« Pays de la musique et des chevaux blancs » : Elfriede Jelinek, Thomas Bernhard et le public autrichien
1La désignation de l’Autriche comme « pays de la musique et des chevaux blancs » (« Land der Musik und der weißen Pferde ») vient du discours qu’Elfriede Jelinek prononça en 1986 pour la réception du Prix Heinrich Böll, dont le titre, « In den Waldheimen und auf den Haidern », permettait d’associer au paradis alpin les noms de Jorg Haider et de Kurt Waldheim. Le tollé que ce discours suscita en Autriche s’inscrit dans une série de scandales qui ont ponctué la carrière de l’auteure, et dont l’un des plus retentissants fut déclenché en 1985 par la création de Burgtheater. Par ses causes, par son contexte, par sa dynamique, le scandale suscité par cette pièce présente bien des analogies avec celui qui allait survenir, trois ans plus tard, avec la représentation de Heldenplatz de Thomas Bernard. Dans les deux cas, l’opinion publique et les médias sont déjà prévenus contre des personnalités réputées d’autant plus scandaleuses que, dans un pays dépourvu d’intellectuels ou de théoriciens influents, les artistes et les écrivains sont restés les premiers acteurs d’une opposition à la fois éthique et esthétique, occupant ainsi une place singulière dans un contexte national marqué par le refoulement du passé historique1. Mais la mécanique du scandale qui se met en place lors des créations de Burgtheater et de Heldenplatz, bien qu’elle paraisse répondre aux provocations que comporteraient les pièces, contribue en fait à déplacer les termes du débat pour mieux en occulter les enjeux mémoriels – confirmant par là, comme on le verra, un processus de déni que les pièces, justement, cherchaient à dévoiler.
« Die Nestbeschmutzer »
2Bernhard et Jelinek ont jeté une lumière crue sur les non-dits de la mémoire culturelle et politique de l’Autriche, en remettant en question le « mythe de la victime » (Opfermythos). Jusqu’à l’affaire Waldheim qui éclate en 1986, les médias et le monde politique concourent largement à entretenir l’image d’un pays qui aurait été victime du nazisme, et qui aurait ainsi souffert doublement, de son annexion à l’Allemagne puis de son occupation par les Alliés au sortir de la guerre. Aux victimes juives du nazisme se trouvent ainsi associées les victimes civiles des bombardements, et parfois même les soldats de la Wehrmacht. Au sein du monde littéraire, Bernhard et Jelinek apparaissent comme les adversaires les plus virulents de ce « mythe de la victime », mais ils ne sont cependant pas les seuls. Si les œuvres d’Ingeborg Bachmann, Ilse Aichinger, Paul Celan, Elias Canetti ou Erich Fried rencontrent un écho plus important en Allemagne qu’en Autriche, d’autres voix divergentes se font en effet entendre dès les années 1960 au sein de l’avant-garde littéraire et artistique2, pour mettre à mal les silences de l’Autriche et montrer la face cachée de l’« île des bienheureux » (« Insel der Seligen ») – selon les célèbres mots prononcés par le pape Paul VI lors d’une visite d’État en 1971. C’est notamment de cette période que date l’émergence des anti-Heimatromane, qui prennent le contrepied des clichés d’une campagne idéalisée3 et soulignent la continuité entre l’Autriche nazie et l’Autriche d’après-guerre, comme ne cessera de le faire Bernhard lui-même dans toute son œuvre. Le théâtre connaît lui aussi un profond bouleversement, qui associe aux renouvellements esthétiques un questionnement historique et politique portant notamment sur le passé nazi de l’Autriche. Les pièces sujettes à controverse ponctuent ainsi la décennie, comme Der Herr Karl créée par Helmut Qualtinger et Carl Mertz en 1961, Magic afternoon (1968) de Wolfgang Bauer, ou encore les pièces de Peter Turrini.
