à ses instances, malgré les mouvements secrets de mon cœur, qui semblaient me présager une catastrophe malheureuse16.
12L’aspect violemment passionnel du mouvement est parfois pris sur le vif :
Je consolais Manon, en avançant ; mais au fond, j’avais le désespoir dans le cœur. Je me serais donné mille fois la mort, si je n’eusse pas eu dans mes bras le seul bien qui m’attachait à la vie. Cette seule pensée me remettait17.
13Ces mouvements irrationnels apparaissent dans les moments les plus dramatiques : Des Grieux apprend de son père que Manon l’a trompé au bout de douze jours seulement ; il fait quatre pas et tombe sans connaissance18 ; quand le vieux G…M… lui révèle que Manon a été envoyée à l’Hôpital, il se jette sur lui avec une « furieuse rage » : « Mon désespoir, mes cris et mes larmes passaient toute imagination19 ». Après la grande scène du Luxembourg et la rupture avec son père, il se rend chez M. de T… « comme un furieux », levant les yeux et les mains au ciel20. Lors du malheureux rendez-vous place Saint-André-des-Arts, il se livre, devant la fille que Manon lui a envoyée en consolation, à un discours incohérent :
J’ajoutai mille choses, ou tristes ou violentes, suivant que les passions qui m’agitaient tour à tour cédaient ou emportaient le dessus21.
14Cependant, les mouvements et les transports s’apaisent, et laissent place aux réflexions, qui ouvrent enfin un « chemin à l’espérance ». Tous ces frémissements, ces « convulsions cruelles » qui parcourent le récit ont trait à une même course à l’abîme dont rien ne nous est dit. C’est seulement à la toute fin du récit, au moment où Manon est internée au Châtelet en vue de sa déportation, que Des Grieux prend pleinement conscience de l’étendue de son malheur ; encore résiste-t-il à l’évidence de la catastrophe, énoncée par le concierge de la prison : « Je ne compris point ce langage22 ». Quand il la comprend, il tombe comme mort, et le mot même de « mort » va envahir le récit : mort symbolique de Des Grieux, mort imminente de Manon. On sort alors du domaine de la prédiction obscure pour entrer dans le récit jour après jour de la fin de l’héroïne.
3.Cycle
15L’Histoire du chevalier appartient à un cycle parfaitement représenté dans les Mémoires d’un homme de qualité : le cycle des martyres féminines. Au cours du récit de Renoncour sont apparues Julie, sœur du narrateur, Sélima, son épouse, Diana, l’amante de Rosemont, Nadine, fille de Renoncour et amante de Rosemont. À comparer les différents épisodes de la mort d’une héroïne, on relève plus d’une analogie entre eux. Le procédé de la prédiction apparaît déjà avec la sœur du narrateur : un songe prémonitoire annonce obscurément l’assassinat de Julie. C’est un rêve, plutôt qu’un pressentiment, qui annonce la mort de l’héroïne, et ce rêve, repoussé, mal compris, est suivi de la tragédie non moins obscure. L’épouse de Renoncour, Sélima, meurt d’une fièvre maligne, mais sa mort a été annoncée, d’une façon bizarre, par plusieurs anecdotes inquiétantes et par la découverte d’une crypte où gisaient trois statues menaçantes. Renoncour, accablé par la mort de Sélima, se construit lui-même une sorte de crypte où il s’absorbe pendant un an dans son deuil. Il a songé au suicide ; comme Des Grieux, il perd « tous les sentiments de religion23 ».Quant à Diana, elle se voit menacée par un rival de Rosemont et par sa famille, qui finira par l’assassiner : autant de figures de jeunes femmes poursuivies par la fureur de rivaux jaloux. À ces morts violentes pourrait s’appliquer la devise mystérieuse découverte dans la crypte de Tusculum, « Furori sacrum ». Une même destinée unit toutes ces victimes : une passion intense et brève, une destinée funeste. Dans tous les cas, des avertissements ambigus précèdent leur mort.
