Continuer la guerre par d’autres moyens : l’exemple des Paravents
1Le cas des Paravents de Jean Genet (1910-1986) est paradigmatique : c’est l’un des scandales les plus retentissants du xxe siècle et il concerne une pièce majeure qui, par un mélange de hardiesses esthétiques et idéologiques, a suscité des réactions violentes qui ont eu de larges répercussions dans la sphère publique.
2Avant d’explorer les mécanismes de ce scandale, je commencerai par un bref rappel des faits1. Amorcée dès les premiers troubles en Algérie, la gestation de la pièce a été très longue, et d’autant plus que Genet a longtemps hésité : il la publie en 1961, mais refuse de la faire jouer en France. Il accepte une création en Allemagne, en mai 1961, et finit par consentir, cinq ans plus tard, à ce que la pièce soit enfin montée à Paris, à l’Odéon. Il suit de près la mise en scène de Roger Blin, retouchant les dialogues au fil des répétitions, en intégrant des suggestions du metteur en scène et surtout de Maria Casarès, qui tient le rôle de la Mère.
3Le résultat est sidérant à plusieurs égards. On a retenu les provocations évidentes : les hardiesses idéologiques, la fulgurance d’un dialogue qui est complètement décalé et qui mêle scatologie, lyrisme échevelé et allusions politiques. On a oublié l’impression de sidération ressentie par des spectateurs médusés. Il est difficile, à cinquante ans de distance, de se rendre compte de l’effet produit par la multiplication des hardiesses. Hardiesse de la construction dramatique : la pièce est écartelée entre plusieurs plans de réalité (monde des vivants et monde des morts) et plusieurs périodes historiques (l’époque contemporaine et les années 1830). Hardiesse de la scénographie : une scène à étages, avec interpénétration des espaces. Hardiesse plastique des décors (en partie dessinés par les acteurs) et des costumes (Madeleine Renaud, dans le rôle de la tenancière de bordel, porte une perruque de plus d’un mètre de haut, lardée d’épingles à chapeau). L’ensemble aboutit à un scandale, qui est exemplaire à deux titres principaux : par sa dynamique et par son rapport au politique.
Une dynamique exemplaire et complexe
4Le scandale est en germe bien avant d’éclater et il se développe en plusieurs phases. C’est d’abord un scandale à la fois voulu et évité par l’auteur, ce qui est typique de l’ambivalence constitutive de Genet. Il pratique la rétention, refusant des années durant de faire jouer sa pièce, mais il est ravi d’être héroïsé : Bertrand Poirot-Delpech, dans un article remarquable de perspicacité qui est parmi les tout premiers comptes rendus, le compare à Baudelaire : le scandale des Paravents est un nouveau procès des Fleurs du Mal2. Malraux, dans son discours à l’assemblée, reprendra la comparaison, en ajoutant Goya3. C’est ensuite un scandale annoncé, car la presse dit nettement qu’on s’attendait à de vives réactions4 et, de fait, Jean-Louis Barrault écrit, pour les Cahiers Renaud-Barrault qui accompagnent la représentation, un texte intitulé « Scandale et provocation » et commande à Maurice de Gandillac de « Brèves notes préliminaires pour une métaphysique du scandale »5. C’est enfin un scandale confirmé, puisque la presse en prend acte et le désigne comme tel6.
5Le scandale prend, car il se répand – puisque, en vérité, il n’y a véritablement de scandale que quand l’indignation de quelques-uns gagne la sphère publique. Après avoir été dénoncé par la presse, il se concrétise dans la salle, avec jet de bouteilles, de boulons et de chaises, avec des spectateurs « militarisés » – élèves de Saint-Cyr et parachutistes – qui prennent d’assaut la scène, blessant un acteur et un machiniste7. Les événements sont relayés et suivis par les médias – presse, radio et télévision : Jean-Louis Barrault est interviewé sur le petit écran, le 3 mai, par Michel Droit, le journaliste qui est l’interlocuteur « officiel » du Général De Gaulle à la télévision, ce qui contribue à faire de ce tumulte une affaire d’État8. Les troubles débordent du théâtre et gagnent la rue : les représentations se font sous protection policière et une manifestation est organisée le 4 mai9. Le couronnement de toute l’affaire est que le Parlement est saisi à deux reprises. Le 5 mai, un député de la majorité, Christian Bonnet, pose deux questions écrites au sujet de la pièce. Le 26 octobre, nouveau débat à l’Assemblée, à l’occasion du vote du budget de la culture : la commission des finances opère « une réduction symbolique sur les crédits affectés au Théâtre de France pour protester contre la représentation d’une pièce jugée scandaleuse ». Le rapporteur du gouvernement, tout en désapprouvant fermement la pièce, demande que l’amendement soit rejeté. Christian Bonnet défend la réduction, en s’appuyant notamment sur la scène des pets dont il lit un passage. Le ministre de la culture, André Malraux, intervient alors et fait un plaidoyer contre la censure, où il compare Genet à Baudelaire. Christian Bonnet propose de réduire l’amputation du budget du théâtre au coût des Paravents. Malraux, au nom du gouvernement, repousse l’amendement. Un député communiste, Fernand Grenier, proteste contre l’amputation, c’est-à-dire contre la censure. Christian Bonnet retire alors son amendement puisque Fernand Grenier a politisé une affaire « qui n’a rien de politique10 ».
