1Ce n’est pas tout de suite après la fin de la Seconde Guerre mondiale que les Allemands entament la révision critique de leur passé (ce qu’on appelle la dénazification). Les premières années de l’après-guerre, en Allemagne, sont des années de reconstruction, qui ne permettent pas l’épuration de tous les ex-nazis. La nouvelle Allemagne, il fallait la faire avec les Allemands. Le gouvernement Adenauer hérite de l’Allemagne nazie les fonctionnaires de l’État, tout comme Weimar avait hérité ceux du Reich de Guillaume II. Voilà pourquoi les années de l’immédiate après-guerre sont des années de grand silence, où l’on ne parle pas de ce qui vient de se passer.
2Ce n’est que vingt ans plus tard, au début des années 60, qu’un processus de révision critique, sincère, de son passé est entamé, qui, sur le long terme, a visiblement fortifié l’Allemagne, plus que d’autres pays, à l’égard du risque de nouvelles dérives populistes (y compris celles d’aujourd’hui). Le procès d’Eichmann, à Jérusalem, a puissamment contribué à cette volte-face ; mais un rôle important y a été joué aussi par le scandale que déclencha la mise en scène de Der Stellvertreter. Ein christliches Trauerspiel (Le Vicaire, une tragédie chrétienne) de Rolf Hochhut, jeune auteur protestant encore inconnu, ainsi que par le débat qui en résulta. Le spectacle est représenté à Berlin, dans la mise en scène d’Erwin Piscator, le 26 février 1963, l’année où Adenauer, chancelier depuis 14 ans, démissionne et où Willy Brandt devient le maire de Berlin.
3Le sujet de la pièce de Hochhut est le silence de Pape Pacelli, Pie XII, sur l’Holocauste. Pie XII, a-t-il fait tout ce qu’il pouvait pour sauver les Juifs de l’extermination ? Le Vicaire du Christ, la plus haute autorité morale, le représentant de tous les Chrétiens, pouvait-il se taire face à ce qui se passait dans les camps d’extermination nazis, dont il avait été informé ? Voilà l’intrigue : en raison de l’appel qu’un haut commandant des SS, Kurt Gerstein, en août 1942, a secrètement mais inutilement lancé au Nonce apostolique de Berlin, lui demandant son intervention dans le massacre des Juifs, dont il avait été le témoin oculaire, le secrétaire du Nonce, le jésuite Riccardo Fontana, part à Rome pour attirer l’attention du Pape Pie XII sur les atrocités des Nationaux-socialistes et le convaincre d’intervenir publiquement. Mais le Pape se comporte moins en Pasteur qu’en politicien et diplomate : au lieu d’attirer l’attention de l’opinion publique, il se tait, prétextant la nécessité de la neutralité politique. Riccardo réagit en agrafant l’étoile de David à sa soutane et en se joignant à un groupe de juifs romains destinés à être déportés à Auschwitz dans des wagons de bétail. C’est lui, et non pas le Pape, qui sera le Vicaire de la Chrétienté.
4Le texte était un reportage sur des événements réels, avec à la fois des personnages vrais (le Pape et le nazi Gerstein) et des personnages fictionnels (le jeune Riccardo Fontana). Hochhut, qui avait des ambitions littéraires, se rattachait explicitement à Schiller et à sa Scène considérée comme institution morale ; il avait écrit sa pièce en vers iambiques, sans aucune intention d’entraîner un scandale. Ce n’était qu’un jeune homme allemand, âgé de trente ans, qui s’interrogeait sur les responsabilités de la génération des pères. Il voulait soulever la question de la mémoire. Le silence de Pie XII symbolisait pour lui le silence de tous les Allemands.
