La fermeture de la Comédie-Italienne de Paris (1697) : vrai ou faux scandale ?
1Installée à l’Hôtel de Bourgogne de Paris en 1680, année de la naissance de la Comédie-Française, la Comédie-Italienne joue avec beaucoup de succès un répertoire qui va de plus en plus se transformant, grâce à la collaboration, à partir des années 1690, de nombreux auteurs français1. Nommés « comédiens italiens du roi », les acteurs italiens obtiennent immédiatement une reconnaissance officielle, avec une pension supérieure à celle des comédiens français, et ensuite, en 1684, avec le Règlement de Madame la Dauphine d’Anne Marie Christine de Bavière2. Les comédies jouées entre 1682 et 1697 seront ensuite publiées dans le recueil le Théâtre Italien par Evaristo Gherardi (1700), dernier Arlequin de la troupe3.
2Cependant, malgré ce succès et cette reconnaissance, le 13 mai 1697 le théâtre des Italiens est soudainement fermé par ordre du roi Louis XIV. Cette interdiction durera jusqu’à la mort du roi, quand la nouvelle troupe de Luigi Riccoboni sera appelée par le régent en 1716. Les raisons de cette décision demeurent obscures4. Le bruit circula qu’elle avait été provoquée par la mise en scène (ou, selon certains, seulement par l’annonce) de La Fausse prude, une pièce satirique qui semblait évoquer trop directement Madame de Maintenon.
3Cette mise en scène (ou annonce) aurait-elle été la véritable cause de la fermeture de la Comédie-Italienne ou un prétexte ? Ou bien faudrait-il comprendre cette décision, selon l’interprétation partagée par plusieurs critiques contemporains, comme étant le résultat de la pression exercée sur le roi par le théâtre rival de la Comédie-Française, qui voulait mettre fin à une concurrence trop dangereuse ? S’agirait-il en somme d’un vrai ou d’un faux scandale que celui qui est à l’origine de la fermeture de ce théâtre ?
4Selon la définition du Dictionnaire de Furetière le « scandale » consisterait dans une doctrine et/ou un comportement « choquants » pour les mœurs « ou la commune opinion d’une nation » et exposés en public5. À propos de l’adjectif, le Dictionnaire précise qu’il s’agit d’actions et de comportements qui « choquent le génie d’une nation », en matière religieuse et morale (« une doctrine ou des mœurs corrompues »), donnant comme exemple « la vie scandaleuse et libertine » de certaines filles, ainsi que les libelles et les injures :
Scandaleux, euse : adj. Qui a une doctrine ou des mœurs corrompues, et qui choquent le génie d’une nation. Quand on censure une proposition, on la déclare scandaleuse, hérétique, contraire à la foi et à la morale. On enferme aux Magdelonnettes les filles qui mènent une vie scandaleuse et libertine. On fait faire réparation à ceux qui ont semé des libelles scandaleux, qui ont dit des injures scandaleuses.
5Le Dictionnaire évoque aussi l’utilisation du mot pour des raisons de marketing, ainsi que pour désigner le « bruit » provoqué par un « affront », une diffamation de quelqu’un en public. De même, dans la définition du verbe, le scandale apparaît comme une action calomnieuse, portant atteinte à la réputation de quelqu’un :
Scandaliser : donner du scandale, ou en recevoir ; pécher ou donner occasion au péché ; trouver mauvais (ce seigneur de village se scandalise, si on ne lui donne pas le premier encens, le pain bénit). [..] Déchirer la réputation de quelqu’un, le blâmer. Cet impudent va scandaliser partout cette femme, il la décrie, il la calomnie, il lui fait des affronts.
6Dans l’édition de 1727, on réaffirme la signification religieuse du scandale, ainsi que celle relevant simplement d’un trouble de « la commune opinion d’une nation », mettant l’accent sur l’effet d’indignation provoqué : « SCANDALE se dit aussi de l’indignation qu’on témoigne, ou qu’on a des actions et des discours de mauvais exemple. Il avança des propositions impies au scandale, au grand scandale de tous ceux qui les ouïrent6 ».
7Pouvons-nous alors expliquer la fermeture de la Comédie-Italienne comme la réaction provoquée par la composante scandaleuse de ces pièces qui dévoilent et dénoncent un monde d’apparences, avec ses mœurs cyniques et corrompues, dans la sphère publique et privée, ses personnages vains et hypocrites, ses femmes impertinentes et rebelles ? En d’autres termes, est-ce que ces pièces auraient fait scandale, suscitant l’indignation des autorités, avec leur représentation de la guerre des sexes, leur satire de la société mondaine et du théâtre français ?
