Partez, et n’attirez pas sur vous la vengeance du Ciel et des hommes, par tous les maux que peut encore ici causer votre présence. Cette menace fut une espèce de prédiction. Patrice s’y arrêta peu, et j’étais fort éloigné moi-même de prévoir qu’elle dût se vérifier par des événements qui devaient la suivre de si près1.
1Dans ce passage du Doyen de Killerine de Prévost, le doyen personnage prononce des prédictions dont il ne mesure pas exactement la portée ; le doyen narrateur en confirme par avance la vérité. De fait, dans l’univers de la fiction, les anticipations sont susceptibles de prendre des formes diverses. Elles peuvent provenir du narrateur, dont les prolepses inversent l’ordre chronologique du récit, mais également être le fait de certains acteurs de la diégèse : les dieux peuvent prédire l’avenir, qu’ils prennent la parole directement ou s’expriment au travers d’oracles ; quant aux simples humains, ils peuvent aussi acquérir un pouvoir mantique à des occasions particulières ou, simplement, à tort ou raison, imaginer l’avenir.
2Les critiques contemporains entreprennent souvent de faire la distinction entre anticipations actoriales, intégrées à la diégèse, et prolepses narratoriales : l’argument qu’ils invoquent ordinairement est celui de leur fiabilité. Ce critère est par exemple au fondement de la typologie développée par Eberhard Lämmert dans Bauformen des Erzählens : son chapitre sur les anticipations2 est en effet organisé selon cette distinction, une première section étant consacrée aux « anticipations certaines »et une seconde aux « anticipations incertaines ». Les premières émanent du narrateur, qui a un regard surplombant sur l’action, tandis qu’au second groupe appartiennent les prédictions formulées par les personnages : « chez elles règne cette véritable incertitude du futur, qui correspond à la réalité de la vie3 ». Comme le souligne également Gérard-Denis Farcy, « seul […] le narrateur peut anticiper avec certitude, en revanche le personnage ne peut qu’imaginer l’avenir de sa propre histoire4 ». Cette distinction le mène à exclure radicalement les anticipations actoriales (qu’il appelle subjectives) du champ des prolepses : « la prolepse au sens strict du terme n’est pas subjective, toute projection de personnage n’étant que de l’histoire potentielle et non de l’histoire effective5 ».
3Pourtant, faire une telle dichotomie est une attitude spécifiquement moderne : en effet, avant la seconde moitié du xxe siècle, la distinction entre les imaginations actoriales et les anticipations émanant du narrateur n’a, sauf erreur de notre part, jamais été formulée, et les prédictions du narrateur ne semblent pas jouir, dans la conscience classique, d’une différence statutaire essentielle… si bien que certains personnages de la diégèse sont perçus comme des avatars ou des figurations du narrateur : c’est ainsi, par exemple, que La Motte accuse Homère de gâcher la surprise en révélant par avance les événements principaux de la guerre de Troie, alors que les prédictions n’ont été formulées que par Zeus. Cette indistinction n’est pas pour nous étonner. Il est fort rare, dans un corpus d’Ancien Régime, de rencontrer une fée qui divague, un rêve qui ne soit pas prémonitoire, un oracle qui, d’une manière ou d’une autre, ne s’accomplisse pas. Inversement, il arrive, dans certains contextes, que les prolepses narratoriales n’inspirent pas confiance : lorsque nous lisons un roman « au long cours », publié sur des dizaines d’années, nous imaginons bien que les promesses du narrateur ne seront pas nécessairement tenues à la lettre. Toute la difficulté est alors d’interpréter ces prolepses déceptives : changement de projet d’auteur, qui aurait écrit son livre « dans l’ignorance de sa fin6 » ? Stratégie délibérée ou simple étourderie ? Mise en scène d’un narrateur non fiable ?
4Plutôt que de faire une stricte dichotomie, on peut alors considérer que la distinction est scalaire, et formuler une « échelle de crédibilité » de l’anticipation : le narrateur fait les anticipations les plus certaines, viennent ensuite les dieux, les oracles, les différentes figures merveilleuses qui ne sont pas soumises à la logique du temps humain, et enfin les simples mortels, qui eux aussi peuvent acquérir momentanément une odeur de divin7. Ainsi, quand un personnage se met à faire des songes ou que, sur son lit de mort, il prononce ses ultima verba, il est soudain auréolé d’une lumière surnaturelle et formule généralement des prédictions fiables. Mais le personnage de fiction peut se livrer à des anticipations bien plus hasardeuses, lorsque son imagination, échauffée par l’espoir, la crainte ou le désir, lui présente des images de l’avenir. On peut ainsi admettre qu’il existe bien, sous l’Ancien Régime, une vaste « nébuleuse de l’anticipation », dans laquelle le lecteur ne fait pas nécessairement le tri : oracles, rêves prémonitoires, imaginations de l’avenir, prédictions des personnages, prédictions du narrateur… les formes et les figures se confondent bien souvent.
