Mademoiselle Raucourt : scandale et vedettariat féminin au xviiie siècle
1Parmi ces actrices célèbres du xviiie siècle qui, pour reprendre les mots des frères Goncourt, « vivantes, sont le scandale d’un siècle – et mortes son sourire1 », Françoise-Marie Antoinette Saucerotte dite Mlle Raucourt occupe une place à la fois centrale et originale. Centrale, parce que, de ses débuts en 1772 à sa mort en 1815, elle fit la fortune de la Comédie-Française et satura les gazettes de ses frasques, suivies avec un intérêt passionné par le public théâtromane. Originale, parce que, dans la construction consciente d’un vedettariat féminin, elle choisit une voie distincte de celles pour lesquelles avaient opté deux de ses contemporaines et collègues les plus fameuses, Mlle Clairon et Sophie Arnould. La première, reine de tragédie, œuvra toute sa vie pour effacer le souvenir du roman libertin satirique qui, sous le titre Histoire de mademoiselle Cronel dite Frétillon, prétendait peindre ses débuts, et élabora, par ses Mémoires un dispositif apologétique visant à effacer la femme galante au profit de l’actrice de génie. La seconde, cantatrice présentée par l’abbé Galiani comme « le plus bel asthme » qu’il ait jamais entendu, assuma au contraire son statut de fille d’opéra, se construisant, à coup de bons mots et d’aventures de coulisses, une légende galante et spirituelle qui devait être couronnée par la parutions de recueils de ses traits et de petites comédies au début du xixe siècle.Ces deux actrices voient leur aura perpétuée par des écrits à la fin du xixe siècle : les Goncourt leur consacrent des biographies2. Raucourt, elle, n’aura étrangement pas cet honneur et occupe à peine deux pages de l’ouvrage de cet autre amoureux nostalgique des actrices d’Ancien Régime qu’est Arsène Houssaye, Princesses de comédie et déesses d’opéra (1860). Elle n’a guère plus de place dans les études récentes3 et, si on la rencontre partout dans les écrits du temps et quasiment chaque semaine dans les Mémoires secrets, aucune étude monographique ne lui a, à ma connaissance, été consacrée. Elle le mérite pourtant, dans la mesure où, de manière complémentaire à ses deux collègues précédemment évoquées, son parcours témoigne de l’émergence dans la seconde moitié du xviiie siècle d’un vedettariat féminin dont les périodiques et les écrits publics se font largement l’écho. Or ce vedettariat est, j’ai eu l’occasion de le montrer ailleurs4, fondamentalement articulé à une rêverie érotique, selon des modalités complexes qui, à cette époque, ne peuvent se réduire à cette « fonction prostitutionnelle de la scène » qu’a analysée, à propos des actrices du xixe siècle Alain Viala5. Raucourt compose avec les contraintes que l’imaginaire de son temps impose aux comédiennes, elle apprendra vite à en jouer et saura imposer une figure d’actrice conjuguant professionnalisme et réputation sulfureuse. Le scandale rythme sa carrière, qu’elle en soit victime ou orchestratrice : plus que Clairon, mieux qu’Arnould, Raucourt comprend qu’elle peut en faire un argument publicitaire et y trouver la voie d’une reconnaissance originale de son art. Aussi représente-t-elle à mon sens un moment de renversement axiologique, qui correspond aussi à la place croissante occupée dans la formation de l’opinion publique par les nouvelles à la main, les périodiques et les anecdotes.