La fermeture du théâtre italien : étapes et hypothèses
8Plusieurs années avant la fermeture du théâtre, les comédiens italiens avaient déjà été mis en garde à plusieurs reprises par les autorités alarmées par le caractère transgressif et provocateur de leurs pièces sur le plan de l’expression et du contenu7. On leur reprochait des mises en scène de mœurs scandaleuses, selon les témoignages de l’époque dénonçant des « représentations indécentes » et « plusieurs saletés8 ». Dans les années 1681-1682 et en 1688, ces acteurs avaient été invités par la police à modérer leur langage à cause de leur licence : « On a ordonné aux comédiens italiens de retrancher de leurs pièces tous les mots à double entendre qui sont trop libres9 ». En 1694, la Sorbonne avait dénoncé leur trop grande liberté auprès de l’archevêque de Paris, suggérant « qu’il seroit bon de repurger plusieurs de leurs pièces10v ». Malgré tous ces avertissements, à la fin de 1695, dans Le Retour de la Foire de Bezons d’Evaristo Gherardi, un commissaire au Châtelet est représenté comme voleur et faussaire.
9En 1696 les comédiens sont explicitement menacés de fermeture, comme le montre une lettre du 8 janvier du ministre Louis Phélipeaux de Pontchartrain (1643-1727) au lieutenant de police, M. de La Reynie, l’avisant que :
Le Roi ayant été informé que les Comédiens Italiens font des représentations indécentes, et disent plusieurs sottises dans leurs comédies, S. M. leur a fait défendre par M. de la Trémoille de faire ou dire pareilles choses à l’avenir ; et Elle m’en a même ordonné de vous écrire que son intention est que vous le fassiez venir chez vous, et que vous leur expliquiez de nouveau que, s’il leur arrivait de faire quelques postures indécentes, ou dire des mots équivoques et quelque chose qui soit contre l’honnêteté, S. M. les cassera, et les renvoyera en Italie.11
10Dans la même dépêche, le ministre lui enjoint de la part du roi d’envoyer tous les jours dans la salle quelqu’un pour qu’« à la première contravention », il fasse « fermer le théâtre » : « Elle veut qu’à cet effet vous envoyiez tous les jours de comédie quelqu’un de confiance qui vous rende compte de ce qui se passera, afin qu’à la première contravention, vous fassiez fermer le théâtre12 ».
11Finalement le 13 mai 1697, la fermeture de la Comédie-Italienne par ordre du roi est annoncée, comme en témoigne le Journal de Dangeau, à la même date :
Le Roi renvoie les Comédiens Italiens en Italie ; on lui en a fait des plaintes, et il les avoit déjà fait avertir plusieurs fois qu’on les renverroit s’ils n’étaient plus sages. Il a donné l’ordre qu’on les payât de tout ce qui leur étoit dû des pensions qu’il leur donnoit.13
12La décision est immédiatement exécutée le lendemain par le Marquis d’Argenson qui apposa les scellés et déclara le théâtre fermé par ordre du roi :
Le 14 mai M. D’Argenson, Lieutenant général de police, alla à l’Hôtel de Bourgogne notifier un ordre du Roi aux Comédiens Italiens, par lequel il leur étoit défendu d’y continuer leurs représentations et en même temps enjoint de sortir du Royaume dans six semaines. Il fit d’abord sceller et fermer avec des barres de fer toutes les portes de cet Hôtel.14
Hypothèses
13Alors que les journaux parisiens se taisent, et pour cause, plusieurs bruits circulent, relayés par d’autres journaux étrangers de langue française. La Gazette d’Amsterdam du 23 mai 1697, par exemple, rapporte la nouvelle de l’expulsion des comédiens italiens, affirmant ne pas en connaître les raisons, tout en soulignant les avantages pour les bourses de l’état :
(De Paris le 17 mai). Ces jours passés, le Sieur d’Argenson, Lieutenant général de Police, alla à l’Hôtel des Comédiens Italiens, et leur déclara par ordre du Roy qu’ils eussent à cesser leurs représentations et à sortir du Royaume, ensuite de quoi toutes les portes furent fermées avec des barres de fer. On ne sait point la véritable cause de cette disgrâce. S. M. profitera des 18 m. des livres de pension qu’elle leur donnoit […].15
14Au-delà des raisons économiques en période de crise financière16, plusieurs commentateurs évoquent comme cause véritable de« la disgrâce des Comédiens Italiens », la mise en scène de La Fausse prude attribuée à Eustache Le Noble, dont Madame de Maintenon, se sentant visée, avait voulu se venger en bannissant ces comédiens du Royaume17. La même explication est reprise par Saint-Simon dans ses Mémoires :
