1Deux scandales de théâtre marquent encore les bornes du romantisme français dans les histoires littéraires. Le premier, la bataille d’Hernani, présiderait à sa naissance en 1830. Le second sonnerait son glas, treize ans plus tard, en 1843 : la chute des Burgraves, prétendument « retentissante » – tel est l’épithète homérique qu’on croit devoir lui accoler. Quel est l’impensé de cette scansion par le scandale (ces deux noms relèvent d’une même racine indo-européenne, « monter », « gravir », scandale désignant ensuite une borne-témoin ou une pierre d’achoppement) ? Que cherche-t-on à dire du romantisme en présentant d’abord la création d’Hernani comme une bataille victorieuse équivalant à la conquête d’un sommet (la Comédie-Française), puis la création des Burgraves comme une chute dans le vide sur une pierre d’achoppement du haut de ce même Olympe ?
2En vérité, la carrière théâtrale de Victor Hugo1 connut d’autres scandales retentissants, et ces deux dates, 1830 et 1843, ont été construites rétrospectivement. Si Hugo homme de théâtre fut scandaleux, ce n’est peut-être pas dans les termes employés par l’histoire littéraire depuis le moment où ont été élaborés la légende de la bataille d’Hernani par les nostalgiques du romantisme, et le mythe de la chute des Burgraves par ses adversaires.
3On commencera par situer son théâtre dans une histoire longue du romantisme théâtral, où les dates marquantes ne donnent pas forcément lieu à des scandales, et où inversement d’autres scandales autrement retentissants n’ont pas été auréolés par l’histoire comme des crises marquantes. Puis on repérera dans la carrière de Hugo les événements qui, d’une manière ou d’une autre, ont fait scandale, en retenant six désordres publics médiatiquement orchestrés, où Hugo est ou bien victime de la censure, de cabales et de campagnes de presse, ou bien auteur de provocations calculées.
4 Il faudra pour ce faire établir des distinctions, les enjeux variant selon les types d’événements qui scandalisent et selon les bruits par lesquels le scandale se manifeste : la chute retentissante d’une pièce (qui transforme les trompettes de la renommée en cacophonie) ; une campagne de presse (qui crée ce bruit médiatique que nous appellerions aujourd’hui un buzz) ; une réaction publique de l’auteur contre des injustices dont il se sent victime (où l’on entend s’élever une voix protestataire ou accusatrice) ; le discours de l’histoire littéraire (qui orchestre l’événement au son des flons-flons et des tambours pour les besoins sensationnalistes du story-telling).
1. Pour une autre histoire du théâtre romantique en France
5Il y aurait en effet d’autres choix possibles pour scander le théâtre romantique français que les prétendus scandales de 1830 et 1843.
6En amont, on pourrait trouver dans des œuvres antérieures des caractéristiques que l’on applique habituellement au théâtre romantique français. Ainsi, on trouve dans le théâtre historique du XVIIIe siècle des héros plébéiens plus révolutionnaires que Ruy Blas2 ; les mélodrames de la Révolution française et de l’Empire pratiquent le mélange du comique et du tragique et la violence en scène ; dans Christophe Colomb (1809) de Népomucène Lemercier3, la rupture des unités de lieu et de temps provoqua un scandale tel que les bagarres dans la salle firent un mort, tandis qu’Hernani n’a tué personne. En 1827, l’événement, ce n’est pas la préface de Cromwell, mais le mélodrame Trente ans ou la vie d’un joueur de Victor Ducange, où triomphent Frédérick Lemaître et Marie Dorval, les deux futures vedettes du drame romantique, et où, quelques années avant Antony et Ruy Blas, le héros et le traître se confondent en un seul personnage ; en 1829, c’est un autre drame historique qui fait entrer victorieusement la camaraderie romantique à la Comédie-Française : Henri III et sa cour4,suivi quelques mois plus tard du More de Venise de Vigny5.
