Le roman « jacobin » anglais entre deux Histoires : les fausses prolepses de Fleetwood de William Godwin
1Fleetwood est le troisième roman de William Godwin, philosophe, essayiste et romancier anglais né en 1756 et mort en 1836. Le roman est peu connu aujourd’hui, a fortiori en France, et son auteur n’est plus guère mentionné que comme l’époux ou le père obscur de Mary Wollstonecraft et de Mary Shelley. Pourtant, Stendhal décrivait Fleetwood au début du dix-neuvième siècle comme un « chef-d’oeuvre » dans une lettre à sa sœur Pauline à laquelle il en recommande la lecture1 ; et la Revue Philosophique, Littéraire et Politique (ancêtre du Mercure de France) publia également une recension très élogieuse du roman lors de sa parution en français dans une traduction de L. A. Villeterque2. Le premier roman de Godwin, Caleb Williams (1794) avait fait l’objet de trois traductions françaises entre 1794 et 1797, dont l’une à Genève par l’oncle (Samuel) de Benjamin Constant. En Angleterre, la publication d’une Enquête sur la justice politique en 1793 avait rendu Godwin aussitôt célèbre : le traité fit de lui aux yeux du monde l’un des principaux intellectuels du camp radical dans la controverse suscitée outre-Manche par la Révolution française, divisant la scène politique et littéraire, et le pays tout entier, entre « jacobins » francophiles et « anti-jacobins » gallophobes. Les trois romans les plus célèbres de Godwin, publiés entre 1794 et 1805, sont profondément marqués par ce contexte politique ; et Fleetwood, écrit alors que la Terreur et la répression sévère du mouvement radical par le gouvernement conservateur de William Pitt avaient eu raison de l’enthousiasme anglais pour la Révolution française, porte dans sa structure même les contradictions de la période révolutionnaire, sous la forme de fausses prolepses, qui laissent présager un dénouement différent de celui qui vient finalement conclure le roman.
2Fleetwood appartient donc à la phase déclinante du mouvement radical anglais et constitue pour Gary Kelly, un des premiers critiques à s’être penchés sur l’œuvre romanesque de Godwin dans les années 1970, le dernier roman « jacobin » anglais, terme d’opprobre qu’utilisaient alors la presse et la littérature conservatrices pour décrédibiliser leurs adversaires radicaux3. De fait, l’intrigue du roman n’a rien, à proprement parler, de politique, et Godwin en souligne dans la préface le caractère ordinaire. Fleetwood retrace la vie d’un jeune gentilhomme anglais dans la seconde moitié du dix-huitième siècle : son enfance solitaire et rêveuse dans la campagne galloise, les dissipations dans lesquelles il s’abîme à Oxford puis à la cour libertine de Louis XV où le conduit son Grand Tour du continent, en font un misanthrope consommé, qui traîne son triste ennui des montagnes suisses au Lake District, où il finit par trouver une (très jeune) épouse à son goût. Le dernier volume donne à voir la désintégration de ce mariage, la misanthropie de Fleetwood devenant misogynie jalouse qui pousse le héros à répudier sa femme pour adultère (imaginaire).
3La critique implicite de l’institution du mariage, que Godwin avait décrit dans l’Enquête sur la justice politique comme un « odieux monopole4 », l’éloge du républicanisme suisse lors du voyage du héros dans le canton d’Uri, les nombreuses allusions à Rousseau qui ponctuent le roman à une époque où la presse conservatrice y voyait l’artisan dangereux d’une Révolution désastreuse, sont autant de signes, discrets, de radicalisme. Mais la politique du roman est plutôt à chercher à un niveau plus souterrain et inconscient, dans la contradiction formelle qui le traverse sous la forme de fausses prolepses.