Le Roi chassa fort précipitamment toute la troupe des Comédiens Italiens, et n’en voulut plus d’autres. Tant qu’ils n’avoient fait que se déborder en ordures sur leur théâtre, et quelquefois en impiétés, on n’avoit fait qu’en rire; mais ils s’avisèrent de jouer une pièce qui s’appelait La Fausse Prude ou Mme de Maintenon fut aisément reconnue. Tout le monde y courut; mais après trois ou quatre représentations qu’ils donnèrent de suite, parce que le gain les y engagea, ils eurent ordre de fermer leur théâtre et de vuider le Royaume en un mois. Cela fit grand bruit, et si ces comédiens y perdirent leur établissement par leur hardiesse et leur folie, celle qui les fit chasser n’y gagna pas, par la licence avec laquelle ce ridicule événement donna lieu d’en parler.18
15Partageant cet avis, la duchesse d’Orléans (lettre de 20 décembre 1720), affirme sans ombre de doute que les comédiens jouèrent cette pièce satirique à laquelle elle donne le titre de La Fausse Hypocrite. Quant à l’acteur Angelo Costantini (Mezzetin), il expliqua lui aussi en 1729, la décision royale comme réaction à la représentation de La Fausse prude, qu’il attribue à Fatouville19. Cependant malgré les doutes exprimés par plusieurs autres témoins tels le magistrat et témoin de l’époque Thomas-Simon Guellette et Antoine d’Origny20, et en l’absence de toute preuve, la version de Saint-Simon qui montre le désir de stigmatiser l’attitude autoritaire et vindicative de Madame de Maintenon, s’est imposée jusqu’à nos jours21.
16Quelques critiques plus récents, cependant, considèrent cette version invraisemblable, non seulement parce que on n’a jamais trouvé de trace de cette comédie, mais aussi parce que la satire des Italiens ne visait pas des individus en particulier, et encore moins la femme du roi. Selon Guy Spielmann, par exemple, la véritable raison de la fermeture du théâtre italien demeurerait plutôt dans la volonté des comédiens français de se protéger d’un théâtre rival qui était devenu de plus en plus dangereux à partir des années 1690. En effet, la troupe italienne était en train de transformer son répertoire, l’adaptant et le rendant plus accessible au public français, sur le plan linguistique et culturel, avec le remplacement progressif de la langue italienne par le français et le recours de plus en plus fréquent à la satire. Selon lui, l’affaire de la Fausse prude ne serait rien d’autre qu’« une cabale ourdie par la concurrence (la Comédie-Française et/ou l’Opéra) pour discréditer des concurrents trop gênants22 ».
17Quoi qu’il en soit, pendant ces années de la fin du siècle, la situation des la Comédie-Italienne était devenue de plus en plus difficile pour plusieurs raisons : d’abord l’hostilité croissante de l’église et des milieux officiels, dont les représentants étaient objet de satire dans plusieurs comédies ; ensuite celle des comédiens français, désireux de se protéger de la concurrence qui lui faisait ce théâtre ; et enfin les conflits internes à la troupe.
Un théâtre scandaleux ?
18Il serait maintenant légitime de se demander dans quelle mesure la nature scandaleuse et satirique de ce théâtre, à côté des autres raisons (économique, concurrence théâtrale), aurait joué un rôle central dans la décision royale.
19Notre hypothèse est en effet qu’en dévoilant un monde d’apparences, cynique et corrompu, tant dans les mœurs publiques que privées, et en visant le théâtre français, la Comédie-Italienne aurait fait scandale, provoquant la réaction du pouvoir, voire des pouvoirs visés. Comme le remarque le critique Renzo Guardenti, la satire « mordante et incisive » du recueil Gherardi, devient de plus en plus un instrument de critique sociale :
Avec Gherardi on passe de la parodie à une satire piquante, incisive qui, apparemment atténuée par une certaine nonchalance du discours, jette une lumière crue, mais non moins réelle, sur les faits et les personnages de Paris à la fin du XVIIe siècle, en dévoilant ses mesquineries, ses intrigues, ses subterfuges : le théâtre […] se situe ainsi dans la vie historique, fournissant les impulsions nécessaires pour un mouvement de critique sociale.23
20La composante scandaleuse de ces comédies est soulignée par certains témoins de l’époque qui expliquent la punition des comédiens par leur recours à un langage trop libre, voire indécent, malgré les avertissements « plusieurs fois réitéré, de ne présenter que des pièces modestes, et de corriger leurs expressions impures et leur postures indécentes24 ».
