Oracle, leçon, rêve et projet, quatre modes de l'anticipation dans le conte de fées littéraire
1Le conte merveilleux qui se développe à partir de la fin du xviie siècle en ayant pour pôle de cristallisation et de reconnaissance le conte de fées, dont l’intitulé date de 1698, donne à l’anticipation une grande place, au point qu’on en pourrait faire presque un élément constitutif, sinon définitoire. Ce type de récit se caractérise en effet par l’interférence de deux univers, l’un conforme aux lois du réel (qu’on qualifiera de vraisemblable ou de réaliste selon qu’on se place avant ou après la Révolution), et l’autre qui en est affranchi : ses représentants disposent ainsi de pouvoirs surhumains qui leur permettent de prévoir l’avenir, le plus souvent pour l’infléchir. Ils sont en effet paradoxalement tourmentés par le désir de profiter des humains grâce à leurs dons extraordinaires, par bienveillance ou malveillance, par esprit de justice ou par goût méchant, par amitié ou par concupiscence charnelle. Ils sont ainsi comme une version affadie et généralement sans puissance solide des dieux de la mythologie.
2L’intérêt et la difficulté, souvent l’échec, de ces contes résident dans le sens et l’effet attachés à cette interférence, puisque les propriétés des êtres surnaturels peuvent s’étendre démesurément. L’auteur n’a pas à justifier l’extravagance de leurs pouvoirs, le genre demande même qu’ils soient aussi larges, variés, surprenants, aberrants que possible : ils dressent comme un décor en lui-même divertissant. Ces sujets merveilleux viennent perturber la vie des personnages par des épreuves, des handicaps, des malheurs, des chantages, des violences. Ils sont les instigateurs pittoresques et capricieux d’un destin et l’annoncer dans des prédictions solennelles ou des malédictions furieuses accroît la jouissance de leur tyrannie : l’anticipation manifeste leur empire et leur promet une satisfaction infantile de leurs aspirations – intéressées, haineuses ou tendres. Cette situation a inspiré à Jolles son approche de la « forme simple » qu’est le Märchen1, et que j’appelle ici le conte merveilleux centré sur le conte de fées. Il note que le héros est condamné par avance à la faute, à l’échec, au malheur (c’est la matière tragique), mais que le Märchen suspend cette nécessité et va même jusqu’à l’inverser, non simplement par une heureuse issue après les terrifiantes menaces et les souffrances horribles, mais parce que le mal est l’instrument du bien : il est nécessaire au progrès et au succès2. Le sommeil de la belle lui ménage un amour romantique. L’héritage ridicule du fils du meunier le conduit sur le trône. Cette logique du renversement dépasse le personnage, c’est le conte merveilleux qui se soumet à une loi structurelle retournant le mal en bien. Cette loi a une double face, celle concernant l’histoire des protagonistes et l’univers dépeint, et l’autre concernant le conteur : ce dernier garantit au lecteur une issue heureuse (au moins partiellement ou pour un des protagonistes, si la petite fille meurt le loup se régale !) et un enseignement moral, à prendre dans des sens différents, une leçon de vie ou une leçon de mœurs, une règle de conduite normative ou utile, un avertissement ou la mise en évidence des conditions d’une vie heureuse (la valorisation de la « bonne grâce » par Perrault dans « Cendrillon » présente ce type de complexité). La morale redouble en quelque sorte à un niveau plus général, plus thématique dirait Northrop Frye3, l’issue heureuse de l’action.
3L’issue du conte était censée autrefois, nous dit Perrault, inciter à imiter ceux qui finissent bien : les vertueux, et à rejeter ceux qui finissent mal : les vicieux (mais ses contes ne suivent pas constamment cette règle). De façon plus large, c’est le déroulement de l’histoire qui inspire sa leçon ; il doit donc être assez simple pour être clair (ce qui met aux marges du genre toutes les histoires alambiquées et confuses, assez fréquentes chez les conteuses classiques), et servir de support à sa mémorisation et à l’expression de sa signification. Le conteur à son meilleur peut alors utiliser l’articulation de la vraisemblance et du surnaturel (comme l’a fait l’épopée antique, celle médiévale ou celle de la Renaissance) : elle entre le plus souvent dans le dessin de la fable et contribue à la rendre frappante ; elle aide à figurer la dimension métaphysique d’une expérience (comme la grâce, le don, l’amour) ; elle permet d’accueillir les circonstances les plus familières de l’histoire et de les faire intervenir dans sa signification comme la pantoufle de verre de Cendrillon ou la vieille lampe d’Aladin.