7On pourrait, en aval, trouver des œuvres ou des événements qui relèvent toujours du romantisme au théâtre, et qui ont défrayé la chronique : la création du Théâtre-Historique, en février 1847, avec La Reine Margot de Dumas6, qui fit sensation parce qu’elle durait neuf heures, un siècle avant Le Soulier de Satin ; le succès de scandale du mélodrame de Félix Pyat Le Chiffonnier de Paris (1847), où l’acteur Frédérick Lemaître, interprétant un gueux magnifique, sortait de sa hotte tout le rebut de la bonne société parisienne : billets doux frelatés, traites, adjudications, et jusqu’à la couronne de Louis-Philippe lors d’une reprise triomphale en février 1848 ; l’affaire politique suscitée par le drame historique Thermidor de Victorien Sardou en 1891, qui donnait de Robespierre une représentation peu flatteuse7 ; la création de Lorenzaccio en travesti par Sarah Bernhardt en 1896, date-phare du romantisme au théâtre, incompatible avec sa périodisation réduite à 1830-1843 ; tout comme l’éclatant succès de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, en1897, chef-d’œuvre qui n’est en aucun cas, comme on le dit encore, une résurgence anachronique du théâtre romantique, mais une de ses grandes dates8.
8On pourrait tout aussi bien valoriser, à l’intérieur de l’empan prétendu 1830-1843, d’autres œuvres qui ont davantage marqué les contemporains qu’Hernani ou Les Burgraves, et sont peut-être plus marquantes encore. Le théâtre de Dumas fit autant scandale que celui de Hugo, voire plus : Antony (1831), histoire d’un bâtard meurtrier de la femme qu’il aime, déchaîna les passions ; Dumas fut d’ailleurs pris comme cible dans la presse lors de l’affaire Lacenaire9, pour avoir, avec ce personnage, fait l’apologie du crime auprès de la jeunesse ; sa Tour de Nesle (1832) fit sensation, à cause de son immoralité (assassinat, parricide, infanticide, orgie et inceste), et remporta un succès durable dont témoignent, « à demi perdues dans l’ombre, les grosses couleurs de quatre estampes représentant quatre scènes de La Tour de Nesle », aux murs de l’auberge où descendent Emma et Léon dans Madame Bovary10.
9Quant au théâtre de Hugo, d’autres pièces qu’Hernani et Les Burgraves connurent une réception mouvementée dans la presse : Le Roi s’amuse, dont la chute devant un public horrifié par le grotesque fit grand bruit,et donna lieu, à la suite de son interdiction immédiate, à un procès médiatisé ; Lucrèce Borgia (1833), immense succès populaire au point que Hugo est porté en triomphe le soir de la première, mais conspuée par la presse conservatrice, qui trouve scandaleux son matérialisme, et le danger moral que constitue aux yeux de Gustave Planche la représentation d’« un monde sans providence et sans liberté, sans nation, sans nom, sans autel et sans loi11 ».
10L’année suivante, Robert Macaire (1834), parce qu’il stigmatise la société puritaine et bourgeoise de la monarchie de Juillet, remporte un succès sulfureux12 ; comme Antony, son personnage d’escroc sera accusé d’avoir accru la popularité de Lacenaire, d’être un « scandale » en soi, au sens des Pères de l’Église – c’est-à-dire une incitation au péché – et d’avoir une responsabilité dans l’attentat de Fieschi contre le roi en 1835 ; aussi tout personnage ressemblant à Robert Macaire sera-t-il traqué par la censure après son rétablissement en 183513, date phare, elle aussi, mais institutionnelle, que l’on n’enseigne donc pas. De même que l’on n’enseigne pas la date d’un scandale autrement plus retentissant que la prétendue chute des Burgraves, l’interdiction du Vautrin de Balzac (1840), parce que Frédérick Lemaître, dans le rôle-titre de l’escroc devenu chef de la police, s’était fait la tête de Louis-Philippe.
11Ayant montré que bien d’autres dates que 1830 et 1843 auraient pu être choisies comme événements marquants du romantisme théâtral français, examinons, dans l’ensemble de la carrière de Hugo, ce qui peut justifier sa réputation de dramaturge scandaleux.
2. Six scandales dont Hugo fut la victime ou l’artisan
12Le scandale, dans son cas, ne tient pas à l’invention ex nihilo d’une esthétique révolutionnaire, puisque ce n’est pas lui qui a inventé le mélange des genres, ni la violence sur scène, ni l’immoralisme, ni l’irrespect pour les grands, ni l’anti-providentialisme : il est certain que ces caractéristiques de son théâtre ont alimenté les critiques, la censure et les procès d’intention dont il a été victime, mais il n’était pas le seul, ni le premier à mettre en œuvre une esthétique de l’émotion forte qu’on trouvait déjà sur les scènes du mélodrame14. Ce n’est donc pas par l’invention de l’esthétique romantique qu’il a fait scandale.
