Colloques en ligne

Hélène Beauchamp

Les Mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire. Un scandale en temps de guerre

1La pièce Les Mamelles de Tirésias, dont le titre extravagant augure d’une démarche iconoclaste, a accompagné Guillaume Apollinaire sur une longue période, puisqu’il en a commencé l’écriture, dit-il, en 1903, pour la reprendre en 1916. Elle a été représentée une seule fois le 24 juin 1917 au conservatoire Renée Maubel à Montmartre dans une mise en scène de Pierre Albert-Birot, dans le cadre d’une manifestation du groupe « Art et liberté » constitué autour de la revue SIC, fondée par ce dernier. La création scénique de la pièce a suscité un scandale effectif en plusieurs épisodes, mais celui-ci ne fut pas caractérisé par une réelle violence comme d’autres réceptions scandaleuses, qui ont entraîné des manifestations de certains groupes sociaux ou religieux et une avalanche de propos haineux dans la presse. En revanche, la première a constitué en elle-même un événement mouvementé et houleux, qui a soulevé dans la presse, la société et chez l’auteur une suite de réactions vives, dont l’enchaînement donna lieu à une « longue polémique1 » aux enjeux souvent indirects. Les motifs politiques de l’indignation s’y mêlaient à une perplexité devant les choix esthétiques d’un poète qu’il était difficile, alors, d’attaquer de manière frontale. Même si sa pièce déroutait considérablement, Apollinaire, le fils d’immigrés polonais engagé pour la France dans la Guerre de 14 et revenu blessé du front, était alors l’incarnation du poète-soldat, une figure artistique et patriotique majeure. Sa manière extravagante d’incarner ce rôle patriotique dans Les Mamelles de Tirésias ébranlait sans doute l’Union Sacrée, et fut en réalité à la source du scandale, mais accuser trop vivement Apollinaire comportait aussi le risque de la briser. C’est peut-être pour cette raison que les attaques empruntèrent souvent des voies détournées.

2La pièce s’ouvre sur un prologue en vers dit par le Directeur de la troupe, un ancien combattant qui évoque la guerre sur un mode lyrique, appelle les Français à faire des enfants, et leur explique qu’on « tente ici d’infuser un esprit nouveau au théâtre2 ». Le lever du rideau dévoile un spectacle incongru, coloré et hétéroclite, celui de la place du marché de Zanzibar avec des maisons, un mégaphone en forme de cornet à dés, un kiosque à journaux accolé à une marchande de carton-pâte au bras articulé, etc. Un personnage en fond de scène représente à lui seul le peuple de Zanzibar, préposé aux bruitages les plus divers, du revolver aux castagnettes. Quant à Thérèse, qui a le « visage bleu », une « longue robe bleue ornée de singes et de fruits peints3 », elle entre en scène en se déclarant féministe et clame qu’elle refuse désormais d’obéir à son mari. Elle fait exploser ses seins à l’aide de la flamme d’un briquet avant de jeter aux spectateurs les balles qu’elle a dans son corsage et de caresser sa barbe et sa moustache qui « ont brusquement poussé4 ». C’est donc un début tonitruant que servent les décors et costumes du peintre Serge Férat, aux couleurs vives, aux formes géométrisantes, confectionnés avec des bandes de papier de couleur découpées5. L’intrigue, même si Apollinaire s’en défend, est structurée comme une revue loufoque, d’abord autour de la transformation de Thérèse en homme, donc en Tirésias, puis de celle de son Mari en femme, qui se lance avec enthousiasme dans la procréation de 49 049 enfants. Entre temps, interviennent le duo clownesque de Presto et Lacouf, un Gendarme guignolesque, puis, dans le second acte, un journaliste et le peuple de Zanzibar qui admirent les enfants du Mari. Une Cartomancienne au crâne éclairé électriquement vient prédire au peuple de Zanzibar un avenir radieux s’il fait des enfants et la pièce se clôt avec le dévoilement de Thérèse sous ses oripeaux de Cartomancienne, qui rejoint son Mari pour faire encore plus d’enfants ensemble.