1. Le problème
4Le récit des aventures ordinaires de Fleetwood est en fait un récit rétrospectif à la première personne, entreprise autobiographique que le héros-narrateur présente au début du deuxième chapitre :
Le récit que j’écris doit être avant tout le registre de mes erreurs ; en l’écrivant, je fais acte de pénitence et de contrition. Je ne peux toutefois espérer que ces erreurs intéressent le lecteur si je ne lui apprends pas d’abord quelle espèce d’homme je suis, quelles étaient mes dispositions naturelles, ni si je mérite que mes travers suscitent la pitié et la compassion. Ces considérations excuseront, je l’espère, le sujet que je m’apprête à traiter ici, sujet que les cœurs ingénus sont enclins à passer sous silence et sur lequel je m’attarderai le moins possible : je veux parler de mes actes de bienfaisance et de charité5.
5Son « récit », qu’il appelle plus loin ses « mémoires », ne procède donc ni d’un souci d’instruction morale ni du plaisir de la réminiscence, mais d’un besoin de confession. L’exigence de candeur exprimée dans la dernière phrase rappelle l’incipit des Confessions de Rousseau (que Godwin avait d’ailleurs relues juste avant de commencer à écrire le roman6) et est appuyée dans la traduction de Villeterque, qui pensait sans doute directement à Rousseau7 :
L’aveu de mes erreurs est le principal but de cet ouvrage. Je n’espère pas qu’on y prenne quelque intérêt ; mais si cependant, cela était possible, ce ne serait qu’en connaissant bien mes dispositions naturelles et les circonstances particulières de mon enfance. Voilà mes motifs pour dire tout ce que les hommes qui ont le moins de dissimulation, sont toujours disposés à taire. Ne puis-je encore y trouver une excuse, lorsque, comme je vais le faire tout-à-l’heure, je dirai avec la même franchise, ce que par modestie je devrais passer sous silence ? J’aurai à redouter quelques reproches ; il faut tout dire quand on se condamne : mais il n’en est pas ainsi de la vertu ; rien ne l’accuse, elle peut cacher ce qui l’honore8.
6La confession fictive de Fleetwood, où l’influence de l’autobiographie spirituelle protestante est sensible9, est toutefois présentée avec des accents plus religieux et puritains que celle de Rousseau : l’écriture n’est pas pour Fleetwood un moyen de se justifier devant le tribunal de la postérité ou du jugement dernier, mais une mortification et une « pénitence », dont on ne sait jamais bien par qui elle lui est imposée. Les motivations du récit, comme la situation narrative depuis laquelle il est entrepris, sont donc floues et le restent tout au long du roman, le narrateur demeurant discret et peu intrusif ; les circonstances matérielles de l’écriture des mémoires (table, plume, papier, fenêtre, etc.) ne font d’ailleurs l’objet d’aucune mise en scène. Ce flou est aussi temporel : puisqu’il n’y a pas de rupture dans la narration, ni même d’épilogue conclusif, il est logique de supposer que le récit tout entier procède du même acte narratif, est fait depuis le même point temporel, indéterminé, mais postérieur à l’ensemble des événements du récit.
7Toutefois, pour discrètes et lapidaires qu’elles soient, les intrusions du narrateur donnent quelques indices sur la situation narrative du héros-narrateur, dont l’imagination du lecteur a tôt fait de se saisir. Nous ne pouvons évidemment pas les évoquer toutes ; nous nous contentons donc de relever celles qui nous semblent les plus représentatives :
(1) Je conjure le lecteur de me pardonner d’avoir entrecoupé ces pages du récit de mes débauches […] Pourquoi, alors, les avoir racontées ? Elles étaient nécessaires à faire comprendre la suite de mon histoire. J’ai une longue suite de folies, moins repoussantes mais plus tragiques, à raconter, qui auraient paru incompréhensibles au lecteur si je n’avais pas d’abord montré les causes qui m’ont poussé, moi qui ai été à la fois l’artisan et la principale victime de ces folies, à devenir le misanthrope que je fus10.
(2) Hélas ! Pourquoi consigner ces nobles serments que je n’ai jamais honorés ! Je ne m’en condamne que davantage. Mon histoire, comme je l’ai d’emblée indiqué, est le registre de mes erreurs, la trace indélébile de ma pénitence et de ma contrition11.
