De la polémique au scandale : théâtre et émergence de l’espace public en Allemagne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle
1De la seconde querelle du théâtre de Hambourg (1768-1770), qui reste à l’état de polémique, au scandale proprement dit provoqué par Les Cocardes d’Iffland (1791), en passant par deux cabales contre des acteurs, nous verrons comment, dans l’espace germanique, le théâtre se fait plus politique, et comment les réactions aux représentations évoluent, dans leur forme mais aussi dans les sujets abordés. Cette comparaison permettra de mettre en lumière les rapports entre la constitution de l’espace public et l’évolution du rôle de la scène.
I. La seconde querelle du théâtre de Hambourg, une polémique socio-littéraire (1768-1770)
2La première querelle du théâtre avait été déclenchée par l’ouverture de l’opéra en 1678, et avait divisé le clergé protestant de Hambourg en deux camps, les opposants aux spectacles en général et les partisans d’un divertissement décent. Elle se solda par une interdiction des opéras en 1686, que les autorités de la ville levèrent cependant deux ans plus tard1. La seconde querelle de 1768 est bien différente, mais débouche elle aussi sur un discours théologique sur les spectacles. Le déclencheur en est une comédie anonyme, Le Duel, représentée sur la scène du théâtre national de Hambourg en 17682. La représentation se déroule sans incident, mais la pièce est ensuite publiée dans un recueil intitulé Nouvelles Comédies, et c’est une recension de cet ouvrage dans la Bibliothèque allemande qui met le feu aux poudres. Christian Adolf Klotz, éminent critique de l’époque, y estime que ces comédies sont loin d’être exceptionnelles, mais que la grande nouveauté, c’est la profession de l’auteur du Duel, un pasteur, Johann Ludwig Schlosser. Ce dernier l’avait rédigée lorsqu’il n’était encore qu’étudiant, et il avait autorisé sa représentation et sa publication à condition que son nom ne soit pas révélé. Or, le voilà exposé au grand jour par Klotz, dans un journal à très large diffusion. Qui plus est, le critique le félicite d’avoir eu le courage d’emprunter un chemin que la plupart de ses confrères considèrent comme « la voie royale qui mène à l’Enfer », glissant cette remarque volontairement provocatrice à l’encontre des autorités luthériennes :
Cela mettrait le Ministère de Hambourg hors de lui s’il apprenait que l’un de ses membres s’est laissé ainsi aveuglé par l’Ennemi. Mais d’autres le lui ont déjà dit, ils lui ont même dit le nom de l’auteur (Schlosser), sans doute parce qu’ils lui supposaient assez de bon sens pour ne pas se rendre ridicule par ses foudres.3
3Mais pour s’être ainsi livré à des « ouvrages du Diable », Klotz prophétise que Schlosser « sera encore à l’avenir un martyr des préjugés »4. Prophétie auto-réalisatrice, puisque ce sont justement les formulations de Klotz qui dévoilent l’identité de l’auteur et déclenchent les attaques de Johann Melchior Goeze5. Ce pasteur orthodoxe réagit vivement pour deux raisons : d’une part, la forme de la pointe est à ses yeux inadmissible car elle ridiculise les hommes d’Église en les présentant comme des hystériques prompts à enrager, d’autre part, il connaît fort bien Schlosser, avec lequel il entretient des liens d’amitié, et se sent sans doute personnellement blessé ou du moins déçu par cet homme qu’il estimait. Le 30 décembre 1768, il publie dans un périodique concurrent, les Nouvelles hambourgeoises du monde savant, une lettre anonyme au ton ironique, voire sarcastique, dans lequel il fustige en particulier le vain désir de gloire de Schlosser. Les réactions dans les autres journaux de Hambourg sont assez négatives, et Goeze publie un second texte le 27 janvier 1769, censé nuancer son propos : la forme est certes atténuée, mais il ne revient pas sur le fond des attaques6. Les choses s’enveniment, Schlosser considérant que ces libelles portent atteinte à son honneur, à la fois personnel et professionnel. Il fait appel à un avocat et entame une procédure pour découvrir le nom de l’auteur et obtenir réparation. Sur l’entremise d’un tiers bienveillant et pacificateur, Goeze envoie alors une lettre d’excuses à Schlosser, qui les accepte. L’affaire aurait pu en rester là si