Pouvoirs de l’allégorie. Le scandale de A Game at Chess de Thomas Middleton (1624)
1Le 7 août 1624, Don Carlos Coloma, alors ambassadeur d’Espagne en Angleterre, écrit au roi Jacques Ier pour se plaindre de la troupe des King’s Men :
Les Comédiens que l’on appelle du Roi, ont hier et aujourd’hui exhibé une comédie si scandaleuse, impie, barbare, et si offensive au Roi mon Maître […] qu’elle m’a obligé […] à supplier […] pour l’une de deux choses. Qu[e Votre Majesté] soit servie de donner ordre que les dits Auteurs et Comédiens soient publiquement et exemplairement châtiés, par où Votre Majesté satisfera à son honneur et à la réputation et civilité de la nation Anglaise ; ou […] que l’on me donne un navire pour passer en Flandres avec les assurances requises et qu’elle donne aux Ambassadeurs des autres Rois.1
2L’alternative est claire : ou bien le roi fait interdire la pièce et arrêter les comédiens, ou bien c’est la rupture des relations diplomatiques.
3La pièce qui contraint l’ambassadeur à ces extrémités est A Game at Chess, une comédie allégorique et satirique de Thomas Middleton, interprétée au Globe par la troupe des Comédiens du roi et qui se joue depuis le 5 août2. Elle sera représentée chaque jour jusqu’au 13 août, autrement dit pendant 9 jours consécutifs, ce qui est inédit dans la programmation de l’époque. Si l’on compte qu’environ 3000 spectateurs assistent chaque jour à la représentation, le nombre total de spectateurs se situe entre 20 000 et 30 000, soit entre 10 et 15% de la population de la ville de Londres ; c’est considérable, ce que Coloma souligne d’ailleurs dans sa correspondance avec Olivares, le premier ministre espagnol3. Des particuliers évoquent eux aussi l’événement qu’a représenté ce spectacle. Ainsi John Woolley écrit à son ami William Trumbull :
All the news I have heard since my coming to town is of a new play acted by his Majesty’s servants. It is called a Game at Chess […]. Such a thing was never before invented, and assuredly had so much been done the last year, they had everyman been hanged for it.4
4Le roi est alors en résidence d’été loin de Londres ; quand il apprend la nouvelle, il fait donner l’ordre de suspendre les représentations du Globe et d’interdire la pièce. Middleton est arrêté et les comédiens sont convoqués devant le Conseil privé, l’organe de gouvernement du royaume : ils se défendent, notamment en produisant l’autorisation du Master of Revels, l’autorité de censure devant laquelle passent les textes dramatiques, et ils sont relâchés.
5Même si le mot « scandalous » est utilisé à plusieurs reprises par les contemporains, la question se pose tout de même de savoir s’il s’agit d’un scandale de théâtre. Force est de constater, au moins, qu’il y a un événement théâtral provoqué par une pièce scandaleuse et par un succès de scandale. Outre l’interrogation qu’il suscite sur la nature de l’événement, le cas de A Game at Chess présente un intérêt particulier pour deux autres raisons. D’abord, parce qu’on possède les pièces du dossier, ce qui ne se vérifie pas toujours pour les affaires un peu éloignées dans le temps : on dispose du texte de la pièce (contrairement par exemple à The Isle of Dogs, pièce créée et interdite en 1597), dans différentes versions, manuscrites et imprimées ; on dispose également des lettres d’ambassadeurs, du secrétaire d’État (Sir Edward Conway) et de particuliers, ainsi que d’un récit de la représentation par un témoin oculaire, John Holles5. Ensuite, parce que les causes du retentissement de la pièce font débat parmi les commentateurs6 : en effet, le premier motif, d’ailleurs explicité, de la réaction politique est que la pièce fait une satire assez violente des Espagnols et des relations entre les deux royaumes, mais cela ne la distingue pas de nombreuses pièces contemporaines qui, elles, n’ont pas suscité de réactions notables. Mon hypothèse est que le scandale tient à la conjonction de trois facteurs : le jeu d’acteurs (au sens politique du terme), la forme poétique (l’allégorie) et, enfin, le dispositif théâtral lui-même, avec ses effets de performance. Mais, avant d’en venir à l’interprétation de l’événement, il convient de rappeler quelques faits, d’ordres politique et poétique, et d’identifier les raisons de la condamnation, c'est-à-dire les transgressions opérées par la pièce.
