1Comme mon titre l’indique, dans cette intervention je voudrais mettre en relation deux thèmes : la langue qui est la nôtre et la musique. Cela se fera en rapprochant Ramuz de ce qui se fait en philosophie du langage actuellement, ou du moins dans une certaine philosophie du langage, celle de Stanley Cavell, inspirée de Ludwig Wittgenstein et de John L. Austin. La question centrale sera la suivante : en quoi la référence à la musique éclaire-t-elle cette dimension collective de la langue ?
La résistance à « un certain français commun »
2Mon point de départ réside dans l’étonnement qu’un philosophe peut ressentir face aux lettres de Ramuz à Grasset et Mermod. On y retrouve en effet deux tendances de la philosophie contemporaine à propos d’une « langue qui serait la nôtre » : d’un côté la méfiance et la résistance face à la « langue commune », et de l’autre, pourtant, la référence à « notre langue ».
3Concernant le premier aspect, il s’agit dans la lettre à Grasset d’une résistance à l’égard du français de France et de la langue littéraire de France, et dans la lettre à Mermod d’une résistance à l’égard de l’école en tant qu’elle porte ce français et cette langue littéraire hors des frontières françaises. À cet égard, on peut mentionner par exemple ce passage de la lettre à Mermod :
Voyez que l’école va immédiatement, par exemple, contre l’accent (notre accent vaudois dont elle commence par se moquer) ; voyez que l’école chez nous (et ailleurs sans doute) va tout de suite au nom du « bon français », le français écrit, contre le français parlé ; au nom du français lu contre le français vécu. Elle va, bien entendu, contre le patois ; elle va au nom des mots qui ne sont plus que des conventions contre les mots qui sont des actes ou des gestes1.
4Ce qui est premier, c’est « l’école qui va contre » : contre l’accent, contre le français parlé, contre le patois, contre les mots-actes ou les mots-gestes. Et le geste de Ramuz est de résister à cette « école qui va contre », de résister à une répression entendue au sens large. On trouve une description concrète de cette résistance dans un passage important de la lettre à Grasset où il est question du reproche de « mal écrire » :
[Cette critique] me touche au point central, – ayant toujours tâché au contraire d’être véridique et ne m’étant mis à « mal écrire » que précisément par souci d’être plus vrai ou, si on veut, plus authentique, d’être aussi vrai, d’être aussi authentique que possible. […] Car remarquez encore que mon pays a toujours parlé français, et, si on veut, ce n’est que « son » français, mais il le parle de plein droit, ayant été romain lui aussi comme tant d’autres provinces de France, mais plus que beaucoup d’autres de ces provinces, étant en tout cas plus français dans ce sens-là que la Bretagne, ou le pays basque, ou l’Alsace. Le pays qui est le mien parle « son » français de plein droit parce que c’est sa langue maternelle, qu’il n’a pas besoin de l’apprendre, qu’il le tire d’une chair vivante dans chacun de ceux qui y naissent à chaque heure, chaque jour. Il le parle de plein droit et est en parfaite égalité sur ce plan-là avec tous les autres pays de France, – mais en même temps, étant séparé de la France politique par une frontière, il s’est trouvé demeurer étranger à un certain français commun qui s’y était constitué au cours du temps. Et mon pays a eu deux langues : une qu’il lui fallait apprendre, l’autre dont il se servait par droit de naissance ; il a continué à parler sa langue en même temps qu’il s’efforçait d’écrire ce qu’on appelle chez nous, à l’école, le « bon français »2.
5Tout l’enjeu de ce passage est celui de la relation entre faute et résistance. En un sens, ici Ramuz dissout progressivement l’idée même de faute : si le canton de Vaud possède son français, de fait et de droit, alors il n’y a pas à évaluer l’écriture à l’aune de ce critère extérieur qu’est ce « français commun » – il n’y a plus de faute. Mais en un autre sens, on ne peut faire comme si ce « français commun » n’existait pas et n’avait pas ce statut symbolique particulier, de sorte qu’on ne peut pas ne pas résister quand on est dans la situation de Ramuz.
6Dans la mesure où cette résistance prend une forme littéraire, cela fait inévitablement penser à une certaine tradition philosophique française, celle de Michel Foucault et Gilles Deleuze, qui voient dans la littérature une contestation de la domination linguistique (domination de la grammaire ou domination de la langue commune), voire une contestation de toute idée d’un « nous ».