5Le parti pris de ce collectif est de refléter ce polymorphisme de l’anticipation, et les contributions sont guidées par une problématique commune : prolepses narratives, oracles, prédictions et pressentiments sont analysés selon des perspectives qui permettent d’analyser les réflexions sur la causalité et la prévisibilité des événements auxquelles ils engagent, de cerner leurs effets sur la lecture, la manière dont ils structurent le récit et suscitent des attentes, souvent comblées, parfois déçues. À cette variété formelle répond une diversité générique : si la plupart des articles portent sur les romans d’Ancien Régime, certains analysent les contes de fées, les fables ou les histoires tragiques. Quant à l’empan chronologique choisi, qui nous conduit de la fin du xvie au début du xixe siècle, de Cervantes à Godwin, il permet de traverser des esthétiques diverses, de passer d’un monde encore marqué par les superstitions à un monde laïcisé, qui les remet de plus en plus en cause. Ainsi, on ne s’étonnera pas que l’oracle, un moyen de structuration très fréquent des longs romans de l’âge baroque, soit bien moins présent dans le roman-mémoires, dont le contrat d’authenticité s’accommode mal avec le halo merveilleux des paroles prophétiques. Les oracles trouvent pourtant fréquemment dans ce genre romanesque des avatars laïcisés, intériorisés, comme les pressentiments et les récits de rêve.
6C’est un article de Jan Herman qui ouvre ce collectif. Il fait l’hypothèse d’un changement de paradigme entre le roman de chevalerie et la littérature narrative d’Ancien Régime : alors que l’histoire des chevaliers est écrite d’avance et que les aventures de Lancelot et Perceval leur permettent d’accomplir leur destin, le Don Quichotte de Cervantes met en place un monde fictionnel où le protagoniste se construit son propre destin, où la destinée est littérature, où l’anticipation du personnage peut se penser comme un calcul.
7Une logique providentialiste règne toutefois dans de nombreuses œuvres du xviie siècle, comme le montrent les articles de Thibault Catel et de Paul Pelckmans. Le premier souligne que, dans les Leçons exemplaires de Jean-Pierre Camus (1632), la connaissance de l’avenir est l’objet d’un paradoxe : dénoncée quand elle prend les traits de la divination, voire de la « prudence », l’anticipation des choses futures est au fondement de la pensée providentialiste de l’évêque et de son projet exemplaire. Un paradoxe semblable est analysé par Paul Pelckmans au sujet d’un corpus bien différent : si La Fontaine exprime souvent dans ses Fables une méfiance envers ceux qui s’avisent de prédire l’avenir, son œuvre nous renvoie pourtant à un Ancien Régime resté largement holiste, où les mêmes scénarios se répètent invariablement, à un monde gouverné par une Providence qui semble à première vue se contenter d’y préserver le retour éternel du Même.
8Deux contributions soulignent ensuite que l’anticipation est bien souvent, dès le xviie siècle, le lieu de l’autoréflexivité. Suzanne Duval montre ainsi que, dans La Chrysolite ou le secret des romans (1627) d’André Mareschal, les anticipations sont un moment où le narrateur prend à partie le lecteur et l’invite à réfléchir aux conventions du romanesque, à en mesurer l’artificialité. Jean-Paul Sermain s’intéresse quant à lui au conte de fées et remarque que la prédiction du pire y est le plus souvent accompagnée de l’annonce d’un remède : cette anticipation se décline dans l’histoire sur plusieurs modes (oracle, leçon, projet et rêve), et l’écrivain peut alors faire de ces prédictions le support d’une réflexion critique, le plus souvent métafictionnelle.
9Un ensemble de six articles porte sur le roman-mémoires au xviiie siècle.