3Vu de loin, le scandale qui suivit la première fut de nature essentiellement esthétique, puisque la manifestation fut désignée, peu après le ballet Parade, comme « une pièce cubiste6 ». Vue de plus près, il semble que cette réception agitée soit surtout symptomatique d’un « scandale en temps de guerre », dans la mesure où même les reproches esthétiques faits à la pièce prennent leur sens et trouvent leur origine dans la situation de la France au milieu de l’année 1917. Nous allons donc nous attacher à comprendre en quoi le scandale des Mamelles de Tirésias, dans ses différentes phases, obéit dans le fond à des enjeux politiques. C’est la position ambivalente d’Apollinaire dans cette période de guerre qui cristallise le scandale car il ne contente personne politiquement et donc esthétiquement. Les Mamelles de Tirésias ne déclenchent pas tant un débat esthétique sur le cubisme au théâtre, qu’une polémique sur l’opportunité de traiter certaines questions nationales essentielles, en temps de guerre, sur le mode d’une « fantaisie outrancière7 ».

Un scandale à rebondissements

4Le scandale de la pièce d’Apollinaire en suit un autre, celui du ballet Parade, dont l’accueil agité conditionne en grande partie la réception des Mamelles de Tirésias. Un mois avant la création de l’œuvre d’Apollinaire, c’était la première Parade au Châtelet, le 18 mai 1917. Cette création des Ballets Russes, à la réputation déjà sulfureuse depuis les représentations du Sacre du printemps, se voulait une manifestation d’avant-garde destinée à l’élite et elle connut comme telle un succès important à sa reprise en 1921. Mais elle fut d’abord un chahut teinté de scandale. La première était organisée au bénéfice des mutilés de guerre de la région des Ardennes, avec des places réservées pour les blessés, et parrainée par la haute société parisienne. Mais l’argument de la parade de spectacle qui tourne mal, écrit par Jean Cocteau, les costumes cubistes de Picasso et la musique d’Érik Satie ne furent pas compris. La représentation fut chaotique, beaucoup de spectateurs furent scandalisés par l’inconvenance de la forme, en rupture avec l’horizon d’attente d’une France en guerre. Kenneth E. Silver, dans son étude sur les avant-gardes parisiennes et la première guerre mondiale, donne une description assez apocalyptique de la représentation qu’il ne faut peut-être pas prendre totalement au pied de la lettre, mais qui montre comment se construit la légende d’Apollinaire, qui avait écrit le programme du ballet. Sa description rapporte une anecdote – vraisemblablement fausse – faisant intervenir le poète dans la bataille :

Dans une veine caractéristique du Paris des années de guerre, ils huèrent le spectacle, aux cris de « métèques », « boches », « trahison », art « munichois », « embusqués » et autres épithètes qui étaient autant de reproches d’anti-patriotisme. Certains témoins prétendent même – sans doute à tort – que l’auditoire était sur le point d’agresser les exécutants lorsqu’Apollinaire, portant uniforme, bandages et décorations, monta sur scène pour intervenir au nom des danseurs.8

5En réalité, selon Laurence Camba, la première de Parade fut plutôt un chahut sur lequel le scandale postérieur des Mamelles de Tirésias fit un effet-retour, aboutissant à la création de cette anecdote. L’accusation « d’art boche » lancée contre ce spectacle, qui poursuit le cubisme depuis les débuts de la guerre, sera aussi à la source des réactions agressives de certains à la création des Mamelles de Tirésias. Apollinaire, lui, occupe déjà une position ambiguë : cette anecdote l’érige d’un côté en défenseur des « anti-patriotes » et de l’autre, le montre en uniforme, incarnation du poète-soldat.