13C’est par sa conception radicale de la liberté de création, qui outrepasse les usages institutionnels. Là où d’autres pratiqueraient l’autocensure préventive, Hugo joue avec le feu en poussant la censure dans ses retranchements. Là où d’autres accepteraient son verdict – souverain, la censure étant une institution parfaitement légitime –, Hugo, quand ce verdict lui est défavorable, le conteste et fait même publicité de sa contestation. Là où d’autres donneraient à chaque théâtre des ouvrages correspondant au répertoire que leur prescrit le système du privilège, Hugo brouille les repères génériques en proposant aux scènes des boulevards des mélodrames aux intrigues tragiques et à la Comédie-Française des tragédies aux intrigues mélodramatiques15. Là où d’autres composent avec les directeurs des théâtres pour négocier leurs droits d’auteurs, Hugo – anticipant, tel Alceste, le plaisir de perdre son procès –, les traîne en justice pour faire avancer la législation. Là où d’autres se concilieraient à l’avance la bienveillance des journaux au prix des compromissions que décrit Balzac dans Illusions perdues, Hugo reste incorruptible, au risque de subir une campagne de presse.
14On se propose de le montrer en s’appuyant sur six scandales liés au théâtre qui ont jalonné sa carrière théâtrale, en amont d’Hernani et en aval des Burgraves : sa protestation contre la censure de Marion de Lorme (1829) ; la « campagne » d’Hernani (1830) ; l’interdiction médiatisée du Roi s’amuse (1832) et le procès qui s’ensuivit ; la cabale des Burgraves (1843) ; la revendication de ses droits d’auteur sous le Second Empire ; la provocation du fauteuil vide au tricentenaire de Shakespeare (1864). Six scandales, six cas d’école.
Protestation contre la censure de Marion de Lorme (1829)
15Un premier cas d’école est le scandale au carré, voire au cube, c’est-à-dire sa transformation en « affaire » médiatique par le biais de la lettre ouverte.
16Un an avant Hernani – durant l’été 1829 –, c’est l’« affaire » Marion de Lorme, qui vaudra à Hugo une réputation d’intransigeance et de combativité. La pièce, reçue par acclamations à la Comédie-Française, avait ensuite été censurée, pour des raisons politiques : le roi Louis XIII y est représenté en souverain défaillant, plus préoccupé par la chasse que par les affaires de l’État, influencé par son bouffon, attendri par les pleurs d’une courtisane, démenti par le cardinal de Richelieu, qui annule la grâce royale accordée à deux condamnés à mort. Tandis que Charles X cherche à renforcer son autorité par de nombreuses mesures réactionnaires et liberticides, le censeur Brifaut interdit la pièce, pour éviter le risque de toute « application » de la figure défaillante de Louis XIII à celle du souverain régnant. Hugo n’en reste pas là : il demande à voir le ministre, puis le roi. Il proteste de sa bonne foi en affirmant qu’« il n’était pas dans son caractère de souffleter un roi vivant sur la joue d’un roi mort16 ». En vain. On lui propose pour calmer son indignation le triplement de la pension qu’il touche depuis ses Odes monarchistes(1822). Dans sa réponse écrite, non seulement il refuse l’offre, mais il se déclare offensé par cette tentative de compromission, et rappelle qu’il avait demandé que sa pièce fût jouée, rien de plus, puis il laisse son ami Sainte-Beuve diffuser cette protestation dans la presse17.
17On voit comment fonctionne ici le montage du scandale, et quelle part active Hugo y prend. Ce n’est pas sa pièce qui est scandaleuse : elle n’a pas le temps de l’être, puisqu’elle est censurée et n’est donc pas montrée au public ; créée deux ans plus tard, en 1831, à la Porte-Saint-Martin, elle ne choquera guère et ne sera perçue ni comme immorale, ni comme une attaque contre les Bourbons entre-temps déchus. Ce qui, selon Hugo, est scandaleux (inadmissible, inique, contraire à la liberté d’expression), c’est qu’elle ait été censurée. La dénonciation de ce scandale dans la presse transforme celui-ci en « affaire ».
Campagne d’Hernani (1830)
18Un deuxième cas d’école est le scandale autoréalisateur, annoncé et de ce fait créé par une campagne de presse. C’est la « bataille » d’Hernani, plus justement qualifiée par Evelyn Blewer de « campagne18 ». Contrairement à ce que l’on continue de raconter aux élèves éberlués, la pièce elle-même ne contient à vrai dire que bien peu de provocations : tous les personnages y sont nobles et héroïques, et il y a peu de grotesque. La bataille, Hugo ne l’a pas provoquée. Il l’a subie, au terme d’une « campagne » qui a duré de longs mois en amont et en aval de la première.