Le contexte politico-diplomatique : la recherche de l’apaisement avec l’Espagne
6En cette fin de règne de Jacques Ier, son favori le duc de Buckingham tient les rênes du pouvoir et les tensions se multiplient avec le Parlement, au sujet des impôts, la cour étant particulièrement dépensière, mais aussi au sujet des relations avec l’Espagne. Depuis le début de la Guerre de Trente ans, le roi mène une politique d’apaisement avec l’ennemi des États protestants, mais cette politique devient de plus en plus impopulaire, notamment à partir du moment où l’Espagne reconquiert le Palatinat au détriment de Frédéric, gendre de Jacques Ier7. L’interlocuteur privilégié du roi en ces matières est Diego Sarmiento de Acuña, comte de Gondomar, ambassadeur à Londres jusqu’en 1623. La pièce maîtresse de la stratégie royale est la proposition d’un mariage entre Charles, l’héritier de la couronne, et l’Infante d’Espagne, sœur du jeune roi Philippe IV. Pour hâter le mariage et mettre fin aux atermoiements espagnols, Buckingham tente un coup diplomatique : en février 1623, il se rend incognito à Madrid avec Charles, sous les noms d’emprunt de Thomas et John Smith. Mais le voyage se solde par un échec : la surprise est sans effet sur les Espagnols, qui ne veulent pas lâcher le Palatinat et qui n’ont jamais vraiment cru à cette union ; au contraire, ils tiraient profit de cette perspective pour repousser l’affrontement et préparer la guerre. Buckingham et Charles rentrent donc en Angleterre à l’automne 1623 ; le favori fait alors volte-face, prend la tête du parti belliciste et travaille à faire advenir le mariage de Charles avec Henriette-Marie de France, célébré en novembre 1624.
7L’actualité diplomatique nourrit nombre d’écrits satiriques de l’époque – en particulier les pamphlets du Puritain Thomas Scott intitulés Vox populi, qui s’attaquent violemment au comte de Gondomar. Les auteurs exploitent des peurs alors très répandues dans la population anglaise : la crainte d’une invasion espagnole, et au-delà, celle d’une reconquête des pays protestants par l’Europe catholique menée par l’Espagne, avec comme principal adjuvants, les jésuites, qui auraient infiltré la royauté anglaise8. Middleton, protestant de tendance calviniste, et sans lien de patronage fort9, va lui aussi exploiter cette actualité et ces peurs dans sa pièce.
A Game at Chess : une satire politico-religieuse
8A Game at Chess est une comédie allégorique et satirique, dans laquelle les personnages sont les pièces du jeu d’échecs, les blancs et les noirs. Middleton reprend la forme ancienne et démodée de la moralité médiévale, mais il la renouvelle en profondeur, en représentant des événements contemporains et en choisissant la métaphore du jeu d’échecs, qui est un jeu encore relativement récent en Europe puisque les règles n’en ont été définitivement arrêtées qu’au xve siècle. La pièce déploie une dramaturgie assez complexe, mais on peut résumer l’essentiel de son fonctionnement et de son intrigue en quelques mots.
9Elle s’ouvre sur un prologue dialogué (ou « induction ») entre Ignace de Loyola et le personnage allégorique de l’Erreur. Le fondateur de la Compagnie de Jésus arrive en Angleterre depuis les Enfers et veut savoir où en est l’entreprise de conquête politique et spirituelle de son ordre. Il réveille Erreur pour l’interroger ; ce dernier rêvait d’une partie d’échecs, entre leur propre camp et la maison blanche10 : il lui propose alors de la lui montrer par le biais d’une vision – cette vision sera la pièce.