4Contes merveilleux ou contes de fées utilisent donc abondamment les anticipations en variant ses modalités, dont nous retiendrons quatre principales : oracle, leçon, rêve et projet. Chacune est susceptible de figurer à des niveaux multiples du texte et remplit des fonctions variables. Ainsi les êtres surnaturels recourent souvent à des déclarations oraculaires volontiers placées dans la scène des dons initiale qui transpose celle du baptême (ainsi dans « La Belle au bois dormant », dans « Riquet à la houppe ») et cette scène est assez fréquente dans le conte féminin pour que Raymonde Robert y voie ce qui définit le genre4. Elles sont souvent immédiatement suivies d’effets, comme une laideur monstrueuse par exemple. Le songe est fréquemment envoyé par ces êtres surnaturels (ainsi dans la première « Belle et la Bête »), mais c’est aussi un phénomène humain qui produit lui-même des histoires merveilleuses. La leçon est volontiers énoncée par les personnages surnaturels, mais le conteur intervient aussi directement et peut avertir du sens de son histoire. Le projet est le propre des êtres surnaturels, mais aussi des héros. Ils prévoient ce qu’ils vont faire. C’est le cas dans un conte des Mille et une nuits, l’« Histoire de Noureddin Ali et de Bedredin Hassan ». On ne saurait donc distinguer les types d’anticipation d’après les niveaux où ils apparaissent ou par leurs fonctions. Nous avons par conséquent préféré présenter séparément chacune de ces quatre modalités (oracle, leçon, rêve, projet) en considérant ce qui les caractérise, leur présence, leur usage, leurs effets, leur utilisation. Pour cela, seront exploités quatre exemples principaux : « Les Fées » et « Riquet à la houppe » de Perrault, 1697, « La Belle et la Bête » (dans ses deux versions de Villeneuve 1740 et Leprince de Beaumont 1756) et l’« Histoire de Noureddin Ali et de Bedredin Hassan », dans les Mille et une nuits de Galland, 1705, avec des compléments venus de « La Belle au bois dormant » et « Le Chat botté ».
5« La raison du plus fort est toujours la meilleure : / Nous l’allons montrer tout à l’heure. » L’issue du drame est annoncée d’emblée par La Fontaine, qui joue sur le double sens du mot « raison » que le lecteur ne saisit qu’au terme de la fable. La leçon à tirer d’une histoire brève et morale repose principalement sur son terme, qui a valeur de bilan, mais elle est aussi parfois présente au départ. Perrault résume ainsi ce qui arrive aux deux sœurs de son conte « Les Fées » dans la préface de ses premiers contes (dits contes en vers) : « ce sont des Fées qui donnent pour don à une jeune fille qui leur aura répondu avec civilité, qu’à chaque parole qu’elle dira, il lui sortira de la bouche un diamant ou une perle ; et à une autre fille qui leur aura répondu brutalement qu’à chaque parole il lui sortira de la bouche une grenouille ou un crapaud5. » Le don est inséparable ici d’une prédiction merveilleuse. Si le lecteur de 1697 des Histoires ou contes du temps passé a oublié ce texte antérieur de deux ans (aujourd’hui tous les contes sont réunis et rapprochés), le tout début du conte annonce clairement la couleur morale et le terme du récit, qui, rappelons-le, se termine comme « Le Petit Chaperon rouge » par la mort de la première héroïne, l’aînée : « Il était une fois une veuve qui avait deux filles ; l’aînée lui ressemblait si fort et d’humeur et de visage, que qui la voyait voyait la mère. Elles étaient toutes deux si désagréables et si orgueilleuses qu’on ne pouvait vivre avec elles » (p. 165). Condamnée à une totale solitude, l’aînée ne peut que mourir. « Cendrillon » dresse en incipit un diptyque moral assez proche, dont le lecteur sait par avance qu’il détermine le trajet de l’histoire : « Il était une fois un Gentilhomme qui épousa en secondes noces une femme, la plus hautaine et la plus fière qu’on eût jamais vue. Elle avait deux filles de son humeur, et qui lui ressemblaient en toutes choses » (p. 169). Cette fausse idée de leur supériorité sociale est