3Lors de la création de Heldenplatz, la célébrité de Bernhard doit déjà autant à son œuvre littéraire qu’aux scandales qui lui sont attachés. Ute Weinmann indique ainsi qu’ « un filtre s’est imposé entre l’œuvre et le public autrichien, – celui des discours, des interviews, des lettres de l’écrivain à divers journaux – qui a largement influencé la réception de l’œuvre elle-même4 ». Le premier éclat survient au moment de la cérémonie de remise du Prix d’État Autrichien en 1968, où le discours de Thomas Bernhard provoque le départ du ministre de la Culture5. Par la suite, ses récits et ses pièces ne cesseront de déclencher des polémiques et parfois des procès en diffamation, alimentant à chaque fois des débats virulents sur la liberté d’expression6. En 1972, alors que L’Ignorant et le fou (Der Ignorant und der Wannsinnige)est mis en scène par Claus Peymann au festival de Salzbourg, Bernhard et Peymann publient dans la Wiener Zeitung une lettre de rupture adressée au directeur du théâtre parce que celui-ci a refusé, pour des raisons de sécurité, de respecter l’une des indications scéniques7 – le scandale qui accompagne les œuvres de Thomas Bernhard n’a donc pas toujours sa source dans des motifs politiques ni dans la réaction des médias. L’auteur mentionne encore cet incident l’année suivante dans l’une des répliques du Faiseur de théâtre (Der Theatermacher). Les attaques contre L’Autriche que comporte cette même pièce déclencheront par ailleurs l’ire du ministre de l’Éducation et de la culture8. Quand Claus Peymann, nommé directeur du Burghtheater, décide de faire appel à Bernhard pour les commémorations du centenaire du théâtre, la presse conservatrice présente ce choix comme une provocation. On réclame à la place une pièce traditionnelle du répertoire autrichien, comme le König Ottokars Glück und Ende (1885) de Grillparzer, qui comporte une fameuse « Ode à l’Autriche ». Bernhard est quant à lui traité dans la presse de « promoteur du déclin » (Unterganghofer) et de « Beckett des Alpes » (« Alpen-Beckett »).
4Elfriede Jelinek apparaît elle aussi comme une figure scandaleuse et ce, dès 1976, avec le film documentaire Die Ramsau am Dachstein (1976), dont elle a écrit le script. La réception de son œuvre en Autriche est constamment scindée entre ceux qui saluent son travail de démythification, dans la lignée d’un Karl Kraus dont elle se réclame9, et ceux qui fustigent la violence, la pornographie, et l’ingratitude à l’égard de l’Autriche, faisant d’elle une « Nestbeschmutzerin » (une souilleuse de nid ) – désignation (Nestbeschmutzer) qu’elle partage dans la presse avec Thomas Bernhard. Mais à la différence de ce dernier, son œuvre dramatique demeure assez peu jouée en dehors des pays germanophones, et ce, en dépit de la visibilité internationale conférée par la remise du prix Nobel en 2004. Florence Bancaud souligne ainsi l’écart entre la reconnaissance artistique dont bénéficie Jelinek et la lenteur avec laquelle son œuvre est diffusée, relevant notamment que seules cinq de ses pièces ont été traduites en anglais, quelques-unes en polonais, mais aucune en slovène, en italien ou en espagnol10. Cela s’explique en premier lieu par des choix esthétiques radicaux : son œuvre s’inscrit dans la filiation des expériences du Groupe de Vienne (Wiener Gruppe), constitué dans les années 1950 autour de Gerhard Rühm, Konrad Bayer et H. C. Artmann. Dans les pièces de Jelinek, cette affinité avec l’avant-garde se manifeste dans la combinaison de textes de natures diverses, certains empruntés à la littérature, d’autres trouvant leur source dans la culture populaire (films, chansons, romans de gare, etc.), le dispositif du montage devenant un puissant instrument de subversion. Cet ancrage dans la culture populaire autrichienne est un autre facteur expliquant la difficulté à exporter ses œuvres. Ainsi la pièce Burgtheater, qui multiplie les références au folklore viennois,n’a-t-elle été traduite ni en français ni en anglais. Publiée en 1982 dans la revue Manuskripte11, puis mise en scène en 1985 par Horst Zankl à Bonn, elle n’a jamais été représentée hors d’Allemagne jusqu’à ce jour. Elle déclenche néanmoins une très vive réaction en Autriche lors de sa création – d’autant plus vive que la participation du président Kurt Waldheim à l’opération Koroza n’a pas encore été révélée. Le contexte est donc légèrement différent de celui de la création de Heldenplatz, qui a lieu deux ans après l’affaire Waldheim. Dans la pièce de Jelinek, à travers l’évocation des acteurs du Burgtheater en 1941 et 1945, c’est avant tout le rappel de l’assentiment de l’Autriche à l’Anschluß et de l’amnésie de l’après-guerre qui suscite un tollé, alors que, dans la pièce de Thomas Bernhard, la polémique est déclenchée par la mise en cause de l’Autriche contemporaine où prospérerait encore l’esprit du nazisme – « il y a plus de nazis à Vienne/ qu’en trente-huit » (« es gibt jetzt mehr Nazis in Wien/ als achtunddreißig12 »), affirme ainsi l’un des protagonistes. Autrement dit, Burgtheater dénonce l’amnésie, alors que Heldenplatz pointe du doigt l’anamnèse.