6Quant à la représentation des Mamelles de Tirésias, qui fut à la fois houleuse et gaie, les contemporains ont du mal à en tirer une leçon claire, ne sachant dire si elle fut pour Apollinaire « victoire ou déroute9 », selon le vocabulaire belliqueux alors de mise. Cette manifestation de la revue SIC a attiré une bonne partie du monde artistique et de la critique de presse parisienne. Les conditions sont réunies pour une première agitée : des annonces en nombre dans les journaux, une cohue pour entrer dans une salle archicomble et plusieurs heures de retard car les décors de Serge Férat ne sont pas terminés. L’assistance semble avoir réagi de manière contrastée, les huées se mêlant aux applaudissements et surtout à la perplexité. Dans L’Œuvre du 25 juin 1917, Léon Deffoux écrit par exemple : « Les spectateurs qui se sont efforcés de comprendre cette fantaisie outrancière ont cru démêler qu'il s'agissait du problème de la repopulation. Jusqu'au bout ils sont restés très divisés – et prêts à en venir aux mains10. » Si certains y voient un joyeux chahut, d’autres rendent compte d’une salle plus houleuse :

Et sous les feux convergents des insultes et sous une tempête effroyable de bravos, Guillaume Apollinaire, le front ceint d’un bandeau – chevron de gloire qui serait remonté jusqu’à la chevelure et lui ferait une auréole – apparut sur la scène, entouré, escorté, porté par ses interprètes… Etait-ce un jeu de massacre ou de l’adoration ? Fut-ce une victoire ou une déroute ?11

7Ce journaliste rapporte un des deux événements marquants de cette création, l’apparition d’Apollinaire en uniforme de lieutenant à la fin de la pièce, rappelant au public la vocation patriotique de l’argument. L’autre événement fut le comportement iconoclaste de Jacques Vaché, un ami de Breton, alors soldat interprète en permission auprès de l’armée britannique, qui aurait menacé l’assistance avec son revolver. Louis Aragon, dans sa première publication de presse consacrée aux Mamelles de Tirésias, rapporte presque un an plus tard l’atmosphère tout en contraste de cette représentation. Tandis que son « légendaire ami Jacques Vaché voulait tirer à balles sur le public12 », un couple écoutait en larmes les appels lyriques du kiosque à journaux… D’après Geneviève Latour, Jacques Vaché fit littéralement un scandale :

[…] il menaçait la salle, revolver au poing (ou pistolet à bouchon), tout en accusant Apollinaire de « rafistoler du romantisme avec du fil télégraphique et de ne pas savoir les dynamos ». L’ami qui l’accompagnait, le non moins excentrique Theodore Fraenkel, le saluait avec grand respect, tandis que d’autres jeunes soldats, légèrement ivres, exhibaient ostensiblement leurs insignes militaires.13

8Le soldat Vaché, qui accuse Apollinaire de se complaire dans une esthétique romantique d’arrière-garde, participe donc au parfum de scandale de cette première. Il y incarne la figure du jeune combattant en rupture, mise face à celle du soldat-poète réformé et patriote qu’est Apollinaire.

9Mais dans sa majorité, la presse fut plus perplexe qu’outrageusement indignée, même si beaucoup crièrent au charlatanisme comme le journaliste du Petit Bleu, à qui « cet esprit nouveau […] est apparu comme la plus effroyable des fumisteries et des galéjades14 », ou un autre qui écrit que SIC signifie « Société Incohérente de Charlatanisme15». Plusieurs soulignent le caractère inopportun de la fantaisie, comme René Wisner qui résume le sentiment dominant :

Après un prologue remarquable, un poème ardent où s'inscrit le tragique mirage d'une nuit de guerre, nous avons entendu deux actes paraît-il sur-réalistes, avec des chœurs de foire, des costumes de guignol cafre, des kiosques à journaux qui se promènent et des contorsions de cirque. […] Cette facétie aurait pu sembler drôle, racontée un mardi par Apollinaire onctueux et narquois, ou joué [sic] par Max Jacob dans un atelier de la rive gauche ; mais la baptiser « drame sur-réaliste », et la présenter sérieusement au public, c'est, à bien dire, inconvenant.16