transformée en défaut moral. En s’identifiant à leur position, les trois femmes provoquent une inversion : c’est le thème du conte ainsi annoncé dans le portrait moral préliminaire. Dans les deux cas, un échec est programmé pour incapacité de toute société. Il est également expliqué a contrario par la figure opposée de la bonne jeune fille définie par la générosité et le sens des autres. Dans « Les Fées », la cadette « était le vrai portrait de son Père pour la douceur et l’honnêteté » (p. 165), et dans « Cendrillon », « Le Mari avait de son côté une jeune fille, mais d’une douceur et d’une bonté sans exemple ; elle tenait cela de sa Mère, qui était la meilleure personne du monde » (p 171). Reprenant cette histoire, Grimm la modifie de façon à en expliciter la leçon, qu’il confie à la mère mourante : « Il y avait une fois un homme fort riche dont la femme tomba malade. Se sentant près de sa fin, elle fit venir à son chevet sa fille unique, qui était encore toute petite. – Ma chère enfant, lui dit-elle, soit toujours bonne et pieuse, et le bon Dieu t’aidera. Quant à moi, je regarderai de là-haut et toujours je serai auprès de toi6. » Ici les derniers mots ont valeur testamentaire, comme ceux de la sœur du curé au début de la Vie de Marianne, au seuil de l’entrée dans le monde de l’héroïne, et, en recommandant la vertu, ils en annoncent la récompense. À toutes les étapes de son aventure, l’héroïne se recueille sur la tombe de sa mère qui reste en communication avec elle par « un petit oiseau ». La leçon ici s’apparente à une prédiction : c’est dans la vertu qu’est le merveilleux ! Grimm reprenant « Les Fées » dans « Dame hiver », commence aussi par un diptyque qui remplace la bonté par le courage et le travail, autre critère des deux destins : « Une veuve avait deux filles, l’une jolie et courageuse, l’autre paresseuse et laide7. »
6La prédiction, la déclaration oraculaire, la prophétie, sont dans le cours de l’histoire confiées aux fées, elles n’impliquent pas directement de leçon morale. On connaît celle de « La Belle au bois dormant », elle s’accomplira, mais les précautions prises par les parents pour y échapper, si elles échouent, permettent à la jeune fille d’accéder à l’adolescence et son accident prévisible se produit à quinze ou seize ans. Il est aussi prédit qu’un « fils de roi viendra la réveiller ». Les songes de la jeune fille la préparent à l’amour du prince qui survient. Le réveil pourra être conforme aux attentes de l’amour éveillées par le titre. Grimm imagine que cela se fait par un baiser du prince, la présence des parents rendant plus convenable le mariage décidé chez Perrault le jour même par la seule Belle. Perrault continue le conte au-delà de la prédiction, Grimm s’y arrête : ce réveil conduit au mariage immédiat et à la fin de l’histoire.
7La prédiction n’implique aucune qualité morale. C’est également le cas dans « Riquet à la houppe », avec les deux prédictions préparant l’échange des qualités de beauté et d’esprit qui va être au principe économique du mariage final. Le premier enfant qui naît effraie sa mère par sa laideur, mais une fée annonce qu’il sera fort spirituel et : « elle ajouta même qu’il pourrait, en vertu du don qu’elle venait de lui faire, donner autant d’esprit qu’il en aurait à la personne qu’il aimait le mieux » (p 182). Il reçoit donc un double don, celui de l’esprit et celui de doter d’esprit la personne aimée, c’est comme un don contagieux. Sept ou huit ans plus tard, deux jumelles naissent, l’une est comme Riquet, laide et spirituelle, l’autre son envers, belle et sotte. Pour cette seconde, la même fée intervient, préparant l’union à venir : « et comme il n’y a rien que je ne veuille faire pour votre satisfaction, je vais lui donner pour don de pouvoir rendre beau ou belle la personne qui lui plaira » (p. 182). Le don est dans ce conte une capacité de donner, de se montrer généreux, de transmettre les qualités que l’on possède. Le féerique figure l’interaction surnaturelle de l’amour.