un ami bien intentionné de Schlosser, Johann Heinrich Vincent Nölting, ne s’était avisé de publier une brochure qui relance la querelle : Défense du Pasteur Schlosser contre une attaque dont il fut l’objet dans la 102ème livraison des Nouvelles hambourgeoises du monde savant de l’année passée7. À cet écrit répond un certain Buchenröder, dans un Modeste examen de la défense de M. Nölting8. Lequel réplique à son tour par un Complément à la défense du Pasteur Schlosser9. Le 23 mars, un journal avance le nom de Goeze, qui se décide à sortir officiellement de l’anonymat en août 1769, par la publication d’une longue Étude théologique sur la moralité de la scène allemande actuelle10. Le titre complet détaille les circonstances et les questions précises abordées, mais le champ est clairement élargi pour couvrir une question plus générale et d’une grande actualité. Dans le contexte tendu de la querelle, Goeze annonce d’emblée dans la préface quelle sera son attitude en cas d’attaques contre lui. Pour ce qui est des « libellistes » des journaux, il les ignorera, car ils ne méritent aucune considération, et en bon chrétien, il priera pour eux comme Jésus a prié pour ses bourreaux. En revanche, pour les confrères qui s’aviseraient de contester ses positions théologiques, il promet de porter l’affaire devant les autorités religieuses compétentes afin d’obtenir leur jugement en la matière11. À aucun moment, Goeze ne s’adresse réellement au public, terme qu’il n’utilise pas. Il ne parle que des lecteurs de son traité. Il méprise les périodiques, et par conséquent aussi ceux qui les lisent, et se place sur le terrain de la controverse théologique, limitant son audience aux savants. Mais l’ouvrage dépasse cette audience restreinte par les réactions qu’il provoque. À commencer par celle de Schlosser, qui voit là une poursuite de l’entreprise de diffamation de Goeze, en complète contradiction avec la lettre pacificatrice qu’il lui avait adressée. Il répond donc dans un opuscule de soixante-deux pages, Nouvelles adressées au public à propos de l’étude théologique du Pasteur Goeze sur la moralité de la scène allemande actuelle. Le public évoqué ici n’est pas celui du théâtre, mais celui des savants et hommes de lettres ayant lu Goeze12. Au vu des attaques personnelles dont il fait l’objet, Schlosser s’estime contraint de prendre sa propre défense et d’exposer en détail toutes les circonstances. Il entend prouver son innocence et sa volonté de conciliation, étant prêt à régler le différend « sans provoquer d’émoi public ». Il impute ainsi à Goeze la responsabilité des dérives polémiques. La seconde partie de son opuscule est consacrée à une réfutation des positions du pasteur, qui s’étend sur une quarantaine de pages.
4Dans son étude, Goeze s’attache à deux questions. La première, directement liée au contexte de la querelle, est de savoir si un prédicateur a le droit de fréquenter le théâtre, d’écrire, de faire représenter et imprimer des pièces. La seconde, plus générale, est de savoir si l’on peut effectivement vanter les mérites de la scène comme un temple de la vertu et une école des nobles sentiments et des bonnes mœurs, comme ses ardents défenseurs le font alors – en particulier Johann Friedrich Löwen, le nouveau directeur du théâtre national de Hambourg. Goeze reconnaît que certaines pièces peuvent justifier leur point de vue, mais il observe qu’elles se noient dans un flot de comédies indignes, qu’elles sont toujours accompagnées d’un Nachspiel (petite pièce comique) et de ballets, et que l’effet produit par le spectacle est en réalité bien loin de celui escompté. Il s’attaque également à la plaisanterie raffinée, soulignant que délicatesse et polissage des mœurs ne sont pas synonymes de moralité, et que l’Arlequin policé n’est qu’un avatar du bouffon traditionnel, encore plus dangereux car plus séduisant. La scène purifiée est ainsi dénoncée comme une vue de l’esprit : le théâtre reste une œuvre du diable – un scandale au sens étymologique du terme13 – et les chrétiens doivent s’en tenir éloignés. Pour mieux prouver ce qu’il avance, Goeze ne réclame pas, comme d’autres, l’interdiction des spectacles, mais ébauche son propre projet de scène véritablement idéale. Il prévoit l’élimination