5Erwin Piscator, le grand metteur en scène du théâtre politique-documentaire des années de Weimar, émigré aux États-Unis, rentré depuis peu en Allemagne et devenu directeur de la Freie Volksbühne, ayant eu connaissance du texte de Hochhut avant même sa publication, avait décidé de le mettre en scène. Par cette mise en scène (tout comme dans le cas de L’Instruction de Peter Weiss, deux ans plus tard), Piscator visait à « combattre la tendance générale à l’oubli, la volonté répandue d’oublier les faits de notre passé le plus récent » (ainsi qu’il l’écrivit dans le programme du spectacle)1. Piscator non plus ne voulait pas créer un scandale. Entre son premier contact avec la pièce, qu’il lut au cours du printemps 1962, et sa mise en scène au Theater am Kurfuerstendamm, le 20 février 1963, une année entière s’écoula, où il se consacra à la réduction du texte et à la préparation de sa mise en scène qui, suivant les indications de l’auteur, se proposait d’éviter tout excès de réalisme grâce à la projection de titres et d’images. Le texte était beaucoup trop long. Sa représentation intégrale aurait demandé plus de six heures. Piscator réduisit le nombre des personnages et, au lieu des actes, il divisa la pièce en scènes, l’abrégeant de la moitié. Le spectacle durait trois heures et demie. L’adaptation concentra l’intrigue autour du Pape Pie XII et de sa conduite par rapport à l’Holocauste. Piscator coupa une scène initiale qui montrait un bordel de SS à Berlin, les scènes concernant l’arrestation des juifs romains à Rome, en octobre 1943, et la dernière scène à Auschwitz. En focalisant l’attention sur la scène, à l’intérieur du Vatican, où le jeune jésuite Riccardo et le Pape se font face, cette adaptation, nécessaire, n’amputa pas seulement le texte, elle en réduisit la complexité et le caractère problématique, ce qui nuisit fortement à sa réception de la part du public, aiguisant la polémique et les débats qui s’en suivirent.
6Deux ans avant le début à Berlin, en 1961, on avait salué le procès d’Eichmann à Jérusalem. Dans ce cas-là, l’accusation avait porté sur la responsabilité objective d’actes concrets de la part des officiers nazis. Au contraire, le texte de Hochhut (qui, parmi les personnages de quelques-unes des scènes coupées par Piscator, incluait Eichmann) soulevait, pour la première fois, une tout autre question, celle du silence, de la réticence à voir, à reconnaître l’existence du Mal Absolu. Avec le Pape, c’étaient tous les Allemands, catholiques et protestants, qui étaient accusés. (Rappelons, en passant, que le sous-titre de la pièce était Eine christliche Tragoedie, soit une tragédie chrétienne).
7Hochhut était aussi impitoyable envers les Allemands qu’envers le Pape. Il posait un problème de nature éthique. Comme l’écrivit Hanna Arendt, le silence, l’omission, l’indifférence, engageaient autant de responsabilité que les actes concrets, visibles. Se taire, dans certains cas, est une action. Le silence aussi est un choix2.
8Peut-être est-ce grâce à la sobriété de la mise en scène de Piscator, en février 1963, que, dès la première représentation, le public réagit au spectacle sans huer (il n’y eut aucune interruption, dans la salle, rien que quelques sifflets) et la plupart de la critique l’accueille de façon très favorable, montrant avoir saisi le message de Hochhut, qui, peu après, reçoit même un prix pour les jeunes dramaturges, de la part de la ville de Berlin. C’est à cause de la réaction outragée des hiérarchies catholiques allemandes qui, avant même la première, accusent le spectacle d’outrage au Pape et à l’Église entière, que le scandale éclata. Donc, l’objet du scandale n’est pas le sujet de la pièce (l’omission, le refoulement, le silence), mais plutôt le crime de lèse-majesté commis contre la figure du Pape. Les évêques s’indignent et rendent publique leur colère dans la presse catholique. Au Bundestag, le gouvernement est interpellé par sa majorité chrétienne-démocrate et deux ministres déplorent ouvertement les attaques imméritées contre un grand Pape. Sous l’impulsion du Nonce apostolique à Bonn, le cardinal Bafile, on envisage l’inculpation de Hochhut en vertu de l’article 189 du code pénal allemand, qui menace de deux ans de prison celui qui entache la mémoire d’un mort.