10Cette soirée fut donc le premier acte d’une polémique qui se répandit dans la presse et rebondit ensuite par l’intervention inattendue d’un groupe de peintres qui se disent « cubistes », qu’on aurait pu attendre parmi les défenseurs de la pièce. Comme l’écrit Laurence Camba, « les flèches les plus blessantes ne venaient pas des conformistes et des conservateurs, mais des rangs même des modernes17. » Le 27 juin, les journaux Le Bonnet rouge et Le Pays publient une lettre d’un groupe de peintres indignés qui, au-delà d’Apollinaire et de sa pièce, visent la revue SIC et Serge Férat, en polémique avec certains cubistes depuis le salon des Indépendants de 1914. Voici l’article de Georges Axel, le directeur du Bonnet rouge, dans lequel est inséré la lettre. L’attaque se fait agressive :

Les peintres de l'école cubiste ne veulent
pas être confondus avec certains
bateleurs de l'école... fumiste
Quelques peintres de l'école cubiste m'adressent la protestation suivante:
« Peintres et sculpteurs cubistes, nous protestons contre la fâcheuse liaison que l'on tend à établir entre nos œuvres et certaines fantaisies littéraires et théâtrales qu'il ne nous appartient pas de juger.
Ceux d'entre nous qui ont assisté aux manifestations de Sic et d'Art et Liberté, déclarent formellement qu'elles n'ont rien de commun avec leurs recherches plastiques. Suivent les signatures :André Lhote, Metzinger, Gino Severini, Kisling, Juan Gris, Sipchiz [sic], Diego Ninega [sic, Diego Rivera], Henri Hayden. »Ces jeunes artistes sont les créateurs du cubisme. Ils méditèrent sur cette esthétique moderne. Ils se donnèrent passionnément, sincèrement à cette expression nouvelle de la vie, en accord avec notre sensibilité nouvelle, inquiète.
Si ces jeunes artistes passent auprès des badauds ignorants pour des déments, la faute en est à quelques histrions qui, depuis longtemps, exploitent charlatanesquement le cubisme et le défigurent. Les vrais cubistes, fatigués, protestent enfin contre ces histrions. Nous les approuvons.
Ainsi Monsieur Appolinaire [sic] – qui se laisse appeler le nouveau Verlaine dans des petites revues, parce qu'il va au café, comme Verlaine, – ainsi Apollinaire fit le racolage pour le cubisme, avec une trompette de foire et des travestis de clown.18

11Georges Axel relaie cette protestation et la commente de manière à la rendre plus polémique encore, ajoutant à la « fantaisie » refusée par le groupe des termes plus insultants. Pour Apollinaire qui avait défendu ces peintres dans les années précédentes, c’est une trahison violente, à laquelle il répond par une lettre ouverte aux deux journaux où il écrit à propos de Georges Axel : « Les traits qu’il me décoche sont malgré leur sottise moins blessants que les éclats d’obus19. » Mais il sera conduit à rompre avec son ami Juan Gris à la suite de cette polémique. Ce nouvel épisode, le plus douloureux pour l’auteur, obéit en réalité aux enjeux politiques d’une France en guerre, comme la plupart des flèches, si diverses soient-elles, qui furent tirées contre la pièce.

Un scandale esthétique aux racines politiques 

12Avec Les Mamelles de Tirésias, Apollinaire ne contente personne : le groupe signataire de la lettre craint qu’on ne réduise l’esthétique cubiste à une farce, les conservateurs approuvent le fond – le message nataliste – mais sont déroutés par la forme et ne sont pas sûrs du sérieux du propos, les artistes de l’avant-garde sont perplexes devant les déclarations patriotiques d’un poète qui, tout en proposant à la scène Les Mamelles de Tirésias, travaille depuis peu à la censure20

