Le spectateur perturbateur : une figure idéologique et dramaturgique
1Quand y a-t-il scandale au théâtre ? Sans doute lorsqu’un spectacle suscite chez une partie des spectateurs une réaction qui s’exprime sous la forme d’une perturbation immédiate (par des sifflets, des apostrophes aux acteurs, un envahissement de la scène, etc.). Ces perturbations apparaissent aujourd’hui comme une entorse à la norme d’un public policé, dont les interventions restent généralement limitées aux applaudissements finaux. Pourtant, si le théâtre est bien un art vivant, n’est-ce pas non seulement parce que les acteurs agissent sur scène, mais aussi parce que le public est amené à réagir directement à ce qu’il voit ? On voudrait s’intéresser ici à la manière dont la perturbation du spectacle par le public a été perçue dans trois périmètres assez larges : l’Antiquité, l’Angleterre de la Renaissance et la période contemporaine, en prenant en compte à la fois des anecdotes, des réflexions critiques et des mises en abyme scéniques de ces perturbations. Le spectateur perturbateur y apparaîtra d’une part comme une figure idéologique : dans une perspective où la séance théâtrale1 est perçue comme un miroir de l’ordre politique, le rebelle menace la cohérence de la communauté. Mais il peut aussi être intégré à la pièce elle-même pour devenir une figure dramaturgique – ce qui permet de désamorcer a priori la contestation du public réel, voire de souder contre le perturbateur intempestif le reste des spectateurs.
La séance, miroir de l’ordre politique : encadrement du public et contrat spectaculaire
2Les publics de l’Antiquité, on le sait, étaient assez turbulents, et n’hésitaient pas à intervenir durant certaines représentations2. Cette indiscipline semble s’être accentuée entre le ve et le ive siècle avant notre ère ; elle est notamment déplorée par Platon, qui regrette la disparition de la police des spectacles jadis chargée de faire respecter l’ordre dans les gradins3. À l’origine, l’évaluation de la pièce dans le cadre du concours dramatique était réservée aux membres du jury désignés comme experts, tandis que la masse du public, présumée ignorante, était fermement disciplinée. Mais par la suite, les règles changèrent : à en croire Platon, les poètes commencèrent à flatter les goûts corrompus d’un public mal éduqué, qui se mit à exprimer vigoureusement ses préférences ; au point qu’au moment où Platon rédige les Lois, les cités grecques de Sicile et d’Italie s’en remettent désormais non au jugement d’un jury, mais à un vote à main levée des spectateurs4. Cette évolution d’un public encadré vers un public vociférant et tout-puissant est pour Platon le symptôme d’un dévoiement plus large de la vie publique : au théâtre comme dans les tribunaux et les assemblées politiques, à l’aristocratie du goût a succédé la démagogie, que Platon désigne par le néologisme « théâtrocratie5 ». Platon préfigure donc l’opposition classique entre le public des doctes et celui du parterre, en lui donnant clairement une portée idéologique et politique : dans l’idéal élitiste qui est le sien, un bon public est un public muet, et tout désordre est perçu comme scandaleux.
3À la Renaissance, la situation est apparemment assez similaire : le public, notamment celui du parterre, était réputé indiscipliné, et les cabales n’étaient pas rares. Dans ce contexte, les penseurs qui, à l’instar de Platon, établissent un parallèle entre le théâtre et l’ordre politique, cherchent à montrer que la séance implique une obligation réciproque de l’acteur envers le public et du public envers la représentation.