19En amont : plusieurs semaines avant la première, le censeur Brifaut fait fuiter des vers et le résumé de l’intrigue, si bien qu’une revue de fin d’année de décembre 1829 peut déjà parodier la pièce deux mois avant sa création19 ; les journaux sortent de faux vers ridicules mêlés à des vrais, pour discréditer d’avance la pièce afin d’en programmer la chute ; le journal libéral Le National propose son aide à Hugo pour le soutenir dans la campagne de dénigrement dont il est la victime, à condition qu’il se déclare ouvertement de son bord : Hugo refuse cette nouvelle compromission (sollicitée cette fois par le camp adverse).
20Le 25 février 1830, jour de la première, il y a effectivement « bataille ». Mais la première est une victoire assez facilement acquise, notamment grâce à la présence de la claque privée de Hugo, organisée en « escouades ». Les amis ne revenant pas tous les soirs qui suivirent pendant le printemps 1830, et la campagne de presse ne désarmant pas, la suite des représentations est très contrastée. Aux deux représentations suivantes, l’ouvrage,d’après le témoignage de l’acteur Joanny dans son journal, est « vigoureusement attaqué et vigoureusement défendu20 ».La cabale se déchaîne à la quatrième représentation, et l’on en vient aux mains. Hugo note dans son journal :
Le public siffle tous les soirs tous les vers ; c’est un rare vacarme, le parterre hue, les loges éclatent de rire. Les comédiens sont décontenancés et hostiles ; la plupart se moquent de ce qu’ils ont à dire. La presse a été à peu près unanime et continue tous les matins de railler la pièce et l’auteur. Si j’entre dans un cabinet de lecture, je ne puis prendre un journal sans y lire : « Absurde comme Hernani ; monstrueux comme Hernani ; niais, faux, ampoulé, prétentieux, extravagant et amphigourique comme Hernani. » Si je vais au théâtre pendant la représentation, je vois à chaque instant, dans les corridors où je me hasarde, des spectateurs sortir de leur loge et en jeter la porte avec indignation.21
21Et pourtant la salle est toujours pleine ! Ce paradoxe rend Joanny perplexe : « Il y a dans ceci quelque chose qui implique contradiction ; si la pièce est si mauvaise, pourquoi y vient-on ? Si l’on y vient avec tant d’empressement, pourquoi la siffle-t-on ?…22 ».Anne Ubersfeld élucide ce paradoxe : selon elle la campagne d’Hernani entérine autant qu’elle l’annonce une révolution du goût23.
Chute médiatisée, interdiction et procès du Roi s’amuse (1832)
22Un troisième cas de figure est le scandale transformé en « affaire » par sa judiciarisation. Deux ans après Hernani, la chute du Roi s’amuse fait grand bruit. Cette fois-ci, le scandale est dans le sujet même de la pièce : elle représente un des plus grands rois de France, François Ier, en soudard violeur de la fille de son bouffon, lequel, en voulant se venger du roi, cause involontairement la mort de son enfant. Contrairement à Hernani, dont la tonalité principale et le registre sont élevés, cette nouvelle tragédie en 5 actes et en vers déploie une importante quantité de grotesque, intolérable pour le public de la Comédie-Française, et déclenche un tollé général parmi le Tout-Paris. Le tumulte est telque la police suspend les représentationspour trouble à l’ordre public. Ce motif affiché en cache un autre, politique : la charge de Hugo contre l’immoralité de la cour et l’attaque de la personne royale ont choqué en haut-lieu.