13Commençons par les enjeux politiques de la polémique autour du cubisme soulevée par la lettre. La tribune publiée par ces quelques peintres pour se désolidariser de cette « fantaisie » doit être comprise dans le contexte des attaques contre l’art « munichois », ce « style boche » qu’on reprocha à Parade. Les peintres signataires sont en effet tous étrangers, en situation vulnérable dans une France en guerre. Ils gravitent autour de la galerie de Léonce Rosenberg, qui s’efforçait alors de légitimer les recherches de ses artistes cubistes ou apparentés. Dans ce contexte, le terme de « fantaisie » n’est pas neutre. Kenneth Silver montre qu’il est associé depuis le début de la guerre à un art considéré comme frivole, influencé par l’étranger – autant dire l’Allemagne : il revient par exemple dans les attaques contre le couturier Paul Poiret, accusé de dessiner des tenues trop orientales, ou trop « munichoises », les deux étant associées dans une sorte de repli xénophobe assez confus21. Cette protestation participerait alors, selon Peter Read, d’une stragégie commerciale du galeriste, qui tentait d’asseoir la respectabilité du cubisme et « prônait chez ses peintres un comportement prudent et discret en temps de guerre22. » Rosenberg, échaudé par le chahut de Parade, aurait donc adopté une stratégie préventive en faisant condamner les Mamelles de Tirésias par ses artistes23.

14Nous citerons pour en finir avec la polémique autour du cubisme une des critiques les plus haineuses suscitées par la pièce, celle de Léo Poldès dans La Grimace, emblématique du chaos idéologico-esthétique qui préside au scandale des Mamelles de Tirésias :

– A Chareton !

Les Mamelles de Tirésias, comédie symbolique de Guillaume Apollinaire, légitiment pleinement ce jugement…

Mais il convient de tirer, de ce spectacle, une conclusion. Elle s’impose. La voici. L’inharmonieux loufoque Érik Satie, compositeur sur machines à écrire et crécelles, a pu salir à son aise les Ballets Russes en introduisant dans ce spectacle esthétique une œuvre ridicule que n’eût point signée un joueur de tam-tam sénégalais – et des musiciens de talent attendent humblement depuis des années qu’on les joue. Son complice, le barbouilleur géométrique Picasso (Pablo), spéculant sur l’éternelle bêtise humaine, à [sic] réussi le tour de force d’imposer son nom au public, par le scandale, et de vendre des toiles qui paraissent fabriquées par des intoxiqués de Sainte-Anne, à des prix formidables, tandis que de vrais peintres crèvent de faim dans leurs ateliers. Poète visionnaire et naïf, Guillaume Apollinaire dérange la critique, le Tout-Paris des premières, les rapins de la Butte et les ivrognes de Montparnasse pour assister à la plus extravagante, à la plus insensée des élucubrations du cubisme, alors que, faute de spectateurs, le Marchand de Venise a quitté l’affiche du Théâtre Antoine. Mieux encore. Au moment où la presse d’opinion manque de papier, où les journaux indépendants se voient menacés de disparaître, où la Pensée libre est traquée, on voit imprimée luxueusement, avec des caractères neufs et élégants, une revue qui s’appelle Sic et où, pantins déliquescents du cubisme intégral, des clowns de la plume comme Albert-Birot et Jean Cocteau saccagent misérablement le papier accordé avec tant de parcimonie aux écrivains qui ont l’orgueil de combattre pour une idée.

Que les artistes me pardonnent, que le lecteur m’excuse, trois mots surgissent en guise de point final sous ma plume – et je les lance à la face de ces bateleurs :

Ah ! les cochons !24

15Voilà les « bateleurs » du cubisme de nouveau accusés d’anti-patriotisme, responsables de creuser la pénurie de papier pour publier leurs revues de snobs.