de toutes les pièces amorales, indignes ou même simplement purement divertissantes – car elles représentent une perte de temps et d’argent – la constitution d’une commission d’hommes sages et pieux pour juger des nouvelles pièces, une surveillance étroite des mœurs des acteurs et actrices, et enfin la suppression des représentations quotidiennes, qui sont une perte de temps inutile. Goeze sait pertinemment que ce programme est utopique. En réalité, il poursuit deux objectifs dans cet essai : discréditer le théâtre national de Hambourg en montrant qu’il n’a rien du temple des bonnes mœurs qu’il prétend être, et démontrer l’impossibilité même d’une scène parfaitement vertueuse, au vu de ces conditions irréalisables. Il faut également souligner les points communs entre cet ennemi du théâtre et les théoriciens du théâtre national purifié. Ils partagent l’idée que la scène est une chose trop sérieuse pour être laissée aux mains des gens de théâtre : si les troupes dépendent financièrement des revenus des représentations, il n’y a aucune moralité à espérer, car le public ne veut qu’être diverti, les pièces doivent être choisies par des gens éclairés – ce qui s’apparente à une forme de censure – et la moralité des acteurs et actrices doit être strictement surveillée14. Ce dialogue entre les deux parties illustre parfaitement le rapport productif et l’interpénétration des discours pro et anti-théâtre, qui se répondent et se fécondent mutuellement, les mouvements de réformes théâtrales naissant souvent des critiques sur le théâtre15.
5Schlosser n’est pas le seul à réagir au traité de Goeze : Nölting publie une Seconde défense du Pasteur Schlosser dans laquelle l’étude sur la moralité de la scène allemande actuelle est accompagnée de remarques16, publication elle-même suivie d’un Complément à la seconde défense du Pasteur Schlosser publiée par M. le professeur Nölting, rédigé par un pasteur de Lübeck, Peter Hermann Becker. Ce dernier opuscule n’est à nouveau qu’une justification personnelle, qui doit « présenter au monde » les circonstances exactes dans lesquelles Nölting a eu sous les yeux une lettre que Goeze avait adressée à Becker17. L’auteur se défend d’avoir trahi la confiance de son correspondant et entend sauver son honneur et sa réputation, mais ne prend aucunement position sur le fond, appelant de ses vœux la fin d’une « querelle fâcheuse qui ne produit que de l’amertume18 ». Goeze se tourne comme il l’avait promis vers les autorités savantes et obtient un jugement favorable de l’Université de Göttingen, qu’il fait publier19. Il poursuit par ailleurs la polémique dans un de ses sermons, où il fustige les personnes qui assistent aux offices religieux comme à un spectacle et appelle « comédiens de chaire » ceux qui, « par leur exposé esthétique de la morale, font du sermon une tragédie, et de la chaire une scène20 ». Le Sénat de Hambourg met un terme à la querelle le 23 novembre 1769, en imposant le silence aux deux parties.
6Le caractère très personnel de cet épisode est frappant : déclenchée à l’origine par la susceptibilité de Goeze, l’affaire est ensuite entretenue par les sentiments d’honneur froissé des personnes impliquées. L’espace public joue un rôle d’amplification, où l’attaque ad hominem est à la fois pratiquée et dénoncée, mais on ne peut pas parler de « grave affaire qui émeut l’opinion publique21 ». C’est une querelle qui agite la République des lettres bien plus que le public au sens large : les écrits dans lesquels le débat a lieu s’inscrivent dans la lignée des publications des sociétés et des journaux du monde savant, qui ont connu une grande expansion au XVIIIe siècle22. Par ailleurs, les acteurs de la polémique sont en grande partie extérieurs au monde du théâtre. On a donc affaire à un débat consécutif à la représentation, à l’instar du Cid ou de L’École de femmes, où le désaccord passe par l’imprimé, mais ne porte ici que sur les mœurs et non sur les formes poétiques. Enfin, sans être réellement préparée, il est évident que la polémique était prévisible : l’auteur avait réclamé l’anonymat justement pour s’en protéger, et il y a bien eu une forme de provocation de la part du critique Klotz, puis à la fois surenchère et tentatives de conciliation.