8L’histoire mise en place au départ est donc entièrement prévisible, mais avec quelques retards et obstacles qui mettent en évidence la signification morale de l’échange des dons. Dans un premier temps, Riquet aborde avec une parfaite galanterie la belle sotte dont il est devenu amoureux. Leprince de Beaumont, dans sa réécriture, laissera le héros se détacher de la belle dès qu’il voit sa sottise : il n’est pas cohérent qu’un homme intelligent n’aime qu’un beau corps. Mais Riquet mesure d’emblée que la sottise est favorisée par la maladresse et l’hostilité qu’elle suscite (l’héroïne est « maladroite »), et, en reconnaissant en elle une intelligence, il réveille ses possibilités : l’intelligence est largement l’effet d’une éducation et d’une relation. Quand la belle se voit spirituelle, elle connaît à la cour les succès et s’attire un amant très séduisant. Pourquoi alors rester avec Riquet et remplir sa promesse ? Elle est tentée de tout garder et d’ignorer sa dette. Il faut alors que Riquet lui annonce le don qu’elle a de transmettre sa beauté : la moralité dira qu’il suffit de reconnaître les qualités de Riquet et que ce regard le rendra beau (c’est ce que comprend Amélie Nothomb dans sa réécriture du conte dont elle reprend aussi le titre). Le sens moral de la formation d’un couple dont la reconnaissance mutuelle produit la valeur et les dons apparaît dans le déroulement d’une intrigue décidée d’avance, mais surtout dans les péripéties et dans les circonstances. Il en va de même dans « Les Fées ». En effet, le conteur explique en partie la différence entre les deux sœurs par des affinités avec l’un ou l’autre des parents qui sont opposés : chacune est le portrait de l’autre (ce qui implique qu’il a trouvé dans l’interface des visages, analysé par Sloterdijk dans Sphères 18, de quoi se reconnaître et se former). Cette affinité est toute puissante et toute mystérieuse, elle conduit l’une au mariage et au succès, et l’autre à être tragiquement exclue (puisque sa mort est annoncée dès l’incipit). Perrault établit en même temps une autre affinité : l’expérience de la pauvreté et du rejet, l’humilité sociale, seraient des conditions favorables à l’humilité morale et à la générosité. On retrouve sous forme inversée la leçon de « Cendrillon » : le sentiment de votre éminence vous isole et vous rend malheureux.
9« La Belle et la Bête » nous retiendra pour combiner les trois principaux types d’anticipation, la leçon, la prophétie et le rêve. L’intérêt de cet exemple est renforcé par la manière dont Leprince de Beaumont réécrit en 1756 le conte de Villeneuve de 17409 et restreint drastiquement les anticipations. Chez la première, le conte commence par opposer la Belle à ses sœurs sur un schéma assez voisin de « Cendrillon » et des « Fées » : si la Belle sait s’adapter à une vie laborieuse en tirant parti d’une excellente éducation pour occuper son temps de loisir dans des activités culturelles (elle est moderne), les sœurs sont fières et attachées aux divertissements de la haute société, ce qu’on appelle souvent dans les contes des « plaisirs à fracas ». La Belle accepte de prendre la place du père condamné à mort par la Bête pour le vol d’une rose ; mais d’emblée elle anticipe une fin heureuse : « Que sait-on ? dit-elle en s’efforçant de témoigner plus de tranquillité qu’elle n’en avait, peut-être que le sort effroyable qui m’est destiné en cache un autre aussi fortuné qu’il paraît terrible10. » Face à la Bête, la fille dit à son père : « suspendez votre jugement11 ». Cette prémonition reprend une prédiction faite au père (qui se révélera finalement seulement adoptif), qui ne sera connue du lecteur que rétrospectivement, dans un troisième récit fait par la fée, qui complète l’histoire initiale telle que nous la connaissons, parce qu’elle a été la seule à être reprise par Leprince de Beaumont : « Regarde bien cette petite, mon bon Seigneur, lui dis-je dans le langage ordinaire aux personnes dont j’avais pris l’habit. Elle te fera grand honneur dans ta famille, elle te donnera de grands biens, et te sauvera la vie et à tous tes enfants. Elle sera tant Belle, tant Belle, qu’ainsi sera-t-elle nommée par tous ceux qui la verront12. »