6Au fil des semaines et des mois, le scandale se développe donc, débordant toujours plus largement du théâtre, pour susciter des réactions dans un lieu hautement symbolique. Le processus se caractérise par un triple phénomène d’amplification, de polarisation et de déplacement. Amplification, car l’affaire fait de plus en plus de bruit, avec l’entrée en scène de groupes plus ou moins constitués et repérables : les classes de préparation à Saint-Cyr, les parachutistes, les associations d’anciens combattants d’Indochine et d’Algérie, les activistes politiques (Jean-Marie Le Pen se fait remarquer parmi les manifestants du 4 mai). Il y a aussi une très forte polarisation en deux camps, avec l’affirmation de valeurs (l’honneur de la France et de l’armée, contre la liberté d’expression – on ne parle pas encore de liberté de création) et production d’arguments. À côté des injures et des accusations de scatologie, les adversaires invoquent un argument économico-politique récurrent : il faut interdire au théâtre subventionné d’aller contre l’opinion du public. Cela prend, dans l’article de Minute (5 mai 1966) une forme caricaturalement poujadiste : nous sommes propriétaires du Théâtre de France11.
7La polémique, au fil du temps, a opéré un double déplacement. Institutionnel, tout d’abord : l’affaire a rapidement débordé vers l’instance politique, avec les questions au gouvernement posées, dès le début mai, par Christian Bonnet. Mais c’est aussi la cible qui s’est déplacée. Il est frappant que les attaques portent, finalement, moins sur Genet que sur Barrault et, à travers lui, Malraux. Le témoin exemplaire – parce que le plus hystérique – est l’article de Minute.
8La caricature placée en tête de l’article12 est déjà révélatrice, qui montre que les protagonistes principaux sont Malraux et Barrault, plus encore que Genet. Certes, celui-ci est dénoncé comme « pédéraste », voleur, déserteur et prostitué13, mais Barrault est accusé d’avoir été collaborateur (§ 15 sq.14) et à travers Barrault, c’est Malraux qui est visé, voire associé lui aussi au souvenir de la collaboration, Barrault l’appelant « mein Führer »15.
9L’indignation offusquée devant un lyrisme de l’ordure pourrait faire penser que la morale est un enjeu primordial, mais le débordement vers l’Assemblée et le déplacement des cibles attestent que la part du politique est essentielle.
Scandale et politique
10Même si Christian Bonnet renonce à amputer le budget du Théâtre de France dès lors qu’un député politise la question alors que c’est pour lui une « affaire de conscience » et non pas une « affaire politique16 », ce scandale est bien, à l’évidence, une affaire politique. C’est tout d’abord, globalement, une confrontation entre droite et gauche. C’est éclatant avec les réactions symétriques du Monde et du Figaro, publiées toutes deux le 23 avril17. Bertrand Poirot-Delpech – qui a sans doute médité le texte publié avant d’assister à la première – met le doigt sur les principaux enjeux de la pièce. Comparant Genet à Baudelaire, Shakespeare, Céline et Claudel, il voit dans la pièce une dénonciation de « l’hypocrisie des sociétés et de l’empire sacré du Mal » et trouve « une innocence profonde dans cette exaltation rageuse de la misère humaine18 ». Il ne recule pas devant le lyrisme pour donner une idée de cette « réussite totale » :
D’un coup d’œil les symboles les plus secrets apparaissent comme des évidences. La terre maudite exhale sa puanteur sous les relents de roseraie. Les armées campent leurs rêves déments. La désolation majestueuse s’installe. Un saut de cirque à travers des papiers calques, et la mort surgit, posant sa fraîcheur blanche sur les visages peinturlurés par la folie de vivre…19
11Et il saisit d’un trait la quintessence d’un jeu, fixant ainsi celle qui porte largement la représentation sur ses épaules : « Et Maria Casarès, avec son rire de détresse folle planté à même la terre20 ! ». En totale sympathie avec une œuvre rebelle, il n’en fait pas pour autant une lecture politique – il note, du reste, que
Genet n’a pas la vision d’un Brecht, quoi qu’il y paraisse, ni d’un Kateb Yacine, ni même d’un Césaire. Il n’écrit pas l’épopée de la rébellion, ni une analyse politique. Il ne veut rien prouver à propos de l’Algérie ou des guerres d’émancipation en général. Son projet demeure au-delà de l’événement […].21
12Mais sa lecture est politique par défaut, en ce qu’elle s’abstient de juger au nom de la morale ou de valeurs sacro-saintes et de fustiger les atteintes à l’honneur de l’armée, du drapeau et de la France.