21Ces accusations d’indécence sont ouvertement abordées dans les pièces du recueil Gherardi elles-mêmes. Dans une scène du prologue de la comédie en 5 actes de Jean-François Regnard, Les Chinois (1692)25, par exemple, Apollon (Colombine) et Thalie (Arlequin) dialoguent au sujet du théâtre italien, dont la dernière pièce, La Comédie des comédiens chinois, est à l’affiche. Leur tâche est de défendre ce théâtre devant la petite fille (Pierrot) qui se plaint que sa mère lui interdise d’aller à la Comédie-Italienne à cause de la liberté de langage des pièces représentées (« paroles un peu libres ») (sc. 2). Mais, comme lui répond Apollon, il s’agit de mots « libertins » et « pleins de sel », parfois un peu ambigus, tout comme « les plus belles pensées du monde ». Dans le théâtre italien, et dans cette pièce en particulier, cette liberté consisterait entre autres dans la satire des hommes et notamment des maris. Ainsi pour la mère ce qui est scandaleux c’est la façon de nommer « cocu » un homme marié car, comme l’a bien compris la petite fille, les Italiens « nomment toutes les choses par leurs noms » :
APOLLON Je ne sais pas quelles peuvent être ces mots libertins qui effarouchent tant la maman. Pour moi, je n’y vois que des mots plein de sel, qui à la vérité sont quelque fois à double entente : mais toute les plus belles pensées du monde ont deux faces, tant pis pour ceux qui ne les prennent que du mauvais côté ; c’est une vraie marque de leur esprit corrompu et vicieux. Mais ne vous a-t-elle pas dit quelques-uns de ces vilains mots-là ?
PIERROT Oh dame, elle ne les dit devant moi qu’à bâton rompu. Elle parle seulement, que les Italiens sont des drôles qui nomment toutes les choses par leurs noms. Par exemple, elle dit qu’ils appellent un homme marié … d’un certain mot que je n’oserais dire.
THALIE Cocu, peut-être ?
LA PETITE FILLE Vous l’avez dit.
APOLLON Et votre mère se scandalise de ce mot là ?
LA PETITE FILLE Assurément : oh, dame, c’est qu’elle dit que c’est une injure, qui regarde autant mon papa que les autres.26
22Mais Thalie, renforçant la charge satirique de la pièce, défend cette liberté d’expression du théâtre italien, déclarant que ces mots sont devenus des synonymes, désormais attestés par le dictionnaire de la langue française :
THALIE C’est que votre mère ne sait pas la langue. Dans le nouveau dictionnaire imprimé à Paris, ces mots-là sont synonymes. Cocu marié, marié cocu ; cela s’appelle jus vert, vert jus.
PIERROT Pour moi je n'entends point de mal là-dessous ; mais quoi qu'il en soit, je vous prie, monsieur Apollon, vous qui êtes le maître des comédiens, de leur dire qu'ils ne mettent plus de ces vilains mots-là, afin que les filles y puissent aller, et que ma mère n'ait plus de prétexte de me laisser au logis, tandis qu'elle va à la Comédie. Écoutez, c'est l'intérêt des comédiens que nous allions à leurs pièces : ce sont de jolies filles comme moi qui font venir les garçons à la Comédie.
THALIE Oh ! Pour cela, mademoiselle a raison : une femelle dans une loge attire les mâles de bien loin ; c'est l'appât dans la souricière.
APOLLON Je vous assure, la belle, que désormais les mères seront contentes, et que je vais de ce pas vous mener avec moi chez les Italiens, où j'assemblerai les comédiens, et je leur ordonnerai de rayer de leurs comédies tous les mots trop éveillés, et notamment tous les cocus qu'il y aura.
THALIE Ne vous avisez pas de cela, monsieur. Si les comédiens rayaient de leurs comédies tous les cocus, ils balafreraient peut-être le père de mademoiselle, et pour lors ils auraient sur le dos deux personnes au lieu d’une.PIERROT Ah ! Que vous me faites de plaisir ! L'hôtel de Bourgogne va regorger de monde ; et je vais annoncer ce changement-là à ma mère, et à toutes les femmes et filles du quartier. THALIE Donnez-vous-en bien de garde. Pour une femme qui aime la réforme, il y en a mille qui ne la sauraient souffrir ; et au lieu de faire venir du monde, vous désachalanderiez le théâtre.27
23Ces répliques sont aussi l’occasion d’une réflexion métathéâtrale à propos de la Comédie-Italienne qui doit son succès à la faveur du public féminin attiré par ces thématiques polémiques et satiriques en faveur des femmes28.
