Avertissement
1Voici la question à laquelle cet article tente de répondre : si Passage du poète1 était une œuvre musicale, quelle sorte de musique pourrait-il être ?
2Pour apporter à cette question des éléments de réponse, il faut d’abord se demander si cette œuvre littéraire présente des analogies, et lesquelles, avec des œuvres musicales, si elle a ce qu’on appelle une musicalité. Je suis parti de l’idée largement admise que plus une œuvre littéraire est « poétique », plus sa densité « musicale » est élevée, et plus elle s’apparente à une œuvre musicale.
3Une grande partie des pages qui suivent est donc consacrée à montrer par quels procédés, connus ou innovants, Ramuz crée un texte d’une très dense poéticité et d’une surprenante musicalité.
4Au cours d’une lecture déjà ancienne de Passage du poète, j’avais été frappé par la présence de nombreux groupes de mots récurrents, analogues à ce qu’on appelle des motifs dans une œuvre musicale. (Il est question de cette déjà ancienne observation dans la partie du présent essai intitulée « oiseau/bateau/chapeau ».) Mais ce n’est qu’en découvrant le thème du présent colloque que j’ai essayé de relever le défi que représente la mise en regard d’une œuvre littéraire existante et d’une œuvre musicale… encore à découvrir.
5Cette démarche présente des difficultés imprévues. À mesure qu’on avance, des problèmes de méthode apparaissent. Et pour cause : malgré mes recherches, je n’ai pas trouvé de précédent à la question saugrenue que je pose ici.
Rappels
6Passage du poète a paru en 1923, sous l’appellation générique de roman. Mais ce récit est dénué d’intrigue, les personnages n’y sont qu’esquissés ; il serait vain d’y chercher ce que promet traditionnellement l’adjectif romanesque. Disons que c’est une histoire, mot que Ramuz emploie pour caractériser nombre de ses nouvelles.
7On se souvient du mot d’ordre de l’auteur : « Le roman doit être un poème ». Passage du poète est à la fois une histoire et un poème. C’est un poème narratif. Et c’est le seul de ses romans qui soit « poétique » du début à la fin.
8Plusieurs raisons engagent à considérer Passage du poète comme l’art poétique de son auteur, un art poétique en acte, ce qui lui confère un rôle à part dans l’ensemble de ses œuvres romanesques.
9L’action, ou plutôt les actions simultanées et successives prennent place dans la décennie où le roman fut écrit et publié. Elles ont pour lieu unique, à une légère exception près, un grand vignoble très raide sur la rive d’un lac. Ni l’un ni l’autre ne sont nommés, mais on reconnaît sans peine le vignoble de Lavaux dominant le Léman.
10L’histoire commence in medias res par l’arrivée dans un des villages du vignoble d’un vannier qui décide de s’y installer pour quelques mois. Ce jour de fin d’hiver, le temps n’est pas gai, ni l’humeur des vignerons pas tout à fait sortis de leur hibernation. Mais dès la première phrase on apprend que la hotte tressée du vannier, et les paniers de couleurs claires qu’elle contient sont pareils à une lumière : « Sa hotte a fait clair dans les vignes, le jour où il est venu. » La hotte du vannier ne cessera d’éclairer les lieux où il passe pour aller vendre ses corbeilles, à quelques heures de marche du vignoble.
11Sur la place du village, il tresse ses corbeilles et paniers au vu de tous, comme sur un petit théâtre. Le poète du titre, le poète qui passe, c’est lui. Il se nomme Besson, patronyme fréquent dans le canton de Vaud. Le nom commun « besson » signifie « jumeau ». Le Trésor de la langue française le dit vieilli et régional.
12Jumeau de qui ? Des vignerons : plusieurs passages du texte insistent sur ses nombreuses ressemblances avec eux. Mais le vannier est aussi différent, puisqu’il est « le poète ». En cela il est le jumeau, le double de l’auteur ; les gestes de ses mains quand il tresse sont comparés à plus d’une reprise à une écriture. Il ressemble à un écrivain, dit un passage de l’avant-dernier chapitre. Besson « dit le pays » par son tressage, il le « refait avec ses yeux ». Le texte le répète plusieurs fois, les formulations variant en fonction du progrès de l’action. Grâce au vannier, « les choses sont les mêmes et elles sont autrement » : belle définition d’un type d’œuvres d’art, et singulièrement de celles de Ramuz ! On a affaire à un système complexe, qui est, j’y insiste, des plus rigoureux ; il est comparé au chapitre XII à un mouvement d’horlogerie.