10Les trois premiers font l’hypothèse que les scènes d’anticipation contribuent à élaborer un discours critique sur l’idée d’un ordre providentiel. Coralie Bournonville montre que, dans les œuvres de Prévost, Marivaux et Mouhy, les dispositifs où sont prises les anticipations des personnages invitent à s’interroger sur les lois qui sous-tendent le déroulement des événements. On observe ainsi de l’un à l’autre une gradation dans les distances marquées vis-à-vis d’un ordre rationnel, au profit de l’imagination romanesque. Ces scènes d’anticipation de l’avenir ont valeur autoréflexive, et formulent métaphoriquement le rapport du romancier à la vraisemblance et à l’imagination. Audrey Faulot analyse les Mémoires de Madame la Marquise de Fresne (1701) de Courtilz de Sandras : l’héroïne se voit prédire un destin romanesque qui n’advient que très partiellement. Parallèlement, le je narré émet sur son avenir de nombreuses hypothèses dont le je narrant étudie la pertinence. Cette activité prédictive débridée permet de mettre au banc d’essai divers systèmes explicatifs et, sans doute, de révoquer des formes de causalité transcendante pour faire apparaître les ressorts du destin social.De même, selon Emmanuelle Sempère, L’Infortuné Napolitain, un roman-mémoires composite paru entre 1704 et 1721, témoigne exemplairement du « nouveau rapport » de l’individu à l’histoire étudié par René Démoris dans les romans qui ont voulu penser le « vertige » des années 1700. À la logique historique et morale de l’« infortune » du héros mené par son étoile s’opposent des capacités de prescience qui esquissent, sans jamais vraiment l’atteindre, une forme de maîtrise du personnage sur son destin et sur son temps.
11Les trois articles suivants analysent les anticipations narratoriales des romans-mémoires. Jean Sgard étudie le récit de des Grieux dans Manon Lescaut : s’il ne comporte pas de prolepse annonçant explicitement la mort de Manon, il est parsemé d’avertissements ambigus qui font de l’histoire des amants une course vers l’abîme et contribuent à une représentation idéalisée de Manon et de sa mort prochaine. Sur un plan théorique, cerner les enjeux des prolepses des romans-mémoires implique de prendre en compte la spécificité du statut narratif de ces œuvres et de ses processus d’écriture et de publication. D’une part, les romans-mémoires sont considérés dans les théories poétiques du récit comme des imitations d’énoncés de réalité ou « feintises8 », distinctes de la fiction. Catherine Ramond montre que, si le narrateur s’efforce de crédibiliser son récit rétrospectif par des annonces de ce qui suit (imitant ainsi de facto les récits factuels), le romancier reste maître de la conduite du récit et n’est pas contraint par des éléments référentiels : cette hybridation du roman-mémoires peut expliquer certaines anomalies narratives et conduit à envisager des degrés de feintise. D’autre part, les spécificités formelles et éditoriales de ces romans, d’ordinaire très longs, parfois publiés en livraisons successives, peuvent ébranler la fiabilité des prolepses, contredites par la suite des événements. Marion Leclair s’intéresse à un cas-limite de prédiction narrative trompeuse dans un roman-mémoires anglais plus tardif, Fleetwood (1805), le troisième roman de William Godwin, philosophe radical et admirateur de la Révolution française. La contradiction entre le dénouement du roman et la fin annoncée par le héros-narrateur dans les prolepses qui émaillent son récit est symptomatique d’une oscillation qui traverse toute l’œuvre de Godwin, à une époque où les fluctuations du mouvement radical en Angleterre et de la Révolution en France ouvrent le champ des possibles historiques.
12Antonia Zagamé s’intéresse quant à elle à un autre genre de la feintise, celui du roman épistolaire, et aux effets des anticipations actoriales sur la lecture. Elle examine un paradoxe des Liaisons dangereuses : on dit généralement que le fait que le lecteur a accès aux anticipations des libertins suscite en lui un sentiment de supériorité (il contemplerait les victimes se laisser prendre au piège et se retrouverait du côté des libertins) ; mais ce dispositif asymétrique peut au contraire susciter la frustration du lecteur, réduit à assister à ce qu’il ne peut empêcher, simple spectateur d’un jeu dans lequel il ne peut intervenir.
13Dans les fictions de la fin du siècle abordées par Luc Ruiz, qui relèvent du fantastique, les anticipations sont d’ordre surnaturel. En étudiant les scènes prophétiques du Diable amoureux de Cazotte et du Moine de Lewis, Luc Ruiz montre que ce roman anglais s’inscrit dans une relation hypertextuelle avec la nouvelle de Cazotte qui, en quelque sorte, le prophétise.
14Les anticipations posent enfin un problème poétique : parfois considérée comme un auxiliaire de ce qu’on appelle alors la « suspension », la prolepse peut également être accusée de la ruiner. Ce paradoxe a été explicitement formulé dès le début xviiie siècle, lors de la Querelle d’Homère, dans des écrits théoriques que Lise Charles confronte aux théories contemporaines de la tension narrative.
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16Ce collectif est issu d’un colloque qui s’est tenu en mai 2017 à l’université de Picardie Jules Verne, dans le cadre du projet ALEA dirigé par Anne-Duprat, que nous remercions de son aide : https://alea.meshs.fr/.