10La clé de l’allégorie est simple. Les pièces noires constituent le camp espagnol, avec des jésuites identifiés par Erreur dans le prologue : le pion de la reine noire et « l’évêque » noir, c’est-à-dire le fou noir11. Les blancs s’identifient aux Anglais. La nature des pièces, leurs discours et leurs actions permettent ensuite de décliner les identités et d’opérer le renvoi aux événements de la réalité. Les tours, ou rooks en anglais, sont désignés comme dukes et représentent donc les deux favoris, Buckingham et Olivares12. Les deux cavaliers sont côté blanc, Charles, héritier de la couronne, et côté noir, le comte de Gondomar, ancien ambassadeur d’Espagne à Londres. Si par extraordinaire des spectateurs se montraient un peu obtus, le caractère des personnages noirs tel qu’il se déploie dans la pièce pouvait les mettre sur la voie : ils sont orgueilleux, luxurieux, impies, impécunieux… comme l’étaient les Espagnols dans l’imaginaire anglais de l’époque.
11L’action proprement dite s’organise autour d’une double intrigue. La première est l’histoire du pion de la reine blanche : celui-ci est victime d’une tentative de séduction, qui vaut ici allégoriquement pour une conversion forcée, par le pion de « l’évêque » (du fou) noir – un jésuite donc. Le pion de « l’évêque » noir est dénoncé au roi blanc par le pion de la reine blanche mais il est défendu par « l’évêque » noir, qui représente le père général des jésuites, et par le cavalier noir (i.e. Gondomar), qui produisent de fausses lettres. L’innocence du pion de la reine blanche est prouvée dans un second temps grâce au cavalier blanc, mais les noirs continuent leurs assauts. Ceux-ci se soldent par un échec, grâce au combat pour la vérité mené par le cavalier blanc (le prince Charles) et le duc blanc (Buckingham).
12Ce combat constitue l’essentiel de la deuxième intrigue. Les deux héros blancs le mènent donc d’abord en faveur du pion de la reine blanche. Ensuite, ils décident de révéler l’hypocrisie des noirs. À cette fin, ils feignent de vouloir rejoindre la maison noire. Les noirs se laissent abuser et mettent en avant tous les plaisirs dont ils profitent pour achever de les convaincre. Ils tombent alors dans le piège tendu par les blancs puisqu’ils avouent tous leurs vices. À la fin de la scène décisive des aveux, le cavalier blanc peut s’exclamer : « We give thee checkmate by / Discovery, King, the noblest mate of all13 ! » Tous les noirs finissent dans le sac – qui correspond à la bouche de l’Enfer des moralités médiévales – et le pion de la reine blanche proclame haut et fort la victoire du bien sur le mal, de la vérité sur le mensonge, de la droite vertu sur le vice et la duplicité.
Middleton, A Game at Chess, Londres, [John Haviland], page de titre (STC 17882).
13Pour les spectateurs de l’époque, l’objet de la représentation ne fait aucun doute. Coloma évoque ainsi le deuxième acte quand il écrit à Olivares :
the Count of Gondomar, brought on to the stage in his little litter almost to the life, and seated on his chair with a hole in it […], confessed all the treacherous action with which he had deceived and soothed the king of the whites.14
14Quant à John Holles, Lord Haughton, il reconnaît dans cette comédie facétieuse
a representation of all our spanish traffick, where Gondomar, his litter, his open chaire for the ease of that fistulated part, Spalato etc., appeared upon the stage. […] The whole play is a chess board, English the white house, Spain the black. […] Gondomar makes a large account of all his great feats here, describes in scorn our vanities in diet, in apparell.15
15Dans sa correspondance, l’ambassadeur florentin Amerigo Salvetti décrit l’action de la même manière en insistant sur les applaudissements d’une salle comble16.