10Une fois enfermée chez la Bête, la Belle fait dès la première nuit un rêve où elle rencontre près d’un canal du parc un jeune homme « beau comme on dépeint l’amour », qui lui annonce qu’elle n’est pas si malheureuse qu’il paraît, qu’elle recevra une « récompense » digne d’elle, il lui demande de percer les apparences, et lui indique : « juge […] si ma compagnie est méprisable et ne doit pas être préférée à celle d’une famille indigne de toi |…]. Je t’aime tendrement ; seule tu peux faire mon bonheur en faisant le tien13. » Il parle à la place de la Bête, il est la Bête ! Il est suivi par une femme qui confirme les déclarations du galant : « Charmante Belle, ne regrette point ce que tu viens de quitter. Un sort plus illustre t’attend, mais si tu veux le mériter, garde-toi de te laisser séduire par les apparences14 ». L’inconnu des rêves la visite chaque nuit et l’incite à accueillir son amour. Ces déclarations pourtant « restent une énigme pour elle15 », mais pas pour le lecteur ! Revenue dans sa famille, elle rêve que la Bête se meurt. L’inconnu dans le rêve lui demande enfin d’épouser la Bête, seule capable de la rendre heureuse selon la remarque suivante de la dame : « Son bonheur serait parfait en épousant la Bête16. » La Belle rejoint la Bête qu’elle trouve au bord du canal où l’inconnu s’était toujours placé, elle la sauve, l’étreint, lui accorde le mariage, et s’opère la métamorphose de la Bête en ce prince charmant qu’était l’inconnu du rêve. Leçons surnaturelles, prédictions et rêves récurrents viennent ainsi préparer l’histoire et définir par avance son sens.
11Quand Leprince de Beaumont reprend le conte, elle supprime la prédiction de la Belle à son père, elle supprime les épisodes où le père s’entendait prédire la réussite de sa fille, elle réduit les songes de Belle à un seul avant son départ chez la Bête et elle en limite la portée : « Pendant son sommeil, la Belle vit une dame qui lui dit : “Je suis contente de votre bon cœur, la Belle ; la bonne action que vous faites en donnant votre vie pour sauver celle de votre père, ne demeurera point sans récompense17” ». Disparaissent donc le personnage de l’Inconnu et les songes nocturnes répétés où il intervient. L’unique songe de la Belle introduit seulement la leçon morale du conte : l’union des deux jeunes gens repose sur leur égale bonté et non sur les séductions de la beauté et de l’esprit, auxquelles cèdent par contre les sœurs de la Belle, pour leur malheur : « Elles étaient toutes deux fort malheureuses. L’aînée avait épousé un jeune gentilhomme beau comme l’Amour [tel était l’inconnu en songe de Villeneuve] ; mais il était si amoureux de sa propre figure, qu’il n’était occupé que de cela le matin jusqu’au soir et méprisait la beauté de sa femme. La seconde avait épousé un homme qui avait beaucoup d’esprit, mais il ne s’en servait que pour faire enrager le monde, à commencer par sa femme18. »
12Villeneuve laisse son héroïne anticiper la métamorphose de la Bête et compenser par des rêves avec un homme parfaitement beau et galant les réalités triviales et inquiétantes de la vie commune avec la Bête et pis encore d’un mariage. Comme elle fait intervenir à plusieurs reprises le thème de l’illusion et des chimères, la fuite dans l’imaginaire du songe, les douceurs du bel Inconnu, ses assurances répétées que tout ira au mieux, le renfort de la dame, tout cela se prête à une lecture critique dont le champ de réflexion s’élargit au genre lui-même : le charme du conte de fées vient de ce qu’il fournit des moyens d’échapper à une réalité difficile au moins le temps de sa lecture puisqu’il propose un monde qui s’affranchit par les moyens surnaturels de la nécessité commune. C’était à peu près la leçon à tirer de « La Belle au bois dormant » de Perrault. Leprince de Beaumont écarte cette correction par le songe et la prédiction, parce qu’elle refuse en général les secours du surnaturel pour ses héroïnes qui doivent rejeter l’imaginaire au profit des remèdes concrets, et parce qu’elle veut faire dépendre la formation du couple des décisions et des interactions transformatrices des personnages. Elle fait retomber le conte de fées sur terre. Dans son adaptation de « Riquet », elle demande bien à la femme de se métamorphoser par l’étude mais elle laisse Riquet refuser sa métamorphose en bel homme : les deux personnages ont appris à ne pas succomber au piège de la beauté, comme la Belle échappe d’emblée au piège de la domination sociale, en cela proche des héroïnes de Perrault.