9Se refusant à envisager la question de la responsabilité collective que Hochhut avait posée, le monde catholique réagit avec rigidité et recourt au scandale comme stratégie de défense. Pourtant, lors de la parution de l’œuvre, presque concomitante avec le spectacle, un débat s’amorce, passionné, profond et complexe, qui élargit les frontières de la polémique. On se pose des questions nouvelles, de type historique, politique, philosophique. La neutralité du Pape, était-elle motivée par l’exigence de défendre l’Europe de la menace communiste provenant de l’Union Soviétique ? Pourquoi le Pape a-t-il signé le Concordat avec Hitler, en 1933 ? L’homme, en tant qu’individu, peut-il et doit-il faire des choix moraux, même quand il représente une organisation ? Quelle a été l’attitude des protestants à l’égard de la Shoah ? En invitant à ne pas se borner au verdict historique et à s’interroger aussi sur les responsabilités morales personnelles, Hanna Arendt intervient dans le débat, en détournant la discussion de la question de l’Autorité du Pape, que posaient le catholiques, vers celle de la responsabilité et de la complicité individuelle et collective. La pièce de Hochhut est aussitôt représentée dans plusieurs villes allemandes, ainsi qu’à New York et dans de nombreuses capitales européennes : Londres, Rotterdam, Vienne, Berne, Helsinki, Oslo… Le scandale se répand, suscitant partout des discussions animées dans la presse, des mouvements de masse, des débats parlementaires, des prises de position de politique étrangère, des interventions diplomatiques. Le 24 septembre 1963, à Bâle, la représentation provoque des réactions violentes, non seulement au théâtre, mais aussi dans les rues. La paroisse catholique de la ville est à la tête d’une manifestation qui a lieu avant le spectacle, pour protester contre l’intention calomnieuse de la pièce et les faux historiques introduits par le jeune auteur. Un mouvement interconfessionnel se met en marche : le Comité Pape Pie. 6 000 manifestants, parmi lesquels beaucoup d’infiltrés, jettent des œufs pourris sur la façade du théâtre municipal. Les spectateurs qui osent entrer dans la salle sont harcelés. 200 contre-manifestants, qui défilent revendiquant la liberté d’expression, tentent de se mettre en travers de la route du défilé adverse. Les comédiens jouent tous les soirs sous le contrôle de 300 policiers et on les prévient qu’ils s’exposeront à des représailles s’ils n’abandonnent pas leur rôle. Des inconnus menacent au téléphone de faire éclater la synagogue, le théâtre et la loge maçonnique… Hochhut reçoit tous les jours des lettres anonymes. On fait un usage politique du scandale et la police cantonale refuse à l’auteur le permis d’entrer en Suisse.
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11Le 10 décembre 1963, après Londres, Bâle et New York, Le Vicaire est mis en scène à Paris, au Théâtre de l’Athénée. Alain Mottet joue le Pape ; Michel Piccoli, le nazi Gerstein ; Antoine Bourseiller, Riccardo. La traduction et l’adaptation du texte sont assurées par George Semprun, qui réduit l’original sans en éliminer des parties entières, comme l’avait fait Piscator, mais en atténuant délibérément le romantisme schillérien de la pièce. La mise en scène est de François Darbon, sous la supervision de Peter Brook. Le style du spectacle est encore plus minimaliste qu’à Berlin. Pour bannir tout engagement émotionnel, laisser l’esprit libre, pousser le spectateur à la réflexion et ne pas le distraire du sens de l’œuvre, Semprun et Darbon avaient fait du texte de Hochhut une démonstration neutre, glaciale, cartésienne, très différente de l’immense fresque de vie et de mort de la version originale. C’est ce qu’écrivit Jacqueline Piatier dans Le Monde du 26 décembre 1963. Le décor est absent. À l’exception du Pape, tous les personnages, y compris le nazi Gerstein (Michel Piccoli) portent le même uniforme. Malgré les intentions du metteur en scène français (« Je n’ai pas mis en scène Le Vicaire pour qu’il déchaîne des haines ou des scandales, mais pour qu’il incite chacun à la réflexion »)3, le scandale est aussi fort à Paris qu’il l’avait été ailleurs.