13Avec Jean-Jacques Gautier, qui a, pendant trente ans, fait régner la terreur sur les pages théâtre du Figaro, le son de cloche est tout autre22. Il se dit totalement allergique :
Tout en moi se cabre et se révolte. Ses pensées, ce qui lui vient à l’esprit, l’instinct qui le meut, le choix constant de ses images, la prédilection qu’il manifeste pour ce qui est le plus laid, le plus sale, le plus grossier, ce tombereau d’immondices qu’il pousse avec volupté, la complaisance qu’il met à multiplier les incongruités injurieuses, le bonheur qu’il éprouve à brasser l’indécence, à se vautrer dans la scatologie, à étreindre l’obscénité et à cracher dans la figure du public, pour le voir se pâmer d’adoration, tout cela sent affreusement mauvais et reflète le désir, la volonté, l’ambition, la résolution de tout salir, de tout avilir et de tout dégrader.23
14Dans cette philippique, il assume avec un certain panache sa condition de critique rétrograde24 pour fustiger, autant que Genet, ses thuriféraires – dont on devine, même s’il ne les nomme pas, qu’il s’agit, globalement, des « intellectuels de gauche ». Mais surtout il dénonce, plus encore que le spectacle, le fait qu’il puisse être représenté sur une scène subventionnée :
Je voudrais savoir s’il est beaucoup de pays dans le monde où, dans un théâtre officiel, subventionné, et par conséquent avec le consentement des plus hautes autorités de l’État, on montrerait le drapeau national (il est là, bleu, blanc, rouge, et en trois exemplaires), couvrant les propos et les gestes abjects de ses propres soldats, présentés sous le jour le plus odieux.25
15La fin de l’article y insiste. Il formule « sans colère et sans indignation », deux constats dont le premier est sans ambiguïté : « 1. en prenant cette pièce, l’Odéon a commis une inconvenance autorisée par le gouvernement26 ». Plus encore qu’un spectacle révoltant, il déplore la complaisance de l’État, qui laisse bafouer le drapeau dans un théâtre qu’il finance. Voulant rester mesuré jusque dans la diatribe, il s’abstient d’en appeler à la censure. Mais il ne faut pas être grand clerc pour tirer les conclusions qui s’imposent et réclamer l’interdiction. Ce qui se fera dans la presse – généralement de droite – dans la rue, avec une manifestation essentiellement peuplée d’activistes d’extrême droite, et à l’Assemblée, sous la forme rétrospective d’une sanction financière.
16Au fil des semaines, il y a eu une véritable hystérisation de la polémique, culminant dans les attaques ad hominem et les éructations haineuses de Minute. La polarisation est globalement politique : les nostalgiques de l’Algérie française se sont déchaînés contre la pièce, contre Genet et contre Barrault. Dans la mesure où l’extrême droite donnait de la voix, la gauche tendait à prendre la défense. Globalement, les organes de presse classés plutôt à gauche sont majoritairement favorables, et ceux de l’autre bord majoritairement défavorables, la violence dans la dénonciation croissant nettement quand on progresse vers les extrêmes27.
17Il faut néanmoins se garder de croire que les choses soient si simples, car la polarisation n’est pas totale, non pas seulement parce que l’individualité du signataire l’emporte parfois sur la sensibilité affichée par l’organe, mais parce que les camps sont partiellement scindés. Ainsi, Le Canard enchaîné, sous la plume d’Yvan Audouard, prend parti contre la pièce28 tandis que Le Figaro littéraire, sous celle de Jacques Lemarchand, prend le contre-pied de Gautier, en proclamant que « c’est du très grand théâtre » et que « jamais cela ne touche à la vulgarité parce que toute complaisance, toute provocation facile sont là exclues29 ».
18Certes la sensibilité politique est un facteur essentiel. Ce sont des crimes politiques que les adversaires dénoncent à l’envi, comme les injures à l’armée : la célèbre scène des pets, où les soldats s’accroupissent autour de leur camarade mourant en lui tournant le dos pour lui faire respirer une dernière fois l’air de la terre natale30, devient l’emblème même des abominations de la pièce. Roger Blin aura beau, dès les premières représentations31, transférer la scène dans les coulisses, dans une volonté d’apaisement, la scène des pets est cet exemple frappant dont peuvent se réclamer des adversaires d’autant plus véhéments qu’ils n’ont ni vu ni lu la pièce. Mais si les camps se fragmentent, c’est que d’autres enjeux interviennent.