Le théâtre : lieu d’exhumation de la mémoire refoulée
5Avant de préciser ce qui, dans la teneur de ces deux pièces a suscité le scandale, il faut rappeler que l’une de ses causes en est que Jelinek et Bernhard s’en prennent à des lieux de la mémoire culturelle de l’Autriche, hautement emblématiques de son passé impérial13. La pièce de Bernhard est une œuvre de commande pour les cent ans du Burgtheater, fondé par l’empereur François Joseph en 1888 : mais l’auteur choisit d’escamoter cette célébration au profit d’un autre anniversaire, celui des cinquante ans de l’Anschluß et du souvenir d’Hitler acclamé par la foule réunie sur la Place des Héros qui donne son nom au titre de la pièce – titre qui, pour cette raison, alimentera d’emblée la polémique, avant même que soit connu le contenu de la pièce. C’est aussi à l’Anschluß que Jelinek associe le destin des acteurs du Burgtheater représentés dans sa pièce, faisant de ce lieu emblématique le reflet grossissant d’une histoire autrichienne faite de compromissions et d’amnésie. Chez les deux auteurs, le Burgtheater, œuvre des Habsbourg, incarne donc les ambiguïtés de la culture autrichienne officielle et la persistance du mythe de l’Empire qui expliqua en partie l’approbation massive de l’annexion à l’Allemagne en 193814. Les deux pièces jouent donc ostensiblement de l’analogie entre d’une part les lieux symboliques de la mémoire autrichienne et d’autre part le théâtre comme scène du politique et lieu d’exhumation d’une mémoire refoulée.
6La pièce de Jelinek est sous-titrée Posse mit Gesang, c’est-à-dire « farce avec chansons », ce qui annonce déjà l’atmosphère parodique, grotesque et violente qui la caractérise. Elle met en scène une famille d’acteurs en 1941 et 1945. Dès le premier acte se font entendre l’intrusion de la langue nazie dans celle des acteurs et leur soumission carriériste à l’idéologie du Blut und Boden. Dans un « interlude allégorique » (Allegorisches Zwischenspiel), le « Roi des Alpes » (Alpenkönig), célèbre personnage d’une pièce de Ferdinand Raimund (Der Alpenkönig und der Menschenfeind, 1828), arrive sur scène en se présentant comme collecteur de fonds pour la Résistance : il est alors littéralement découpé en morceaux par les autres personnages qui le désignent comme « peste rouge » (rote Peste), « représentant de la juiverie mondiale » (Vertreter des Weltjudentums), et « traître à la patrie » (Vaterlandsverräter15). Enfin, dans le dernier acte, situé après la libération en 1945, un simulacre de dénazification aboutit à l’absolution des acteurs.