24En effet, comme dans beaucoup d’autres pièces du recueil, ce qui est en jeu ici c’est la comparaison avec le théâtre rival. Ainsi, dans la dernière scène, Mezzetin, qui joue le rôle du parterre avec des sifflets, se déclare le « seul juge naturel, et en dernier ressort, des comédiens et des comédies », intervenant dans la discussion qui oppose Colombine et Arlequin, représentants des deux théâtres, italien et français29. Recourant à la métaphore animale, Colombine oppose le jeu naturel du comédien italien, comparé au rossignol, fondé sur l’instinct et l’invention, fruit de la nature qui lui transmet toutes ses qualités, au jeu artificiel du comédien français, comparé au perroquet, fondé sur l’imitation et la répétition et que la nature forme en dormant, « de la même pâte dont elle fait les perroquets » :
COLOMBINE En effet, pour donner à l’univers un comédien italien, il faut que la nature fasse des efforts extraordinaires. Un bon Arlequin est naturæ laborantis opus, elle fait sur lui un épanchement de tous ses trésors ; à peine a-t-elle assez d’esprit pour animer son ouvrage. Mais pour des comédiens français, la nature les fait en dormant ; elle les forme de la même pâte dont elle fait les perroquets, qui ne disent que ce qu’on leur apprend par cœur ; au lieu qu’un italien tire tout son propre fond, n’emprunte l’esprit de personne pour parler ; semblable à ces rossignols éloquents, qui varient leur ramage suivant leurs différents caprices.30
25Grâce à l’improvisation qui caractérisait le jeu des acteurs, la Comédie-Italienne, tout en défiant les règles, à la fois esthétiques et politiques, pouvait encore se défendre des réactions des autorités, plus que les autres théâtres officiels31. Cependant, même si les scénarios écrits (publiés plus tard par Gherardi) ne présentent pas de traces de « saletés » ou d’expressions indécentes, ils contiennent néanmoins des propos provocateurs et transgressifs, notamment sur la relation entre les sexes, tout en prenant position en faveur des femmes. De plus, attirant un large public grâce à la grande créativité de ses procédés (jeu des acteurs, décor, machines, musique, danse) et à l’emploi du français, ce théâtre est un exemple de ce « potentiel subversif » qui inquiétait tant les autorités de cette fin du siècle32.
L’année terrible 1694
26Dans cette période de turbulence, caractérisée par une série de querelles, les courants anti-absolutistes et libertins se déchaînent contre le droit matrimonial qui établissait le pouvoir absolu du père et du mari. Responsable de cette attitude subversive envers l’institution du mariage traditionnel, fut la tendance néo-précieuse dans laquelle on a pu voir une sorte de « féminisme avant la lettre33 ». Le mariage était dénoncé comme la cause de tous le maux de la femme, dans La Prétieuse, où la protagoniste Eulalie se demandait : « Y-a-t-il une tyrannie au monde plus cruelle, plus sévère, plus insupportable que celle des fers qui durent jusqu’au tombeau ?34 ». L’épouse y est décrite comme « une innocente victime sacrifiée à des motifs inconnus, et à des obscurs intérêts de maison, mais sacrifiée comme une esclave liée, garrottée, sans avoir la liberté de pousser des soupirs, de dire [ses] désirs, d’agir par choix35 ». Les idées des précieux trouvèrent un terrain fertile dans la bourgeoisie et les milieux libéraux, et aussi chez les Modernes « qui s’allièrent au mouvement de défense et de valorisation de la femme opposée à l’autoritarisme traditionnel défendu par les Anciens36 ».
27C’est dans ce contexte qu’est relancée la « querelle des femmes », après la publication en 1673 du traité L’Egalité des deux sexes de Poullain de la Barre, avec en particulier la Satire X, « contre les femmes » de Boileau (1694), qui provoqua une série de réactions des Modernes (Perrault, Regnard, entre autres)37. En dénonçant les femmes pour une série presqu’infinie de défauts, dont la coquetterie parmi les principaux, Boileau attaque l’opéra de Lully à cause de son hédonisme qui incite les femmes à l’amour et à la sensualité : « […] ces lieux communs de morale lubrique/ Que Lully réchauffa des sons de sa musique » (v. 141-142)38.