13L’histoire s’étend sur quinze chapitres. Les treize premiers racontent les actions des vignerons et de Besson ; certains sont consacrés à tel vigneron ou à telle femme, ou à une journée particulière ; le cinquième par exemple raconte la vie du village un dimanche.
14Les personnages, à une exception près, sont plutôt des figures que des individus ; des personnages minimaux, acteurs d’une intrigue minimale.
15Du huitième chapitre au treizième, on avance du mois de mars à celui de juillet. Puis, le vignoble n’exigeant que peu de travail en août, on en profite pour organiser une grande fête à laquelle participent les cinq villages du vignoble ; elle se déroule dans une petite ville située au bord du lac. Le chapitre qui la raconte est beaucoup plus long que les autres. Et cette fête est l’une des très rares fêtes ramuziennes à se dérouler comme elle était prévue et sans affreux coup de théâtre.
16Le quinzième et dernier chapitre raconte comment le vannier quitte le village avec sa hotte, ses outils, ses quelques effets ; pourquoi s’en va-t-il le jour même de la fête, sans y participer, lui que les villageois ont pris en amitié ? lui dont ils admirent le travail ? Parce qu’il juge accomplie la tâche qu’il s’était fixée. À savoir, réunir des gens vivant séparés les uns des autres, leur apprendre à communiquer, à se parler. Comment s’y est-il pris ? Non pas en discourant, mais en faisant voir son travail de vannier, qui consiste à tresser, donc à réunir des tiges d’osier en une forme, la corbeille, où l’on peut rassembler ce qui était épars.
17Il n’a pas annoncé son départ. Personne ne le voit partir, les villageois étant tous partis pour la ville où la fête a lieu.
Poéticité
18Dans ce récit, unique à cet égard parmi ses romans répétons-le, Ramuz use de la première à la dernière ligne de nombreux procédés concourant à la création d’un texte poétique. Cela se manifeste aux plans des sonorités, des rythmes, des mètres, des répétitions, des reprises, des échos, ainsi que des mises en rapport, des sortes d’« accords » créés par les métonymies, comparaisons et métaphores.
19Mutatis mutandis, ces procédés sont analogues à ceux que présente une œuvre de musique « classique ».
a. vers, sonorité, rythmes
20Quand Ramuz compose Passage du poète, il maîtrise depuis longtemps l’écriture poétique : poésie en vers réguliers ou libres, poème en prose, prose poétique. La grande Guerre du Sondrebond, publié en 1906, est un chef-d’œuvre de récit en vers.
21On rencontre dans Passage du poète de très nombreux vers, tant pairs qu’impairs ; ce sont de véritables vers, des ensembles de groupes rythmiques et phoniques ; ils sont composés et répartis de telle manière que l’on peut, le plus souvent, aussi bien les ignorer que les reconnaître, les lire « en vers » ou non, suivant qu’on lit uniquement de l’œil et de l’intellect, ou qu’on lit en prononçant les mots. Et même si on « prononce » silencieusement le texte, les organes phonatoires se meuvent comme lors d’une lecture à haute voix. Mallarmé appelle cette manière de lire « chanter au-dedans de soi », et l’attribue au « vrai lecteur de vers »2.
22Cependant certains vers, et des zones n’excédant pas quelques lignes présentent une « versification » plus repérable parce que plus marquée que celle dont je viens de parler. Comme on pouvait s’y attendre, ces zones se trouvent en ouverture et en clôture des chapitres, ainsi que de l’ouvrage entier.
23Il est rare que deux ou trois vers pairs soient contigus ; le plus souvent, pairs et impairs alternent. La plupart des lecteurs sont plus sensibles à la présence des pairs que des impairs. L’alternance des pairs et des impairs, ainsi que de la « prose prosaïque » et de la « prose versifiée », empêchent les vers de se faire aisément remarquer, du moins dans une lecture rapide et par conséquent peu sensible aux rythmes. L’absence de rimes (sauf de très rares exceptions) contribue aussi à mettre une sourdine aux vers.
24Prose, on s’en souvient, vient du latin prorsus, désignant une marche vers l’avant, alors que versus indique un retour en arrière. En glissant des vers dans la prose, Ramuz opère, au niveau des phrases, d’une manière analogue à ce qu’il tresse (comme un vannier) au niveau de l’ensemble. En effet, si l’on considère l’ensemble sur le plan de l’histoire, on voit que l’espace de la diégèse (univers spatio-temporel où agissent des forces naturelles et humaines) se replie (versus) sur les personnages et sur lui-même, comme un cocon, tandis qu’au contraire le vannier le traverse, venu d’un lointain ailleurs, comme disent clairement les chapitres V et XV, le premier des deux parlant de l’espace d’où Besson est venu, le second de l’espace inconnu, encore chaotique, où le poète va s’engager « afin que quelque chose soit ». Le poème narratif est donc animé par deux mouvements contraires. S’il était un pur poème lyrique, il ne serait en principe animé que par le versus, ou du moins n’« avancerait » pas. Et s’il était pure prose narrative comme le sont par exemple les romans policiers, il n’obéirait qu’au prorsus.