2Les débuts de Mlle Raucourt sont placés sous le signe de l’exception. Selon la Biographie universelle de Michaud, l’actrice naquit à « Nancy le 3 mars 1756, de François Élie Saucerotte, comédien de province » qui « l’emmena avec lui dans ses excursions à l’étranger. Et l’on tient d’elle qu’à peine dans sa douzième année, elle avait déjà joué en Espagne quelques rôles de tragédie. Vers la fin de 1770, Belloy ayant fait représenter à Rouen Gaston et Bayard […] eut à s’applaudir du choix qu’on avait fait de la jeune Raucourt [alors âgée de 14 ans] pour le rôle d’Euphémie6 ». Les premiers gentilshommes de la chambre font alors venir le jeune prodige à Paris, lui font prendre des leçons auprès de Brizard de la Comédie-Française, et obtiennent un ordre de début. La Correspondance littéraire de Grimm fait de l’événement un récit circonstancié :
Un phénomène aussi singulier qu’imprévu vient de fixer et d’absorber toute l’attention de Paris. Mlle Raucourt, jeune actrice de seize à dix-sept ans, grande, bien faite, de la figure la plus noble et la plus intéressante, débuta le 23 décembre dernier sur le théâtre de la Comédie-Française, dans les grands rôles tragiques. Elle a joué sans interruption depuis ce moment avec un succès et des applaudissements dont il est impossible de se faire une idée […]. [Brizard] vint lui-même haranguer le parterre avant la tragédie, lui demander son indulgence pour un talent naissant et l’assurer que son élève, formée par les leçons du public, serait un jour son ouvrage. Le parterre, qui aime à la folie qu’on lui parle et surtout qu’on lui dise qu’il est l’arbitre du goût et des talents, applaudit avec chaleur […]. Mais lorsqu’on vit la plus belle créature du monde et la plus noble s’avancer en Didon sur le bord du théâtre ; lorsqu’on entendit la voix la plus belle, la plus flexible, la plus harmonieuse, la plus imposante ; lorsqu’on remarqua un jeu plein de noblesse, d’intelligence et de nuances les plus variées et les plus précieuses, l’enthousiasme du public ne connut plus de bornes. On poussa des cris d’admiration et d’acclamation ; on s’embrassa sans se connaître ; on fut parfaitement ivre. Après la comédie, ce même enthousiasme se répandit dans les maisons. Ceux qui avaient vu Didon se dispersèrent dans les différents quartiers, arrivèrent comme des fous, parlèrent avec transport de la débutante, communiquèrent leur enthousiasme à ceux qui ne l’avaient pas vue, et tous les soupers de Paris ne retentirent que du nom de Raucourt.7
3Le chroniqueur rapporte qu’un mois plus tard,
Les jours que Mlle Raucourt jouait, les portes de la Comédie étaient assiégées dès dix heures du matin. On s’y étouffait ; les domestiques qu’on envoyait retenir des places couraient risque de la vie. On en emportait à chaque fois plusieurs sans connaissance […]. Les billets de parterre se négociaient dans la cour des Tuileries jusqu’à six et neuf francs par ceux qui les avaient pu attraper au bureau pour vingt-quatre sous, au risque de leur vie.8
4Ces débuts, qui « font époque dans l’histoire du théâtre9 », témoignent, selon Geoffroy du « fanatisme insensé » d’un public aussi capricieux que versatile10. Et la Correspondance littéraire elle-même voit, dans cet engouement paroxystique, un premier sujet de scandale. Le chroniqueur rapporte :
une des matrones de ce spectacle […] vit par la fenêtre l’horrible bagarre, pour s’arracher les billets […]. On venait d’emporter quatre des plus braves champions échevelés et sans connaissance ; trois ou quatre cents aspirants entassés, pressés, se poussant les uns sur les autres, haletant et manquant de respiration en plein air, retraçaient le tableau de ces âmes en purgatoire, dont chacune exprime un tourment particulier. N’ayez pas peur, dit la vieille matrone, en regardant cet horrible spectacle, que s’il était question du salut de leur patrie ils s’exposassent ainsi.11
5Les administrateurs se frottent les mains. Le journaliste rapporte que « Ce début brillant, qu’on ne pouvait prévoir, a suspendu toutes les pièces nouvelles ». Raucourt joue
18 fois de suite en un mois de temps, et elle a besoin de repos. Ses succès […] ont fait tort à la Comédie-Italienne, qui a été fort négligée […]. Mme Vestris aura aussi à en souffrir. Cette actrice a fait pendant quelques années l’unique ressource de [la Comédie-Française]. […] Mais la voilà écartée en un moment par une enfant de dix-sept ans […]. Les hommages en vers et en prose n’ont pas manqué à Mlle Raucourt, et Messieurs du Mercure et de L’Avant-coureur en régaleront sans doute le public.12
6Les vers en l’honneur de l’actrice, les portraits que l’on fait d’elle sont effectivement relayés quasi quotidiennement par la presse13. Le public va jusqu’à exiger une représentation au profit de la nouvelle actrice14.
7La cour s’enflamme à son tour : le roi, qui « n’aime pas le spectacle en général », fait pourtant à Raucourt « la faveur de rester à la Comédie pendant tout le temps de la représentation de Didon, où elle jouait ».