19Les adversaires dénoncent des atteintes aux normes morales, comme la scatologie et l’obscénité. Il est curieux, du reste, que les critiques restent assez vagues et soient muets sur ce qui est sans doute l’une des provocations majeures de la pièce : non pas simplement l’hyper-sexualisation mais le traitement systématique de la légion étrangère comme coterie homosexuelle, où la fraternité des armes devient attirance érotique et où les rapports de pouvoir se transforment en stratégie de séduction. Ces provocations sexuelles et scatologiques ont polarisé l’attention et justifié, chez certains spectateurs, un rejet viscéral – tel celui de Louise de Vilmorin, qui quitte avec fracas la générale à l’entracte et qui envoie ensuite à Gautier un télégramme pour le féliciter d’avoir éreinté la pièce :
Je suis profondément scandalisée par Les Paravents. Je suis profondément horrifiée par la saloperie et la bêtise d’un auteur que j’estimais jusqu’alors. Je ne pourrai plus lui serrer la main. C’est trop dégoûtant. Il y a encore en France des Français qui refusent de recevoir les p... de M. Genêt.32
20La morale n’est pas seule en cause, la provocation est aussi esthétique : les critiques dénoncent l’ennui – au point d’expliquer ainsi le peu de réactions, lors des toutes premières représentations33. Beaucoup ont le sentiment de ne rien comprendre, et ce sentiment est dans la plupart des cas juste, car le spectacle n’est pas simplement déconcertant par ses audaces, il brouille tout, mêlant le lyrisme et l’ordure et multipliant les allusions cryptiques – notamment à ce qui est encore, malgré Henri Alleg, l’un des grands tabous de la guerre d’Algérie : la torture34.
21L’enjeu essentiel est bien politique. Cette évidence est pourtant l’objet d’une dénégation presque systématique. Elle est amorcée par Genet lui-même qui, dans une interview à Playboy, d’avril 1964, explique :
Si ma dernière pièce, Les Paravents, n’est pas jouée en France (elle l’a été en Allemagne et le sera en Amérique), c’est que les Français y verraient ce qui ne s’y trouve pas mais qu’ils croiraient y trouver, le problème de la guerre d’Algérie. C’est encore trop douloureux pour eux. Il faudrait que je sois protégé par la police et elle protégera certainement pas Jean Genet.35
22Sans doute craint-il de faire figure de Brecht de seconde zone. Barrault prend la relève, qui refuse de réduire la pièce à sa dimension politique, dans l’interview qu’il donne à Michel Droit à la télévision :
Il [le spectateur] vient pour applaudir, ou pour siffler, il en a le droit. À condition toutefois, de ne pas en venir aux voies de fait, ni aux sévices.Qui dans ce cas là, déforment la situation, et changent l’œuvre qui lui est présentée en action politique.Or, il n’y a pas de politique dans la pièce de Genet !Car le sujet essentiel et profond de la pièce de Genet, c’est le jeu de la misère et de la mort.
23Et Michel Droit de renchérir :
Quand on lit les journaux, quand on n’a pas vu la pièce, qu’on lit les journaux, qu’on voit le compte rendu des manifestations on a l’impression que l’on va assister à une pièce politique.Or, ce n’est pas du tout une pièce politique !La politique en est complètement absente.Elle se déroule dans un cadre historique, qui est celui de la guerre d’Algérie, mais il n’y a pas de politique.En revanche, comme vous dites, la misère et la mort sont tout le temps là et d’un côté et de l’autre de la barricade.36
24« The lady protests too much methinks » : Michel Droit et Barrault en font un peu trop. De fait, les adversaires se gaussent de Barrault affirmant qu’il ne fait pas de politique37. Mais la dénégation la plus spectaculaire est celle, à l’Assemblée, de Christian Bonnet qui demande la suppression puis la réduction du budget du Théâtre de France tout en affirmant que ce n’est pas et ne doit pas être une affaire politique et qui, à la fin des débats, renonce à sa demande, non parce que Malraux et le gouvernement ont refusé mais parce qu’un député communiste, en s’insurgeant contre la censure, en fait « une affaire politique38 ».
25Curieux tour de passe-passe : tout le monde sait que le problème est fondamentalement politique, mais on ne doit surtout pas le dire. Une telle dénégation peut paraître bizarre, mais elle tient à une tension entre deux facteurs contradictoires. D’un côté, la provocation esthético-morale d’une pièce à la fois incompréhensible et outrageusement scatologique brouille la donne, en défaisant les logiques politiques : Le Canard déteste ce que Le Figaro littéraire porte aux nues. Néanmoins, la polarisation reste extrême car, en évoquant l’Algérie de manière grinçante, la pièce réactive le violent antagonisme politique de la fin de la guerre. Cinq ou six ans à peine avant la représentation, dans toute la France, la vie quotidienne était marquée par un clivage radical entre deux camps viscéralement opposés et le moindre feu rouge était un prétexte à concert où les conducteurs klaxonnaient sur un rythme à cinq temps (Al-gé-rie / Fran-çaise) ou à six temps (Al-gé-rie / Al-gé-rienne).
26En ridiculisant la colonisation, en donnant de l’armée une image à la fois veule et grotesque, la pièce met le doigt sur une plaie politique qui, quatre ans après les accords d’Alger, est encore très vive39. Car la droite s’était rangée derrière De Gaulle et celui-ci, en acceptant l’indépendance algérienne, a trahi les espoirs d’une partie de ceux qui avaient fomenté le coup d’État de 1958. En avril 1966, on en est encore à panser les plaies algériennes et à consolider des alliances – il y a à peine un an que le démantèlement de l’OAS s’est achevé. En perturbant ce processus, en polarisant à nouveau et en jetant dans la rue les nostalgiques de l’OAS, le scandale des Paravents est donc le dernier acte de la guerre d’Algérie. Non pas au sens où l’on solde les comptes (cela viendra avec l’amnistie des chefs de l’OAS, en 1968) mais au sens où l’on remet en jeu, une dernière fois, l’antagonisme.