12En France, le débat ne se concentre pas autour de la responsabilité collective à l’égard de l’Holocauste. C’est au sein du monde chrétien, et non au sein du monde juif, qu’a lieu la guerre du Vicaire4. Certains spectateurs qui se disaient « catholiques et anciens résistants, […] catholiques donc papistes », réveillant le vieil antagonisme franco-allemand, renvoient à l’expéditeur l’accusation de Hochhut : ils soutenaient, en effet, que la responsabilité de la Shoah n’était pas un problème universel, et, encore moins, français ; c’était un problème allemand. L’un d’entre eux déclare à Paris-Presse :
Ce n’est pas tellement la pièce que nous déplorons, mais plutôt cet état d’esprit qui est devenu celui des Allemands. À les entendre, les nazis n’étaient pas Allemands et tout ce qui est arrivé pendant la guerre, les camps, les fours crématoires, c’est de la faute à tout le monde. Eux n’y sont pour rien. Les victimes ce sont eux. […] Un Allemand, jeune ou non, n’a pas le droit de mettre en cause une figure comme celle du Pape Pie XII.5
13C’est comme un procès à l’Église que le spectacle est vécu à Paris, plutôt que comme un procès à la conscience humaine. Le public prit parti soit pour la défense soit pour l’accusation. Une simplification, certes non voulue par l’auteur, qu’aiguisaient le contexte français, la réduction importante du texte, et surtout, comme on le verra, le déroulement concomitant du Concile Vatican II.
14Nombre de tumultes et plusieurs interruptions troublèrent l’avant-première. Selon Le Parisien libéré (12 décembre 1963), après quelques réactions isolées pendant la première scène, le tumulte éclate au moment où le décor devient le Palais pontifical. Un groupe de manifestants se ruent sur la scène, suivis par des policiers en uniforme, alors que dans la salle on ne cesse pas de protester, notamment chaque fois que le Pape est directement mis en cause. Le Comité Pape Pie, qui s’était déjà manifesté à Bâle, diffuse un extrait de témoignages en faveur de Pie XII, et des tracts jaunes et verts voltigent dans la salle, portant des formules comme « Malheur à celui par qui le scandale arrive »6. La police arrive à expulser les manifestants et la représentation reprend. Mais elle est continuellement interrompue, et les tracts sont lancés jusqu’à la fin. Une fois le spectacle terminé, le metteur en scène et les acteurs décidèrent de ne pas se présenter sur scène pour relancer les applaudissements. Le silence aurait permis d’évaluer si, vingt ans plus tard, les spectateurs éprouvaient toujours un sentiment de responsabilité collective. Mais il n’y eut pas un seul instant de silence.
15Les protestations et les interruptions de la part des spectateurs se poursuivent au cours des représentations suivantes.
16Le 12 décembre, l’archevêque de Paris, le cardinal Feltin, publie un communiqué en faveur de Pie XII, « inlassable défenseur de la personne humaine, de la paix et de la justice, au milieu des passions déchaînées de la guerre et de la persécution raciale »7. Le dimanche suivant, le communiqué est lu dans toutes les paroisses parisiennes.
17Le 18 décembre, une messe d’expiation est célébrée à la Madeleine.