16La comédie fait donc allusion à des événements et à des individus précis. Par exemple, l’entreprise de dévoilement des machinations espagnoles par le duc et le cavalier blancs métaphorise le voyage en Espagne du ministre et de l’héritier. Elle en donne même une version flatteuse puisqu’elle transforme une fin piteuse en réussite éclatante. Quant à la représentation de Gondomar en cavalier noir, elle ne pouvait échapper à personne : la troupe avait pour sa mise en scène un habit ayant appartenu à Gondomar, sa chaise à porteur, rendue célèbre par une série d’accidents de la circulation dans les rues encombrées de la capitale, et sa chaise percée17.
[Thomas Scott], The second part of Vox populi, or Gondomar appearing in the likenes of Matchiauell in a Spanish parliament wherein are discouered his treacherous & subtile practises to the ruine as well of England, as the Netherlandes. Faithfully transtated [sic] out of the Spanish coppie by a well-willer to England and Holland., Goricom [Gorinchem, i.e. London], A. Janss [i.e. N. Okes], 1624], page de titre.
17En outre, la satire politique précise est prise dans une allégorie théologico-politico-morale plus générale. Le conflit entre les blancs et les noirs représente le combat du bien contre le mal, de la foi pure et vertueuse contre l’impiété. John Holles précise également que la satire est construite sur l’opinion populaire qui veut que les jésuites cherchent à soumettre le monde au pouvoir spirituel de Rome et au pouvoir temporel de l’Espagne18. Dans cette perspective, le cavalier noir n’est pas seulement une incarnation de Gondomar, c’est aussi un type qui a rencontré un grand succès sur les scènes élisabéthaines : un « Machiavel », personnage qui se caractérise par un désir de domination insatiable, l’absence totale de scrupule, l’usage de la ruse et de la dissimulation, en somme une personnification caricaturée des théories du florentin19.
La réaction des autorités politiques : quel scandale ?
18Les autorités politiques réagissent donc vivement aux représentations de cette satire politique et à son succès sans précédent. Coloma écrit au roi dès le 7 août ; le roi répond, par l’intermédiaire de son secrétaire d’Etat, Sir Edward Conway : ce dernier demande au Conseil privé la suspension des représentations, l’arrestation de l’auteur et la convocation des acteurs. Il rassure ensuite l’ambassadeur espagnol (« justice will be done in this matter20 »). Puis la cour et le Conseil privé se renvoient la balle pour identifier le coupable et le punir, ce qui laisse supposer qu’ils jouent l’apaisement, voire l’enlisement. Le 21 août, le Conseil écrit à Conway qu’il a convoqué les acteurs et qu’ils ont fait valoir l’autorisation du Master of Revels ; il envoie donc le texte et suggère que l’entourage du roi voie les éventuels passages litigieux avec Sir Henry Herbert, le Master of Revels (qui est justement à la cour). Le 27 août, Conway renvoie au Conseil la responsabilité d’identifier qui est à l’origine de « l’application » à Gondomar et aux autres individus, car le roi ne veut punir que le coupable.
19Il y a bien un succès de scandale et interdiction d’une pièce scandaleuse ; on ne peut cependant parler de « scandale » dans le sens moderne de « grave affaire qui émeut l’opinion publique » car l’indignation et la réaction à cette indignation ne sont pas publiques et ne connaissent pas d’amplification sociale. L’éclat suscité par la pièce provoque immédiatement (ou presque) une intervention du pouvoir politique et ne débouche pas sur un débat – tout simplement parce qu’il n’y a pas d’espace de publication du dissensus sur ces questions politiques et diplomatiques, alors qu’il y en a, à la même époque, sur des questions esthétiques ou poétiques21. L’expression de l’indignation et de la réaction à l’indignation se déplace en fait très vite dans un espace restreint, celui des échanges diplomatiques et du gouvernement, et donc sur un mode très contrôlé.
Les transgressions du texte
20Quatre transgressions sont susceptibles d’expliquer l’interdiction. La première est la satire d’individus précis, en particulier celle du comte de Gondomar : depuis la fin du xvie siècle, plusieurs édits royaux interdisent en effet la satire personnelle. La faute n’est pas très grave en soi et l’ancien ambassadeur n’est plus à Londres, mais de son identification découle la clé de l’allégorie et la deuxième transgression, mentionnée explicitement par Coloma et Conway22 : la représentation de monarques chrétiens régnants, qui contrevient également à un édit royal plusieurs fois promulgué au cours des années 1620 et qui repose sur l’idée que les rois ont seuls autorité sur leur propre représentation.