4Puisque l’illusion dramatique est fragile, autant sur la scène de théâtre que sur la scène du monde, les acteurs doivent s’obliger à « se faire serviteurs du peuple et de la scène », pour reprendre une formule de Cicéron incluse par Érasme dans son recueil d’Adages6 : il s’agit en fait d’éviter de mettre en péril l’illusion en se trompant de registre, de texte ou de réplique. Réciproquement, le public doit s’abstenir de perturber la pièce (perturbare fabulam) ou de briser l’illusion (pervertere fabulam) : le spectateur ne doit pas montrer qu’il sait que sous le personnage se trouve un acteur, ni interpeller les personnages comme s’ils évoluaient sur le même plan que lui. Surtout, il ne doit pas monter sur scène parmi les acteurs, passer du plan de la réalité à celui de la fiction – faute de quoi, il sera légitimement châtié, comme l’écrit Érasme dans L’Éloge de la Folie :
Si quelqu’un essayait en pleine représentation d’ôter leur masque à des acteurs pour faire voir aux spectateurs leur vrai visage au naturel, ne briserait-il pas l’illusion, et ne mériterait-il pas d’être chassé du théâtre par tous, à coup de pierres, comme un détraqué ? Car on verrait soudain apparaître la nouvelle figure des choses ; celle qui était une femme est devenue homme ; l’adolescent, vieillard ; le roi, Dama ; l’ex-dieu se révèle tout à coup un malheureux. Mais effacer l’illusion, c’est détruire la pièce. Ce sont justement la fiction et le maquillage qui fascinent les spectateurs. Or, toute la vie des mortels n’est rien d’autre qu’une pièce de théâtre où chacun entre à son tour en scène, masqué, jusqu’à ce que le chorège l’invite à sortir du plateau. […] C’est agir à contretemps que de ne pas s’adapter aux circonstances présentes, […] et demander que la fiction ne soit plus de la fiction.7
5Le lexique de l’illusion et de sa perturbation se retrouve à l’identique dans L’Histoire de Richard III de Thomas More, dans un passage où le couronnement de Richard est comparé à une mauvaise farce :
Pourtant certains excusaient encore cela, et disaient que malgré tout il faut bien procéder selon l’ordre établi. Et que parfois l’on doit, par respect pour l’étiquette, ne pas avouer qu’on sait ce que l’on sait. […] Et dans une pièce de théâtre, tout le peuple sait très bien que celui qui joue le sultan est peut-être un savetier. Pourtant, si quelqu’un était ignorant au point de montrer intempestivement qu’il le connaît, et de l’appeler par son vrai nom pendant qu’il se tient en majesté, un de ses satellites pourrait bien lui casser la tête, et à bon droit, pour avoir perturbé la pièce. Ainsi disaient-ils que ces affaires étaient les jeux des rois, pour ainsi dire des pièces de théâtre, et que pour la plupart elles étaient jouées sur l’échafaud. Les pauvres n’y tenaient que le rang de spectateurs, et les sages savaient ne pas s’y mêler davantage. Car si d’aventure certains montaient sur la scène pour jouer avec eux sans savoir jouer leur rôle, ils perturbaient la pièce et ne se faisaient aucun bien.8
6La plupart des observateurs du couronnement de Richard savent percer à jour l’hypocrisie de la comédie du pouvoir : les spectateurs qui assistent à cette parodie d’intronisation sont parfaitement conscients que derrière le roi de tragédie se cache un acteur misérable. Mais les plus sages savent aussi que malgré l’injustice patente, il ne leur appartient pas de briser l’illusion politique et de faire scandale. Chez Érasme, la rupture de l’illusion était symbolisée par le geste du spectateur arrachant le masque des acteurs, alors que chez More, le spectateur se contente de briser l’illusion en interpellant l’acteur sur la scène par son nom de ville, et non par celui de son personnage. Malgré cette différence, Érasme et More affirment tous deux qu’il est intempestif de refuser de suspendre son incrédulité, pour paraphraser la célèbre formule de Coleridge, tant que dure la représentation : comme le disait déjà Gorgias, au théâtre, celui qui accepte l’illusion est plus sage que celui qui la refuse9.