[Sa majesté] a eu la bonté de la présenter ensuite à madame la Dauphine, sous le nom de la Reine Didon. Elle l’a agréée […] pour entrer dans la troupe des Comédiens-Français, et a ordonné qu’on lui donnât 50 louis pour marque de sa satisfaction. Mlle de Raucourt a emporté aussi les suffrages de Madame Dubarri. Cette belle comtesse lui a demandé ce qu’elle aimerait mieux, ou de trois robes pour son usage, ou d’un habit de théâtre ? L’actrice a répondu, que puisque la comtesse lui en laissait le choix, elle préférait l’habit de théâtre, dont le public profiterait aussi.15
8En cela aussi, Raucourt apparaît d’abord comme exceptionnelle, à mille lieues de l’image de l’actrice capricieuse et délurée. La Correspondance littéraire note dès ses débuts qu’on
dit que cette charmante créature […] a toute la candeur et toute l’innocence de son âge, que tout le temps qu’elle ne consacre pas à l’étude de son art, elle s’occupe encore des jeux de son enfance ; que son père est si décidé de lui conserver ses mœurs et sa sagesse qu’il porte toujours deux pistolets chargés dans sa poche, pour brûler la cervelle au premier qui osera attenter à la vertu de sa fille. On a fait des dissertations à perte de vue, pour découvrir métaphysiquement par quel prestige une fille si neuve et si innocente pouvait jouer au théâtre les transports et les fureurs de l’amour avec tant de passion.16
9Un tel prodige invite à la profanation, et dès janvier 1773, la presse se passionne pour la vie privée de l’actrice : « ce qu’il y a d’incroyable, c’est qu’à ses talents sublimes, elle joigne un cœur pur, au point de se refuser aux propositions les plus séduisantes. On prétend qu’un amateur lui offre jusqu’à 100 000 livres pour son pucelage17 » et, une semaine plus tard, le public est encore informé que « La vertu de la nouvelle actrice se soutient contre les assauts multipliés qu’elle reçoit18 ». Chaque jour, on rapporte les déboires des prétendants éconduits19, surtout quand ils sont de sang royal20 : le scandale tant attendu tarde à se produire, suscitant chez le public un mélange de frustration et d’admiration. Mais ce scandale est en réalité la norme, et, jouant à le retarder, Raucourt construit l’image d’une actrice d’exception. Et même si l’on rapporte que Mme Dubarri l’a exhortée à « être sage », ce qui, dans la bouche de la favorite est pour le moins ambigu, on se réjouit d’apprendre que « L’actrice nouvelle commence à faire de petits soupers, qui, à ce qu’on espère, la conduiront à ce qui s’ensuit21 ».
10La chute se produit enfin22. C’est l’acte II de la carrière de l’actrice, et l’irruption d’un scandale nettement plus conventionnel. Dès la fin 1773, le talent de Raucourt semble moins incontestable. Elle est sifflée « de la manière la plus humiliante » dans Orphanis23. Elle subit la cabale des autres actrices, Mlle Sainval notamment, et le public redouble de fureur pour « voir lutter ces deux rivales24 ». Mlle Vestris orchestre le dénigrement : une anecdote célèbre, reprise jusque dans L’Affaire Nicolas Le Floch, roman policier de Jean-François Parot25, rapporte que lorsque, pendant une représentation de Cinna où Raucourt jouait Émilie, un chat se mit à miauler, un plaisant du parterre s’écria : « je parie que c’est le chat de Mlle Vestris26 ».
11Mais l’actrice doit aussi subir l’ire de Voltaire : le succès de son début a retardé la représentation de la dernière tragédie de celui-ci, Les Lois de Minos, et il ne décolère pas. Se déroule alors une scène humiliante dont les gazettes assurent la publicité : puisque la demoiselle « se pique surtout de sagesse », le patriarche de Ferney
s’avise de mander à M. le maréchal de Richelieu qu’elle a été la maîtresse d’un genevois en Espagne, et que vraisemblablement elle sera bientôt à quelque seigneur de la cour. Le maréchal reçoit cette lettre à table, dans une maison où Mlle Raucourt dînait. Le marquis de Ximenès y était aussi. Le maréchal lui donne la lettre […] à lire tout haut, sans l’avoir regardée, et le lecteur s’arrête trop tard. La belle Raucourt tombe évanouie entre les bras de sa mère qui la console.27
12Le scandale est public : Voltaire, honteux, pour se racheter, fait publier des vers d’hommage au talent de l’actrice28.