II. Les cabales hambourgeoises contre Dorothea Ackermann (1774) et Franz Anton Zuccarini (1787) : quand la vie privée investit le théâtre
7Si les spectateurs ne jouent aucun rôle en 1768, il en va autrement quelques années plus tard avec le scandale qui entoure l’actrice Dorothea Ackermann en 1774, toujours à Hambourg. Les actrices partageaient avec leurs collègues masculins l’appartenance à un groupe social marginalisé, mais subissaient en outre les accusations, parfois justifiées, de prostitution et d’immoralité. Elles cristallisent les inquiétudes face au théâtre et les craintes d’une menace pour les bonnes mœurs. D’un autre côté, elles incarnent sur scène des héroïnes ayant valeur de modèles pour les spectateurs, ce qui leur confère une aura particulière. À la fois admirées et suspectes – voire méprisées –, les actrices se trouvent dans une situation délicate. Par ailleurs, on ne distingue pas encore caractère privé et qualité du jeu : les actrices sont toujours jugées à la fois pour leur performance et pour leur moralité23. Consciente de cette situation, la famille du directeur de troupe Konrad Ernst Ackermann adopte des règles de comportement strictes, qui marquent une forte volonté de respectabilité et d’assimilation à la bourgeoisie.
8Cette ambition semble se réaliser lorsqu’en 1773, le juriste Johann Arnold Heise s’éprend de Dorothea Ackermann et l’estime suffisamment digne de lui pour lui demander sa main. Mais la jeune fille refuse, souhaitant faire un mariage d’amour. L’amant éconduit harcèle alors l’actrice et sa famille par de nombreuses lettres, sans succès. La correspondance inclut Charlotte, la sœur de Dorothea, qui tente elle aussi d’apaiser le prétendant. Mais l’affront est terrible pour Heise, puisqu’il se voit rejeté par une femme d’un rang bien inférieur. Le dépit amoureux se double donc d’une humiliation sociale, et pour se venger, le jeune homme porte l’affaire devant le public. Il montre tout d’abord les lettres à ses amis, puis des poèmes contre l’actrice sont publiés dans les journaux, où elle est accusée d’orgueil, et pour finir, il organise une véritable cabale contre les deux sœurs24. Heise faisait partie d’un « petit groupe de savants » qui donnait le ton à Hambourg en matière de critique dramatique, et qui se met alors à siffler chacune des apparitions sur scène de Charlotte et Dorothea, refuse de les applaudir, critique ouvertement leurs performances et musèle le reste du public. Cette cabale dura presque un an, jusqu’au décès brutal de Charlotte le 10 mai 1775. La mort de l’actrice lui restitue tout le respect auquel elle a droit, elle devient une figure idéalisée dans les hommages qui lui sont rendus, et sa sœur n’est plus malmenée25.
9En 1787, une autre cabale à Hambourg témoigne de l’utilisation de l’espace public du théâtre dans des querelles privées impliquant les acteurs. Il s’agit cette fois de l’acteur Franz Anton Zuccarini, qui entretenait une liaison avec la nièce d’un marchand. Lorsque ce dernier découvre un billet doux dans lequel l’acteur déclare ne plus vouloir « tolérer plus longtemps la dureté de cet oncle grossier » et propose à la jeune fille de fuir, le marchand organise une cabale : il rassemble les « opposants et les rivaux » de Zuccarini pour la représentation du 15 mai 1787, celle du Père de famille. Les « rivaux » sont sans doute les autres prétendants éconduits de la nièce, mais peut-être aussi ceux d’autres jeunes filles, Zuccarini ayant une réputation de séducteur, et les « opposants » les bourgeois solidaires de l’oncle : tous estiment que leur honneur est bafoué par une personne d’un rang inférieur et ourdissent en représailles une humiliation publique, qui aurait été impossible à l’encontre d’un égal. Mais le projet est éventé, et un parti pro-Zuccarini se forme. On se prépare à l’affrontement (il est question de se munir de cannes-épées) et tout le monde achète ses billets, y compris les curieux en mal de sensations. Ce fameux soir du 15 mai, il n’y a pas de heurts violents, mais la représentation se déroule dans un tumulte extrême, les deux partis rivalisant de manifestations sonores dès que Zuccarini entre en scène. À la fin de l’acte II, le directeur Schröder propose même au public d’interrompre le spectacle. Mais les spectateurs refusent, voulant manifestement vider la querelle, devenue une affaire de pouvoir, de démonstration de force entre deux groupes, dont aucun ne réussit à s’imposer véritablement. Zuccarini s’adresse à un moment au public, le remerciant de sa bienveillance et promettant de la mériter par le zèle et l’application dans son art. Après cette soirée houleuse, il s’éloigne de la scène, pour revenir quelques semaines plus tard avec de légères excuses qui semblent suffire, puisqu’il est alors applaudi et que tout rentre dans l’ordre26.