7Chez Érasme comme chez More, la punition du perturbateur est immédiate : chez le premier, il est chassé du théâtre à coups de pierres, et chez le second, rossé par les hallebardiers du tyran de tragédie. Cette seconde version est sans doute la plus intéressante, car elle témoigne d’un renversement du rapport de force entre le spectateur et l’acteur. Si le spectateur est souvent plus noble que l’acteur à la ville, en revanche le roi de tragédie possède un pouvoir coercitif sur le spectateur pendant la durée du spectacle. En témoigne un incident survenu pendant la représentation de Palamon et Arcyte de Richard Edwards, à l’occasion d’une visite de la reine Elisabeth Ire à Oxford en 1566. Dans la deuxième partie de la pièce, lors des funérailles d’Arcyte, un acteur jette dans un bûcher un manteau ayant appartenu à Edouard VI, le défunt frère de la Reine, manteau qui était sans doute porté sur scène par le personnage d’Arcyte. Un spectateur cherche alors à s’interposer, et se voit immédiatement remis à sa place à la fois par le poète, par l’acteur et par la reine :
« Palsambleu », dit un assistant, « allez-vous brûler le manteau du roi Edouard ? » – « Va-t’en », dit Edwards, « va, fou, il sait son rôle à la perfection, qu’entends-tu faire ? » L’acteur lui-même répliqua à l’homme qui aurait voulu le retenir par le bras : « D’où es-tu chargé de surveiller le feu ? » Et sa majesté la Reine elle-même dit : « Qui êtes-vous ? Voulez-vous bien laisser ce gentilhomme tranquille ? Il joue son rôle, laissez les pompiers faire le leur aussi bien. »10
8Cette sujétion du spectateur à l’acteur pendant la durée de la représentation servira de fondement métaphorique à la théorie politique exposée par Hobbes dans le Léviathan. L’objectif de Hobbes est de fixer les lois qui gouvernent la logique de la représentation politique dans le cadre de l’absolutisme. Pour ce faire, il va recourir au paradigme de la représentation théâtrale11, mais la manière dont il la pense est assez éloignée de la réalité des spectacles contemporains. Pour Hobbes, en effet, « l’auteur », qui détient originellement le pouvoir souverain, c’est la pluralité abstraite qu’est le peuple ; or cet « auteur » va déléguer volontairement son pouvoir à un « acteur » ou « représentant » unique et concret, qui est la personne du souverain12. Une fois effectuée cette délégation d’autorité, l’acteur ou représentant qu’est le souverain incarnera seul le « personnage » de l’auteur, et le peuple se verra réduit au rang de spectateur, c’est-à-dire que le public n’aura plus aucun droit de critiquer l’action de l’acteur souverain, sauf en quelques cas exceptionnels13. Dans un tel système, dès que la pièce commence et que l’acteur entre en scène sous le masque du souverain, ce dernier devient le seul auteur de son interprétation, tandis que l’auteur logique (entretemps devenu spectateur) renonce à sa liberté de perturber l’illusion. C’est ce système qu’illustre le célèbre frontispice du Léviathan, réalisé par le graveur Abraham Bosse : le corps du souverain est constitué d’une multitude d’hommes, qui sont autant de spectateurs internes dont les regards sont tournés vers la tête du souverain14.
9Bien qu’elle ne prenne la séance théâtrale que comme prétexte et comme source de sa terminologie, la théorie hobbesienne du contrat social comme pacte de fiction préfigure les réflexions actuelles sur le « contrat spectaculaire » préalable à la représentation théâtrale15. À l’époque de Hobbes, elle résonne aussi avec certaines scènes méta-théâtrales de son ami Ben Jonson (qui, à l’instar de Platon, préfère les publics éduqués et domestiqués16), notamment la seconde partie de l’induction de La Foire de la Saint-Barthélemy. L’apparition intempestive du concierge du théâtre (stage-keeper), dénigrant sottement la comédie à venir et portant aux nues les bouffonneries éculées des clowns, y est interrompue par le souffleur, qui lit une parodie de contrat juridique passé entre l’auteur et les spectateurs. Bien que les contractants ne soient pas exactement les mêmes que chez Hobbes, Jonson offre un aperçu sur l’espace méta-théâtral où s’instaurent les conventions qui vont régir la séance : le contrat prévoit en effet que les spectateurs « acceptent et s’engagent à rester patiemment à la place qu’ils ont payée, ou que leurs amis leur ont assignée, l’espace de deux heures et demie, et même un peu plus », ou encore que, tout en conservant sa « liberté d’opinion », le public s’engage à se garder de toute tentative de lecture à clé de la pièce ; ceux qui s’y livreraient malgré le contrat seront « laissés à la discrétion de l’auteur, comme traîtres à la scène », tout comme « toute personne qui fera l’imbécile selon le prix de sa place17 ».