7Burgtheater est aussi un drame à clefs qui évoque le couple d’acteurs très célèbres que furent Paula Wessely et Attila Hörbiger, reconnaissables dans la pièce par les références à leur filmographie. Ils commencèrent leur carrière théâtrale et cinématographique sous la Première République, la poursuivirent pendant la période nazie en acceptant notamment des rôles dans des films de propagande comme Heimkehr (réalisé en 1941 par Gustav Ucicky). Après la guerre, suite à une courte période de dénazification, ils retrouvèrent une place de premier plan jusqu’à acquérir une immense notoriété. La pièce de Jelinek fait référence à Heimkehr, ainsi qu’à des films d’avant-guerre déjà marqués par l’idéologie fasciste (comme Ernte, film de Géza von Bolváry datant de 1936), mais aussi à des productions grand public supposément a-politiques, en particulier les films du terroir (Heimatfilme)des années 1950, dont les intrigues se situent généralement pendant la monarchie des Habsbourg, évitant ainsi soigneusement toute référence à la période nationale-socialiste. Par ces rapprochements, Jelinek entend montrer la continuité d’un sous-bassement idéologique, une forme d’austro-fascisme qui aurait perduré bien après la fin de la guerre. Le folklore viennois, présent sur scène à travers les chansons, les danses et les refrains populaires, la langue dialectale et les costumes traditionnels, mais aussi à travers les prénoms très « habsbourgeois » des personnages16, souligne le kitsch d’une identité autrichienne largement mythique, et prompte au glissement idéologique faisant de la célébration de la Heimat l’aiguillon du fascisme.
8Les didascalies indiquent en outre que la langue hybride des personnages, où le dialecte viennois se mêle aux slogans nazis, doit être prononcée en parodiant la déclamation des acteurs du Burgtheater (ironiquement désignée par le terme « Burgtheaterton »)17. Si le procédé permet d’attirer l’attention sur la dimension théâtrale du fascisme – ses effets de mise en scène que pointait déjà Brecht –, il permet aussi de mettre en exergue la dimension théâtrale de l’identité viennoise18. Il en est de même des références au jeu des acteurs au sein de la pièce – le personnage de Käthe déclarant par exemple « Jouer, jouer c’est ma vie ! » (« Spielen, spielen ist ja mein Leben19! »), ou d’autres affirmant « Suis un simple comédien ! » (« Bin jo nur ain Komödiant20! »). Ainsi se trouvent soulignés la duplicité de l’identité viennoise, ses jeux de masques et sa plasticité, qui ont permis la transformation de l’Autriche en bastion nazi mais aussi par la suite ses protestations d’innocence – Käthe célèbre ainsi le Burgtheater comme « lieu des transformations » (« Du Ort der Werwandlungen !21 »), confirmant ainsi que le monument national est une métaphore de l’Autriche.
9Si Thomas Bernhard, dans Heldenplatz, entend lui aussi dénoncer l’amnésie autrichienne, son approche diffère de celle qu’adopte Jelinek. Burgtheater était conçu comme un vaste montage de citations qui soulignait l’aliénation des personnages en les privant de voix propres, individualisées. Chez Bernhard, la dénonciation s’incarne au contraire dans des personnages fortement campés, les membres d’une famille juive ayant fui Vienne en 1938 pour s’installer à Oxford avant de revenir, dans les années 1950, dans une Autriche qu’ils découvrent encore plus antisémite. La pièce s’ouvre après le suicide du professeur Joseph Schuster, dont le souvenir et les discours hantent d’un bout à l’autre de la pièce tous les personnages. Leurs paroles semblent peu à peu contaminées par les diatribes du professeur défunt à l’encontre de l’Autriche, selon un processus viral que Jack Davis a associé au rythme obsédant de la prose bernhardienne, tel qu’il se déploie dans ses récits mais aussi parfois, comme par contamination, dans les articles qui lui sont consacrés22. Ainsi, à l’instar de ce qui se passe dans la pièce de Jelinek, les dialogues de Heldenplatz ne supposent pas d’échange véritable : ils font plutôt entendre un vaste discours, qui confère à la pièce sa puissance d’interpellation.
10En dépit de leurs différences formelles considérables, les deux pièces abordent donc des enjeux politiques qui ont partie liée à l’Histoire autrichienne, mettant en cause notamment le rôle des institutions culturelles dans l’effacement de la mémoire – la vindicte s’élargissant explicitement, chez Bernhard, à toutes les instances ayant selon lui contribué à l’oubli – démocrates sociaux, Église catholique, industrie, médias, etc. Ce caractère offensif explique en partie que les deux pièces aient suscité des réactions très vives ; mais l’enchaînement et les motifs du scandale ont été, dans chacun des cas, sensiblement différents.