10Cet épisode débouche sur une sorte de prise de conscience. En effet, deux opuscules publiés peu après condamnent fermement le procédé utilisé : le critique y rend hommage aux qualités du jeu de Zuccarini et fait une distinction claire entre l’acteur dans son rôle sur scène et le citoyen, qui, lui, doit rendre compte de ses actes aux autorités. Cette séparation entre vie privée et vie publique est nouvelle et témoigne d’une évolution certaine des mentalités27. Par ailleurs, la diffusion de l’information et son commentaire n’entrent plus dans la catégorie des nouvelles savantes, mais dans celle des nouvelles du monde des belles lettres, auxquelles des périodiques sont désormais entièrement consacrés. Dans le cas des deux opuscules, il s’agit d’un appel direct aux spectateurs eux-mêmes, et non à une audience plus savante.
11On a donc ici deux exemples d’instrumentalisation du théâtre comme lieu de rassemblement public et d’exposition de la personne des acteurs. L’espace du bâtiment se transforme en une sorte d’arène favorable à l’affrontement, et le temps de la représentation devient celui de l’exposition à l’insulte et au dénigrement, qui doivent détruire une réputation et venger publiquement un affront privé. Il y a bien scandale, au sens « du bruit, de l’éclat, de l’affront que l’on fait en public à quelqu’un28 ». Les enjeux esthétiques et politiques sont ici inexistants, seul le statut social de l’acteur est en cause, au-delà de l’aspect personnel de la querelle.
III. Les Cocardes d’Iffland, un scandale politico-théâtral (1791)
12Les Lumières allemandes sont soucieuses de respecter l’ordre établi et ne s’aventurent que très exceptionnellement sur le terrain de la contestation sociale, et encore moins politique. La Révolution française modifie cet état d’esprit et pousse les hommes de lettres à prendre position. Le théâtre devient alors un forum public sur lequel sont portées les questions contemporaines, ce qui constitue le prolongement politique de la conception de la scène comme institution morale. Il s’empare de l’actualité politique sensible et devient un lieu de cristallisation potentiellement explosif, car il fonctionne comme une incroyable caisse de résonnance, d’une part grâce à son pouvoir de large diffusion, comparé à l’écrit, d’autre part grâce à son pouvoir de séduction et sa capacité à enthousiasmer et à emporter l’adhésion. Le théâtre est un outil, pour ne pas dire une arme, propre à susciter les soulèvements populaires et à abattre les ennemis. Il suffit pour cela d’une salle pleine, d’une pièce bien conçue où le héros républicain déclame avec passion des maximes de liberté, et le cœur du public s’enflamme29. Inversement, le théâtre peut être investi par les ennemis de la révolution et devient le lieu de la condamnation de ces débordements.