23Ce genre d’interdiction postérieure à la première par mesure de police était légal en cette période (1830-1835) où la censure préalable est abolie.Hugo ne peut que s’y soumettre.Mais il dénonce l’ingérence du pouvoir dans les affaires artistiques en portant l’affaire devant le Tribunal de Commerce : se retournant contre le Théâtre-Français, il lui intente un procèsqu’il est certain de perdre, puisque le directeur Jouslin de la Salle ne saurait être tenu responsable d’une mesure dont il est lui-même la victime. Le but de Hugo est de faire scandale, non par sa pièce, mais par la dénonciation de son interdiction. Prenant les devants, il fait paraître, quelques jours avant le procès, l’édition du Roi s’amuse, dans la préface de laquelleil appelle l’opinion à épouser son combat pour la liberté.Le jour des plaidoiries, devant une foule compacte qui déborde sur le parvis du Tribunal, Hugo crée la sensation en prenant la parole lui-même après son avocat, contrairement à l’usage : il lit son discours, préalablement recopié par ses amis pour en fournir une version exacte aux journaux – et éviter ainsi sa déformation médiatique.Dénonçant l’hypocrisie du gouvernement, il s’exclame, dans une intuition prophétique :« Aujourd’hui on me fait prendre ma liberté de poète par un censeur, demain on me fera prendre ma liberté de citoyen par un gendarme ; aujourd’hui on me bannit du théâtre, demain on me bannira du pays ; aujourd’hui on me bâillonne, demain on me déportera24. »Deux semaines plus tard, le Tribunal de Commerce, au lieu de statuer, se déclare incompétent en matière administrative.Renonçant à faire appel, Hugo abandonne le combat juridique, mais poursuit le combat médiatique : dans une lettre ouverte insolente, il renonce à la pension royale de 2000 francs qu’il touchait depuis dix ans25.
24Comme pour Marion de Lorme, on observe ici un mécanisme connu, la réversibilité dialectique du scandale, qui le transforme en affaire : Hugo ne cherche pas à provoquer, mais les spectateurs ulcérés prennent l’œuvre qui les choque pour une provocation ; l’interdiction intervient pour mettre fin au scandale, mais elle est dénoncée par Hugo comme scandaleuse dans son principe même ; sa dénonciation publique, au procès puis dans la presse, fait à son tour scandale parce qu’elle contrevient aux usages.
Cabale des Burgraves (1843)
25Un quatrième cas de figure, la cabale, concerne la prétendue « chute » des Burgraves, qui ne sont pas le drame monstrueux qu’on décrit habituellement, et qui n’ont pas chuté (contrairement à Amy Robsart et au Roi s’amuse, sifflés par le public et aussitôt retirés de l’affiche). Il s’agit, en réalité, d’une cabale : Hugo ayant retiré son rôle à Mlle Maxime, qui peine à comprendre son personnage de la vieille Guanhumara, l’actrice dépossédée, furieuse, intente un procès à l’auteur, et monte avec ses amis une cabale qui réussit à se faire entendre certains soirs. L’accueil est donc mitigé, mais pas uniment hostile, comme l’attestent toutes les sources.
26La première, c’est le registre de la Comédie-Française, parfaitement fiable, où figure la mention « Succès contesté » : il n’y a aucune raison de remettre en cause cette mention, dans la mesure où le théâtre consigne tout aussi bien les chutes, et n’a aucun intérêt à se mentir, puisque l’administration veut précisément garder une trace fiable des réactions du public. Le soir de la première, Mlle Mars note d’ailleurs dans son journal, le 7 mars 1843 : « Je suis allée chercher ma loge aux Français. […] J’ai dîné avec Kouff et Alphonse. Nous sommes allés aux Burgraves, la pièce a réussi26. » Les registres indiquent que Les Burgraves ont connu trente-trois représentations (preuve irréfutable qu’ils n’ont pas chuté). La correspondance de Juliette Drouet à Victor Hugo montre elle aussi, tout comme l’étude du dossier de presse de l’époque, que la pièce a été appréciée très diversement selon les soirs, mais qu’elle n’a ni fait scandale, ni chuté27. Elle a simplement essuyé une cabale comme on en connaissait plusieurs par an à l’époque, qui n’ont pour autant pas acquis la place démesurée qu’on attribue à celle-ci dans l’histoire littéraire28.