La mécanique du scandale
11En 1981, dès avant la parution de sa pièce, Elfriede Jelinek annonce qu’elle est en train d’écrire une farce qui met en scène de célèbres acteurs viennois et qui pourrait devenir le plus grand scandale théâtral de la seconde République – et ce, à tel point, affirme-t-elle comme par défi, que la pièce ne pourra sans doute pas être jouée en Autriche23. La publication de la pièce l’année suivante dans la revue Manuskripte passe inaperçue, mais dès la première à Bonn le 10 novembre 1985, la presse se déchaîne. Les articles qui lui sont consacrés paraissent en « une » ou dans les pages « reportage », mais jamais dans les rubriques « théâtre » ou « arts ». De fait, aucun ne s’intéresse aux choix esthétiques de Jelinek, et la plupart ne retiennent de la pièce que la mise en cause du couple Wessely/Hörbiger, ce qui laisse à penser que les détracteurs de la pièce ne l’ont ni vue ni lue. Jelinek est désignée comme une Trümmerfrau de l’Histoire, mais une femme qui serait là pour empiler plus de décombres encore en détruisant les monuments de la culture autrichienne24. Certains se livrent à une défense vibrante de Paula Wessely, rappelant son grand âge et la disproportion de l’attaque, présentée comme potentiellement meurtrière, de Jelinek (ainsi Peter Michael Lingens, dans le journal de centre gauche profil25). Dans une argumentation particulièrement retorse, d’autres en appellent parfois aux témoignages d’anciens déportés : ainsi Michael Jeannée, dans la très droitière Neue Kronen Zeitung (journal à scandales tiré à plus de deux millions d’exemplaires), s’appuie sur l’autorité de Simon Wiesenthal et oppose au « bon » chasseur de nazi la chasse anachronique et « honteuse » (Miese Hezjad) de Jelinek26, qui témoignerait, par ses méthodes, d’un « véritable esprit fasciste » (« ein wahrhaft faschistischer Geist 27»). Seule la presse proche du KPÖ (Kommunist Partei), comme la Volkstimme Zeitung28, soutient Jelinek. Les autres organes de presse se livrent à une violente campagne de dénigrement, concentrant le débat sur le couple Hörbiger/Wessely, et masquant ainsi l’enjeu véritable de la pièce qui visait à une révision critique de la mémoire autrichienne – les personnages n’étant, de l’aveu même de Jelinek, que l’incarnation d’un vaste processus de refoulement de l’Histoire29.
12Pour cette raison, mais aussi parce que la pièce est montée à l’étranger et avant que n’ait éclaté l’affaire Waldheim, le scandale déclenché par Burgtheater ne suscite pas l’intervention de personnalités politiques, ce qui adviendra au contraire avec la pièce de Bernhard avant même qu’elle ne soit représentée. Comme dans le cas de Jelinek, les premiers détracteurs de la pièce ne l’ont même pas vue : ils ne s’appuient que sur des extraits qui ont fuité dans la presse et qui ont été publiés le 7 octobre 1988 hors contexte, sans aucune référence à l’intrigue ni aux personnages30. Deux jours plus tard, le vice-chancelier Alois Mock demande l’annulation du spectacle, et six des acteurs résidents du Burgtheater décident d’abandonner leur rôle, se disant indignés par l’image que la pièce donne de l’Autriche. La date de la première doit donc être déplacée. Dans les jours suivants, l’affaire est en première page des journaux, tandis que sont publiées les prises de position de l’ancien chancelier Kreisky (dans la Kronen Zeitung), et du président Waldheim (dans le Kurier) qui parle d’ « outrage à l’Autriche ». La presse conservatrice réclame la destitution de Claus Peymann et la censure de la pièce – et parfois même l’internement de Bernhard, dont la liberté d’expression artistique n’est que très mollement défendue par Hilde Hawlicek, ministre de l’éducation et de la culture31. Devant l’impossibilité d’obtenir le retrait de la pièce, les appels au boycott se multiplient, puis les incitations à venir perturber la représentation. Enfin, le jour de la première, le 4 novembre 1988, la Kronen Zeitung publie un photomontage représentant le Burgtheater en flammes avec le slogan « … rien n’est trop chaud pour nous » » (« … uns ist nichts zu heiß ! »). La provocation fait immédiatement les gros titres de la presse étrangère, en particulier allemande, qui note que cette incitation à la violence coïncide à quelques jours près avec l’anniversaire de la Nuit de cristal (9-10 novembre 1938) où toutes les synagogues de Vienne furent incendiées32. Comme l’avait noté Sigrid Löffler dès le 17 octobre dans Der Spiegel (journal allemand), les médias, les chroniqueurs et les personnalités politiques ont ainsi, par la violence de leur campagne, fini par donner raison aux invectives de Thomas Bernhard.