27L’affaire est vécue de façon très différente par l’extrême droite nostalgique de l’OAS (le mouvement Occident et autres « fascistes » qui manifestent devant l’Odéon) et par la droite qui s’est résignée à l’indépendance. La confrontation est vécue de manière manifestement positive par l’extrême droite. Pour les vestiges de l’OAS – qui a été active sur le territoire français jusqu’à l’été 1964 – le scandale constitue une revanche symbolique : un baroud d’honneur. Ils savent bien que la guerre est perdue, mais ils la rejouent sur le terrain symbolique. D’où le déplacement, de Genet à Barrault et de Barrault à Malraux : l’important n’est pas la pièce, qu’on dénonce sans la connaître (à preuve le communiqué des Anciens Combattants cité par Minute, § 31 sq.), c’est le symbole du « Théâtre de France », où l’honneur de la France est bafoué à travers son armée. D’où l’insistance systématique sur le nom du théâtre, leitmotiv des adversaires, de Gautier à Minute.
28Les nostalgiques de l’Algérie française ont deux griefs. Le premier est que la France, amputée par la perte de l’Algérie, est maintenant bafouée dans le « théâtre officiel » de la République (l’expression revient sous la plume des adversaires). L’autre est la politique culturelle de Malraux, qui considère la culture comme instrument de rayonnement politique mais aussi d’éducation du peuple (Malraux hérite en cela de Vilar et de Jeanne Laurent). On l’attaque parce que cette culture diffuse une idéologie scandaleuse avec l’approbation du ministre – ce qui n’est peut-être pas tout à fait vrai : Malraux soutient Genet alors que, dit-on, il n’aime pas la pièce – et du reste son discours à l’Assemblée n’en fait pas l’éloge, il n’en parle pour ainsi dire pas, puisqu’il s’élève au niveau des principes40. C’est cette politique culturelle que vise l’argument économique souvent invoqué : un théâtre public subventionné ne saurait monter des spectacles non consensuels.
29D’où le déplacement des cibles. On dénonce moins Genet que Barrault et on dénonce l’histrion officiel du régime pour dénoncer le ministre, « son » ministre (Minute écrit son « Führer »). Car Barrault a été adoubé par Malraux, qui lui a confié en 1959 un théâtre national, financé par l’État, dont le nom est tout à fait emblématique. Et, par-delà Malraux, c’est De Gaulle qui est implicitement visé41. Certes, même d’extrême droite, les adversaires s’abstiennent d’impliquer jusqu’au général. Mais un compte rendu au moins franchit le pas, celui de Rivarol qui inclut allusivement De Gaulle parmi les responsables. Feignant de s’étonner que Gautier s’effarouche du traitement que la pièce inflige à l’armée, « M.-L. W.42 » poursuit ainsi :
Mais si nos souvenirs sont exacts, ces soldats n’ont-ils pas été frappés, dans leur chair comme dans leur honneur, et bien plus gravement que par le socratique Genet, par les « plus hautes autorités de l’État », et avec le « consentement » ravi du Figaro et ses félicitations votées à l’unanimité ? Il y a malentendu. Le distingué chroniqueur ne doit pas lire souvent la feuille où il exerce ses talents.43
30C’est bien la plus haute autorité de l’État qui est visée. De Gaulle n’est pas exactement accusé d’être responsable d’un scandale de théâtre, il a fait bien pis : il a trahi la France en abandonnant l’Algérie. Arrivé au pouvoir par un véritable coup d’État provoqué par la crise algérienne, il avait donné des gages en lançant de petites phrases historiques, le « Je vous ai compris » d’Alger, le 4 juin 195844, suivi du « Vive l’Algérie française » de Mostaganem, le 6 juin. Que l’attitude du général fût plus ambiguë qu’il n’y paraissait, les partisans de l’Algérie française finiront par s’en apercevoir mais ne le digéreront jamais. Et Minute ne perd pas l’occasion de dénoncer De Gaulle, qui a trahi, mais aussi Le Figaro et, avec lui, la droite qui a accepté l’indépendance algérienne.