13Mais le mal est fait : la posture prodigieuse de l’actrice vertueuse ne tient plus. En septembre 1773, les Mémoires secrets proclament que le duc d’Aiguillon a vaincu les résistances de la comédienne29. C’est le début d’un engrenage : on commence à faire le lien entre les huées que recueillent les apparitions de l’actrice et la liste des amants qu’on lui prête, notamment le duc de Bièvre, dont on détaille dans la presse les sommes qu’il lui fournit30. Significativement, dans les entrefilets, Mlle Raucourt devient alors « la demoiselle Raucourt », et il n’est plus guère question de ses talents31.
14Ce scandale est somme toute on ne peut plus banal et participe de l’ethos de toute actrice de l’époque. Raucourt va le redoubler et le remotiver en faisant publicité non seulement de sa vie sexuelle, mais de ses préférences homosexuelles. Dès l’automne 1773, elle devient, dans la presse, la reine et l’ambassadrice des « tribades », face à Mlle Arnould qui, elle, pose en figure tutélaire des actrices classiquement courtisanes. Les Mémoires secrets expliquent :
Ce vice […] restait enveloppé jusqu’à présent des ombres du mystère. Celles qui en étaient infectées le cachaient avec soin, du moins n’osaient l’avouer. Mlle Raucourt a encore raffiné : elle admet des hommes à sa couche, et par une imagination qui concilie le sexe mâle le plus opposé aux femmes, elle ne tolère que l’introduction qu’aime celui-ci. […] Le marquis de Vilette, très renommé entre ceux-ci, a trouvé l’expédient de l’actrice française délicieux ; il s’est réuni à elle, et tous deux prêchent la nouvelle doctrine avec un zèle qui fait quantité de prosélytes. […] de-là des vers, des épigrammes, etc. ce qui amuse singulièrement les coulisses et la multitude de gens frivoles pour qui ces querelles sont des objets très importants.32
15Circulent dès lors les récits savoureux de sa passion malheureuse pour Mlle Contat, dont elle paie les dettes sans obtenir les faveurs33 et maint couplet pornographique34. Raucourt figure même, en 1789, dans un roman : Anandria ou confessions de mademoiselle Sapho concernant les détails de sa réception dans la secte anandrine sous la présidence de Mlle Raucourt et ses diverses aventures.
16Raucourt excelle désormais dans l’art de la provocation et de la publicité scandaleuse : ses démêlés avec Arnould35, ses amours non conventionnelles et tumultueuses avec le marquis de Villette36 ou le prince d’Hénin (volé à Sophie Arnould37) font « l’anecdote des coulisses38 ». Femme d’esprit et de tête, Raucourt assume sa réputation et la retourne en argument publicitaire : le soir de la première des Courtisanes, comédie satirique de Palissot, celle qu’Arsène Houssaye présente comme « une Amazone dépaysée » qui « battait ses amants39 », affecte, avec Arnould, Duthé, et Dervieux de « se placer au balcon et d’honorer les premières de leurs applaudissements les traits les plus vifs de l’ouvrage40 ».
17Tout irait bien, si, avec le scandale, ne venait la déchéance : ruinée par ses frasques, empêchée, nous dit le journaliste (homme) des Mémoires secrets, « de trouver [en raison de ses préférences homosexuelles] parmi notre sexe les secours qu’elle s’y serait ménagés41 », l’actrice tente vainement de se réfugier dans l’enceinte du Temple. Ce faisant, elle fait défaut à ses camarades du Français qui ne peuvent jouer la tragédie nouvelle. Les pouvoirs interviennent, mais elle refuse l’arrangement proposé et doit s’exiler42. Le public suit quotidiennement ce feuilleton. Lorsque l’actrice réapparaît à Paris, en 1776, elle y trouve « des bonnets à la Raucoux [sic.], caractérisés principalement par un petit panier percé qui les surmonte43 ». Arrêtée et transportée au Fort-L’Évêque, la « Bastille des comédiens », elle est secourue par la famille royale, alors même que « le tripot comique », « très délicat sur l’honneur, et surtout les dames, n’en [veut] point absolument44 ».
18Raucourt, à ce stade, est-elle encore une actrice ? Indéniablement oui. Forcée, par la maladie de Mlle Dumesnil de se charger, à l’impromptu du rôle d’Agrippine dans Britannicus, l’ancienne jeune première fait taire les sifflets et obtient un triomphe45. Elle a désormais trouvé son emploi : celui des femmes fortes, dans lequel elle ne sera, jusqu’à sa mort, et même après, jamais détrônée.