10Les séances perturbées par des spectateurs semblent aujourd’hui moins fréquentes que dans les périodes anciennes, à en croire du moins l’article « Spectateur » du Dictionnaire du théâtre de Patrice Pavis, dont les derniers mots sont peut-être teintés d’un humour pince-sans-rire :
Il [le spectateur] pourrait (en théorie) intervenir sur la scène et jouer les trouble-fête, applaudir ou siffler ; en réalité, il intériorise ces rites d’intervention sans troubler la cérémonie péniblement mise en place par les artistes.18
11La rupture avec cette léthargie me semble être l’une des raisons du succès de scandale qu’a connu le festival d’Avignon en 2005. À relire les diverses interventions recueillies par Bruno Tackels et Georges Banu dans Le cas Avignon 2005, on s’aperçoit que les deux camps qui s’y opposèrent identifiaient chacun un scandale différent. Pour les détracteurs de l’orientation donnée à la programmation par l’artiste-invité Jan Fabre, le scandale se situait sur la scène, où ils ne voyaient que prolifération de nudité, de violence et de vidéo au détriment du texte. Pour les défenseurs de cette programmation, au contraire, le scandale était dans la salle, dans l’attitude jugée irrespectueuse des spectateurs qui quittaient les séances, non sans manifester parfois bruyamment leur mécontentement. Mari-Mai Corbel écrit ainsi :
Que certains critiques parmi les plus influents (au point que le ministre de la Culture décide de les consulter !), interprètent un public – qui reste une entité floue – et ses actions d’éclats individuelles, qui sont, faut-il le rappeler, autant d’inquiétantes transgressions de la limite symbolique fondamentale qui sépare la scène et la salle, pour jauger une pièce, qui plus est à chaud, c’est grave. […] L’art contemporain produit de la pensée avec le monde et son réel, qui fait une place au spectateur. […] Que cela pousse un groupuscule de spectateurs à des actions d’éclat, dit quelque chose du refus de la pensée. Comment les tenants d’une soit-disante [sic] tradition du texte, des gens qui revendiquent la loi, violent-ils en même temps les usages du théâtre ?19
12Bruno Tackels surenchérit, à propos d’un spectateur ayant lancé, au milieu d’une représentation d’Une belle enfant blonde de Gisèle Vienne, « Vous êtes tous des tarés » :
13L’intervention ne manque pas de paradoxe, elle aussi : un homme rompt les codes de la normalité, pour dire à des acteurs qu’ils ne sont pas dans la normalité. À eux dont le métier est bien de représenter les mises en crise de la réalité normée et normative. […] Comment expliquer que cette année, le code minimal du rapport public/plateau se soit trouvé rompu à plusieurs reprises ?20
14La continuité avec les positions de Platon, More ou Hobbes n’est bien sûr que partielle, elle n’en est pas moins évidente : il s’agit toujours de rappeler le public à ses obligations. Ces obligations se renforcent même, puisque chez Hobbes ou Ben Jonson, le pacte obligeait réciproquement les producteurs du spectacle et les spectateurs, tandis que pour Mari-Mai Corbel et Bruno Tackels, le contrat, devenu dissymétrique, n’engage plus que le public. Dans ces deux extraits, la perturbation du spectacle est pensée en terme de transgression symbolique, mais aussi de rupture d’un code, de violation d’usages – on n’ose dire de bienséances un peu désuètes.