21La troisième transgression consiste dans l’offense à l’égard du roi Philippe IV. Coloma le formule ainsi : « they hardly shew anything but the cruelty of Spain and the treachery of Spaniards, and all this was set forth so personally that they did not exclude royal persons23 ». Le roi noir est en effet un personnage condamnable à plusieurs titres. Il veut essayer de posséder, autrement dit de convertir, la reine blanche, équivalent allégorique de l’Église anglicane (acte II, scène 2). Dissimulateur, il écoute un conseiller machiavélique et se laisse dominer par lui. C’est en effet en présence du roi que le cavalier noir rassure le cavalier blanc et l’encourage à rejoindre la maison noire, où tous ses vices y seront acceptés. Dans ce morceau de bravoure du dernier acte, les pays de l’Europe sont présentés comme autant de plats présents à leur banquet, la luxure devient un péché véniel et la dissimulation la première des vertus d’État24. Aussi le roi noir finit-il, avec la reine noire d’ailleurs, dans le sac, autrement dit dans la bouche de l’Enfer. Pour les spectateurs la conséquence est claire : loin d’être un monarque choisi par dieu, il se laisse dominer par un personnage diabolique. On le voit, les deux régimes de signification de l’allégorie (qu’elle renvoie à des personnes et des événements précis, ou à une conception plus générale de la situation politique européenne) se renforcent l’un l’autre dans leur charge satirique.
22Enfin, le roi d’Angleterre n’est pas épargné par la pièce, qui stigmatise ses atermoiements, son aveuglement et sa confiance excessive. Le roi blanc se laisse convaincre par les noirs, et notamment par Gondomar, de la culpabilité du pion de la reine blanche. Et finalement la maison blanche doit son salut à son fou et à son cavalier bien plus qu’à son roi. Les ambassadeurs italiens relèvent cet affront. Pour Amerigo Salvetti, ambassadeur florentin, le roi fera interdire la pièce car la représentation qu’elle donne de Gondomar, ses machinations et ses trahisons, en fait un homme fort qui déprécie d’autant ceux qui lui ont fait confiance et ont traité avec lui25. L’ambassadeur vénitien le confirme : « The Spaniards are touched from their tricks being discovered, but the king’s reputation is affected much more deeply by representing the case [i.e. ease ?] with which he was deceived26 ». À cet égard et par parenthèse, on voit qu’un caractère peu tranché possède une potentialité scandaleuse peut-être plus grande qu’un caractère franc : le roi blanc n’est ni un modèle, ni un contre-modèle, son personnage ne renvoie pas à des normes claires comme le ferait un tyran, un roi faible ou un bon souverain.
23Reste que pour les commentateurs, ces transgressions ne suffisent pas à rendre compte du retentissement de la pièce27. A Game at Chess s’intègre en effet dans toute une série de textes plus ou moins violemment satiriques qui critiquent la politique royale ou la cour dans les années 1620. Comme eux, elle n’est pas fondamentalement subversive : l’attaque porte sur Espagnols, les jésuites, les mauvais conseillers et les options diplomatiques, mais pas sur l’institution monarchique. Celle-ci assure au contraire le rétablissement de la justice et de la vérité, et la pensée machiavélienne est clairement condamnée. Le cadre idéologique de l’époque n’est donc pas fondamentalement mis en cause. Pourquoi alors une telle réaction ? À quoi tient la spécificité de cet événement ?