31La droite « classique » vit l’affaire de manière très différente, puisqu’elle s’est résignée à la perte de l’Algérie et qu’elle a été effrayée par les exactions de l’OAS, la sédition des généraux putschistes et les attentats contre le chef de l’État. Dans ses interventions à l’assemblée, Christian Bonnet nie l’enjeu politique et affirme que sa demande d’amputation des crédits « ne procède pas d’une réaction de pudibonderie, ni d’un réflexe de santé à l’encontre d’un texte ordurier qui n’a même pas de respect pour la mort », se réfugiant derrière une très vague « affaire de conscience45 ». Mais sa motivation est évidente et son retrait final, de peur que ça ne devienne une « affaire politique » est une dénégation au sens le plus fort du terme. S’il recule, c’est pour conjurer la recomposition des camps, qui est éclatante dans les débats parlementaires. Car le spectacle de l’Assemblée est surprenant : Malraux est soutenu par l’opposition : un socialiste (Chandernagor) et surtout un communiste (Fernand Grenier), tandis que les députés UNR et UDF, dont une partie s’est ralliée à contrecœur à l’indépendance algérienne, veulent « punir » Barrault et implicitement désavouer Malraux. Il faut donc nier que ce soit politique pour ne pas voir les solidarités se défaire, au moment où les plaies que l’on croyait cicatrisées se rouvrent.
32***
33Il y a eu, dans cette affaire, trois facteurs déclencheurs. Tout d’abord, assurément, une série de hardiesses et de provocations de tous ordres – esthétique, moral et politique. Ensuite un contexte institutionnel particulier : de telles réactions seraient impensables ailleurs qu’au Théâtre de France – et beaucoup de comptes rendus le soulignent, du Figaro à Minute : le théâtre privé peut faire à sa guise, mais profaner le temple national de l’art dramatique est intolérable. Essentiel est le contexte politique. Près de quatre ans après l’indépendance et moins de deux ans après les derniers attentats de l’OAS, les plaies algériennes ne sont pas refermées et elles déterminent les réactions. Quelques-uns font payer à la pièce la trahison de De Gaulle, d’autres lui reprochent de raviver ces blessures par un mélange d’outrage et de dérision. L’enjeu étant pour eux tout autre que théâtral, les adversaires n’ont nul besoin de connaître ce qu’ils condamnent46 – ce qui est une constante des scandales – il leur suffit d’avoir entendu parler de la scène des pets et beaucoup de comptes rendus sont le fait de « critiques » qui n’ont pas mis les pieds dans la salle – on peut douter, par exemple, que l’auteur de l’article de Minute l’ait fait.
34La tension entre les hardiesses esthétiques ou idéologiques et les implications politiques perturbe la lisibilité de l’affaire. Le conflit rejoue la polarisation politique extrême autour de l’indépendance algérienne, mais cette polarisation est brouillée par les choix esthétiques. La pièce suscite des réactions de rejet, mais elle est surtout un exutoire qui permet de rejouer une histoire mal cicatrisée, où on règle ses comptes sur des modes très divers : le mode de l’outrage est adopté par Louise de Vilmorin, celui de l’hystérie par Minute et le mode doucereux par Christian Bonnet.
APPENDICE 1 : Chronologie du scandale des Paravents
35Novembre 54 : début des « événements » d’Algérie (guerre qui ne dit pas son nom).
361955 : première amorce de la pièce, écrite en 1956, contrat signé avec L’Arbalète, pièce achevée été 1957, réécrite en 1958.
37Été 1959 : épreuves chez Gallimard, mais publication bloquée par L’Arbalète.
38Été 1960 : manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, signé par Roger Blin.
391961 : publication à L’Arbalète (février), création à Berlin (mai) puis Vienne, Londres (mise en scène de Peter Brook) et Stockholm.
401962 : Accords d’Evian et cessez-le-feu immédiat (18 mars) ; référendum en métropole (8 avril, 91% pour l’application des accords) ; référendum d’autodétermination en Algérie (1er juillet), proclamation de l’indépendance (3 juillet).
411964 : interview de Genet à Playboy : la pièce n’est pas jouée en France car les Français y verraient « ce qui ne s’y trouve pas mais qu’ils croiraient y trouver, le problème de la guerre d’Algérie ».
421966 : 16 avril création à l’Odéon, mise en scène de Roger Blin, décors d’André Acquart, costumes de Barbara Acquart.
43Articles : Gabriel Marcel, Les Nouvelles Littéraires (21 avril), Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde ; Jean-Jacques Gautier, Le Figaro (23 avril), Pierre Macabru, Le Nouveau Candide ; Guy Leclerc, L’Humanité (25 avril) ; Gilles Sandier, Arts ; Yvan Audouard, Le Canard enchaîné ; Guy Dumur, Le Nouvel Observateur (27 avril) ; M.-L. W. [Marie-Luce Waquez, dite Camille Galic], Rivarol ; André Alter, Témoignage chrétien ; Béatrice Sabran, Aspects de la France ; Jacques Lemarchand, Le Figaro littéraire ; Claude Olivier, Les Lettres françaises (28 avril) ; Jean Dutourd, Candide (2 mai) ; [anonyme] Minute (5 mai)
4429 avril : violente perturbation de la représentation : au moment de la scène des pets, lancer de chaises, bouteilles et pétards fumigènes, des manifestants envahissent la scène (élèves de la préparation à Saint Cyr). Un acteur et un machiniste blessés.
453 mai : tentative de perturbation, couverte par les protestations des spectateurs qui ovationnent les acteurs.