18En revanche, plusieurs catholiques prennent la défense du Vicaire :
La pièce, telle qu’elle est représentée à l’Athénée – écrit Gabriel Marcel – n’a rien qui puisse scandaliser un catholique de bonne foi. Elle traite d’un sujet brûlant et qui restera tel pendant bien longtemps […]. Je veux stigmatiser la mauvaise foi de ceux qui ont accusé l’auteur d’avoir voulu blanchir les nazis en prenant le Saint-Père comme bouc émissaire. Cette accusation est scandaleuse. La responsabilité effroyable des nazis et même du peuple allemand est pleinement reconnue dans Le Vicaire, alors que Brecht dans Arturo Ui semblait ne vouloir incriminer qu’un gang de scélérats.8
19À Paris, la querelle sur Le Vicaire est aiguisée par la présence concomitante d’un autre grand débat que Pape Pacelli n’aurait jamais ouvert et qui, à l’époque, enflammait l’intérieur de l’Église de Rome. Pie XII était mort en 1958 et Jean XXIII lui avait succédé. En 1962, s’était ouvert le Concile Vatican. Le débat sur l’attitude de la papauté, suscité par Le Vicaire, permet d’exprimer son opposition, ou bien son soutien, aux décisions conciliaires. Car la question du silence du pape, et donc de ses choix politiques lors de la Seconde Guerre mondiale, révèle une conception particulière de l’Église apostolique et romaine et de son chef, qui semble profondément remise en cause par les premières décisions du Vatican II : le Souverain Pontife n’est plus seulement considéré comme le pasteur et le chef des catholiques, il s’adresse désormais à tous les hommes de bonne volonté, et se pose en défenseur de l’humanité souffrante. Le Concile déplace l’attention : la miséricorde et l’amour l’emportent sur la règle ecclésiastique, sur l’infaillibilité du Pape et sur la raison d’État. Il ne faut pas non plus oublier que le Concile était en train de prendre une position radicalement nouvelle à l’égard de tous les non-chrétiens et notamment des Juifs.
20Et en Italie ? Même si le Concile avait lieu à Rome, ses retombées sont bien moins évidentes qu’en France. Le premier mouvement de centre-gauche venait de naître – fruit de l’alliance entre le parti catholique (Democrazia Cristiana) et le Parti Socialiste. En 1962, le gouvernement du démocrate-chrétien Fanfani avait approuvé la loi sur l’examen des films et des travaux théâtraux, grâce à laquelle l’obligation de soumettre un texte dramatique à l’examen d’une commission d’État était révoquée. Concrètement, c’était la censure théâtrale préventive qui était abolie. Cela avait encouragé plusieurs théâtres à mettre en scène des pièces qui, auparavant, auraient risqué de ne pas obtenir l’approbation de la censure (entre autres, Vie de Galilée de Brecht et Cristo de Carmelo Bene, qui font l’objet des contributions de Tancredi Gusman et de Marta Marchetti dans ce livre)9. Il s’agit des années où un phénomène voyait le jour à Rome, qui aura connu un grand succès et un poids artistique remarquable : le théâtre hors des théâtres, le teatro delle cantine. Le 13 février 1965 (deux ans après Berlin et Paris), le jeune metteur en scène Carlo Cecchi et le jeune acteur Gian Maria Volonté décident de représenter la pièce de Hochhut dans un petit théâtre, obtenu en aménageant une cave de la rue Belsiana, dans la vieille Rome, entre la via del Corso et la place d’Espagne. Juste avant le début du spectacle, le Préfet de Rome en ordonne l’interruption, prétextant le manque d’un certificat de praticabilité des locaux. La police ferme la salle, et, les jours suivants, le Préfet de Rome interdit la mise en scène pour violation d’un article du Concordat. C’est le début d’une querelle violente : une interpellation parlementaire du parti communiste exige des explications sur l’ingérence des autorités, et le Ministre de l’Intérieur, le démocrate-chrétien Taviani, non seulement cherche à la motiver en s’appuyant sur le Concordat entre l’Italie et le Saint-Siège, qui impose au gouvernement d’empêcher tout ce qui est contraire au caractère sacré de la Ville Éternelle, mais, en plus, il prend la défense de la conduite de Pie XII au sujet de l’extermination des juifs. Les réactions que la pièce de Hochhut provoqua à gauche, sont à voir à la lumière des divisions qui existaient, à l’époque, entre le PSI, une partie du gouvernement de centre-gauche, et le PCI (qui, bien entendu, était dans l’opposition). Le quotidien socialiste L’Avanti ! ne donna pas trop de poids au débat, peut-être parce qu’il se trouvait dans la position malaisée de devoir choisir entre la justification de la censure de la mise en scène de la pièce, et la critique contre son allié de gouvernement démocrate-chrétien. Par conséquent, L’Avanti ! se borna à qualifier Le Vicaire de texte médiocre (quoique non blasphématoire), et la censure d’accident déplorable.