16Mais Apollinaire dérange bien au-delà du ban conservateur, suscitant la perplexité de la frange la plus « révolutionnaire » du milieu artistique, troublée de voir le maître de la poésie nouvelle seconder la propagande nataliste de l’État. Comme Jacques Vaché, beaucoup d’admirateurs d’Apollinaire, dont André Breton, ont été désorientés par le lyrisme nationaliste de la pièce25. Le conservatisme idéologique du message a été abondamment relevé par la presse. Parmi d’autres, Guillot de Saix constate qu’ « au fond, Guillaume Apollinaire est traditionnaliste et sous l'apparent désordre des idées, sous sa fantaisie tintamarresque, clownesque, guignolesque, il demande le retour à l'ordre26 ».  Un autre compare Apollinaire à Henri Lavedan et demande : « Monsieur Guillaume Apollinaire serait-il un Ponsard cubiste27 ? »

17 Cependant, la pièce ne satisfait pas pour autant les apôtres de l’Union Sacrée qui ne la comprennent pas. Ceux qui pourraient souscrire au message patriotique d’Apollinaire sont confrontés à l’avancée chaotique de l’intrigue et à la fantaisie cubiste des costumes. Un critique à qui Apollinaire a expliqué la grande clarté de son message avant le lever du rideau,  écrit qu’il a dû se contenter de contempler « un gendarme cubiste », « un mari maquillé à l'ocre et surmonté d'une perruque de clown – et une dizaine d'autres personnages de cauche­mar dont l'exacte identité [lui] a complètement échappé28. » Sur le message de repopulation en tant que tel, on ne sait que penser. Selon Léon Deffoux, « les uns estimaient que l'auteur se révélait disciple de M. Piot, les autres qu'il manifestait des sentiments malthusiens29. » D’autres comprennent mal le propos ou l’extrapolent, comme Victor Basch qui « croi[t] deviner que c’est une satire contre le féminisme ou plutôt contre les excès du féminisme30. » Le critique aborde ici le point dont on pourrait penser qu’il est à la source des réactions les plus scandalisées, le féminisme de Thérèse-Tirésias, dont les premiers mots adressés à son mari, qui ne cesse de lui répéter « Je veux du lard », sont les suivants :

Je suis féministe et je ne reconnais pas l’autorité de l’homme.
Du reste je veux agir à ma guise
Il y a assez longtemps que les hommes font ce qui leur plaît
Après tout je veux aussi aller me battre contre les ennemis
J’ai envie d’être soldat une deux une deux
Je veux faire la guerre – Tonnerre – et non pas faire des enfants
Non Monsieur mon mari vous ne me commanderez plus.31

18La question du nouveau statut des femmes, qui ont remplacé au travail les hommes partis au front ou décimés, ainsi que les grèves des ouvrières de 1917, rendaient le sujet pleinement actuel. Bien sûr, certains s’en offusquèrent, mais dans l’ensemble, on est frappé par le peu d’attention accordé à l’intrigue sexuelle de la pièce. Comme le note Laurence Camba, « personne, en tout cas, ne sembla s’aviser de l’extrême liberté avec laquelle Apollinaire traitait le couple, l’exclusivité sexuelle et la confusion des genres32. » 

19Ce qui dérange le plus unanimement et rassemble les critiques, c’est la rupture au sein de la pièce elle-même entre la gravité du sujet et l’extravagance de la forme. Apollinaire ouvre et ferme sa pièce en revendiquant son statut d’ancien combattant. Il apparaît au baisser de rideau en uniforme, mais surtout, il laisse la parole dans le prologue au Directeur de la troupe, fraîchement revenu de la guerre, appuyé sur une canne de tranchée et témoignant des combats autour d’une anecdote poétique : les Allemands avaient éteint les étoiles à coups de canons, puis un sursaut des Français les avaient rallumées, comme doit le faire encore aujourd’hui ce public, en faisant des enfants. Voici un prologue lyrique, émouvant, patriotique, qui prévient cependant longuement le public du ton peu sérieux de la farce qui va suivre. Même les critiques les plus perplexes relèvent la beauté du prologue, comme celui du Petit Bleu qui affirme n’avoir rien compris au reste mais que ces « vers […] sont […] les meilleurs [qu’il ait] entendus sur la guerre, ses horreurs et ses beautés33. » Mais la suite rompt avec ce lyrisme patriotique pour laisser libre cours à une imagination délirante et choque les esprits, même ceux des proches d’Apollinaire. Philippe Soupault, qui était pourtant souffleur lors de cette création, se déclare a posterioriindigné par le décalage entre ces farces (Parade, qu’il n’a pas vu, et Les Mamelles de Tirésias) et l’horreur que vivent les soldats34.Il y a donc un décalage dévastateur entre le message nataliste, l’image de l’ancien combattant incarnée par le personnage du Directeur de la troupe comme par Apollinaire lui-même, et le reste de la farce. À cette rupture au sein de la dramaturgie s’ajoute l’ambiguïté du titre : sur les conseils de Pierre Albert-Birot, Apollinaire a appelé sa farce un « drame sur-réaliste », laissant attendre un registre autrement plus grave.