28Le théâtre participe directement à cette polémique, et la Comédie-Italienne s’engage en particulier dans la bataille des idées en faveur des femmes. Dans leurs comédies, la plupart de ses auteurs critiquent ouvertement l’institution du mariage, presque toujours mal-assorti, contre lequel se révoltent les personnages féminins, coquettes ou savantes39. C’est en réaction à cet exercice injuste du pouvoir de la part des hommes qu’il faut comprendre la représentation, dans le recueil Gherardi, de la coquetterie, comme synonyme de divertissement, plaisir du jeu, du théâtre, mais aussi revendication de liberté, instrument de rébellion contre le mariage et la domination masculine (du père ou du mari). C’est notamment à Colombine (parfois Lisette), tantôt servante, tantôt maîtresse, figure caractérisée à la fois par sa nature amphibie et son habileté dans l’art de la séduction et du déguisement, que revient généralement la tâche d’en décliner toutes les nuances, et d’en faire comprendre le fonctionnement à ses élèves (Isabelle, Angélique), dans le cadre de la guerre des sexes, développant en même temps une attitude hostile et méprisante à l’égard des hommes et surtout des maris.Il s’agit désormais d’un comportement qui atteint un statut presque philosophique, nommé par Regnard coquétisme dans sa pièce célèbre La Coquette ou l’Académie des Dames (1691)40. Ainsi dans les pièces du recueil Gherardi, les coquettes non seulement ne sont jamais punies ni corrigées, à la différence de la plupart des comédies de la Comédie-Française, mais elles triomphent toujours, en se déguisant et en recourant à de véritables mises en scène, comme Colombine aidée par Arlequin.
29Certaines pièces du recueil, telles celles de Delosme de Montchenay, mettent en scène des personnages féminins qui revendiquent publiquement les droits des femmes (La Cause des femmes, 1687). Même leur inconstance est justifiée comme conséquence de celle des hommes dans Le Phoenix (1691)41. Au Prince, mari jaloux, qui l’embauche pour mettre à la preuve la fidélité de sa femme pendant son absence due à la guerre, Colombine lui conseille de rester plutôt dans une tranquille incertitude, car pour les maris « le moins qu’ils puissent voir est toujours le mieux42 ». Elle lui explique que si le cœur des femmes est inconstant, changeant, comme les modes, c’est à cause du comportement volage des hommes :
COLOMBINE Le cœur d’une femme est un vrai miroir qui reçoit toutes sortes d’objets sans s’attacher à pas un. Aujourd’hui c’est une petite chienne qui l’amuse, demain ce sera un perroquet mignon. Si les hommes y sont reçus quelque fois ; ce n’est que par interim, et en attendant que le goût revienne pour un meuble magnifique, ou pour une autre mode nouvelle. Et après-tout, n’est-il pas juste que nous aillions notre revanche ? Car comment les hommes d’à présent regardent-ils les femmes ? Comme des commodités de passage, où l’on vient se délasser des fatigues d’un grand repas, et pour ainsi dire, faire la digestion agréablement. Aussi il faut voir comme notre sexe est sur ses gardes. On n’est plus si folle, que de prendre des fumées bachiques pour des transports d’amour.43
30Dans Les Souhaits (30 décembre 1693)44, les deux femmes, Colombine et Isabelle, se confrontent dans une sorte de duel verbal dans la Scène contre les hommes, déclarant chacune à sa façon leur hostilité à l’autre sexe, employant des termes qui relèvent à la fois du lexique militaire et de la coquetterie. D’un côté, Isabelle donne des arguments revendicatifs, presque féministes, de l’autre, Colombine lui oppose l’art de la séduction comme l’arme la plus efficace pour abattre son adversaire. Isabelle dénonce le pouvoir injuste que les hommes exercent sur les femmes en limitant toutes leurs libertés : « Dans quelle sujétion n’ont-ils pas jeté notre pauvre sexe ? Fallait-il nous brider comme ils ont fait, et nous éloigner des sciences, du gouvernement, et des emplois45 ? ». Elle se plaint de la disparité entre les sexes, qui fait que les hommes peuvent tout dire et faire, alors qu’aux femmes cette liberté est niée : « sans conséquence ; au lieu que la moindre émancipation nous est tournée en crime46 ».