19Commence alors le 3e acte : celui de la rédemption. Engagée dans une troupe qui joue devant la cour à Fontainebleau46, Raucourt s’acquiert la faveur du nouveau couple royal47, et se voit réintégrée à Comédie-Française48 malgré l’opposition de ses collègues49. Elle y jouit désormais d’une position de force, même si l’on suppose qu’elle la doit à la cabale des tribades50. C’est, pour l’actrice, un second début. Ayant corrigé les défauts de son jeu51, elle est applaudie à tout rompre. Soupçonnée de vouloir faire du tort à Mlle Sainval52, et d’être soutenue excessivement par M. de Duras qui fait emprisonner ceux qui la sifflent, elle « fait insérer dans le Journal de Paris […] une lettre humble où elle déclare qu’elle n’ambitionne la place de personne et est venue au contraire pour doubler tout le monde53. Elle s’y tiendra, triomphera dans la Médée de Longepierre, s’attirera le respect de ses camarades en acceptant de jouer dans une comédie de Voltaire et dans des seconds rôles de Molière, bien loin de son emploi54. La voilà désormais grande actrice55. Le public la réclame et se scandalise quand on lui propose une autre comédienne56.
20Elle se rêve également auteur et fait agréer, en 1782, par ses camarades57 un drame de sa plume intitulé La Fille déserteur ou Henriette. Elle y joue le rôle principal, celui d’une comtesse travestie en homme pour suivre son amant à la guerre : la pièce n’est pas indigne, malgré ce qu’en disent les commentateurs de l’époque, qui notent cependant qu’elle attire une affluence considérable58, ce que confirment les registres de la Comédie-Française59. Les Mémoires secrets rapportent que « Mlle Raucourt, infiniment mieux en homme qu’en femme, a très bien joué, et ne s’est pas déconcertée de quelques murmures élevés au commencement. […] Après la pièce, elle s’est rendue aux invitations du public, s’est montrée dans son costume de soldat, a remercié le public et a été reçue avec transport60 ». Ces hommages vont à l’actrice, non à l’auteur. Pour la Correspondance littéraire, « En persistant à trouver le drame détestable, mais l’auteur, sous l’uniforme prussien, charmant, on ne s’est point encore lassé de venir siffler l’un et applaudir l’autre61 ». Qu’importe alors si, dans les coulisses, les ennemis de Raucourt font circuler le bruit qu’elle n’est pas l’auteur de la pièce62 ?
21À ces deux rôles, l’actrice en ajoutera, sous la Révolution, un troisième, qui la place définitivement du côté des artistes et éclipse, l’âge aidant, la femme sulfureuse. À la chute de l’Ancien Régime, celle qui devait tant à la famille royale demeure modérée. Aussi fait-elle partie, en septembre 1793, des acteurs du Théâtre-Français emprisonnés et sauvés par Labussière. Michaud raconte :
après s’être réunis à l’Odéon, [les Comédiens-Français] passèrent au théâtre de la rue Feydeau, et Mlle Raucourt, suivie de quelques dissidents, fonda rue de Louvois un second Théâtre-Français dont elle eut l’administration. Puissamment secondée par Larive, Saint-Fal et Saint-Prix, et plus encore peut-être par l’opinion publique, qui n’avait jamais été aussi fortement prononcée contre les révolutionnaires, elle semblait devoir faire, en peu de temps, une fortune brillante, lorsque les événements du 18 fructidor [4 septembre 1797] renversèrent toutes ses espérances. En haine des sentiments qu’elle professait, le directoire exécutif se fit un devoir de l’exproprier.63
22Il n’y a plus alors de Mémoires secrets ni de Correspondance littéraire, mais Le Censeur dramatique s’insurge contre cette expropriation injustifiée, et vante à longueur de pages les mérites de Raucourt en directrice de théâtre : « il n’y a pas eu l’imprudence la plus légère à lui reprocher. Soumise, comme tout bon citoyen doit l’être, aux lois, aux autorités constituées et à tous les agents du gouvernement, elle a évité tout ce qui aurait pu amener le moindre trouble et l’application la plus légère64 ». Et voilà Raucourt érigée en martyr du théâtre, sacrifiant « toute sa fortune au bien de l’art, aux plaisirs du public, à la renaissance du théâtre français (qui est une partie si intégrante de la Gloire nationale)65 ». À la réunion générale des Comédiens-Français, en 1799, elle réintègre la troupe, où elle joue les reines de tragédie avec une autorité exemplaire. Elle s’attire les faveurs de Bonaparte qui apprécie « son talent profond et énergique66 », et la charge de « l’organisation des troupes de comédiens français qui devaient parcourir l’Italie ». En 1806, elle fait ainsi l’ouverture du théâtre de Milan en jouant Clytemnestre dans Iphigénie. Sa carrière se poursuit paisiblement jusqu’à sa mort en 1815, à l’âge de 59 ans.