Revendication de ses droits d’auteur sous le Second Empire
27L’avant-dernier cas de figure est la revendication corporatiste (nous dirions, aujourd’hui, syndicale). Pendant l’exil, quelques mois après le coup d’État, les pièces de Hugo ne sont plus jouées en France. Il ne s’agit pas d’une censure officielle, mais, dans le sillage de l’interdiction de publier ses œuvres sur le territoire jusqu’en 1856, d’une autocensure des directeurs, redoutant la sévérité des préfets. Le Théâtre-Italienen profite pour programmer des opéras adaptés de son œuvre, où le public, privé de celle-ci, accourt29. Au début, il continue, comme avant, de verser à Hugo 10 % des recettes à chaque fois qu’il donne Lucrezia Borgia de Donizetti ou Ernani de Verdi. Mais il propose ensuite (1854) à Hugo de lui verser un fixe assez modique, ce qui revient à de l’escroquerie. Hugo refusant ce marché de dupes, le Théâtre-Italien joue Ernani sans lui plus rien verser, puis Rigoletto (1856). Hugo intentera deux procès qu’il ne peut que perdre, n’y étant pas présent, contre une justice à la botte du pouvoir qui l’a exilé : une première fois (pour Ernani) le Tribunal prononce qu’il y a prescription (Hugo n’ayant pas demandé de droits au moment de la publication du livret de Piave) ; une seconde fois, pour Rigoletto, l’opéra est joué « Par Ordre » (1857) quelques jours avant un procès qui ne sert donc à rien directement pour Hugo, et aboutira lui aussi à la prescription, toujours pour la même raison. Mais cette série de procès permet à Hugo, à Verdi – lui aussi perdant dans l’affaire – et enfin à la Commission des auteurs dramatiques de dénoncer le scandale de la spoliation des dramaturges et compositeurs par les directeurs de théâtre, et d’obtenir gain de cause plus tard, en 1865, quand le Théâtre-Lyrique signe un accord avec elle.
Provocation du fauteuil vide au tricentenaire de Shakespeare (1864)
28Le dernier cas de figure est celui du scandale par provocation. Hugo, qui n’est pas joué sur les scènes du Second Empire, se prête à la mise en scène de cette absence lors des célébrations françaises du tricentenaire de la naissance de Shakespeare, en 1864. Son clan, créateur d’un Comité Shakespeare en France, organise dans ce cadre un banquet prévu le 23 avril à Paris. Hugo, resté en exil volontaire après la loi d’amnistie de 1859, est censé le présider in absentia. Cette présidence fantôme vaut manifestation de propagande républicaine. Annoncée par voie de presse, la provocation du fauteuil vide entraîne l’interdiction du banquet. Faisant mine de n’en avoir pas reçu la signification officielle, Hugo fait publier une lettre ouverte où il dit accepter la présidence qu’on lui offre et fait l’éloge de la liberté et de la suprématie du génie artistique, largement supérieure à celle des autres grands hommes (politiques ou militaires)30. Baudelaire, dans un article anonyme publié dans Le Figaro, ne manquera pas de dauber sur cette récupération « socialiste » de Shakespeare31.
29Tel est le seul exemple qu’on puisse donner, dans la carrière de Hugo (et encore n’est-il ici question de théâtre qu’indirectement, et pas du sien), d’un scandale délibérément provoqué.
3. Hugo scandaleux : à quoi sert ce cliché ?
30Cette taxinomie (contestation, médiatisation, campagne, judiciarisation, cabale, revendication, provocation) des principaux types de scandales de théâtre auxquels le nom de Hugo a été associé aide à déconstruire le cliché d’un Hugo scandaleux qui a longtemps prévalu dans une histoire mythifiée du romantisme français reposant sur trois piliers.
31Le premier est la survalorisation de la campagne d’Hernani. Loin de nous l’idée de nier qu’elle ait existé, ni qu’elle ait été spectaculaire : Hugo et ses amis s’y sont battus comme des lions ; la campagne de presse a été très agressive ; le chahut des séances du printemps qui ont suivi les premières représentations était indescriptible ; les romantiques eux-mêmes ont magnifié cette bataille et l’ont érigée en souvenir héroïque. Mais, à la vérité, il y eut bien d’autres scandales tout aussi bruyants qu’elle à la même époque et Hugo écrit une tragédie en cinq actes et en vers d’une forme encore très régulière, sauf pour ce qui concerne les unités qui étaient déjà malmenées sur les théâtres parisiens depuis une trentaine d’années.