31Mais c’est plus précisément en 1694, l’année de la publication de la Satire X de Boileau, que la Comédie-Italienne intervient avec force dans la querelle des femmes, avec les comédies de l’auteur incertain M. B *** (Louis Biancolelli et/ou Brugière de Barante), écrites entre 1694 et 1695, telles en particulier Arlequin défenseur du beau sexe (3 actes, 28 mai 1694), La Fontaine de sapience (1 acte, 8 juillet 1694), et La Thèse des dames ou Le triomphe de Colombine (7 mai 1695)47. Dans ces pièces, les propos de la Satire X sont renversés et retournés contre les hommes, dont on dénonce l’hypocrisie et l’inconstance, tout en les considérant comme responsables des dérèglements des femmes, et en revendiquant en même temps le droit, en matière amoureuse, à l’égalité entre les sexes, jusqu’à l’infidélité.
32Dans Arlequin défenseur du beau sexe, en conclusion de la pièce, Arlequin dépose les habits du juge pour jouer le rôle de l’avocat de la défense ; il prononce un plaidoyer qui est un acte d’accusation contre les hommes, considérés comme « la cause de tous les défauts dont ils les [les femmes] accusent ». En ce qui concerne le désir de plaire (« le ressort qui fait jouer toutes leurs machines »), par exemple, il se demande : pour qui, les femmes se comportent-elles en coquettes ? Pour qui se parent-elles, s’habillent et se coiffent ? Pour qui tous « ses tortillements et ses minauderies » ? Si les femmes dépensent en habits, suivant des modes extravagantes, c’est pour faire plaisir aux hommes : « […] C’est vous, messieurs les dégoûtés, qui répondez de l’extravagance des modes, de la magnificence des habits, et de la ruine des familles. C’et pour vous remettre en appétit, qu’on a inventé les Ragoût de Gourgandine, des Agaçantes, et des barrières48 ». Dans la dernière scène, revêtant à nouveau les habits de juge, Arlequin s’assoie dans son fauteuil pour prononcer sa sentence, accordant tous les droits « amoureux » aux femmes, ainsi que la permission « d’employer pour se faire aimer tout ce qu’elles aviseront bon être ». Aucune limite ne leur sera imposée dans les ameublements et les parures qu’elles utiliseront pour engager les hommes, auxquels elles pourront même « faire quelques avances ». Finalement, Arlequin/juge rétablit leurs droits et proclame même leur supériorité, arrêtant qu’elles « soient réputées dames et maîtresses du sexe masculin, et que les hommes qui ont de l’esprit bien fait se fassent un honneur de les aimer et de les servir », et condamnant les hommes « à toutes les dépens49 ».
33La satire du sexe masculin, emblème du mensonge et de l’hypocrisie de la société parisienne, est le sujet principal de La Fontaine de sapience50, la petite pièce métathéâtrale qui, selon Le Mercure galant, était représentée avec Arlequindéfenseur du beau sexe. Boileau y apparaît (en satiriste satirisé !) dans le personnage de Crassotius (sc. 4), joué par Arlequin, comme un auteur ignorant et misogyne qui critique la comédie à peine mise en scène (Arlequin défenseur du beau sexe). Ses propos contre les femmes sont démentis grâce à la Fontaine de sapience de l’Île du Repos, source d’une eau magique qui a le don d’ouvrir les yeux à tous ceux qui en boivent et notamment aux personnages de la pièce, leur montrant la réalité comme elle est, c’est-à-dire une réalité où les femmes sont les victimes d’hommes vains et inconstants. En fait, cette fontaine et l’eau qui en coule ne sont rien d’autre que la métaphore du théâtre italien lui-même, de sa capacité de percer la vérité derrière le masque et de dévoiler les comportements hypocrites des personnages masculins.
34Dans La Thèse des dames, ou Le Triomphe de Colombine, la protagoniste défend l’égalité des droits entre les sexes, même en ce qui concerne l’infidélité :
COLOMBINE Les hommes doivent-ils avoir sur l’inconstance plus de prérogatives que les femmes ? Le nom de femme sera donc une prison pour elles, d’où elles ne pourront jamais sortir sans être condamnées aux dépens ? Oh, il faut un peut faire voir aux messieurs les hommes, que les femmes sont faites d’un bois qui se tourmente et travaille toujours ; et quand on veut le mettre en œuvre dans sa sève, ils ne doivent pas s’étonner s’il est sujet à se déjeter.51
Conclusions
35Que signifie finalement la centralité de Colombine, dans le rôle de suivante et/ou d’amoureuse, presque toujours maîtresse de coquetterie, et sa victoire dans la guerre de sexes ? Son comportement fondé sur la séduction et la tromperie, ne renverrait-il pas au rôle fondamental joué par le théâtre dans la société, notamment à travers sa critique des symboles du pouvoir, à la fois dans les domaines intime (famille) et politique ? Derrière les ennemis de la femme dans la sphère privée, le père et le mari, quelles autres figures de pouvoir ce théâtre visait-il dans la sphère publique ? Hommes de robe, abbés, militaires, ces figures n’étaient-elles pas les maillons de la chaîne politique et sociale amenant à l’anneau terminal ou sommet de la pyramide, représenté par le pouvoir suprême du roi ?