25Le livre s’ouvre par un octosyllabe dont les syllabes sonnent très… clair :
Sa hotte a fait clair dans les vignes
26suivi d’un heptasyllabe :
le jour où il est venu.
27Le côté phonétiquement sombre de l’heptasyllabe (ou, où) est atténué in extremis par la clarté du u, face lumineuse du ou : c’est que l’espace où la hotte « fait clair » est sombre ce jour-là, mais commence précisément à s’éclaircir grâce à la hotte du vannier.
28La première phrase est une cadence mineure, sa seconde partie étant plus courte que la première.
29On retrouve le même schéma dans la phrase qui suit (décasyllabe, suivi d’un pentasyllabe) :
Il avait dit qu’il s’appelait Besson ; / il était vannier
30Mais quelques lignes plus loin, phénomène inverse (heptasyllabe, [ou hexasyllabe, si l’on élide le e final de laisse], suivi d’un alexandrin) :
L’osier ça laisse passer. / L’osier c’est fait pour ceux qui récoltent solide.
31Dernières lignes du livre, que je dispose en vers libres :
[…]
contre quoi il s’avance,
et persévère s’avançant,
et contre ce grand talus d’ombre,
parce que là les forêts commencent :
alors lui-même disparaît,
et sa personne disparaît,
allant plus loin dans rien du tout,
afin que quelque chose soit.
32L’octosyllabe domine. Les sonorités, assez sombres dans les quatre premiers vers disant la nuit, s’éclaircissent ensuite comme pour annoncer la lumière que dans un futur proche le vannier créera.
33Il importe de relever que les ouvertures et clôtures des autres romans ne proposent pas de tels caractères rythmiques et phoniques : encore une confirmation de la singularité de Passage du poète.
34Considérons quelques lignes ne se trouvant ni en ouverture, ni en clôture d’un chapitre, ni à la charnière d’un changement de sujet, donc sans rien de particulier. Par exemple ce passage situé en PP, VIII/261 :
C’est qu’ils veulent que leurs morts soient couchés bien à plat sous la terre, quand ils les y couchent pour toujours. Ils veulent que leurs morts soient comme dans un lit, ils ont choisi la seule place où il y ait une assez grande épaisseur de terre pour les mettre, comme il est convenable, la tête pas plus haut que les pieds. Ailleurs, sitôt qu’on creuse, on rencontre le roc. Ailleurs la terre continuellement se tient droite : c’est ici, / dans ce repli, / dans cette poche, / / après le tournant de la route, et on aperçoit par la grille les croix de marbre, de l’herbe, de la pervenche, comme Besson a fait, tournant un peu la tête, / et puis il a passé…
35On voit comment Ramuz fait alterner vers et prose. On voit aussi que s’il aime l’alexandrin (il y en a trois), il ménage dans la partie commençant par « c’est ici » une gradation de la longueur des vers : trois syllabes, puis quatre, encore quatre mais groupe allongé par le « e » muet final, et huit, avant le retour à la prose. Ces alternances métriques sont, on le voit, d’une extrême finesse, en même temps que d’une grande précision.
36Le livre présente un nombre important de répétitions groupées en quelques lignes ; cinq répétitions, parfois anaphoriques, dans l’exemple suivant, de Besson, dont le phonème initial se répète encore à trois reprises avec le mot bâche.
37Alors que la pluie se met à tomber,
Se tenant autour de la place, ils ont vu venir Besson, et Besson a mesuré de l’œil la distance qu’il y a entre les deux platanes. Besson s’en va. Besson revient. Ils ont vu que Besson avait été emprunter une bâche. Besson est monté sur le mur et le voilà qui attache sa bâche à une branche par l’un des coins. Il se fait avec la bâche un toit […]. (PP, VI/254)
38On pourrait présenter bien d’autres exemples de versification et d’allitérations d’un bout à l’autre du texte.
b. métaphores, comparaisons et métonymies
39Les figures sémantiques sont très nombreuses, surtout la comparaison et la métonymie. Leur effet principal est de nouer (tresser) les uns aux autres l’espace mis en scène et les hommes qui l’habitent. Elles contribuent à créer une harmonie du microcosme représenté3.