13Lors de la première, en dépit des huées d’une partie du public, le spectacle s’achève par une ovation de 45 minutes, et durant toute la durée de la programmation, la salle ne désemplit pas. La presse change alors de stratégie, évoquant une pièce répétitive, ennuyeuse et cynique, tandis que l’objet de la controverse se déplace, portant non plus sur le contenu des récriminations formulées dans Heldenplatz, mais sur les personnages qui les portent, et en premier lieu le professeur Joseph Schuster. Le premier problème semble être que la critique de l’Autriche soit prise en charge par un personnage juif : certains courriers de lecteurs manifestent ainsi la crainte que cela ne suscite de l’hostilité à l’égard des Juifs, ce que viendront en effet confirmer certains articles33. Le second problème tient à la représentation du professeur Schuster en personnage véhément, autoritaire, et fanatiquement obsessionnel. Les paroles qui sont restituées de lui révèlent sa morgue sociale, la tyrannie qu’il a exercée sur son entourage et en premier lieu sur sa femme malade – qui, dit-il, fait partie de ces êtres qui « n’aurai[en]t jamais dû naître » (« sie hätte nie geboren werden dürfen34 ») –, ainsi qu’un vocabulaire aux relents nazis, en particulier le terme Untermenschen35. La presse y trouve de quoi nourrir la comparaison, devenue un véritable lieu commun journalistique, entre Thomas Bernhard et Hitler36. Sa langue, comme celle de Jelinek, procèderait ainsi de la même manière que la propagande fasciste. Et, comme dans le cas de Jelinek, les attaques ad hominem contre Bernhard dispensent de prendre au sérieux la déconstruction de l’histoire autrichienne à laquelle invite son œuvre. Dans Der Standard, Peter Sichrovsky désigne Claus Peymann comme un « metteur en scène de Bochum » (c’est-à-dire un Allemand) qui aurait réussi, grâce à un auteur autrichien, à faire « aboyer un Juif autrichien à la manière d’un berger allemand37 ». Ainsi se trouve prorogé le mythe de l’Autriche victime de l’Allemagne.
14Les critiques, à ce sujet, sont sensiblement différentes dans la presse allemande. Ainsi Benjamin Heinrichs souligne-t-il, dans Die Zeit (21 octobre 1988), que ceux que la pièce doit mettre le plus mal à l’aise sont les Juifs autrichiens, tant les personnages de Heldenplatz semblent parfois endosser des positions outrancières : bien qu’ils conspuent les Autrichiens, ces personnages sont Autrichiens en même temps que Juifs, et en cela dérogent à l’image libérale de culture et de tolérance que s’en fait un public supposément ouvert d’esprit et qui se revendique d’un philosémitisme en vérité fort douteux38. En effet, non seulement les Schuster, dans la pièce de Bernhard, ne sont pas représentés en victimes censées attendrir le public, mais ils incarnent eux aussi une Autriche restée poreuse à la langue des criminels. Ils s’inscrivent ainsi doublement, par leur discours d’une part et par ce qu’ils donnent à voir d’eux-mêmes d’autre part, dans l’entreprise de dénonciation de Thomas Bernhard. À cet égard, il est remarquable que fort peu de commentateurs aient relevé la relative invraisemblance de la représentation d’une famille dont aucun membre n’aurait été déporté, et dont les protagonistes auraient été rappelés à Vienne dans les années 1950 par le maire de la ville lui-même – quand Elfriede Jelinek a souligné, dans son discours pour le prix Heinrich Böll, à quel point l’Autriche de l’après-guerre avait montré peu de sollicitude envers ses exilés39.