13C’est ainsi que l’on voit fleurir les drames antirévolutionnaires dans l’espace germanique des années 1790-182030, dont LesCocardes font partie. Il s’agit d’une commande de l’Empereur Léopold II, qui voulait une pièce dirigée contre les « révolutions violentes ». Mais à la place du sujet historique proposé par l’Empereur, August Wilhelm Iffland choisit un sujet contemporain31, une révolte paysanne fomentée par deux agitateurs démagogues, un brasseur et un publiciste. Trois journaux relatent des incidents liés à une représentation des Cocardes à Leipzig le 14 octobre 1791. Le Journal du luxe et des modes explique que la pièce « n’a pas plu et a provoqué grand bruit dans le parterre32 ». Cet acharnement du parterre contre la pièce est attribué aux agissements de certains Germano-Français, c’est-à-dire à des partisans de la Révolution française. Le Journal de Vienne affirme que le drame a été sifflé et que le metteur en scène a même dû s’excuser auprès du public. Ce journal qui dénonce habituellement la contagion des idées révolutionnaires et leur tyrannie y voit donc une nouvelle preuve de l’intolérance des prorévolutionnaires et de leur influence croissante en Allemagne33. Mais le Journal théâtral de Hambourg propose une autre version, sans doute plus réaliste. Selon ce dernier, le directeur Opitz a hésité à mettre en scène une pièce montrant des paysans révoltés alors que venait d’éclater en Saxe des révolutions paysannes. C’est pourquoi il a pris la précaution de mettre en vente le texte à la caisse, mais peu de spectateurs l’on acheté et lu avant le spectacle. Dans l’ensemble, la représentation a été calme, les manifestations de mécontentement ont commencé à la fin du quatrième acte dans le parterre et surtout dans les loges du premier rang, mais la pièce a été jouée jusqu’au bout sans troubles majeurs. Il y a eu des applaudissements à la fin, mais surtout des coups sourds, expression du déplaisir du public. Le metteur en scène n’aurait cependant pas eu à s’excuser, et il aurait même été applaudi après avoir expliqué le choix de la pièce34. Bref, un accueil mitigé plutôt que franchement hostile, et des protestations qui ne sont pas le fait de la populace abreuvée d’idées démocratiques, mais plutôt des couches aisées et aristocratiques des loges, qui réagissent à la représentation sur scène d’une émotion populaire qui fait écho à l’actualité très récente du pays. On retrouve ici un des éléments identifiés comme une cause possible du scandale : le théâtre ne semble plus mettre à distance ce qui est représenté, mais il fait directement voir sans médiation symbolique, car l’événement est trop proche. Par ailleurs, on observe que la tentative de préparation du public, destinée à désamorcer le caractère explosif du sujet, a échoué et n’a donc pas pu prévenir le scandale35. Les réactions du public sont d’autant plus remarquables que les loges sont habituellement les moins enclines à se manifester : en effet, les aristocrates observent au théâtre la retenue qu’exige leur rang, l’expression publique des affects (positifs comme négatifs) étant considérée comme indécente. Traditionnellement, ils se contentent d’exprimer leur mécontentement par un ennui ou une indifférence ostentatoires36.
14Au-delà des réactions dans la salle, la pièce provoque également un vif débat dans les périodiques. Car avec Les Cocardes, Iffland a produit une œuvre de combat, une pièce au ton polémique qui présente des situations extrêmes et des personnage manichéens et caricaturaux. Les principes égalitaires de la Révolution sont poussés à leur paroxysme : au nom de la majorité qu’ils constituent, les paysans réclament le pouvoir ainsi que le partage des biens, au nom de l’égalité. Iffland associe dans son drame soulèvement populaire et velléités antipatriarcales au sein de la famille pour illustrer ses conceptions politiques, qui reposent entre autres sur l’analogie entre la structure de l’État et celle de la famille, le souverain étant le Landesvater, le pater familias de ses sujets (le père et le Prince sont deux figures interchangeables dans le discours). La dangerosité des idées révolutionnaires est mise en lumière par la destruction des liens familiaux qu’elles provoquent. L’ordre patriarcal et monarchique étant l’expression du droit naturel, la révolte est par conséquent un crime contre la nature. Le tableau final émouvant restaure le lien sacré entre le bon Prince et ses bons sujets, il réunit la famille de l’État, en excluant ceux qui ont fait le choix de la trahison.
Jürge – Eh bien, noble Seigneur, que Dieu nous pardonne de vous avoir causé du tourment ! Il pose doucement mais fermement le pied du Prince sur les cocardes. Toute la discorde est sous votre pied !
Le Prince étend ses mains au-dessus de tous – Mes enfants !
Jürge – Que Dieu garde notre bon Seigneur !
Tous dans un cri de joie – Que Dieu garde notre bon Seigneur ! – Ils restent ainsi dans ce groupe ; le rideau tombe.