15Cette volonté de défendre l’obligation du spectateur au nom de la bonne conduite et des usages du monde n’est-elle pas anachronique ? Bien des mouvements du xxe siècle se sont employés, selon des modalités diverses, à sortir le spectateur de sa position prétendue de récepteur passif, ou de sa léthargie de consommateur de biens culturels : si, dans le sillage de Brecht, des lettristes voire du mouvement punk, les artistes présents à Avignon en 2005 ont cherché pour ainsi dire à réveiller le public, quitte à le choquer, il peut sembler curieux voire contradictoire de critiquer ce même public pour avoir trop bien répondu à cette sollicitation.
16En 2014, lors de la résurgence du mouvement des intermittents du spectacle, la lecture d’un texte de soutien aux intermittents qui ouvrait chaque représentation dans la plupart des festivals a également occasionné des perturbations assez symptomatiques. Dans la cour de l’archevêché d’Aix-en-Provence comme dans la cour d’honneur du Palais des Papes, la perturbation fut, pour autant que j’y aie assisté ou qu’on me l’ait racontée, le fait d’un seul spectateur qui apostrophait violemment les lecteurs dudit texte. On peut bien sûr interpréter ces exemples selon les termes du paradoxe mis en lumière par Bruno Tackels : le perturbateur rompt les usages pour dire qu’il estime que la lecture du texte de soutien aux intermittents sort elle-même des usages ; le bourgeois léthargique ne sort de sa léthargie que pour exiger le droit qu’on ne l’en sorte pas. Pour autant, il convient aussi de souligner que l’effet le plus immédiat d’une telle perturbation est de souder le reste du public contre le perturbateur : à Aix comme en Avignon, le public a d’abord invité le perturbateur à se taire, puis l’a bientôt hué. Au point que l’on peut se demander si de telles perturbations étaient toujours spontanées : en Avignon, une rumeur a couru selon laquelle le perturbateur du Palais des Papes aurait en réalité été lui-même un comédien défendant la cause des intermittents – sa perturbation préméditée ayant précisément pour but de prévenir toute éventuelle perturbation spontanée : le perturbateur, excessif et grossier, n’aurait dans ce cas pas eu pour but de susciter un effet d’entraînement chez les autres spectateurs, mais bien au contraire de les souder d’emblée contre lui.
La perturbation incluse et désamorcée
17Que cette rumeur avignonnaise soit fondée ou non, l’idée d’une perturbation téléguidée et intentionnelle mérite un examen.
18D’un côté, en effet, ces anecdotes illustrent la pertinence de l’analogie entre la communauté des spectateurs et la communauté politique, car la perturbation conjurée au seuil du spectacle permet de souder un public hétérogène, y compris sans doute dans son appréciation du mouvement des intermittents, en déplaçant la perturbation de la scène à la salle : ce qui est perçu comme perturbation des usages, ce n’est plus la lecture d’un texte à dimension sociale et politique en ouverture du spectacle, mais la réaction excessive et minoritaire, donc scandaleuse, que cette lecture suscite.