20Enfin c’est l’ambiguïté même d’Apollinaire qui suscite en partie la poursuite de la polémique. Comme souvent en matière de scandale, beaucoup n’arrivent pas à situer le positionnement idéologique de la pièce et de son auteur. Avant et après la première, Apollinaire ne cesse de répéter que son message est très simple, qu’il faut repeupler la France et qu’il a voulu le faire passer par une énergie vitale nouvelle, une dramaturgie de la surprise. Mais en même temps, il émet une série de signes qui brouillent la clarté de cette ambition.

Apollinaire, la repopulation et la préface à l’édition de 1918 : dernier acte du scandale ?

21Si le lecteur d’aujourd’hui a du mal à croire au sérieux de l’argument nataliste de la pièce, plusieurs faits rendent improbable l’idée que le thème de la repopulation serait purement et simplement une farce. On connaît l’engagement d’Apollinaire dans la guerre où il a été gravement blessé, auquel il faut ajouter le deuil de son meilleur ami Dupuy, mort au Chemin des Dames le 7 mai 1917 et dont il apprend la fin tragique à l’entracte de Parade. C’est donc dans ce contexte de deuil qu’a lieu la création scénique des Mamelles de Tirésias, ce qui amène Laurence Campa à conclure que la « fécondité artistique était le meilleur moyen d’honorer ensemble son devoir patriotique et sa mission de créateur35. »

22Cependant, d’autres arguments, que Sarah Brun analyse de façon très suggestive dans sa thèse sur les actualisations de la farce au tournant du XIXe et du XXe siècle, mettent le propos patriotique à distance et peuvent faire penser qu’Apollinaire a surtout voulu faire un coup à la Ubu Roi – référence qui revient sans cesse dans la presse –, en voulant conjurer la morosité ambiante à l’aide de Jarry, Guignol et Maître Pathelin, qu’il cite dans sa préface à l’édition de 1918 par le groupe SIC. Sarah Brun démonte la simplicité de ce message sur le repeuplement en montrant qu’il peut aussi prendre place à l’intérieur d’un plus vaste dispositif de farce, notamment par sa filiation avec Jarry, père théâtral fort peu patriote d’Apollinaire. Elle revient aussi sur les élucubrations de la Préface à l’édition de 191836, sur lesquelles nous allons nous arrêter un peu. Cette préface, qui poursuit la polémique en répondant à un certain nombre de critiques faites à la pièce, commence de manière très claire en revendiquant la simplicité du message sur la repopulation. Mais ensuite, elle « dérape », notamment lorsque le poète répond à la critique de Léon Deffoux, qui insinuait avoir ramassé, après l’éclatement des mamelles de Thérèse, un caoutchouc ressemblant à celui des préservatifs. La réponse d’Apollinaire est pour le moins surprenante. Il commence par défendre la « stricte légalité » de son caoutchouc en citant l’arrêté du Journal Officiel sur la composition des tétines de biberons, puis se lance dans une comparaison de l’usage des préservatifs entre la France et l’Allemagne, aboutissant à une conclusion absurde : tandis qu’en Allemagne « il ne se passe pas de jour sans qu’il ne manque de vous en tomber sur la tête pendant qu’on se promène dans les rues37 », les Allemands restent une « race prolifique », contrairement à la France qui utilise pourtant moins de préservatifs. Apollinaire défend donc son message avec des arguments dignes de la plus haute pataphysique ubuesque, qui professe l’équivalence des contraires, œuvrant pour rendre le débat sur le sérieux de son message impossible à trancher, comme le suggère cette déclaration qui semble paraphraser le discours de Jarry à la première d’Ubu Roi : « Au demeurant, il m’est impossible de décider si ce drame est sérieux ou non38. » 