13Celui-ci a esquissé le recours au projet pour placer au départ de l’histoire une anticipation de son déroulement avec « Le Chat Botté ». L’anticipation y est seulement une assurance. Elle est préparée par la plainte du plus jeune fils du meunier qui envisage que le chat pourrait lui fournir un « manchon », un habit de confort un peu incongru dans sa situation de crève-la-faim. Le chat intervient à son tour et demande un autre habit de confort, « les bottes » (dont l’importance les fait entrer dans le titre : on trouve l’un et les autres dans le frontispice de l’ouvrage, chez les personnages aisés face à la conteuse venue du peuple et en sabots) : le fils du meunier, sans ressources, en trouve quand même pour des bottes ! Mais surtout l’un et l’autre envisagent d’emblée, par leur orientation vestimentaire, une participation, certes minimale, à la vie aisée (qu’on appellerait aujourd’hui la vie bourgeoise : celle du clan Perrault ?). Pour obtenir ses bottes, le chat assure au maître : « vous verrez que vous n’êtes pas si mal partagé que vous croyez19 ». À la pauvre ressource finale des « Souhaits ridicules », s’oppose le bon lot, sinon le gros lot du « Chat Botté ». Encore faut-il le développer : ce sera la matière du conte, qui s’annonce ici comme la mise en œuvre d’un plan du chat auquel le maître participe dans la mesure où il lui fait confiance et que le lecteur apprend comme lui au fur et à mesure qu’il se réalise. L’anticipation prend donc ici un sens particulier de programmation narrative sous sa double face d’histoire et de récit. Le « manchon » a aussi une valeur annonciatrice, puisque cet objet de confort qui accueille chaudement les mains figure le succès à venir du maître : il plaît par sa vibration érotique (que le bain nu accroît) et donc par la promesse d’une chaude étreinte des corps ! Le maître sait communiquer dans le face à face et cela est sa seule vaillance.
14L’« Histoire de Noureddin Ali et de Bedredin Hassan », 1705, qui appartient à l’ensemble fondateur des Mille et une nuits (et au manuscrit principal de Galland qui l’a légué à la bibliothèque du roi où il porte son nom), est, elle, entièrement fondée sur un projet matrimonial et sur une mise en œuvre surprenante. Pourtant tout est dit par avance par les deux frères Noureddin Ali et Schemseddin Mohammed. Le premier propose au second :
[…] nous vivons dans une si bonne union, il me vient une pensée : épousons tous deux en un même jour deux sœurs que nous choisirons dans quelque famille qui nous conviendra […]. Mon imagination va plus loin. Supposé que nos femmes conçoivent la première nuit de nos noces et qu’ensuite elles accouchent en un même jour, la vôtre d’un fils, et la mienne d’une fille, nous les marierons ensemble, quand ils seront en âge. – Ah ! pour cela, s’écria Noureddin Ali, il faut avouer que ce projet est admirable. Ce mariage couronnera notre union20.