19En outre, la figure du spectateur perturbateur s’enrichit, dans le cas où la rumeur d’Avignon serait exacte, d’une nouvelle dimension : il n’est plus seulement une figure idéologique, mais aussi dramaturgique, une sorte d’embrayeur liminaire de la représentation. C’est précisément ce qui se produit dans la pièce de Marion Aubert intitulée Les Histrions (détail) : dans cette parade allégorique intervient en effet de façon récurrente un personnage, « La Vieille du premier rang », qui nous fait partager son crédo esthétique traditionnaliste, ce qui ne peut manquer d’engager les autres spectateurs à rire d’elle et à mettre de côté leurs propres préjugés. Dès le prologue, elle affirme ainsi qu’elle « n’aime pas le théâtre de l’extrême21 », et à la fin du premier tableau, s’inquiète à l’idée que les saltimbanques passent faire la quête dans les rangs du public22 ; dans le huitième tableau, elle se voit enrôlée malgré elle dans un combat de catch ; enfin dans le vingtième et avant-dernier tableau, auquel elle donne son nom, elle évoque dans un long monologue intérieur sa nostalgie du « théâtre d’autrefois » et sa réticence à répondre aux injonctions du théâtre moderne qui veut la faire « participer » au spectacle ; elle rêve d’interpeler une actrice qu’elle juge « moche », de jeter des tomates pourries sur les acteurs, bref de « faire scandale », mais sans jamais passer à l’acte ; enfin elle déplore l’envahissement de la scène par la nudité et les scènes de sexe, tout en révélant qu’elle ne cesse elle-même d’y penser23. Bref, cette « Vieille du premier rang » est un portrait craché de l’image qu’on peut se faire en 2005 du spectateur réactionnaire et potentiellement perturbateur.
20Cette mise en abyme de la perturbation renvoie à des pratiques qui pouvaient exister dans les périodes anciennes. Sur la scène élisabéthaine et jacobéenne, le spectateur perturbateur est un personnage typique souvent mis en scène au seuil de la représentation, dans le prologue ou l’induction. Le spectateur peut notamment faire irruption sur la scène par ignorance des usages propres à chaque théâtre, comme il arrive dans l’induction du Malcontent de John Marston. Créée par les boy actors du théâtre privé de Blackfriars, la pièce fut ensuite reprise par les King’s Men au théâtre public du Globe. À l’occasion de cette reprise, une induction de la main de John Webster remplaça le prologue d’origine. Au début de cette induction, l’acteur William Sly joue le rôle d’un spectateur qui, tel un stand up comedian, monte sur scène, sans doute depuis le parterre, et demande à parler aux vedettes de la troupe, c’est-à-dire Condell, Burbage, et… Sly lui-même24. L’illusion dramatique est d’emblée à la fois instaurée et dénoncée par le dédoublement de Sly entre son rôle dans l’induction (le spectateur) et son identité réelle d’acteur ; ce jeu métathéâtral est souligné par Sly jouant le spectateur, lorsqu’il s’exclame à l’adresse du tire-man (sorte d’assistant à la mise en scène, chargé des costumes et des éléments de décor mobiles): « Je parie que tu m’as pris pour un des acteurs25 », indiquant par là que les spectateurs externes l’ont évidemment reconnu. Il s’agit donc de briser cette reconnaissance pour installer une autre convention. En outre, le faux spectateur se ridiculise en brisant les usages reçus : il vient s’asseoir sur la scène du théâtre public car il n’a pas pris conscience du changement de lieu de représentation. À Blackfriars, où il affirme avoir déjà vu la pièce plusieurs fois, il s’asseyait sur scène comme il en avait le droit s’il avait payé pour cela ; il conserve cette habitude au Globe, nonobstant le fait qu’au théâtre public il n’y avait pas de stage-sitters26. Cette malséance du spectateur produit un effet comique dès son entrée, avant même qu’il ne commence à parler pour se justifier. Arrogant et se prétendant indifférent aux sifflets du public27, le spectateur perturbateur finit pourtant par être intégré à la pièce : informé que l’auteur n’a pas prévu de prologue, il clôt l’induction en improvisant une parodie de prologue à tonalité satirique et obscène28.