15Les périodiques sont nombreux à commenter le drame d’Iffland, et presque tous soulignent la faiblesse dramatique de la pièce37. Mais ce qui fait couler le plus d’encre, c’est bien évidemment le sujet. Le critique Abraham Gotthelf Kästner identifie Les Cocardes comme le premier drame ouvertement politique du théâtre allemand38, et hormis le Nouveau Journal savant de Nuremberg39, tous s’insurgent contre la conception absolutiste de l’auteur. Le Journal littéraire général de l’Allemagne du Nord en particulier admet que l’intention politique est louable, et qu’il est légitime de dénoncer « les tristes conséquences de l’esprit de liberté sans frein de notre temps », mais critique la prise de position d’Iffland en faveur d’une monarchie de droit divin et son mépris des « justes exigences fondées sur les droits naturels sacrés et imprescriptibles de sujets opprimés ». Le ton devient polémique et pousse le raisonnement à son comble : si les droits du souverain sont inaliénables, et qu’il ne doit rendre compte qu’à Dieu, cela ne signifie-t-il pas qu’il peut tout se permettre, des procès contre les hommes des Lumières jusqu’à l’abus des jeunes filles, ses sujets étant ainsi livrés sans défense à son arbitraire en attendant le Jugement dernier40 ? Cette recension est également publiée dans les Bulletins de l’État, un journal politique à large diffusion publié par August Ludwig Schlözer41. Iffland réagit alors à ce qu’il considère comme de la diffamation, et sa réponse est insérée dans le numéro suivant42. Il y affirme que le dernier acte montre bien qu’il ne défend que les droits des souverains justes, et non ceux des despotes. Il maintient par ailleurs que les princes ont désormais conscience de leurs devoirs, et que dans les conditions actuelles, il est particulièrement dangereux d’échauffer les esprits, car toute critique contribuerait à la propagation des idées révolutionnaires, alimenterait l’agitation et attirerait sur l’Allemagne les mêmes malheurs que ceux qui dévastent la France. Mais Schlözer ne se contente pas de publier cette réponse, il la commente dans des notes, et réfute l’argumentation d’Iffland. En homme des Lumières, Schlözer ne peut accepter cette capitulation de l’esprit critique : il réaffirme avec force le principe de la discussion publique et relativise fortement le pouvoir de séduction des agitateurs révolutionnaires, qu’il compare aux charlatans. Le public les jugera de la même façon, il faut continuer à clamer ouvertement que le souverain a été créé par et pour le peuple, et qu’il doit lui rendre des comptes ici-bas sans craindre pour autant de révolution. Et Schlözer observe que ce principe s’applique aux savants et publicistes, mais que les dramaturges doivent se montrer bien plus circonspects, compte tenu de la puissance du média qu’ils utilisent : le savant n’agit que sur dix penseurs, le journaliste sur cent personnes cultivées, le dramaturge, en revanche, exerce son influence sur dix mille personnes du peuple43.
16On pourrait y voir un rapprochement avec Iffland, mais il s’agit en réalité d’un retournement complet de l’argumentation de ce dernier, puisque Schlözer souligne la responsabilité accrue du dramaturge, qui ne doit surtout pas « détruire en un acte, au profit du despotisme, ce que savants et journalistes ont tenté de construire pour le bien de l’humanité à longueur de paragraphes et de dissertations44 ».
17Les Cocardes sont donc un exemple de scandale associant, cette fois-ci, à la fois des incidents au théâtre lors d’une représentation et une vive discussion à l’extérieur, dans les périodiques, à laquelle participent l’auteur et de nombreux critiques. Cette dernière prend des allures de polémique, avec des positions tranchées et militantes, dues au parti pris initial d’Iffland, qui porte sur scène un débat politique contemporain et sensible, avec une forme d’excès qui irrite et provoque.
18Ce n’est qu’avec le développement des scènes permanentes des grandes villes allemandes que peut émerger une réelle interaction entre théâtre et société, qui est un des éléments constitutifs du scandale. Dans l’espace germanique, le théâtre ne devient une institution publique que timidement, à partir des années 1740, puis essentiellement dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Parallèlement, l’omniprésence des périodiques crée un espace de discussion et de critique qui crée progressivement l’opinionpublique45. Cette dernière fait un « usage public du raisonnement », de façon apolitique dans un premier temps : c’est une opinion publique savante, puis littéraire, constituée par les personnes privées analysant et critiquant les productions culturelles, parmi lesquelles le théâtre occupe une place grandissante46. « C’est au sein des institutions de la critique d’art, de la critique littéraire, théâtrale et musicale, que prend corps le jugement profane d’un public majeur ou en passe de le devenir47 ». La discussion ne se développe plus dans des traités et opuscules, mais dans les journaux, et les réflexions esthétiques, sociales et religieuses font place à des considérations beaucoup plus politiques, d’une actualité brûlante. Théâtre permanent, journaux et opinion publique, émergence de sujets politiques : les conditions nécessaires à l’émergence du scandale théâtral moderne sont désormais réunies.