16Une même obsession parcourt ces épisodes, celle de la mort vécue dans la compagnie de la morte. La mort en elle-même ne se raconte pas ; mais ce qui se raconte pour Prévost, c’est l’approche et l’angoisse de la mort, et plus encore, une sorte de coexistence avec la victime, ou de passion prolongée dans le sommeil de la mort. On se souviendra de la sœur de Renoncour, embaumée et ramenée lentement dans sa famille, accompagnée par son frère qui tient le cadavre sur ses genoux24. On se souviendra encore de Sélima, dont le cœur momifié demeure au centre de la crypte, à côté de son portrait représenté « au naturel », et du dialogue imaginaire que Renoncour entretient avec la morte25. Rosemont, au moment de la mort de Diana, est marié à son amante in articulo mortis, ce qui maintient le symbole d’une mort vécue, suspendue en quelque sorte dans l’éternité. On retrouve dans la mort de Manon plusieurs de ces détails symboliques : la fraternité avec la morte, l’amant couché sur le corps de la victime, une similitude entre la mort et le sommeil, un deuil sans fin, qui vise à perpétuer le souvenir de la morte. L’analogie avec le chant IV de l’Énéide,évoqué par Des Grieux, trouverait ici sa justification. Le thème de l’inceste entre frère et sœur, interdit et réalisé à la faveur de la mort fait, lui aussi, une discrète réapparition au cours du récit ; on sait qu’il se fonde sur un souvenir traumatisant de Prévost26. C’est donc moins la scène tragique de la mort que sa transfiguration qui hante l’Histoire du chevalier, et elle occupe la totalité du récit.
4.Transpositions
17Si l’on veut mesurer l’originalité de cette vision, on pourra la comparer avec celle de Robert Challe dans les Illustres Françaises, ouvrage dont on sait qu’il a profondément marqué Prévost. L’« Histoire de Monsieur Des Prez et de Mademoiselle de l’Épine », histoire tragique, est semblable par bien des points à celle de Manon et du chevalier. Dans des termes qui annoncent parfois ceux de Prévost, la mort de l’héroïne est annoncée à plusieurs reprises ; elle-même redoute son malheur :
Quelque malheur néanmoins qui m’arrive, je ne vous accuserai jamais. Je n’accuserai que le penchant qui m’entraîne, et l’étoile de ma naissance27.
18Il semblait en effet, comme l’assure Des Prez, « qu’elle prévît ce qui nous allait arriver » ; Des Prez à son tour est tenté de croire ses « pressentiments » :
On a des pressentiments de ce qui doit arriver ; mais on ne peut pas néanmoins éviter son malheur28.
19On remarque toutefois que la narration désespérée de Des Prez, « le plus infortuné de tous les hommes », reste plus proche d’un récit historique, purement chronologique, que d’une confession passionnée et pathétique. L’abondance des détails réalistes, des notations un peu crues, la part donnée aux frayeurs et aux angoisses de Madeleine de l’Épine, donnent à l’histoire un ton plus direct et brutal : on est loin du récit du jeune chevalier Des Grieux, de sa « grâce », de sa distinction aristocratique, de la distance sociale qui sépare les deux protagonistes. C’est elle qui justifie les réflexions du chevalier et la conscience qu’il a de sa déchéance, sa naïveté initiale, ses illusions, sa révolte finale. On est plus loin encore de la vision de la mort de Manon et de ses approches. Madeleine de L’Épine est jetée, « toute évanouïe et toute en sang », dans une chaise à porteur, malmenée par des « hommes rustiques qui la portèrent dedans par les pieds et les bras comme une bête morte29 » ; elle est transportée à l’hôpital « dans la compagnie et au rang de cinquante mille gueuses, tristes rebuts de la débauche et des mauvais lieux de Paris30 ». Elle meurt dans les convulsions, après avoir reçu l’absolution et avoir rédigé un fragment de lettre pour son époux. Il ne fait pas