46[début mai] : Roger Blin transfère la scène des pets en coulisse.
474 mai : juste avant le spectacle, manifestation du « Comité de liaison des Anciens Combattants », soutenue par le « Cercle du Panthéon » présidé par J.-M. Le Pen et par Occident.
485 mai : au Parlement, 2 questions écrites de Christian Bonnet, député UNR du Morbihan, au sujet des Paravents.
497 mai : dernière représentation de la saison, 2 bombes fumigènes mettent le feu dans l’orchestre et à l’avant-scène. Les pompiers interviennent. Ovation finale : 11 rappels.
5026 octobre : débat à l’Assemblée à l’occasion du vote du budget de la culture : la commission des finances opère « une réduction symbolique sur les crédits affectés au Théâtre de France pour protester contre la représentation d’une pièce jugée scandaleuse ». Débat où interviennent le rapporteur du gouvernement, Christian Bonnet, le ministre de la culture, André Malraux, et le député communiste Fernand Grenier. Le budget du théâtre est sauvé.
APPENDICE 2 : Article (anonyme) de l’hebdomadaire Minute, 5 mai 196647
51Assez de pitreries obscènes dans nos théâtres nationaux. LE SCANDALE DES « PARAVENTS ».
52ET BARRAULT APPELLE « ÇA » LE THEÂTRE DE FRANCE
53[1] Cette fois, il est allé trop loin. Depuis quinze jours, le Théâtre de France souille le théâtre français. Le Théâtre. La France. En montant Les Paravents, l’ignoble pièce du scatologue Jean Genêt, Jean-Louis Barrault a suscité délibérément le scandale et la fureur.
54[2] Il y a eu des désordres et des violences. Les fautifs ne sont ni les étudiants ni les anciens d’Algérie et d’Indochine. Le responsable de ce gâchis, c’est Jean-Louis Barrault.
55[3] Car il y a eu attentat prémédité à la décence et à l’honneur ? Pour ne pas dire : à la pudeur.
56[4] L’histrion officiel du régime a beau s’en défendre avec hauteur depuis des semaines, il a beau multiplier les déclarations, les manifestes, faire donner le ban et l’arrière-ban des camarades. Il a beau dissimuler l’apologie de l’infamie derrière des formules, le doute n’est plus permis : il y a eu provocation.
57[5] Car Barrault peut tout se permettre et il le sait.
58[6] Il a même eu le toupet de le dire à la télévision
59[7] - Je fais ce que je veux chez moi, l’Odéon n’a de comptes à rendre à personne.
60[8] C’est faux.
61[9] Le directeur d’un théâtre du Boulevard peut choisir ses spectacles comme bon lui semble. [10] Pas le directeur du Théâtre de France. L’Odéon n’est pas le domaine réservé de Jean-Louis Barrault.
62Histrion à tous vents
63[11] L’Odéon est une scène nationale, c’est-à-dire, qu’il vit des subventions de l’État. Les co-propriétaires en sont chacun d’entre nous. Et chacun d’entre nous a droit de regard sur son répertoire.
64[12] Rien n’autorise Barrault à y monter une pièce où l’on insulte un officier français tué en combattant en Algérie. Pas plus qu’on admettrait sans écœurement d’y voir insulter la mort d’un adversaire tué en combat.
65[13] Et qu’on ne vienne pas nous parler de « théâtre de recherche ».
66[14] Ce serait trop facile.
67[15] Comme par hasard, Barrault « recherche » toujours dans la même direction. Entre deux « classiques » imposés par son cahier des charges, il se rue avec délectation vers tout ce qui est abscons, inepte, soporifique, pourvu que ce soit prétendument « progressiste » : les Fry, les Beckett, les Ionesco, les Schéhadé.
68[16] En se défendant, bien sûr, de faire de la politique.
69[17] En politique, pourtant, le funambule Barrault a essayé tous les masques. Et surtout ceux qui rapportent.
70[18] Sous l’occupation, par exemple, il ne se gênait pas pour trinquer à la « Kultur » avec les penseurs en feldgrau de l’institut franco-allemand.
71[19] Et si on l’a vu, en Berlioz de papier mâché, s’agiter frénétiquement au pupitre de La Symphonie fantastique, c’est bien grâce aux producteurs allemands de la « Continental », non ?
72[20] Et pourtant, ce cabot insupportable, ce metteur en scène discuté, ce théoricien bavard, ce parasite de Claudel, est un comédien exécrable.
73[21] « Surprise à Marigny, titrait il y a quinze ans, Roger Nimier dans Opéra, Jean-Louis Barrault encore plus mauvais que d’habitude. » Nimier aurait encore eu des surprises, s’il avait vécu.
74[22] A quel titre, alors, fait-il la loi ?
75[23] Au titre de protégé. Ce bateleur obséquieux navigue sous l’aile confortable de Malraux, « mon ministre », l’entend-on dire parfois. Comme il dirait « mon patron », ou « mein Führer ».