7Tel est en effet le point de départ de Foucault au chapitre 7 des Mots et les choses : le développement de grammaires au début du 19e (Schlegel, Grimm, Bopp), qui auraient fait du langage « un objet de la connaissance parmi tant d’autres3 ». D’où une forme de « nivellement4 » compensé de plusieurs manières selon Foucault, l’une d’entre elles étant la littérature :
La littérature, c’est la contestation de la philologie (dont elle est pourtant la figure jumelle) : elle ramène le langage de la grammaire au pouvoir dénudé de parler, et là elle rencontre l’être sauvage et impérieux des mots5.
8Dans cette page célèbre de Foucault qui clôt le chapitre 7, la littérature est redéfinie comme contestation d’une langue institutionnalisée par la grammaire et, comme on peut le supposer, imposée par l’école.
9Si l’on se penche maintenant sur Deleuze, l’idée est au fond assez peu différente. Son point de départ réside dans l’affirmation de Proust selon laquelle « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ». Mais son interprétation fait de cette langue étrangère ni une autre langue, qui serait alors seulement indépendante de la langue commune, ni un simple retour à un patois, mais « une minoration de cette langue majeure6 », c’est-à-dire une écriture qui en permanence travaillerait de l’intérieur la langue commune, majoritaire.
Accord et désaccord – « notre langue »
10Il ne me semble pas illégitime de tirer la résistance à la langue commune que l’on trouve chez Ramuz, du côté de la conception de la littérature comme contestation de la langue institutionnelle et majoritaire, que l’on trouve chez Foucault et Deleuze. Le rapprochement a pourtant ses limites, et sur des points qui me semblent essentiels. On peut (et on doit) évidemment contester cette tendance à faire d’un trait de certaines œuvres l’essence même de toute littérature, mais, de manière plus fine, on peut aussi souligner le fait que l’intérêt de Ramuz réside justement dans cette référence permanente à « notre langue », mieux : à penser la littérature en rapport avec « notre langue », en accord avec cette langue.
11C’est de cette question de l’accord dans la langue que l’on repartira. On aura noté dans le passage déjà cité de la lettre à Grasset la référence de Ramuz à son pays qui parle « son » français. En un sens, il est pourtant bien question d’un « nous » ici, quand bien même il n’est pas fait référence à « notre » français. Pour le faire apparaître, il est nécessaire de distinguer deux types d’usage des termes « nous » ou « notre », en fonction de la situation d’interlocution : un usage inclusif et un usage exclusif. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’un usage exclusif, au sens d’un face-à-face entre, d’un côté, « Moi, Ramuz » et « lui, mon pays », ou « eux, mes compatriotes », et, de l’autre, « vous, M. Grasset ». Il y a donc bien un « nous » formé par Ramuz et son pays, ses compatriotes, même s’il est dissimulé par l’adresse à M. Grasset. On pourrait analyser de la même manière les passages de cette lettre dans lesquels Ramuz décrit sa découverte des autres en lui, découverte qui fait que ces autres ne lui sont plus étrangers et qu’ils forment, lui et eux, un « nous » :
Et cela [me cacher d’eux de plus en plus] jusqu’au jour où, enfin, étant descendu plus profondément en moi-même, et y ayant touché à un plus vrai moi-même, du même coup je les y eusse rencontrés. Alors ils n’ont plus été hors de moi. La distance qui me séparait d’eux a été abolie. Il n’y a plus eu contradiction entre eux et moi, parce que je m’étais mis à leur ressembler. Ils m’avaient reconnu ; je parlais leur langue. Ils n’ont plus été, eux d’un côté, moi de l’autre, nous nous étions enfin rencontrés7.
12Quand bien même le terme « nous » apparaît, il reste exclusif au sens où, dans cette situation d’interlocution, « nous » prend sens face à « vous, M. Grasset ». Nous reviendrons plus loin sur la nature de cette ressemblance ou rencontre.
13Avant cela, je voudrais utiliser cette autre tradition philosophique mentionnée plus haut, celle de la philosophie du langage ordinaire, telle qu’elle est développée par le philosophe américain contemporain Stanley Cavell, héritier de Ludwig Wittgenstein et John L. Austin. Cavell pose la question suivante à ses deux ancêtres (ou plutôt à leur propos – à nouveau la situation d’interlocution est importante) : « qui sont-ils pour dire ce que nous disons ? » Pour Wittgenstein et Austin, en effet, la résolution des problèmes philosophiques passe par un retour à « ce que nous disons ou ce que nous dirions dans telle ou telle situation », par un retour aux usages ordinaires du langage. Par exemple, pour comprendre le rapport entre la douleur et les mots de douleur, nous devrions examiner ce que nous dirions dans telle ou telle situation, comment, par exemple, nous crierions « j’ai mal ! » Ou bien, concernant la nature de l’intention, comment nous décririons notre compréhension de l’intention d’une personne. Mais justement, souligne Cavell, toute la question est là : quel est cet usage du langage que nous sommes censés partager ? En quoi cet usage et ces mots sont-ils « les nôtres » ? Et qui sont-ils, eux, Wittgenstein et Austin, pour dire ce que « nous » disons ?