(3) Je sacrifie ces sujets sans peine. Je veux en arriver aux événements qui ont pesé si lourd sur mon coeur jusqu’à ce jour et m’ont déterminé à devenir l’historien de ma propre vie12. (II.xi).
(4) Il m’est facile à présent de raisonner de la sorte sur ces choses ; mais j’ai payé très cher ce discernement13 !
(5) Les arbres sans feuilles, les rafales du vent du nord ne manquent jamais de faire naître dans mon cœur d’étranges sentiments de grandeur. Quand la terre et la mer, le monde tout entiers, sont pris dans des liens de fer, quand chaque branche, chaque pousse sont ourlées des cristaux que le gel leur arrache, ce spectacle si extraordinaire m’emplit d’admiration […] Quand les nuages amoncelés noircissent les cieux, j’éprouve les sensations sublimes que doit éprouver l’aventurier perdu et sans secours, échoué seul sur une rive inconnue, sans l’appréhension terrible qui doit serrer son cœur : et si par chance, au milieu de cette âpre saison, le soleil paraît, dix fois plus brillant, semble-t-il, et dardant des rayons plus éclatants qu’au plus bel automne, je sens que le genre humain a encore un ami, qui, s’il est impuissant face au désespoir, peut ranimer les traits et réjouir les coeurs des plus tristes14.
8Ces interventions remplissent une ou plusieurs des « fonctions du narrateur » définies par Gérard Genette15 : fonction de régie (première et troisième citation), de commentaire idéologique (les deux premières), de communication (la première), de témoignage et d’investissement affectif (les cinq). Mais, quelque fonction qu’elles remplissent, elles ont toutes en commun d’esquisser une image sombre du présent d’écriture du narrateur : l’emploi de l’adjectif « tragiques » dans la citation 1, du present perfect dans les deux suivantes (have never redeemed, have pressed upon my heart), qui sert spécifiquement en anglais à désigner une action passée dont les répercussions sont encore sensibles au présent, et donne par conséquent l’impression que les résolutions du personnage sont restées vœux pieux – tout donne à penser que Fleetwood-narrateur souffre encore des erreurs commises autrefois par Fleetwood-personnage. La citation 5, enfin, dans laquelle le héros s’identifie à un naufragé et loue les vertus consolatrices du soleil hivernal, laissant entendre dans la dernière phrase qu’il est sinon désespéré du moins (très) triste, le peint en héros romantique amateur de tempêtes, solitaire et tourmenté. Puisque ces interventions renvoient au présent du narrateur et donc au futur des événements que son récit retrace, elles fonctionnent dans l’expérience de lecture comme autant de prolepses qui laissent présager un dénouement malheureux. Le lecteur s’attend donc au pire et tient sa commisération toute prête.
9Jusqu’au quinzième chapitre (sur dix-neuf) du troisième volume, le roman semble donner raison à ces prédictions. Fleetwood accuse son jeune neveu (Kenrick) et sa femme (Mary) d’adultère. Il chasse ensuite de son toit les deux coupables, sur les conseils de son machiavélique second neveu (Gifford) qui jalouse Kenrick et espère bien capter l’héritage de Fleetwood, en lui faisant répudier sa femme et rejeter l’enfant dont elle est enceinte. Après quoi, Fleetwood voyage sur le continent pour tromper son désespoir, et manque de sombrer dans la folie dans une des scènes les plus frappantes du roman, dans laquelle il met en pièce les statues en cire de Kenrick et Mary qu’il a fait construire tout exprès. Pourtant, contre toute attente, les quatre derniers chapitres du roman ménagent une issue heureuse aux aventures de Fleetwood. Sur la route de Paris, le héros est assailli par des bandits qui manquent de l’assassiner mais sont mis en fuite par Kenrick. Le jeune homme, aidé de Mr Scarborough, voisin de Fleetwood lorsque celui-ci vivait en Angleterre et double fictionnel de Thomas Holcroft, grand ami de Godwin et figure importante du mouvement radical, expliquent patiemment à Fleetwood que sa femme est innocente et a seulement servi d’intermédiaire aux amours de Kenrick et de Louisa, la fille de Mr. Scarborough. Mary pardonne à Fleetwood qui découvre avec émotion son fils nouveau-né, tandis que la diligente justice française établit la preuve de l’implication de Gifford dans l’assassinat manqué de son oncle et l’exécute aussi sec. Le roman finit donc dans la liesse générale et le lecteur compatissant en est pour ses frais : ses larmes ne sont pas requises.