Pouvoirs du spectacle : du texte à l’événement
24On peut relever pour commencer la lenteur voire l’absence de réaction des autorités anglaises. La lettre de Sir Edward Conway au Conseil privé fait d’ailleurs part de la perplexité du roi. Ce dernier s’étonne, dit-il, de ce que cette troupe ait eu l’audace d’enfreindre l’interdiction de représenter sur le théâtre des monarques chrétiens de leur vivant, de ce que le texte ait été permis par l’autorité de censure, et de ce que l’ambassadeur d’Espagne ait été le premier à l’alerter, alors qu’il a des ministres présents à Londres qui auraient dû être au courant et le faire28.
25D’une certaine manière, le fait même de la représentation au théâtre du Globe rejoue rejoue la critique de la pièce à l’égard du roi blanc et donc de Jacques Ier : celui-ci ne montre guère de clairvoyance et fait preuve d’une confiance excessive (dans ses ministres, dans le Master of Revels, dans la troupe qui porte son nom). Serait-il trompé par une faction belliciste qui chercherait à contrer la politique royale, et qui aurait fermé les yeux sur une pièce anti-espagnole, voire l’aurait commanditée29 ? Outre qu’il n’y a aucune preuve d’une manœuvre du parti anti-espagnol, le scandale peut aussi bien faire le jeu de l’Espagne que de Jacques Ier. En fait, les trois partis ont pu chercher à l’exploiter pour espérer mettre en échec la politique d’apaisement. L’intérêt pour le roi d’Angleterre aurait été que la décision en serait revenue aux Espagnols. Mais à l’inverse, et tout aussi bien, son intérêt pouvait être de faire monter la tension pour apparaître ensuite comme l’acteur de l’apaisement. Finalement, quelle que soit l’hypothèse retenue, les différents « acteurs » ont joué leurs rôles, en y trouvant probablement leur compte.
26Mais cela ne suffit toujours pas à expliquer complètement le scandale. Il semble que quelque chose soit tout de même allé trop loin, d’où la nécessité de chercher d’autres réponses, cette fois, du côté des représentations elles-mêmes. Car les correspondances, privées ou officielles, mentionnent à propos du spectacle plusieurs éléments qui permettent de rendre compte du scandale et d’expliquer l’interdiction. Il y a tout d’abord la foule qui s’est rendue aux représentations et le nombre exceptionnel de spectateurs, qui reviennent comme un leitmotiv dans les correspondances30. Il y a ensuite le comique de la pièce, du jeu des acteurs, des accessoires et des costumes. C’est un comique particulièrement offensant puisqu’il repose en grande partie sur des éléments farcesques : le sac dans lequel les noirs se trouvent poussés sans ménagement31, la fistule de Gondomar qui associe la politique de la couronne espagnole à l’ordure, la lubricité du roi noir, etc. Or ce comique est efficace et le public rit32. C’est le rire qui cristallise le sens de l’allégorie, en confirmant l’identification des personnes ; c’est lui qui rend effective la dégradation voire la profanation de la cible du rire : les affaires d’État et les personnes royales.
27L’offense ne tient pas seulement à la cible du rire ou à la forme du comique, elle tient aussi à ceux qui rient, à leur condition sociale, car le Globe rassemble un public mêlé. Coloma souligne la condition basse des acteurs et des spectateurs qui aggrave l’offense faite au roi, l’outrage fait à son nom33. La lettre de John Chamberlain évoque également un public hétéroclite et mélangé : la pièce est, écrit-il, écoutée par toutes sortes de gens, vieux et jeunes, riches et pauvres, maîtres et serviteurs, papistes et puritains, hommes éclairés, ecclésiastiques et hommes d’État, et s’ensuit une petite liste de noms.