c. grammaire
40Ramuz travaille à supprimer, on est tenté de dire, disloquer, la hiérarchie syntaxique : abandon de la concordance des temps verbaux, du primat d’une phrase « principale » sur ses « subordonnées », suppression (ou détournement) des outils logiques de subordination et de coordination, indépendance grammaticale de nombreux groupes de mots, fortes ruptures de construction, phrases nominales difficiles à relier entre elles : ces procédés révolutionnaires équivalent à la suppression de la perspective par Cézanne. Dans plusieurs de ses toiles, le peintre admiré de Ramuz juxtapose des taches de couleur d’égale importance exhibant leur matérialité.
41L’auteur de Passage du poète ne met pas comme Hugo « un bonnet rouge au vieux dictionnaire », mais à la grammaire, dans l’acception large du mot. L’abandon de la « perspective syntaxique » a pour effet de donner une importance égale à toutes les propositions, voire à tous les syntagmes ; toutes et tous requièrent la même attention, un même effort du lecteur, obligé de modifier ses habitudes pour construire un sens. Selon mon expérience, le lecteur, surtout dans les sept premiers chapitres, a, au premier abord, la perception d’une matière sonore. Ainsi la retrempe ramuzienne confère-t-elle une importance rare en prose à la matérialité des signifiants acoustiques, à des sons ; beaucoup sont percutants, comme chez Stravinsky.
d. motifs récurrents
42Au fil de la lecture, on s’aperçoit que de brefs groupes de mots reviennent périodiquement, soit dans un chapitre isolé, soit sur plusieurs chapitres.
43Au cours de leurs réapparitions, les petits groupes de mots connaissent de légères modifications, qui, pour user du lexique musical, sont autant de variations. Or on sait que les variations sont un des éléments fondamentaux de la musique occidentale. Il en va de même de la modulation.
44En musique, le motif est un bref groupe de notes, ou un accord, récurrent, qui ne se développe pas, ne se déploie pas comme un thème, mais peut subir des variations de toutes sortes, pourvu qu’il soit reconnaissable. La critique littéraire de langue française n’use pas du terme motif dans cette acception. En revanche, motiv est couramment employé par les critiques littéraires germanophones et anglophones. Motiv fait partie pour eux des deux lexiques, musical et littéraire.
45J’userai dès maintenant du français motif pour désigner, comme eux, aussi bien des mots que des notes de musique.
46J’insiste sur le fait que je n’ai rencontré dans aucun autre texte en prose pareil jeu « horloger » de motifs, alors qu’il est constant en musique et fréquent en poésie.
47Les variations font penser, par exemple, à celles de L’Art de la fugue de Bach. On peut rappeler qu’en Suisse romande, terre en grande majorité protestante jusqu’au milieu du xxe siècle, on n’a pas cessé de chanter et jouer ses œuvres, à la différence des autres aires francophones.
48Voici comment se présentent, dans l’ordre de leur apparition, les quatre motifs que j’ai repérés.
49Motif fumée/vapeur/flocon de brouillard/laine de mouton (comparants de la hotte de Besson)
50Dans les premières pages déjà commence le jeu du motif, à l’intérieur du chapitre I d’abord, puis essaimant vers d’autres.
51La hotte de Besson donne lieu à plusieurs comparaisons :
52PP, I/228 « […] on aurait dit une fumée de locomotive. »
53Ibid. « […] ou bien les vapeurs qui s’élèvent quand après une averse le gros soleil donne sur la terre. »
54Ibid. « Un flocon de brouillard, de la laine de mouton. »
55PP, I /230 En clôture du chapitre, des vignerons regardent Besson :
56« Comme s’ils se tenaient autour d’un feu qui fume blanc. Comme quand la locomotive lâche sa vapeur. Comme quand le gros soleil d’été après une averse donne sur la terre. »
57PP, IV/241 La hotte de Besson réapparaît :
58« C’est comme une fumée de nouveau. Un peu de vapeur, une brume blanche, un flocon de laine de mouton. »
59Ces comparaisons sont renforcées par le motif récurrent du brouillard :
60PP, IV/242 « comme le taureau qui va donner un coup de corne, et il [Besson] était noir contre le brouillard. »
61PP, IV/243 « Besson chasse le brouillard avec ses bras, il le fait aller en arrière. »
62PP, V/248 « [Besson] lâchant une bouffée de fumée, qui vient lentement dehors avec son bleu par une quantité de petits trous. » (trous du couvercle de sa pipe.)