76[24] C’est en définitive Malraux qui a laissé passer Les Paravents, cette pièce si infâme que même Pompidou n’a pas osé aller la voir.
77[25] Mais nous n’en avons pas assez. Après Les Paravents, Barrault ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Il parle déjà de reprendre la pièce en septembre. Il descendra encore plus bas dans l’ordure si on le laisse continuer à déshonorer la scène nationale.
78[26] Un théâtre subventionné devait-il accepter de monter Les Paravents de Jean Genêt ? Un ministre de l’information devait-il interdire La Religieuse ?
79[27] Dans ce journal, le général Vanuxem a déjà répondu non à la première de ces deux questions et André Brissaud oui à la seconde. Les « suites » qu’ont eue la semaine dernière ces deux « affaires » nous confirment dans notre jugement. […]
80Un tombereau d’immondices sur l’armée française
81[28] Dans Le Monde, M. Poirot-Delpech abrite son éloge des Paravents derrière cette citation de Baudelaire : Tous les imbéciles de la bourgeoisie qui parlent de moralité dans l’art me font penser à cette p… à cinq francs qui se demandait devant les chefs-d’œuvre du Louvre comment on osait étaler de pareilles indécences... Voilà donc les intentions de l’auteur clairement expliquées par ses amis : il s’agit de dénigrer l’œuvre – qui fut d’abord humanitaire – de la France en Algérie et de traiter de p... ceux qui s’en indigneraient. Parmi ces derniers se trouve : Mme Louise de Vilmorin qui retourne au critique du Monde son compliment :
82[29] Je suis profondément scandalisée par Les Paravents, écrit-elle dans un télégramme qu’elle a adressé à M. Jean-Jacques Gautier pour le féliciter d’avoir éreinté cette pièce. Je suis profondément horrifiée par la saloperie et la bêtise d’un auteur que j’estimais jusqu’alors. Je ne pourrai plus lui serrer la main. C’est trop dégoûtant. Il y a encore en France des Français qui refusent de recevoir les p... de M. Genêt.
83[30] [...] Les membres du Comité de liaison des anciens combattants de 1939-1945, de la France Libre, d’Indochine et d’Algérie ont répondu non à cette question en publiant vendredi dernier le communiqué que voici :
84[31] Depuis plusieurs jours déjà est donnée à Paris une pièce dont le seul but est de provoquer une fois de plus tous les anciens combattants et de déverser sur l’armée française un tombereau d’immondices.
85[32] Que cette pièce ait été écrite par un individu, pédéraste notoire, voleur, déserteur, ancien prostitué de tous les bas-fonds d’Europe, constitue déjà un scandale sans précédent. Ce scandale se double d’infamie lorsque le théâtre dans lequel ce spectacle est donné porte le nom de Théâtre de France, scène officielle et subventionnée.
86[33] Nous, anciens combattants, demandons aux pouvoirs publics : "Où veut-on exactement en venir ?"
87[34] Nous élevons une ultime protestation et exigeons :
88[35] 1. que ceux qui sont tombés de par le monde sous l’uniforme français aient au moins droit au respect ;
89[36] 2. que ce genre de spectacle, qui constitue une authentique provocation, ne soit plus autorisé
90Jean-Louis Barrault, à son tour, invoque « la liberté humaine »
91[37] Vendredi soir, puis dimanche, des spectateurs de l’Odéon ne se sont pas contentés de protester contre cet ignoble spectacle. Ils ont entrepris de l’interrompre. Ils ont lancé des chaises, des bouteilles et des œufs pourris sur les acteurs qu’ils sont même allés molester sur la scène. Un acteur et un machiniste ont été blessés, ce qui démontre que ce genre de manifestation est vain, puisque c’est M. Jean Genêt qui méritait la fessée.
92[38] La bagarre terminée, le rideau de fer, qu’on avait descendu en hâte pour protéger M. Jean-Louis Barrault et ses acteurs, se releva et le directeur du Théâtre de France vint sur la scène pour déclarer :
93[39] — Au nom de la liberté humaine, je vous demande le calme. Si ce spectacle est insupportable à certains, je leur demande de s’en aller.
94[40] Mais peut-on admettre que, dans un théâtre subventionné, un spectacle puisse être insupportable à une partie du public ? Si un spectacle est insupportable à une partie du public, ce n’est pas le public qui doit partir, car le public est chez lui. Il a payé deux fois, la première, comme contribuable, sans avoir la « liberté » de refuser, et la second comme « client », ce qui lui confère la « liberté » de refuser.
95[41] En tout cas, même si l’on réprouve le recours à la violence, même si l’on n’approuve pas des manifestations et des bagarres comme celles qu’a provoquées l’autre soir à l’Odéon la pièce de Jean Genêt, on doit reconnaître qu’elles étaient justifiées et il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas comprendre que c’est le provocateur, même s’il en appelle à la « liberté humaine » (!), qui en est le premier responsable.
96[42] Voilà pourquoi la « saloperie » (le mot est de Louise de Vilmorin) de Jean Genêt est insupportable.