de doute que Prévost a lu ce texte avec attention ; mais la version donnée dans son roman met en évidence le ton très particulier qu’il a voulu donner à la mort de Manon. Transportée, dès le début du récit, dans un chariot parmi une « douzaine de filles de joie », elle s’en distingue par un air et une figure peu conformes à sa condition ; elle apparaît déjà comme une « personne de condition31 ». Or cette idéalisation annonce d’une certaine façon la mort transfigurée de l’héroïne dans les dernières pages du récit : cette « figure capable de ramener l’univers à l’idolâtrie32 », ses remords, son « changement33 », cette mort qui ressemble tant à une scène d’amour dans le décor abstrait d’une « campagne couverte de sable34 ». Certes, il ne s’agit pas d’une mort angélique, comme le sera la mort de Julie dans l’Héloïse, de Virginie ou d’Atala35. Le froid, la peur des bêtes, les tremblements y sont bien présents ; l’effroi de Des Grieux s’accompagne de mouvements de révolte et de désirs suicidaires ; mais l’héroïne s’éteint doucement dans un ultime élan d’amour. Le récit tout entier menait à cette fin.
20Jacques Proust avait relevé naguère toutes les attitudes qui faisaient de Manon une mourante, voire un corps décomposé : les mains tremblantes, la voix faible, les marques d’amour languissantes, le rapprochement des corps, les larmes versées, tout nous renverrait à une anticipation de la mort. Le drame lui-même, qui met en scène la passion amoureuse et un silence, voire un interdit, serait l’illustration d’un dialogue désespéré avec un dieu absent dont Manon aurait été le substitut36. Sans aller jusqu’à cette audacieuse hypothèse, j’ai souvent senti derrière ce drame la présence du mythe d’Orphée37. Le corps de Manon, entraîné dans la mort dès la première page, trois fois ramené à la vie par le chevalier, restera le fantôme d’une femme radieuse qui se dérobe et ne survit que dans le texte littéraire, mais un texte souvent proche de la comédie et parcouru des rires de Manon. Un étonnant épisode en apporte la preuve : Manon, couverte de bijoux par le vieux G…M.., et Des Grieux, présenté comme un « enfant fort neuf » vont duper le vieil homme au cours d’une scène de comédie qui est, en elle-même, une longue prolepse. Des Grieux se plaît en effet à raconter à G…M… « sa propre histoire » :
Toute notre conversation fut à peu près du même goût pendant le souper. Manon, qui était badine, fut sur le point, plusieurs fois, de gâter tout par ses éclats de rire. Je trouvai l’occasion, en soupant, de lui raconter sa propre histoire, et le mauvais sort qui le menaçait. Lescaut et Manon tremblaient pendant mon récit, surtout lorsque je faisais son portrait au naturel ; mais l’amour-propre l’empêcha de s’y reconnaître, et je l’achevai si adroitement qu’il fut le premier à le trouver fort risible. Vous verrez que ce n’est pas sans raison que je me suis étendu sur cette ridicule scène38.
21Le chevalier anticipe, ou croit anticiper sur une histoire de rouerie, tandis que Manon en voit l’aspect de pure comédie, et frôle en même temps la dangereuse réalité du risque encouru. La prolepse était donc une anticipation de l’avenir, mais une anticipation erronée, et la fiction d’une comédie libertine, suivie d’un brusque retour au réel : un pas de plus vers la mort de Manon, comme le sous-entend peut-être le chevalier en évoquant cette « ridicule scène ». C’est en effet à la suite de cette cruelle mortification que le vieux G…M… les traitera comme de fieffés libertins : les bijoux volés dans cette première scène réapparaîtront dans la scène de l’arrestation :
Les reconnaissez-vous ? lui dit-il avec un sourire moqueur. Ce n’était pas la première fois que vous les eussiez vus39…
22Dès lors, la déportation et la mort de Manon sont inéluctables…