10On pourrait évidemment imputer ce mauvais diagnostic, cette incapacité à interpréter correctement les prolepses du roman, à une lecture narratologisante encline à surinterpréter des détails peu signifiants. C’est une possibilité ; il est du reste difficile de rendre compte de façon convaincante en quelques citations de l’horizon d’attente que construit progressivement la lecture des trois volumes. Mais le caractère surprenant et mal amené du dénouement de Fleetwood a été souligné par d’autres lecteurs godwiniens, notamment Gary Handwerk et Arnold A. Markley, qui notent dans leur édition du roman la surprise causée par le dénouement de Fleetwood, qui trouve « contre toute attente » (against all odds) une fin heureuse – résultat, pour eux, de l’influence sur le roman de la comédie shakespearienne et en particulier du Conte d’Hiver16.
11D’autre part, le soin que met Villeterque dans la première traduction française du roman à gommer ces prolepses problématiques nous semble aussi révélateur - une preuve indirecte, dans l’effort de correction et de lissage que ces prolepses provoquent chez lui, de leur caractère incohérent. Ce lissage peut prendre diverses formes. Tantôt il accentue la distance morale qui sépare le personnage misanthrope du narrateur repenti, en rousseauisant Fleetwood transformé, comme dans la citation 1, en innocent qui s’explique de ses torts plutôt qu’en éternel pénitent, ou en introduisant une dichotomie claire là où l’anglais est plus ambigu :
J’espère que le lecteur me pardonnera ces détails scandaleux, mais nécessaires, puisqu’il s’agit de l’histoire de ma vie, et de l’aveu de mes erreurs. Celles dont il me reste à faire le récit sont plus excusables, mais plus tragiques, et, je dois me montrer tel que j’étais, pour qu’on puisse juger mieux la cause du changement qui se fit en moi17.
12Ainsi, la prolepse fait signe vers une situation narrative sereine, depuis laquelle le héros-narrateur mûri jette un œil sévère sur ses erreurs passées, qui concorde avec le dénouement heureux du roman. Tantôt, la prolepse est transformée en vérité générale non problématique qui émousse sa charge pathétique et contourne l’écueil de la référence au présent :
À présent, je puis raisonner sur tout cela ; mais pour arriver à ce point, j’ai eu cruellement à souffrir. L’expérience fait attendre ses leçons, et il en coûte beaucoup pour les obtenir18.
13Une dernière stratégie consiste à transformer la prolepse d’externe en interne19, de façon à ce qu’elle porte sur la suite des événements du récit et non sur le présent du narrateur :
Hélas ! Faut-il qu’en écrivant ces mots, en retraçant ces vœux d’honneur et de reconnaissance, j’aie à convenir que ce n’est que ma condamnation que je viens de prononcer. Mon histoire n’est que celle de mes fautes, elles ne sont pas encore à leur terme20.
Les arbres dépouillés de leurs feuilles, le sifflement des vents du nord, les champs couverts de neige, les arbustes chargés de givre, le frimas, la neige, les glaces de l’hiver, toutes ces sombres horreurs me ravissent d’admiration, et je fus bien satisfait de me retrouver à la campagne, dans cette saison21.
14Le terme des fautes est aligné sur celui du récit, tandis que la prédilection de Fleetwood pour l’hiver, transformée en plaisir purement esthétique où il n’entre plus de solitude de naufragé, est redirigée vers le passé du récit en une conclusion pour le moins plate : Fleetwood était donc « bien satisfait » de se trouver à la campagne en cette saison.