36Dans les comédies de ce répertoire, le théâtre est présent à tous les niveaux : théâtre dans le théâtre, travestissements des personnages qui jouent des scènes (Fille de bon sens) ou vont à la comédie pour se mettre en scène (La Coquette ou l’Académie des dames), ou encore acteurs commentant les comédies dont ils sont les protagonistes ou celles de leurs rivaux. Le théâtre est, tout à la fois, une arme que les femmes utilisent pour se défendre et se venger des hommes, et un moyen de critiquer la troupe rivale, celle des comédiens français, avec qui les Italiens se livrent à une concurrence sans pitié (Critique deLa Causes des femmes, Les Chinois).
37N’y aurait-il pas une homologie entre, d’une part, la satire du pouvoir masculin et, de l’autre, celle du théâtre français ? Ainsi, le titre même de La Fausse prude, cette comédie fantôme, à la fois pierre du scandale et prétexte de la fermeture du théâtre italien, pourrait très bien renvoyer à la fois à la Comédie-Française et à Madame de Maintenon, et à travers celle-ci au roi lui-même. Si c’est le cas, on pourrait alors mieux comprendre la fermeture de la Comédie-Italienne comme réaction, de la part de ces pouvoirs, au scandale représenté par des comédies qui osent ridiculiser ces deux symboles, piliers de la société, voire de la nation française.
38Comme le souligne Guy Spielmann, dans son analyse de la comédie de cette période, à travers le thème du mariage et de la guerre des sexes, cette satire visait les relations de pouvoir et la hiérarchie au sein de la famille, c’est-à-dire le modèle des fondements mêmes de la société.
39Il ne s’agissait plus d’une révolte rituelle, aveugle et fatalement vaine contre les dominants, mais d’une critique pondérée et terriblement lucide du pouvoir hiérarchique qui organisait la société. Autour des questions matrimoniales s’articula une réflexion sur le pouvoir, celui du père et du mari, et donc, forcément, celui du roi. Locke venait de proclamer nulle et non avenue cette autorité de droit divin, affirmant en revanche le droit des individus ; l’une des plus importantes pages de l’histoire sociale et politique de l’Occident était en train d’être tournée, et le théâtre comique, prenant le relais de la tragédie, permettait d’élaborer des modèles fictifs, mais dont l’actualité s’affirmerait bientôt, dans le débat philosophique des Lumières et finalement dans la vague révolutionnaire.52
40Selon Christian Biet, la comédie fin de règne, « établit un travail de sape de l’ordre esthétique et social de l’Ancien Régime ». Avec un siècle d’anticipation par rapport à la Révolution, on commence à mettre en scène de façon symbolique, le parricide, un acte d’une gravité inouïe, préfiguration de l’acte politique du régicide et qui « préparait peu à peu le public à l’idée que l’attentat à la puissance du père était imaginable, possible, finalement inévitable53 ».
41A coup d’éclats de rire, dont chacun causait une blessure imperceptible, on assassinait dans la bonne humeur le dépositaire de l’autorité qui structurait cette société hiérarchique : père, mari, maître. Lorsque le caractère potentiellement tragique de cette mise à mort joyeuse apparut enfin, il était déjà trop tard pour la victime54…
42Après la mort du roi, une nouvelle saison s’ouvrira pour la Comédie-Italienne avec l’arrivée, en mai 1716, de la troupe de Luigi Riccoboni, appelée par le régent Philippe d’Orléans. La préoccupation de son directeur est alors de rassurer le pouvoir, éloignant tout soupçon d’immoralité, voire de conjurer le scandale qui avait coûté l’exil à ses prédécesseurs. Dans sa lettre au prince de Parme, Antonio Farnese, qui avait été engagé par le régent pour choisir une nouvelle troupe, Riccoboni le supplie d’accorder aux acteurs « le libre usage des Saints Sacrements, comme ils l’ont en Italie », tout en lui promettant que « cette troupe ne donnera point une comédie scandaleuse », s’engageant lui-même « à donner le canevas des pièces à l’examen du ministère et même d’un ecclésiastique pour qu’elles soient approuvées »55.56