21Si le spectateur perturbateur apparaît souvent en position liminaire à l’occasion de l’induction, il peut aussi se manifester lors d’une représentation enchâssée et au dénouement : c’est le cas lors du spectacle de marionnettes sur laquelle se termine La Foire de la Saint Barthélemy (1614) de Ben Jonson. Le puritain Zeal-Of-The-Land Busy, qui exècre évidemment toute forme de spectacle comme une abomination démoniaque, cherche à perturber la représentation de l’adaptation pour marionnettes de Damon et Pythias à laquelle assistent les autres personnages de la comédie. La marionnette de Denys se fait alors le champion des artistes, et démonte avec humour la rhétorique théâtrophobe du puritain, qui finit par battre en retraite et se convertir à l’éthique du bon spectateur : il rentre dans le rang et le spectacle enchâssant peut parvenir à son dénouement29. Dans l’Angleterre de la Renaissance, l’irruption du spectateur sur la scène a donc essentiellement pour fonction de conjurer l’indiscipline ou l’hostilité potentielle du public réel : si la parole est si souvent donnée au personnage du spectateur, c’est en définitive pour l’engager à se taire, notamment au début du spectacle30 – comme si la perturbation de l’illusion n’était incluse dans le spectacle que pour être plus efficacement conjurée.
22Une telle mise en scène du spectateur perturbateur ne semble pas avoir de précédents antiques, mais elle pourrait avoir été préfigurée par un curieux fragment comique de l’époque carolingienne, connu sous le nom de fragment de Térence et du Delusor (le « Railleur »). Le Delusor y prend la parole pour dénoncer les comédies vieillottes de l’archaïque Térence et réclamer un théâtre comique moderne, au-delà des sempiternelles reprises :
[Le Railleur.] Cesse de rappeler tes œuvres vieillies, Térence ;
Ça suffit : va-t-en, vieux poète.
Va-t-en, vieux poète, car je n’ai rien à faire de tes poèmes ;
Il est temps, vieillard, de te taire, toi et tes vieilles pièces.
Je te le dis, vieillard, finis-en enfin avec tes vieilles Muses,
Qui ne servent à rien, je crois, à moins qu’elles n’apprennent à péter.
Un poème comme il faut, c’est celui qui vente, comme celui que voici [il pète.] ;
Pour qui en veut un exemple, celui-ci est excellent.
Quand je m’assieds ici, un mortel ennui me saisit :
Je ne sais même pas s’il s’agit de prose ou de vers.
Dis-moi donc, dis, qu’est-ce que c’est que ça ? Est-ce que tu aboies, avec ton esprit chagrin ?
Dis-moi, vieil auteur, à quoi cela sert-il ?31
C’est alors que sort de la coulisse le vieux Térence lui-même, évoqué hors de sa tombe par les insultes qu’on lui a lancées, et passablement furieux :
À ces mots, Térence sort de la coulisse et dit :
Par Hercule ! le rouge au front, je m’interroge : qui est l’homme qui, pour me provoquer,
M’a lancé ce torrent d’injures ?32
23Si l’irruption du spectateur joue sur un effet de réel, l’apparition de l’auteur antique constitue un tournant ludique car parfaitement invraisemblable. À l’interrogation de Térence sur son identité, le delusor répond qu’il est un « étudiant, jeune et gaillard33 », bref tout le contraire du « tronc stérile34 » – autant dire la vieille branche – qu’est Térence. Le conflit prend alors la forme de l’opposition, topique dans la comédie nouvelle et en particulier chez Térence, entre le vieillard et le jeune homme. Mais ce conflit de génération opère aussi un renversement ironique, car le delusor retourne contre Térence la rhétorique de l’invective développée par le poète latin lui-même dans ses prologues, où il s’en prenait volontiers à l’un de ses rivaux, Luscius Lanuvinus, qualifié de vetus poeta. L’échange d’insultes et de menaces, y compris physiques, se poursuit, mais le delusor admet, au moins en aparté, qu’il ne contredit Térence que pour le plaisir de le contredire35, sa position iconoclaste ne reposant guère que sur la pétition de principe que la jeunesse est supérieure à la vieillesse. Par ailleurs, l’alternative suggérée par le jeune perturbateur laisse songeur : proposer un spectacle de pétomane pour remplacer la poésie de Térence, cela rappelle l’induction de La Foire de la Saint-Barthélemy, où le Concierge réclamait à la place des comédies de Ben Jonson un retour aux clowneries de Tarlton36, ou encore la Vieille du premier rang dans Les Histrions de Marion Aubert, qui aimerait bien « voir un spectacle de rodéo » ou « une corrida », et qui partage également avec le delusor un tropisme vers la pétomanie37. Les goûts du spectateur perturbateur sont ainsi presque toujours associés à ceux de la foule la plus triviale. En les formulant de manière explicite et radicale, le perturbateur incite le public réel à adopter une posture critique par rapport à ses propres préjugés, et par conséquent à regarder avec un esprit ouvert le spectacle qui va lui être proposé.