15Qu’elles soient conscientes ou non, ces différentes manipulations témoignent bien, à notre sens, du malaise du lecteur-traducteur face à la dissonance entre fin anticipée et fin effective. Godwin lui-même, du reste, accuse cette dissonance en se déclarant dans la préface (dans une note de bas de page que Villeterque s’est bien gardé de reproduire) insatisfait de la fin du roman : « Je dois toutefois admettre mon impuissance à tirer de ces aventures ordinaires une catastrophe à la hauteur de mon imagination. Ce que j’ai dit jusqu’ici ne s’applique donc pas aux dernières pages de mon œuvre22. »
2. Solutions I
16La première façon, qui est aussi la plus simple, d’expliquer cette dissonance problématique, serait d’y voir une maladresse de construction, résultant des conditions matérielles de production du livre : la longueur du roman (trois volumes de 300 pages chacun en moyenne au format in-duodecimo, proportions classiques pour un roman de l’époque), sa préparation manuscrite, la pratique, fréquente à l’époque, de mettre en presse les premiers volumes d’un livre avant que les derniers ne soient achevés pour en accélérer la parution, rendent de telles incohérences plausibles. Godwin aurait conçu de façon tardive une fin qui ne correspondait pas au plan initial du roman et les prolepses seraient le vestige de cette métamorphose inopinée du roman malheureux en roman heureux, la cicatrice d’une opération imprévue. Fleetwood, dans cette perspective, serait un exemple de ce que Marc Escola appelle les « romans écrits dans l’ignorance de leur fin23 », ignorance dont les prolepses préserveraient la trace.
17Une telle explication, quoique historiquement plausible, l’est un peu moins dans le cas de Fleetwood. D’abord, la composition du roman, comme en atteste le journal de Godwin, s’est étalée sur un peu moins de onze mois, de mars 1804 à février 1805, soit sur un temps relativement court. D’autre part, Godwin était connu pour accorder une attention extrême, contrairement à bien des auteurs de son temps, à la composition de ses plans. On se souvient que le recenseur du roman dans la Revue philosophique admirait expressément la « contexture » des romans godwiniens. Caleb Williams en particulier, fut loué dès sa parution pour le caractère haletant de son intrigue et sa capacité à maintenir l’intérêt et la curiosité du lecteur constamment éveillés24. Depuis, l’idée que Caleb Williams reprend et affine les techniques de suspense développées dans le dernier quart du dix-huitième siècle par le roman gothique, ou que le roman est une sorte de prototype de roman policier, est devenue un lieu commun de la critique godwinienne25. Godwin lui-même explique dans une préface à la réédition de Fleetwood en 1832 l’attention qu’il a portée à la construction de son premier roman, en commençant par la fin puis en l’écrivant à rebours à partir du dénouement :
Je conçus le projet d’un livre d’aventures fictives, que distinguerait d’une façon ou d’une autre une intrigue propre à retenir puissamment l’attention du lecteur. En suivant cette idée, j’imaginai d’abord le troisième volume de mon histoire, puis le deuxième, et enfin seulement le premier26.
18Le « principe de causalité régressive » dont Marc Escola interroge la pertinence pour les fictions de l’âge classique est bel et bien ce qui régit la composition de Caleb Williams. Il semble donc plus logique que si incohérence il y a entre les prolepses et le dénouement de Fleetwood, elle ne découle pas d’une négligence d’un des maîtres ès suspense du dernier dix-huitième siècle.
19On pourrait alors comprendre cette dissonance comme un flottement délibérément construit et entretenu par Godwin, refusant au lecteur le confort d’une fin sentimentale conventionnelle et d’un commentaire auctorial définitif. Libre alors au lecteur de comprendre le décalage entre dénouement anticipé et effectif comme le signe inquiétant d’un repentir manqué, la réconciliation avec Mary dans les dernières pages n’empêchant pas Fleetwood de retomber ponctuellement, depuis le présent d’où il écrit son histoire, dans un égotisme misanthrope qui serait la vraie cause de la rédaction des mémoires. Le roman, dans cette perspective, romprait délibérément avec le modèle de l’autobiographie spirituelle et du roman sentimental, refusant le mythe de la conversion morale définitive ou du salut par le mariage et la famille, pour lui substituer l’image plus inquiétante d’une continuité de caractère au-delà des fausses ruptures.