28Les affaires de l’État sont ainsi livrées aux réactions et aux commentaires d’individus qui n’ont alors aucune légitimité à s’en occuper. Les édits royaux qui interdisent que l’on discoure de manière licencieuse des affaires d’État précisent justement que de tels sujets ne doivent pas être discutés par des personnes ignorantes et sans qualités34. Il s’agit d’ailleurs d’édits réitérés au début des années 1620 et la pièce y fait allusion : selon le cavalier noir, c’est l’un de ses exploits, que d’avoir fait museler les voix qui s’élèvent contre l’influence espagnole35. Les représentations de A Game at Chess transgressent donc le principe de répartition légitime et ordonnée des discours : ces milliers de spectateurs ont été informé des relations anglo-espagnoles, ils en ont ri, ils en ont parlé, et « ils sortent enflammés du théâtre contre l’Espagne », écrit Coloma à Olivares36. D’où la forme prise par ce scandale : il s’agit de circonscrire le lieu où l’on parle légitimement des affaires de l’État. Car finalement, le problème réside moins dans la représentation de monarques régnants que dans un spectacle public qui soumet l’exercice du pouvoir à un examen critique et comique.
29Dans cette perspective, il faut insister avec A. H. Tricomi sur la puissance du dispositif allégorique, qui peut expliquer, lui aussi, que la pièce ait eu un tel retentissement et qu’on la considère comme celle qui a formulé la critique la plus forte de la couronne37. D’une part, l’allégorie procure des catégories d’appréhension de la réalité très efficaces. La polarisation blancs/noirs donne la clé d’une compréhension globale de la situation politique : l’Espagne est à la tête de la croisade contre les protestants et d’une entreprise de domination du monde. D’autre part, la pièce axe les actions et les discours des personnages sur la question de la foi, puisque les deux intrigues sont gouvernées par le principe de la conversion ; aussi les événements apparaissent-ils comme le résultat de ce qui se passe dans les consciences. Du coup, la représentation vaut comme révélation de l’âme des plus hauts personnages de la cour et des rois en particulier.
30Le scandale de la représentation de A Game at Chess en août 1624 est donc bien plus fort que celui du seul écrit. Du fait du comique, des accessoires, du contexte, et du public, qui réagit de manière excessive et imprévisible, le spectacle opère une actualisation scandaleuse d’un texte qui ne l’est que potentiellement.
Conclusion
31Le texte de Middleton s’inscrit dans la tradition satirique de l’époque et n’est pas fondamentalement subversif mais, pour cette raison même, le scandale de A Game at Chess permet de cerner quelques éléments de la propension au scandale attachée au dispositif théâtral. J’en signalerai trois. L’impératif économique d’abord : il s’agit de la troupe des King’s Men mais le patronage ne paie pas, et l’entreprise commerciale du théâtre pousse à la provocation – et donc à la transgression – pour vendre des places. L’ambassadeur florentin mentionne d’ailleurs en bonne place la recette d’une représentation. Ensuite, la conjonction, particulièrement remarquable ici, de la portée généralisante de l’allégorie avec la portée singularisante du spectacle. L’absence de médiation symbolique est un facteur de scandale, car le théâtre fait, dès lors, effraction dans la réalité et déborde dans l’espace public. La dimension collective et publique de la représentation, enfin : le spectacle rassemble des spectateurs de conditions diverses, et fait advenir des réflexions et affects multiples – dont le rire, qui opère la transgression mais disperse la culpabilité, déjà fragmentée en raison de la production du spectacle.
32Afin de tenir compte de la capacité instituante du scandale, Damien de Blic et Cyril Lemieux proposent d’envisager l’événement comme une mise à l’épreuve des normes et du consensus qui existe autour d’elles38. Dans cette perspective, l’épisode de A Game at Chess est l’occasion d’une réaffirmation de l’autorité diplomatique espagnole, et sans doute d’un repositionnement de la politique royale anglaise à l’égard de l’Espagne. Il est aussi une mise à l’épreuve d’un certain partage du sensible qui fait de la politique du royaume et de ses ressorts un objet réservé aux gouvernants. Cette norme, mise à l’épreuve par la représentation même, est entérinée à l’issue de l’épisode mais elle ne l’est pas collectivement. Le public ne pouvait certes pas répondre à l’interdiction, ni le dissensus s’exprimer publiquement, mais peut-être pourrait-on considérer que sa réponse consistait dans la venue de milliers de spectateurs, à travers laquelle se disait, cette fois, le scandale de la démocratie, celui qui veut, comme le rappelle Rancière, que toutes les voix se valent39.