24Ces quelques observations invitent-elles à confirmer ou à nuancer le diagnostic posé par Jacques Rancière dans Le spectateur émancipé38 ?
25D’un côté, il peut sembler tout à fait fondé, comme le fait Rancière, de souligner que le contrat traditionnellement établi au théâtre est dissymétrique, au point que la relation entre le spectateur et les créateurs peut être pensée comme répondant analogiquement à celle du maître et de l’élève : Platon et Ben Jonson disent explicitement que le spectateur doit venir au théâtre pour apprendre. Il est également vrai que bien des tentatives pour renverser ce schéma, initiées notamment au xxe siècle, ne font finalement que reconduire ces présupposés : c’est souvent le créateur qui impulse la stimulation provocante dont on attend qu’elle suscitera dans le public non plus seulement une réaction silencieuse, mais une interaction verbale ou gestuelle.
26Peut-être convient-il en revanche de nuancer la position défendue par Rancière selon laquelle l’assemblée théâtrale ne représente un analogon de la communauté politique qu’à la suite d’une illusion datant du romantisme allemand39 : selon Rancière, le public de théâtre ne serait en vérité guère différent d’un agrégat de télespectateurs disséminés dans leurs domiciles respectifs40. Les exemples de Platon et Hobbes montrent pourtant que l’analogie entre l’assemblée des spectateurs et la communauté politique est bien antérieure au romantisme allemand – elle est en vérité aussi ancienne que le théâtre lui-même, et a donné lieu à des réflexions précises sur le type de contrat, voire de coercition, qu’on peut exercer sur le peuple rassemblé au théâtre. Par ailleurs, identifier le public de théâtre et les spectateurs disséminés de la télévision, c’est faire bon marché du fait que le premier a toujours la possibilité d’interagir immédiatement avec le spectacle, que ce soit en le perturbant ou, au contraire, en manifestant un enthousiasme inattendu au beau milieu de la pièce.
27Cette possibilité a certes presque toujours été considérée comme un risque à conjurer ; l’un des moyens les plus efficaces pour ce faire est d’inclure cette perturbation dans le spectacle lui-même, notamment à son seuil. À en croire Rancière, chercher à « transformer [l’]agrégation [des spectateurs] en communauté41 », ce serait perpétuer un mythe illusoire. Mais du point de vue de l’entrepreneur de spectacle, cette transformation pourrait bien constituer une exigence très concrète, non pas tant politique qu’économique : cette transformation est en effet un facteur puissant pour assurer tout simplement la communion approbatrice du public et la réussite de la pièce. La mise en abyme liminaire de la perturbation par un vrai-faux spectateur est ainsi une manière de souder les spectateurs tout en prévenant toute perturbation spontanée : le public est alors domestiqué non pas de façon autoritaire, ce qui pourrait par contrecoup accentuer sa rébellion ou sa désaffection, mais par une manipulation beaucoup plus subtile. Car si le spectateur perturbateur est le miroir de certains préjugés des spectateurs, voire de leurs propres velléités de perturbation, il en donne aussi une version excessive et souvent comique, ce qui invite spontanément les spectateurs à se souder contre lui, par l’indignation ou par le rire : le spectateur perturbateur devient alors le bouc-émissaire qui permet la coalescence du public42.