15Ce projet résume toute l’histoire du conte. Mais elle va se réaliser par des voies détournées. En effet, les frères se disputent aussitôt et se séparent, Nourreddin Ali quitte le Caire et se rend à Balsora. Le conte expose alors les conditions de réalisation paradoxales du projet initial. Les deux frères séparés se marient le même jour et le même jour ont l’un un fils, l’autre une fille. La nature a bien joué son rôle. La deuxième étape est beaucoup plus complexe. Noureddin Ali meurt et son fils, Bedreddin Hassan, est si fortement atteint par le deuil que le sultan de Balsora, son maître, en prend ombrage. Bedreddin Hassan décide de se sauver, en gardant pour tout bagage deux documents : un message moral que son père a écrit en testament ; la facture de tous ses biens qu’il a vendus à un juif au moment de quitter Balsora. Au début de sa fuite, il s’endort sur la tombe de son père. Alors un génie le surprend « frappé, ébloui par l’éclat de sa beauté21 ». Il le juge venu du paradis. Il rencontre ensuite une fée à qui il fait part de sa rencontre, elle lui répond en lui rapportant qu’elle a aussi vu une femme d’une beauté supérieure qui est dans une situation périlleuse. Son père, Schemseddin Mohammed, refuse de la donner au sultan de Bagdad au nom de sa fidélité au projet des deux frères de marier leurs enfants : il lui demande de pouvoir « accomplir [sa] promesse22 ». L’intention de mener à terme le projet initial est donc déterminante ici. Viennent s’y ajouter les actions du génie et de la fée. Celle-ci a appris que le sultan veut se venger du refus qu’il a essuyé en contraignant la fille de Schemseddin Mohammed à épouser le dernier des hommes, un palefrenier bossu. Les deux êtres surnaturels feignent une sorte de mascarade et substituent au mari imposé le jeune homme parfaitement beau enlevé de Balsora dans les airs. Cette substitution qu’ils veulent pour des raisons morales et esthétiques rencontre l’approbation du peuple qui y ajoute donc des motifs politiques de contestation de la tyrannie contre nature du sultan. La nuit où s’unissent les jeunes gens est féconde mais l’enfant ainsi procréé compromet la jeune fille. On découvre ensuite, dans les habits laissés par le jeune homme pour sa nuit de noces impromptue, deux attestations, la facture du juif et le testament du père : l’identité du mari d’une nuit est donc révélée et manifeste que le plan initial des deux frères s’est réalisé. Le génie et la fée ont apporté leur contribution, mais ils agissent pour des motifs généraux (la volonté d’accorder la beauté à la beauté), sans connaître l’histoire à laquelle ils participent. La fin du conte est consacrée à la quête, quelques années plus tard, par la mère, le grand-père et l’enfant, du fils, père mari et cousin. Il est alors pâtissier à Balsora et c’est parce qu’il utilise la recette d’une tarte donnée par sa mère que celle-ci le reconnaît. On s’amuse alors à reconstituer la chambre des noces et à ramener Noureddin Ali au temps de la première nuit conjugale. Ainsi s’achève le mariage voulu par les deux frères, finalement pris en charge par l’un des deux et par la mère et la bru de l’autre.
16L’anticipation est donc un élément constitutif du conte merveilleux centré sur le conte de fées, il est à la fois l’expression du tragique et de sa suspension. Cette anticipation soutient l’assurance d’un parcours balisé par avance ou presque, ainsi que dans des genres populaires comme le western ou le roman policier – où les infractions renforcent la valeur d’une norme maintenue et reconnaissable. On est en terrain familier avec les différents types d’anticipation que nous avons distingués : leçon, oracle, songe, projet. Ces types d’anticipation sont en même temps déjà des éléments du propos du conte et de sa signification : ils indiquent une valeur surnaturelle, extérieure ou intérieure, ils manifestent aussi le souci d’une vie bonne et d’une vie heureuse et de ses conditions, ils témoignent enfin de la volonté du héros, de sa liberté, de la prise en charge de son destin. L’anticipation, comme la règle du roman et du film populaires ou du standard des musiques de jazz et de variété (pop rock), ne vaut que par les variations, c’est-à-dire les détours, les circonstances, les obstacles qui finissent par assurer son tracé. C’est dans cet écart que le conteur amuse et amène à réfléchir sur les conditions et les implications du parcours dessiné à l’avance.