63Les motifs caractérisant Besson sont de véritables leitmotiv, au sens de ce mot dans l’opéra et le poème symphonique.
64Motif « ça ne fait rien » apparaissant du premier chapitre à l’avant-dernier
65PP, I/227 « Mais ça ne fait rien », répond Besson aux villageois qui l’avertissent qu’ils n’ont pas besoin pour leur travail des corbeilles tressées qu’il fabrique, mais de récipients en bois plein.
66PP, IV/245 « Bovard tout à coup s’est dit : « Ça ne fait rien ! Il s’est dit : « Allons-y quand même !... »
67PP, IX/267 « Mais ça ne fait rien, même c’est tant mieux, dit Calamin. On dort parce qu’on est mal faits […] »
68PP, XI/275 « Bovard a dit : « Ça ne fait rien…» / Il est parti avec son fils, il dit… »
69PP, XIV/309 « Alors Gilliéron hoche la tête, lui qu’on a vendu ; mais il a dit : « Ça ne fait rien ! » On l’a vendu, sa femme est partie… »
70Le motif passe de la bouche du vannier à l’intérieur de la tête de Bovard, puis à la bouche du même, puis à celle de Calamin, et sort enfin pendant la fête de celle du vigneron Gilliéron, dont les biens ont été saisis et vendus, mais que ses amis (et le vin) consolent.
71Motif du poète, s’étendant du cinquième chapitre au dernier
72Le cinquième chapitre raconte la vie du village un dimanche :
73PP, V/246 « Et montée de la vie, parce qu’un poète est venu, et il écrit autour de lui son livre ; il fait partir la cloche dans le ciel, il met en mouvement sur la terre les hommes, après qu’il les a posés là et autour d’eux le pays. »
74Ibid. « Le poète est venu ; Congo s’en va le long de la ruelle, ne disant qu’une seule chose… »
75(Congo, personnage attendrissant et ridicule, est aussi à sa manière un « poète ».)
76Ibid. « Un poète est venu, on ne l’a pas reconnu et on ne sait pas qui il est. »
77PP, VII/257 Alors que Bovard entame son premier discours : « Il ne peut plus s’arrêter. Il voudrait s’arrêter qu’il ne le pourrait plus, parce que le poète est venu. »
78PP, XI/276 Alors qu’il sulfate sa vigne : « Et c’est ça qui est beau ! dit Bovard, de tenir le coup, d’être les plus forts » (parce que le poète est venu). »
79PP, XII/282 « Le poète a passé. Et en bas tout va. Et en haut tout va. »
80Ici, le titre Passage du poète se mue en Le poète a passé.
81PP, XV/315 Quittant à jamais le village, Besson entend les rumeurs de la petite ville en fête, et se réjouit que les vignerons aient appris à communiquer, ce qui à ses yeux fait d’eux des poètes :
82« Tout va bien. Quelqu’un a dû faire un discours, on applaudit. Il y a les poètes. On n’a plus besoin de lui. Ils ont appris à parler, ils savent tous parler ; lui se tait. Ils parlent tous à la fois. Lui est seul, tout va bien. »
83Certains motifs récurrents n’apparaissent que dans un seul chapitre. C’est le cas de « une petite fille chante », que je présenterai dans la partie du présent article consacrée à la musique sur le plan des représentations.
84Motif oiseau/bateau/chapeau
85Un motif récurrent d’une autre nature apparaît dans chacun des chapitres VIII à XII. C’est une combinaison variable à maints égards de trois éléments : une aile ou un être ailé ; un chapeau d’homme (à quatre reprises) ou de femme ; une embarcation sur le lac.
86Les trois composantes peuvent faire partie de la narration, ou d’un système métaphorique à titre de comparants ou de comparés, ou encore se trouver en contiguïté métonymique.
87Fait notable, des motifs de ce genre n’apparaissent que dans ces cinq chapitres du récit. Cette donnée, combinée à d’autres, contribue fortement à faire de ces cinq chapitres un ensemble, nettement distinct des sept premiers.
88Une analyse détaillée des cinq occurrences serait trop longue pour entrer dans le cadre de cet article. Je n’en donne qu’un aperçu.
89Les occurrences de ce motif se trouvent PP, VIII/265 ; IX/266 ; X/272 ; XI/278 ; XII/282.