20Cette hypothèse de lecture, qui applique en fait à Fleetwood le modèle développé par Wolfgang Iser dans The Act of Reading (1978) d’une fiction à trous dont le lecteur intelligent comblerait les manques, a longtemps été notre hypothèse de prédilection - à la fois parce que son postulat d’un lecteur et d’un auteur intelligents coopérant pour produire le sens du texte semble plus stimulante que celle, plus triviale, d’un défaut de construction pour cause d’impression hâtive ; et parce qu’elle paraît historiquement autorisée par l’anti-autoritarisme de Godwin. En effet, celui-ci accorde dans l’Enquête une telle importance à l’exercice du « jugement personnel » contre toutes les formes d’imposition idéologique, qui ne sont pas pour Godwin le fait des seuls régimes despotiques mais inhérentes à toute forme de gouvernement, que Godwin est considéré comme un des pères fondateurs de l’anarchisme27.
21L’anti-autoritarisme qui fonde dans l’Enquête la méfiance protoanarchiste de Godwin envers l’État imprègne aussi sa philosophie de l’éducation, théorisée dans un recueil d’essais publié en 1797 sous le titre de The Enquirer. Godwin y déclare « toute éducation », en particulier « l’éducation privée » prodiguée par un « tuteur », une forme de « despotisme ». Il décrit le lien du maître à l’élève, qui implique la soumission inconditionnelle du second à l’autorité du premier, comme un joug « tyrannique » ; il préconise au contraire une relation d’égalité entre le maître et son élève, seule propice à développer l’intelligence de celui-ci28. Appliqué à l’éducation prodiguée par les livres, ce modèle conduit Godwin à défendre le jugement personnel du lecteur contre le despotisme de l’auteur. Dans un essai sur la lecture, Godwin introduit ainsi une différence entre la « morale » d’une œuvre de fiction (les maximes qu’elle se propose d’inculquer) et sa « tendance » (l’effet qu’elle produit sur le lecteur), en prenant notamment l’exemple de l’attrait qu’exerce le Lovelace de Richardson sur les lecteurs, alors que Grandison, héros plus vertueux, ne fait que peu d’émules29. Godwin semble ainsi proposer, bien avant Iser ou Stanley Fish, une conception éminemment moderne de l’acte de lecture, légitimant l’activité interprétative du lecteur au détriment de l’intention d’auteur30. Dans ces conditions, l’idée que les fausses prolepses de Fleetwood constitueraient une sorte d’énigme sciemment construite par Godwin pour aiguiser l’intelligence critique du lecteur ne paraît pas aberrante.
3. Solutions II
22Il nous semble toutefois que transformer en savante énigme les prolepses sibyllines de Fleetwood revient à opérer un lissage assez voisin de celui qu’entreprend Villeterque dans sa traduction, en gommant ce qui peut difficilement manquer d’apparaître comme un problème très réel de construction. Toutefois, pour que ce problème ait résisté à l’œil attentif aux « contextures » de Godwin, il faut qu’il recouvre une ambivalence profonde, une hésitation entre deux possibles entre lesquels Godwin n’a pas, ou pas suffisamment, su trancher.