15Le scandale déclenché par Heldenplatz se tarit peu à peu, et la pièce reste à ce jour, avec cent-vingt représentations, l’un des plus grands succès du Burgtheater40. Quand elle est reprise à Vienne en 2010, dans une mise en scène de Philipe Tiedeman programmée au Theater in der Josefstadt, elle ne suscite plus aucune polémique. La mise en scène de Krystian Lupa à Varsovie en 2016, dans un contexte politique particulièrement tendu41, n’a pas non plus suscité de scandale, même si quelques journaux libéraux ont fait état des réactions du public lors des répliques portant sur le pouvoir de l’Église et le nationalisme de la société42. Les journaux conservateurs, comme Rzeczpospolita, se montrent quant à eux assez élogieux et restent volontairement muets quant à toute actualisation possible de la pièce dans le contexte polonais.
16Quant à Jelinek, le scandale déclenché par Burgtheater la pousse à interdire la représentation de la pièce en Autriche ; mais lors de la création de Ein Sportstück par Einar Schleef au Burgtheater en 1998, des images du film de propagande Heimkehr sont néanmoins diffusées sur le fond de la scène, rappelant la mise en cause du couple Wessely/Hörbiger dans Burgtheater. En 1997, suite à une violente campagne du FPÖ contre la pièce Stecken, Stab und Stang évoquant un crime raciste43, Jelinek fait interdire toute production de son œuvre dramatique en Autriche – interdiction qu’elle renouvellera en février 2000, après l’accord de coalition entre l’ÖVP et le FPÖ. Chaque hommage institutionnel qui lui est rendu donne lieu à de violentes contestations. Celles-ci se sont un peu atténuées après la remise du prix Nobel, jugé injustifié par une bonne partie de la presse autrichienne (ainsi que par l’un des membres démissionnaires du jury de Stokholm), mais dont se sont aussi parfois congratulés certains éditorialistes qui ont félicité Jelinek, mais surtout l’Autriche. Il serait faux néanmoins d’y voir un processus de patrimonialisation. L’activisme toujours vivace de l’auteure, la violence de son œuvre, ainsi que sa dimension féministe indissociable de son combat anti-fasciste, mais que ne partageait assurément pas Bernhard, semblent la rendre inassimilable au canon contemporain de la littérature autrichienne.
17Il en est autrement pour Thomas Bernhard : bien que, presque trente ans après sa mort, son œuvre n’ait rien perdu de son actualité – comme le prouvent les dernières élections en Autriche –, elle a pris le pas, dans l’opinion publique autrichienne, sur le souvenirs des interventions et des prises de position publiques de l’écrivain, parfois émaillées d’attaques ad hominem. Si l’histoire du scandale de Heldenplatz fait désormais partie intégrante de la réception actuelle de la pièce, il n’en demeure pas moins que l’œuvre, d’abord occultée par la polémique, a désormais trouvé une forme d’innocuité peut-être problématique – comme le montre le cas polonais, mais aussi les premières mises en scène en France, par exemple celle de Jorge Lavelli à la Colline en 1991, qui en avait d’ailleurs modifié le texte – les « socialistes » devenant les « socialistes autrichiens », comme pour mieux circonscrire les références historiques de la pièce mais aussi sa force de questionnement. Innocuité problématique donc, et ce, même si le spectateur est désormais affranchi du poids d’une opinion publique disruptive et très souvent extérieure au théâtre. Jelinek continue à l’inverse à pâtir d’une aura de scandale qui fait obstacle à l’appréhension esthétique de son œuvre, et qui en biaise aussi trop souvent le sens politique pour le réduire à une question morale – autre écueil sans doute de la puissance subversive du théâtre.