14C’est bien dans ces termes que l’on pourrait décrire le geste de Ramuz. Se référant aux usages linguistiques de ses compatriotes, de son pays, il demande à Grasset « mais qui sont-ils, ces critiques, pour dire ce que nous disons et devrions dire ? » Il s’agit d’interroger de manière critique la prétention, la prétendue autorité de certains à « dire ce que nous disons » et qui est censée être la règle à l’aune de laquelle on jugera de la correction d’un propos ou d’un écrit. En même temps, il ne faut pas oublier que Cavell s’adresse aussi cette question critique, quand il se demande au début des Voix de la Raison :
Comment, de quel droit, puis-je parler au nom du groupe dont je suis membre ? Comment ai-je pu acquérir un si extraordinaire privilège ? Quelle confiance puis-je placer dans une généralisation de ce que je dis à ce que tous disent 8 ?
15Le point important est que « nous » est alors utilisé de manière inclusive. Quand bien même la question n’est pas adressée aux autres membres de la communauté (« moi » et « vous »), elle n’est plus tournée vers quelqu’un d’extérieur. Mais d’un autre côté, ce « nous » semble fragilisé par une forme de scepticisme à l’égard de l’autorité et de la capacité de l’individu à dire ce que l’on dit dans sa communauté, un scepticisme quant à « mon » autorité et « ma » capacité à dire ce que « nous » dirions.
16Là encore, la philosophie cavellienne rencontre le propos de Ramuz quand ce dernier imagine à la fin de la lettre à Grasset un jury chargé de juger de ses fautes (de langue) :
Mais les persuaderai-je ? Et plus profondément encore, qui décidera de ces choses-là ? Ce ne sera pas eux, je pense, ces messieurs du jury, ni moi, ni vous non plus, cher monsieur Grasset, ni personne. Il faudrait que la société sût d’abord elle-même ce qu’elle sera demain9.
17Autrement dit, qui a une autorité et qui est capable de se prononcer sur ces questions ? Si Ramuz dénie cette autorité aux critiques, ce n’est pas pour se l’attribuer : il ne prétend pas décider pour les autres, se prononcer pour des autres. Pourtant, loin d’en tirer la conséquence que ce « nous » est fictif, il semble bien pouvoir s’appuyer sur cette ressemblance et cette rencontre entre lui et les autres, mentionnées plus haut. Plus que « ressemblance » ou « rencontre », le terme important me semble être celui de « reconnaissance » : reconnaissance en lui des autres et reconnaissance de lui par les autres, c’est-à-dire prise de conscience et évidence du partage de facto de ce français qui n’est pas de France. Personne ici ne prétend dire ce que nous dirions, mais tous se reconnaissent dans cet accord dans le langage, et dans ce que Wittgenstein appellerait une forme de vie :
– C’est ce que les êtres humains disent qui est vrai et faux ; et ils s’accordent dans le langage qu’ils utilisent [in der Sprache stimmen die Menschen überein]. Ce n’est pas un accord dans les opinions mais dans la forme de vie10.
18On ne trouve chez Ramuz ni complaisance dans la posture du minoritaire ou du représentant d’une minorité, ni, à l’inverse, scepticisme quant à la possibilité de dire « nous », simplement la reconnaissance du partage d’une forme de vie et le désir de l’exprimer.
Un accord musical
19C’est à ce niveau que peut intervenir la musique. Si l’on suit Cavell et à sa suite Sandra Laugier, sa traductrice et commentatrice, on peut comprendre cet accord dans le langage sur le modèle de l’accord musical :
Qu’un groupe d’êtres humains « überein stimmen » dans leur langage dit bien que ces hommes ont harmonisé mutuellement leurs voix en ce qui concerne ce langage, et qu’il existe de haut en bas, parmi eux, un accord mutuel11.