90On rencontre la première à la fin du chapitre VIII : Besson, au cours de sa tournée de vendeur de corbeilles, entre dans un café situé au sommet du vignoble, toujours nommé le café rose, d’où la vue est plongeante sur le lac. À son entrée, il est salué par un client qui s’y trouve déjà et qui « touche du doigt l’aile de son chapeau en manière de salutation ». (Il s’agit du chapeau de travail des vignerons, dont les larges ailes protègent aussi bien de la pluie que du soleil, celui-là même que porte (coquettement ?) Ramuz sur de nombreuses photographies. Mais d’autres sortes d’ailes apparaissent aussi.)
91Besson regarde par une fenêtre, et, comme douées de volonté, les embarcations se mettent à monter vers lui (PP, VIII/265) :
« Il y a ces bateaux et ces barques montant vers vous par l’ouverture dans le mur, celles des pêcheurs à petites voiles, celles à pierre qui en ont deux grandes. »
92Lors de la deuxième occurrence, toujours dans le café rose, l’homme qui avait salué Besson gagne la sortie, touchant de nouveau du doigt l’aile de son chapeau. Puis on assiste à la transformation détaillée d’une barque en mouette, sous le regard métamorphosant de Besson. Cette occurrence, la plus longue, est le récit (ou le « film au ralenti ») d’un processus métaphorique, chose vraiment extraordinaire, au sens propre.
93La troisième occurrence se situe dans le chapitre X. Ce chapitre commence par raconter l’arrivée des Savoyardes qui viennent effeuiller, c’est-à-dire débarrasser la vigne des feuilles qui empêchent le soleil d’éclairer les raisins. Elles arrivent sur un grand bateau escorté de mouettes, et il est assez longuement question de leurs coiffes. C’est une combinaison métonymique.
94À regret je passe sur les deux autres.
95Quatre, « verticales », ont en commun de relier le vignoble et le lac, le haut et le bas. Seule celle des Savoyardes est « horizontale » : les grands bateaux de plaisance qui font la navette entre les deux rives du lac semblent dessiner le fond de la corbeille à laquelle ressemble l’ensemble de l’espace, en particulier dans le quatrième chapitre (PP, IV/244).
96Quels que soient les motifs, il y a interaction entre eux et le contexte dans lequel ils apparaissent. En plus de leur rôle sémantique, leur rôle structurel est de faire éprouver au lecteur (s’il est mélomane !) une très forte analogie avec une composition musicale.
Où Gustave Roud vient à notre aide
97On ne dira jamais assez la rare qualité des écrits de Roud sur les œuvres de Ramuz, leur pénétration, leur perspicacité, leur profonde justesse. Le texte principal est la longue et lumineuse Introduction aux Œuvres complètes publiées par les éditions Rencontre en 1967. En relisant ce texte, j’y découvre des remarques et des analyses qui viennent beaucoup en aide à la recherche et à l’interprétation des éléments « musicaux » de Passage du poète.
98D’abord, on est frappé (mais pas étonné) par l’importance que Roud accorde à Stravinsky, à son influence qu’il dit déterminante, bénéfique, tant existentielle qu’artistique, sur Ramuz. C’est à cette influence qu’il attribue les « hardiesses » nouvelles que présentent les œuvres de Ramuz à partir des années 1920. Cette affirmation est des plus précieuses, car Roud était un mélomane averti, qui aimait trop la musique pour en parler à la légère.
99Quand il évoque la production ramuzienne des années 1920, il se réfère nommément à Passage du poète et aux Signes parmi nous. Il commente comme suit le fait que ce dernier roman présente un « contrepoint » d’actions simultanées (Introduction, p. XIV) :
Chacun des divers éléments […] s’y voit traité différemment : le roman devient pareil à une suite musicale aux « temps » contrastés. Mais plus surprenant encore : ce quelque chose de massif, d’abrupt dans la diction. Pas de développements, pas de passages. Comment ne pas penser, irrésistiblement, à Stravinsky ?
100Le groupe de mots « temps » contrastés est dénué de signification dans son contexte ; et pourquoi mettre le mot temps entre des guillemets ? Cela n’a pas de sens… Mais si l’on remplace temps par tempo (ou le pluriel italien tempi employé en musique classique), la phrase trouve un sens.