23On peut probablement résoudre la contradiction en se rendant compte qu’Apollinaire, fidèle à « l’esprit nouveau » de son art, applique à sa préface le même traitement qu’à sa pièce, lui insufflant la fantaisie de la farce et préparant le lecteur aux « surprises » qu’il trouvera à la lecture de la suite. Cela semble confirmé par la conférence donnée par le poète le 26 novembre 1917, « l’Esprit nouveau et les poètes », où il défend la liberté totale de l’artiste en matière d’imagination, mais associée à un art fondamentalement national et même « classique », synthèse difficile à entendre pour certains auditeurs d’alors comme André Breton. Alors que l’expression« esprit nouveau »laisse augurer une rupture esthétique radicale, telle que la souhaiteront les surréalistes, Kenneth E. Silver rappelle qu’elle est en réalité empruntée à un slogan patriotique des années de guerre39. On trouve dans le texte de cette conférence l’expression très claire de ce nationalisme libéral en matière d’imagination :

Il ne faut pas oublier qu’il est peut-être plus dangereux pour une nation de se laisser conquérir intellectuellement que par les armes. C’est pourquoi l’esprit nouveau se réclame avant tout de l’ordre et du devoir qui sont les grandes qualités classiques par quoi se manifeste le plus hautement l’esprit français, et il leur adjoint la liberté. Cette liberté et cet ordre qui se confondent dans l’esprit nouveau sont sa caractéristique et sa force.40

24Ce texte, contemporain de la préface de la pièce, permet a posteriori d’éclairer cette alliance de l’imagination délirante et du patriotisme orthodoxe ; mais pour les contemporains, la préface de 1918 ne fait qu’entretenir la confusion et épaissir encore l’énigme de la pièce.

25***

26Si Les Mamelles de Tirésias ne font pas scandale pour le lecteur et le spectateur d’aujourd’hui, elles restent une œuvre gênante, car elles véhiculent, dans un costume totalement libéré des contraintes formelles, un message idéologique peu audible, profondément lié aux circonstances historiques de la première guerre mondiale, dont on ne sait s’il prêche pour la libération ou la soumission des femmes, s’il prône la liberté ou l’ordre.

27Par ailleurs, à l’heure de la reconfiguration de notre vision du monde au prisme d’une nouvelle conception du « genre » il est tentant de voir dans Les Mamelles de Tirésias une œuvre visionnaire : une femme jette ses seins dans les airs, veut travailler comme un homme, tandis que son mari change de sexe et fait des milliers d’enfants ! Mais Thèrèse revient au bercail. Là aussi, nous ne savons comment situer le propos du poète, car le retour de Thérèse n’invalide pas pour autant sa libération : elle a bien perdu ses seins et souhaite rester « plate comme une punaise41 », tandis que son mari reste femme. Alors, l’argument sexuel des Mamelles de Tirésias est-il conservateur ou totalement révolutionnaire ? La question a à peine effleuré les contemporains. Les transformations de genre de Thérèse-Tirésias ont été vues comme de simples marques de la fantaisie de la pièce, au même titre que les costumes cubistes, les clowns burlesques ou le gendarme guignolesque : pour la majorité du public, elles n’avaient guère plus de signification qu’on en donnait alors à la marionnette de la Mère Gigogne, lorsque de sous ses jupes naissaient des dizaines d’enfants, ou à celle de Polichinelle qui pondait des dizaines d’œufs. À notre œil d’aujourd’hui qui voit dans Thérèse-Tirésias la libération des sexualités, le poète répond, laconique : « Il tient aux Français que, s’ils se remettent à faire des enfants, l’ouvrage puisse être appelé, désormais, une farce42. »