23On peut décrire cette ambivalence en termes esthétiques, comme une hésitation entre deux programmes génériques concurrents. La fin heureuse du roman, qui opère une réconciliation entre les deux époux, semble relever du modèle du roman sentimental qui domine la production romanesque anglaise du second dix-huitième siècle et dont Pamela (1740) ou le Vicaire de Wakefield (1764) sont sans doute les exemples les plus célèbres. Le dénouement malheureux anticipé par les prolepses est plus difficile à caractériser : en tant qu’il est juste punition d’un « méchant » persécuteur, il fait songer au roman gothique. Mais l’approche subjective du « méchant », transformé par le biais de la narration à la première personne en héros solitaire et tourmenté, rappelle plutôt le modèle non-fictionnel des Confessions et des Rêveries et anticipe le héros des poèmes byroniens ; nous qualifierons donc de « romantique » ce second programme générique. Et c’est cette veine du roman godwinien, précisément, qu’admiraient les poètes et essayistes romantiques que fréquentait Godwin au début du dix-neuvième siècle : Samuel T. Coleridge, mais aussi l’essayiste William Hazlitt, Shelley et Byron préféraient tous à Caleb Williams le deuxième roman de Godwin, St. Leon, déroulant comme Fleetwood la confession d’un « méchant » tourmenté, cette fois un comte français du seizième siècle doté par la pierre philosophale du pouvoir d’éternelle jeunesse – et d’éternel malheur31.
24En vérité, St. Leon et Caleb Williams présentent une ambivalence générique très semblable à celle que produisent les fausses prolepses de Fleetwood. Dans St. Leon, le récit sentimental d’un aristocrate français ruiné par ses dettes de jeu et réconcilié à la vie de citoyen-fermier suisse par sa femme Marguerite, modelée d’après la vraie femme de Godwin (la féministe Mary Wollstonecraft, morte en couches deux ans avant la parution de St. Leon), se mue soudain, après l’acquisition par le héros de la pierre philosophale, en roman gothico-romantique. Quant à Caleb Williams, le roman comporte deux fins différentes qui conduisent le roman vers des horizons génériques différents : dans la fin originale non publiée, le héros, en prison, sombre dans la folie, empoisonné par son ancien maître, un vicomte (Falkland) dont Caleb découvre à ses dépens qu’il a commis jadis un meurtre. Dans la fin publiée du roman, en revanche, les deux hommes s’affrontent lors d’un procès final, au cours duquel l’éloquence de Caleb convainc de son innocence les juges et le vicomte, qui se jette dans les bras du héros. Là encore, le roman hésite entre désespoir gothico-romantique et réconciliation sentimentale. Les prolepses de Fleetwood sont donc l’expression, plus discrète et plus savamment enfouie dans la structure du roman, d’une opposition que partagent les trois principaux romans de Godwin.
25Mais cette ambivalence générique récurrente traduit en termes esthétiques une oscillation plus fondamentale qui traverse aussi l’oeuvre philosophique de Godwin. Les deux fins de Caleb Williams, le décrochage fantastique de St. Leon, le décalage entre dénouement prédit et dénouement effectif dans Fleetwood révèlent l’incapacité de Godwin à trancher entre deux fins et deux histoires : l’une, optimiste, de la réforme possible du caractère (la misanthropie de Fleetwood, l’aristocratisme de Falkland et St. Leon) par le débat rationnel (l’échange entre Fleetwood, Kenrick, Mr. Scarborough et Mary qui conclut le roman, les discussions de Marguerite et St. Leon, le discours de Caleb à son procès) ; l’autre, pessimiste, d’une détermination si impitoyable du caractère par les circonstances de la naissance et de l’éducation, qu’elle est sans retour et finit par équivaloir à une fatalité tragique.
26Dans l’Enquête sur la Justice Politique, cette hésitation se traduit par la juxtaposition de deux thèses, qui sont toutes deux des thèses-clés du traité : la thèse, énoncée au chapitre III, de la détermination du caractère par le milieu ; et la thèse, énoncée au chapitre VI, de la perfectibilité de la société et de l’esprit humains, susceptibles de progrès toujours renouvelés. Dans l’Enquête, Godwin fait découler la seconde de la première : c’est parce que les opinions nourries par un individu ont une origine strictement matérielle et extérieure qu’on peut prédire l’avènement d’une société plus morale – par quoi Godwin entend une société plus propre à garantir le bonheur de chacun. En effet, si les idées d’un individu sont façonnées par les circonstances dans lesquelles il vit et, au premier chef, par le type de gouvernement du pays qu’il habite, alors l’établissement d’institutions propres à garantir la « justice politique » produira des opinions justes et, à terme, une société plus juste et plus heureuse. La détermination du caractère par le milieu fonde donc dans l’Enquête la confiance optimiste de Godwin dans la perfectibilité humaine. L’articulation des deux propositions ne va pourtant pas de soi et la thèse de la détermination du caractère par le milieu peut avoir des implications tout autres : on peut imaginer que les « circonstances » de la naissance et de l’éducation d’un individu déterminent si bien ses opinions qu’il ne puisse, parvenu à l’âge adulte, et malgré les expériences qu’il traverse, jamais véritablement en changer. Et c’est bien cette fixité problématique du caractère, l’envers de l’optimisme philosophique de l’Enquête, que donnent à voir les fins dédoublées des romans.