101Roud emploie le mot « contrepoint » en 1931 dans une lettre à Ramuz par laquelle il le remercie de l’envoi de la nouvelle version des Signes parmi nous, lettre où abondent les comparaisons musicales :
« Impossible de ne pas être saisi tout de suite par cette lente, implacable approche symphonique de l’Apocalypse. Je dis symphonique parce qu’il me semble que vos personnages et les actes qui les lient au temps et à l’espace constituent, – sur le plan de l’écriture – les équivalents de thèmes musicaux ; et de ces thèmes, extrêmement simples, et exposés avec une égale simplicité vous formez une progression à l’emprise de laquelle il est impossible de se soustraire. Si je confronte l’effet que produit en moi cette nouvelle version avec mes souvenirs de la première, il m’apparaît que de l’une à l’autre l’extraordinaire efficace de cette sorte de contrepoint a grandi. » (L’italique est de Roud.)4
102On trouve dans Passage du poète ce que Roud nomme « contrepoint » ; il se manifeste à deux niveaux du texte : d’une part, au plan de l’ensemble, le trait de génie de Ramuz a été de ne pas écrire une « année vigneronne », description successive des travaux annuels : de mars à août culture, en octobre vendanges, en hiver soins du jeune vin. Il fait alterner en contrepoint le travail de la vigne et la consommation du vin.
103D’autre part, à l’intérieur des chapitres, l’alternance « abrupte », sans « passage » (employé par Roud au sens musical de transition) d’un personnage et d’un lieu à un autre constitue le second contrepoint.
104Il y a donc simultanément un macro et un micro-contrepoint, construction savante faisant aussi penser à Bach.
105Roud va plus loin encore en écrivant que dans certains écrits l’art de Ramuz parvient à réaliser « une espèce d’identité entre le signe et la chose signifiée » (Introduction, p. XXVI). Cela signifie que Ramuz serait parvenu à supprimer l’arbitraire du signe, à surmonter parfois toute discordance entre le signifiant et le signifié. Je le crois volontiers, vu que j’ai relevé plus haut que le premier « vers» de Passage du poète :
« Sa hotte a fait clair dans les vignes »
106est lui-même (phonétiquement) source de clarté (et qu’il est loin d’être le seul !). On peut dire que ce vers « fait clair » ; qu’il EST ce qu’il énonce – ou y tend en asymptote ; et que ce phénomène, fréquent dans Passage du poète, y crée bel et bien par moments, pour employer les mots de Roud, « une espèce d’identité » du dire et du dit, de l’énonciation et de l’énoncé5.
107L’inadéquation entre le signifiant et le signifié a fait, fait encore et fera le désespoir de nombreux poètes ; les compositeurs de musique, eux, ne connaissent pas cette difficulté, vu qu’en musique il n’y a pas de différence entre le dire et le dit. Le poète qui réussit à créer entre les deux « une espèce d’identité » tient un discours intermédiaire entre les Lettres et la musique, plus apparenté peut-être à la seconde qu’à la première.
La musique dans l’histoire racontée
108Sur le plan de l’histoire, il importe de montrer quelles sont l’importance et la nature de la musique telle qu’elle est présentée dans Passage du poète.
109Chose intéressante, à deux reprises le chant n’est pas produit par la voix humaine ni par des instruments de musique ; lors de sa première apparition, on assiste à la métamorphose de bruits en sons, puis en phrase musicale. Les vignerons, ce jour-là, sont occupés à planter des échalas, les enfonçant à coups de fossoirs métalliques. Cela crée un ensemble sonore qui est ressenti par les vignerons
« comme si une conversation commençait ou bien comme quand on chante » (PP, IV/245).
110Les hommes ne se voient pas, mais
« ils se parlent les uns aux autres, ils s’appellent les uns les autres, se faisant signe de proche en proche par le son, comme avec les notes d’un chant, comme avec les mots d’une phrase ».
111Et les échos créent l’impression que c’est « le mont tout entier » qui chante. La musique réunit les hommes, qui la ressentent comme un encouragement, puis comme une « conversation ».
112La position de cet épisode dans le livre a de l’importance : d’une part, c’est la première apparition de la musique ; de l’autre, l’épisode apparaît en clôture du chapitre, lieu privilégié qui le met fortement en vedette.
113Mais ce qui importe peut-être davantage, c’est que cette musique n’est émise ni par la voix humaine, ni par des instruments de musique. Elle s’apparenterait plutôt à la musique concrète, basée sur des sons naturels ou fabriqués.
114C’est au chapitre suivant qu’apparaît un instrument de musique, mais absent des orchestres, où il est remplacé par d’autres objets sonores : la cloche de l’église du village, « parce que c’est un dimanche matin ». On y lit à quatre reprises qu’« une petite fille chante» (avec des variations) ; c’est un motif dont la première et la dernière occurrences encadrent très précisément, – tandis que les autres le scandent – le récit détaillé de la « résurrection » d’un vieillard qui n’avait pas mis le nez dehors de tout l’hiver. Sa renaissance est, au sens musical du mot, accompagnée par une mélodie chantée par une enfant, qui est à l’autre extrême de la vie, qui est, pourrait-on dire, la « surrection » d’une vie accompagnant la ré-surrection d’une autre.