21En revanche, la lecture du Vicaire que fit L’Unità, organe du Parti Communiste, fut bien plus dure, et symétriquement opposée à celle de la presse catholique. Ce que cette dernière qualifiait de calomnie dépourvue de tout fondement, était vu, par les communistes, comme un document à la valeur historique incontestable. La neutralité de Pie XII pendant la guerre, défendue par ses partisans comme le résultat d’un état de nécessité, était interprétée, par le journal communiste, comme une prise de position anticommuniste et pro-nazi-fasciste, bien loin d’être neutre. L’alliance avec Hitler, qu’affirmait le Concordat signé en 1933, servait à Pie XII pour défendre le monde chrétien contre l’Union Soviétique. Malgré la présence de quelques voix libérales ou catholique hérétiques, qui cherchèrent à envisager le sujet du point de vue historique, l’affrontement entre deux institutions aussi puissantes que l’Église catholique et le PCI, polarisa le débat sur Le Vicaire, et la question historique devint aussitôt une question politique. On parla peu Holocauste. On interdit formellement – toujours en exhibant le Concordat comme justification – toute représentation du Vicaire sur le territoire romain ; l’édition italienne du texte, publiée par Feltrinelli, disparut elle aussi du marché, et ne sera nouvellement imprimée qu’en 2004, par un tout petit éditeur. En 1965, on était en plein Concile, et le pouvoir du Vatican sur le gouvernement italien était encore très fort à l’époque. Donc, en Italie, à l’opposé de l’Allemagne et de la France, le scandale – suscité non pas par le texte, mais par l’interdiction de sa représentation – vient de la gauche, des communistes, et non pas des catholiques conservateurs, et il se résout en un affrontement politique entre l’organe de presse communiste et le démocrate-chrétien. La pièce de Hochhut, que personne n’a lue ni vue, n’est plus, désormais, qu’un prétexte politique.
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23On peut tirer de cette affaire trois conclusions :
24– Même si le sujet du Stellvertreter, le silence sur l’Holocauste, que Hochhut met au cœur de son texte, est scandaleux, l’intention de l’auteur est culturelle et morale, il ne vise pas au scandale.
25– Le scandale du Stellvertreter ne tient ni à l’auteur ni aux metteurs en scène, il est suscité par le public et dû aux différentes instrumentalisations politiques.
26– Dans une Europe toujours déchirée par le souvenir de la guerre, le scandale tient à un fond commun, mais il se manifeste de façon différente dans chaque pays : en Allemagne, il est suscité par les autorités ecclésiastiques et déclenche un débat de nature philosophico-morale. En France, la querelle se joue surtout aux niveaux éthique et politique : la protestation provoque un vif débat sur les relations entre Église et État, pouvoir spirituel et pouvoir temporel, morale et politique, catholicité et nationalisme. En Italie, il s’agit d’une polémique de politique intérieure, locale, concernant la relation entre l’État italien et l’Église, qui amorce la révision du Concordat signé par Mussolini en 1922.
27Comme l’a écrit Hanna Arendt, « il n’existe aucune loi pour les péchés d’omission et […] aucun tribunal humain [n’est] appelé à en juger »10. Mais, heureusement, il y a le théâtre, qui – aussi à travers les scandales – peut amener à la prise de conscience et au jugement sur ces péchés. Hochhut s’est dit, à maintes reprises, déçu que son Stellvertreter ait donné lieu à un tel scandale. Toutefois, celui-ci a contribué à faire ouvrir les archives vaticanes, à promouvoir des réformes dans l’Église, à rendre visible et publique l’histoire du génocide dans tous les pays occidentaux, ainsi qu’à entamer en Allemagne une révision de son passé, profonde et minutieuse, qui, à travers l’école, a puissamment gravé la mémoire des jeunes générations, dans la société allemande entière. Si le scandale du Stellevertreter a aidé l’Allemagne à sortir du refoulement et du silence, c’est un grand exploit qui a profité à la mémoire, à la vérité, mais aussi au théâtre.