32Le deuxième pilier est le mythe de la chute des Burgraves. Né entre les deux guerres de 1870 et de 1914 dans les manuels scolaires et les histoires littéraires de la IIIe République32, il eut alors pour fonction de dissuader les professeurs et les élèves de s’adonner au plaisir délétère de lire une littérature romantique jugée décadente, car venue de l’étranger ; pour rendre crédible cette entreprise de dissuasion, il fallait prouver que le romantisme avait échoué, et faire passer l’arrêt temporaire de la publication par Hugo en 1843 pour un arrêt de l’écriture, et ce prétendu arrêt de l’écriture comme l’aveu d’un échec. Hugo arrête certes de publier, pendant dix ans, et non pas d’écrire, puisque de 1845 à 1848 il conçoit une première version des Misérables et compose maints poèmes dont beaucoup se retrouveront en 1856 dans Les Contemplations ; quant au théâtre, genre par nature voué à une exposition au public, son écriture devient pour un temps inconcevable. Mais la cause de ce renoncement à la fois momentané et durable, total mais pas définitif, n’est en rien la réception en demi-teinte des Burgraves. C’est la mort de sa fille Léopoldine, jeune mariée, accidentellement noyée dans la Seine le 4 septembre 1843. Ce traumatisme privé n’a évidemment aucune influence sur les autres écrivains romantiques. Dumas continue à écrire pour la scène de son temps.Musset connaît le succès à la Comédie-Française à partir de 1847 jusque sous le Second Empire.George Sand écrira une trentaine de pièces entre 1840 et 1872. Et parallèlement à d’autres genres et tonalités comiques et dramatiques, l’on continue d’écrire des drames romantiques sans discontinuer, tous les ans, jusqu’à Cyrano de Bergerac33.
33Le troisième pilier est la lecture au premier degré de « Réponse à un acte d’accusation », « Suite » et « Quelques mots à un autre », trois poèmes des Contemplations qu’on utilise pour faire dire à Hugo sa prétendue détestation de la littérature classique. Ce contresens de lecture consiste à extraire quelques vers de leur contexte, et à comprendre au premier degré des discours formulés sur le ton de l’auto-ironie par un « je » provocateur se représentant lui-même sous les traits d’un terroriste révolutionnaire sanguinaire venu ravager sauvagement la littérature du Grand siècle. Or, quand on lit ces poèmes attentivement, on s’aperçoit qu’il s’agit d’épopées burlesques, où Hugo assume une inventivité lexicale et syntaxique, une liberté de ton et d’inspiration qu’il déclare précisément partager avec les grands auteurs du XVIIe siècle ! À aucun moment, dans l’ensemble de son œuvre, il ne dit les combattre…
34Surdéterminer la production hugolienne dans l’histoire du drame romantique en prenant des scandales ou prétendus tels comme terminus a quo et comme terminus ad quem du mouvement fausse la réalité dans le but de nuire à la réputation de ce répertoire : en prenant au sérieux les trois poèmes épico-burlesques des Contemplations, on caricature le romantisme comme un mouvement hostile à la littérature classique elle-même, alors qu’il fut hostile à un classicisme contemporain, celui de la critique conservatrice qui est déjà, par nature, un antiromantisme ; on prend 1830 pour fixer une date la plus tardive possible aux débuts du romantisme, afin d’en raccourcir l’empan en amont; en dramatisant la création contrastée des Burgraves, et en confondant l’arrêt momentané de la publication par Hugo après 1843 – motivé par des raisons purement privées –, avec un reniement collectif du romantisme, on écourte artificiellement la durée du mouvement, donc son influence, et surtout, on présente sa chute comme une bonne leçon de la providence, qui mit ainsi fin à un courant de pensée délétère car venu de l’étranger et démoralisant.
35Dans tous les cas, on définit le romantisme uniquement à partir de la figure de Hugo, à qui l’on attribue lerôle apparemment flatteur – mais en réalité ridicule – de « mage » charismatique, celui d’un chef de troupe qui aurait entraîné tout le mouvement dans sa consécration, en 1830, mais aussi dans sa chute, en 1843. Un Hugo scandaleux, grossier, mégalomane et m’as-tu-vu, soucieux principalement d’assurer sa publicité. Mais on pourrait tout aussi bien renoncer à cette scansion antiromantique du romantisme par le scandale qui personnalise l’événement, et montrer que toutes les fois où Hugo a voulu faire scandale, c’est afin de militer pour la liberté d’expression, contre la censure arbitraire, pour le respect des droits d’auteur dans le marché de l’art théâtral et contre la récupération des artistes par le pouvoir politique. À chaque fois, il savait sa propre cause perdue. Il ne cherchait donc pas à se faire une place au soleil, à la foire aux vanités ni sur le grand marché des prébendes. Les scandales qu’il a voulus relevaient d’une lutte politique et sociale dépassant ses intérêts propres, pour des effets durables, raison pour laquelle on cite encore de nos jours les protestations, plaidoiries, discours et lettres ouvertes auxquels ils ont donné lieu.