20Notre accord dans le langage est un accord mutuel, nos voix s’accordant entre elles, s’harmonisant mutuellement, à l’image de ce qui se produit dans une chorale. L’intérêt d’une telle comparaison, c’est d’abord qu’elle permet de souligner le caractère immanent de l’accord. Si nous nous accordons, ce n’est ni de l’extérieur du langage, ni en référence à quelque chose d’extérieur au langage, notamment en référence à de supposées règles grammaticales ou stylistiques qui nous imposeraient de parler de telle ou telle manière. C’est ensuite, dans l’interprétation de Cavell et Laugier, qu’elle permet de comprendre l’articulation du particulier et de l’universel : quand bien même ma voix est particulière, elle s’accorde avec la voix des autres membres de ma communauté, de sorte qu’elle possède une portée universelle (« universelle » ne veut pas dire ici « valable pour l’humanité entière, de tout temps et en tout lieu », mais « valable pour tous, pour nous tous », par exemple dans telle ou telle communauté). Il me semble que c’est ce qu’exprime Ramuz quand il aborde la question de l’élémentaire : « Ce goût de l’élémentaire (selon la formule) n’est-il pas au fond tout proche parent du goût de l’universel12 ? » Autrement dit, n’est-ce pas en s’accordant sur l’élémentaire que des voix particulières ont cette portée universelle, pour « nous tous » ?
21Pour ne pas en rester à ce genre de comparaison générale et abstraite, je me tournerai pour finir vers un passage de Kant dans la Critique de la faculté de juger à propos de la classification des beaux-arts :
Si donc nous voulons diviser les beaux-arts, nous ne saurions choisir, du moins à titre d’essai, un principe plus commode, que l’analogie de l’art avec la forme de l’expression dont usent les hommes en parlant afin de se communiquer aussi parfaitement que possible les uns aux autres non seulement leurs concepts, mais aussi leurs sensations. Elle se compose du mot, du geste et du ton (articulation, gesticulation, modulation). Seule la liaison de ces trois formes de l’expression constitue la plus parfaite communication dans le discours. En effet, la pensée, l’intuition et la sensation sont ce faisant unifiées et en même temps transmises aux autres13.
22Dans ce passage, le but de Kant est simplement d’esquisser une division possible des beaux-arts. Pour ce faire, il prend pour modèle l’expression dans sa forme la plus parfaite, en tant qu’elle mobilise non seulement des mots, mais aussi des gestes et un ton. Ce que l’on peut en tirer dans notre perspective, c’est que la compréhension mutuelle s’appuie sur un accord dans le langage, qui ne se réduit pas à un accord sur des mots – point que Ramuz rend sensible avec son jury fictif, tant la discussion sur l’usage de tel épithète, tel terme local ou encore telle tournure de phrase, semble dérisoire. Si le véritable enjeu est celui d’une parfaite expression et d’une parfaite communication entre hommes, alors il est nécessaire de s’accorder aussi dans les gestes et dans le ton. Comme le dit Ramuz, « J’ai écrit (j’ai essayé d’écrire) une langue parlée : la langue parlée par ceux dont je suis né. J’ai essayé de me servir d’une langue-geste qui continuât à être celle dont on se servait autour de moi, non de la langue-signe qui était dans les livres14. » L’accord doit se faire aussi dans les gestes et dans le ton de la voix, dans les intonations, les accents.
23Quelle place alors pour la musique ? Selon Kant, au mot correspond l’art de la parole (la rhétorique et la poésie) ; au geste l’art figuratif (les arts plastiques, la peinture) ; au ton l’art du jeu des sensations (notamment la musique). Et il est évidemment possible de combiner ces arts : la poésie et la musique donneraient la chanson, la chanson et la peinture donneraient l’opéra. L’attention aux tons des individus, aux intonations partagées, aux accents particuliers, est une attention à la musique de la langue. Mais pourquoi est-il important de parler d’une musique de la langue ? Là encore suivons Kant qui parfois ne voit dans la musique qu’un pur jeu de sensations auditives, mais qui à d’autres moments fait de la musique un moyen de communication universelle de ce qui ne peut être dit. Être sensible à la musique de la langue et chercher à l’exprimer, c’est donc être sensible à tout ce qui, dans la langue, ne relève pas des seuls mots mais contribue pourtant au partage universel, au partage par « nous tous », de cette langue.
24Au fond, telle est la question posée par le rapprochement entre langue, littérature et musique : à quoi faut-il être sensible dans le langage pour que ce langage soit le nôtre ? Ce qui renvoie à une question plus fondamentale encore qui nous est suggérée par Ramuz : que doit-on inclure dans ce que l’on appelle « notre langue » ? À l’évidence, outre les mots, il y a les gestes et la musique de cette langue, mais on pourrait tout aussi bien ajouter, après avoir lu par exemple Passage d’un poète : les bruits et les silences de la vie qui est menée, qui sont eux-mêmes solidaires des bruits et des silences du pays dans lequel cette vie est menée. Ce sont ces silences, ces bruits, cette musique, qui font de cette langue notre langue.