27Cette opposition n’est pas seulement, à notre sens, une opposition psychologique entre optimisme et pessimisme, ou une opposition philosophique entre déterminisme et libre-arbitre : elle est éminemment liée à l’histoire, en train de s’écrire alors, de la Révolution française et du radicalisme anglais. Il n’est pas anodin, ainsi, que la conversion par la discussion raisonnable s’effectue dans les romans par le truchement de personnages dans lesquels on reconnaît les traits d’éminents radicaux (Wollstonecraft dans St. Leon et Holcroft dans Fleetwood) et dans des lieux politiquement signifiants : Paris dans Fleetwood ; la Suisse républicaine dans St. Leon ;et dans Caleb Williams, les tribunaux anglais où les chefs de file et les écrivains du mouvement radical étaient jugés pour trahison au moment même où Godwin écrivait son roman. La perfectibilité humaine est ainsi étroitement liée à une proposition politique, radicalisme anglais ou républicanisme continental, en lutte contre l’ordre politique et social établi.
28Avec le recul, il est facile de voir que le mouvement radical anglais a été submergé par la réaction conservatrice ; que le soutien apporté par la France à la révolution helvétique s’est mué en « Médiation » transformant de facto le pays en protectorat et favorisant le retour à des pratiques gouvernementales élitaires ; que la Révolution a cédé la place au consulat puis à l’Empire puis, en 1814, à la Restauration. Mais à l’époque où Godwin compose ses romans, rien n’est encore décidé. Caleb Williams est publié entre la condamnation à la déportation pour « trahison » de plusieurs membres de la radicale London Corresponding Society, dont Joseph Gerrald (ami proche de Godwin auquel celui-ci fit lire en prison le manuscrit de Caleb Williams), et l’acquittement d’une autre série de radicaux accusés de trahison, dont le romancier Holcroft (qui sert de modèle dans Fleetwood à Mr Scarborough). Quand Godwin entame l’écriture de St. Leon en janvier 1799, la Suisse est divisée entre cantons révolutionnaires, comme Genève ou Bâle, où des arbres de la liberté sont érigés et les mêmes droits politiques octroyés à tous les habitants, et cantons patriciens comme Berne et Soleure, dont la résistance à la « révolution helvétique » précipite l’intervention de l’armée française, qui pille les richesses bernoises pour financer la campagne d’Egypte. Quand Godwin commence à travailler à Fleetwood en mars 1804, Bonaparte, dans lequel Godwin continua jusqu’à la bataille de Waterloo à voir l’incarnation des forces du progrès, ne s’est pas encore proclamé empereur. À ceux qui, comme Godwin, en suivaient les soubresauts de près, l’Histoire devait donc sembler singulièrement ouverte, la lutte entre progrès et réaction (et leurs corrélats philosophiques) non tranchée.
29C’est cette ouverture de l’Histoire caractéristique des moments de crise qui contribue à expliquer la coexistence dans chacun des romans écrits par Godwin au cours de la décennie révolutionnaire de deux histoires possibles déterminées par deux fins concurrentes : fin originale et fin publiée dans Caleb Williams ;fin résolument ouverte dans St. Leon où l’immortalité du héros interdit tout dénouement ; fin effective et fin anticipée dans Fleetwood, où les prolepses sont la trace, discrète mais visible, des oscillations du philosophe et du pendule de l’Histoire.