23À cette histoire édifiante, il manque l’épilogue, dernier scandale qui marquera durablement l’imaginaire du xixe siècle commençant et fera, en 1821, l’objet d’une publication anonyme intitulée Notice sur l’enterrement de Mlle Raucourt67. Les derniers mois de l’actrice avaient été marqués par un retour de religiosité et elle avait beaucoup donné à la paroisse de Saint-Roch. Elle était, par ailleurs, plutôt bien vue du nouveau monarque, en raison de sa proximité avec les autorités d’Ancien Régime. On s’attendait donc peu à ce que son enterrement soit l’occasion de polémiques. Or, contre toute attente, et contre les engagements pris, le curé de Saint-Roch refuse à la dépouille de l’actrice l’entrée de l’église. Les Comédiens-Français entament des négociations, en appellent au roi, tandis que la foule de quinze mille personnes rassemblées pour l’accompagner à sa dernière demeure se laisse gagner par l’indignation.
[…] on ne peut soutenir l’idée de voir ignominieusement rejetée du lieu saint une femme dont le crime est d’avoir récité sur un théâtre les vers des grands poètes qui ont illustré la France, une femme dont les talents et la bienfaisance s’étaient attiré l’estime générale. Le convoi allait partir lorsqu’on forma le projet de remporter par la force ce qu’on n’avait pu obtenir par la prière.68
24La foule pénètre alors de force dans l’église, en enfonçant les portes : « La fermentation des esprits devenait telle, qu’on paraissait prêt à se livrer à toutes les extrémités. Depuis longtemps, on n’avait vu se passer dans une Église une scène aussi scandaleuse, et le moment approchait où d’une étincelle pouvait naître un incendie69 ».
le corps est déposé au pied de l’autel. En un instant, tous les cierges sont allumés ; et l’église offre tout l’appareil d’une cérémonie depuis longtemps préparée. Il arrive alors des ordres du roi qui prescrivent de rendre à Mlle Raucourt les devoirs funèbres dus à tous les chrétiens. Les voûtes retentissent d’applaudissements. Le curé est appelé avec des cris forcenés. Les officiers de police montés sur les marches de l’autel veulent haranguer la multitude ; on ne les écoute pas. Le curé ! le curé ! est le seul cri qui se fasse entendre. Enfin on voit paraître un prêtre suivi d’un porte-croix et de deux chantres. Aussitôt la scène change. À la vue du ministre, le tumulte s’apaise, et le recueillement le plus profond règne dans toute l’assemblée. Jamais à un scandale plus violent ne succéda aussi subitement un spectacle plus édifiant. Le prêtre officie et fait les cérémonies accoutumées au milieu d’un religieux silence. Le service terminé, il reconduit le corps jusqu’à la porte de l’église, et le peuple satisfait le replace lui-même dans le corbillard.70
25Raucourt quitte la scène comme elle y était entrée. Sous le signe de l’éclat et du scandale. Mais elle a, entre temps, réussi à en inverser les polarités. L’Église est annexée par le théâtre, devient scène, réalisant les ambitions des dramaturges des Lumières. Et c’est la réaction scandalisée du curé qui constitue, aux yeux des observateurs, le véritable scandale. L’arbitre du scandale est, plus que jamais, le public, pas les autorités politiques ou religieuses. Et ce qui fait scandale, ce sont les honneurs refusés à l’actrice méritante, non la conduite de celle-ci71. Les frasques qui ont illustré le parcours de la comédienne, elles, participent d’un scandale normalisé, ritualisé, constitutif du rapport que le public entretient avec la vie théâtrale et du plaisir qu’il y prend. Ce scandale a ses codes, son storytelling, ses organes de presse : il entre dans une stratégie de vedettariat qui, loin de détourner l’attention de l’essence du spectacle participe de sa redéfinition comme phénomène social. Aussi Raucourt la scandaleuse peut-elle, aux yeux des historiens nostalgiques de la fin du xixe siècle, apparaître comme le « sourire » d’un théâtre perdu.