115Dans le chapitre précédent, on assistait à l’« enfance » d’un chant. Ici, par un glissement métonymique, l’enfance a passé du chant à la chanteuse. C’est d’autant plus intéressant que les enfants sont nombreux dans Passage du poète et y jouent un rôle important.
116La musique, dans le chapitre XIII, a pour source le léger entrechoc de verres de vin, dans la cave de Bovard. Par deux fois, l’hôte et ses convives trinquent à la santé des uns des autres :
Et les verres, qui vont à la rencontre l’un de l’autre, se touchent par le bord avec un son clair, comme si on sonnait les cloches de l’amitié […] (PP, XIII/288)
117Et :
Quand il y a eu,
de nouveau,
sur trois notes,
la sonnerie,
comme si on sonnait
encore une fois les cloches,
dans l’air clair,
avant qu’il continue [de parler] (PP, XIII/290)6
118La musique, les musiques abondent dans le chapitre XIV, celui des préparatifs de la fête puis de la fête elle-même. On y entend d’abord la fanfare du village répéter un des morceaux qu’elle jouera le jour de la fête, en alternance avec une scène pudiquement érotique, qui fait voir et revoir une jeune femme essayant une robe hardie pour l’époque et le lieu. Pour clore ce morceau de musique et de bravoure stylistique, « la fanfare a joué sa valse / d’un bout à l’autre sans une faute » (deux octosyllabes). La valse est bien sûr en rapport direct avec les désirs et projets amoureux de ce personnage féminin, peut-être le seul « vrai personnage » du récit.
119Le jour de la fête, la foule applaudit les fanfares qui arrivent des cinq villages vignerons dans la petite ville. Le soir, tout le monde danse, sur plusieurs ponts de danse aux sons de diverses musiques, et pourtant toutes les musiques et toutes les personnes se confondent :
Il y a un seul mouvement, il y a une seule personne sous les lampes. Il y a les musiciens et la musique dans la tribune, il y a partout de la musique, des musiciens ; on ne sait plus où la musique d’ici finit, où l’autre commence. On tourne dedans, on va dedans, on marche, on se tient immobile, on est assis, on est debout : c’est partout la même musique, parce qu’on l’a en soi, parce qu’elle est en nous. Où qu’on aille, où qu’on regarde, tout le monde se touche, épaule à épaule, coude à coude, cœur à cœur ; on ne bouge pas sans que tout bouge. » (PP, XIV/309-310)
120La musique, au dernier chapitre, est aussi discrète qu’elle abonde dans celui de la fête. Dans ce chapitre, nous accompagnons Besson, qui s’éloigne de la ville en fête. Assis non loin du café rose, il entend des chants et des mélodies dans le lointain :
Ils ont chanté là-bas. Ils ont joué un air de danse, ils sont ensemble, ils tournent ensemble. […] Tout va bien. Quelqu’un a dû faire un discours, on applaudit. Il y a les poètes. On n’a plus besoin de lui. (PP, XV/315)
Ils dansent là-bas une nouvelle danse, ils font tourner tous les manèges de chevaux de bois en même temps ; on les entend rire parce qu’ils rient ensemble, il n’y a qu’une voix parce qu’il y a toutes ces voix. (PP, XV/316)
121Une fois de plus, l’accent est mis sur la fusion des hommes ; la musique la crée-t-elle, où est-ce l’euphorie du moment qui permet son action ? Il semble que les deux vont de pair, qu’elles s’engendrent l’une l’autre.
122Une autre fusion apparaît, celle de la musique et de la parole non chantée, que les mots « chant » et « voix » désignent respectivement. Rappelons-nous que lors de la première apparition de la musique, celle des outils de métal frappant les échalas, les vignerons, qui ne se voyaient pas, s’appelaient par cette suite de sons « comme avec les notes d’un chant, comme avec les mots d’une phrase. » On ne peut suggérer plus clairement (par le parallélisme grammatical) l’équivalence de la note et du mot, de la phrase musicale et de la phrase parlée.
123Comme dans d’autres romans, Ramuz ne met en scène qu’une musique « d’en bas », tant socialement (la fanfare de village) que dans la hiérarchie traditionnelle des « règnes » de la nature : le neuvième chapitre décrit (en la mimant par les rythmes et les sonorités du langage) la « cantate » que chantent un rossignol et les vagues du lac ; ainsi chantent ensemble les règnes animal et minéral ; mais le lac n’est pas le seul musicien minéral, car le chant de l’oiseau, descendant du haut du mont, fait naître un chant de la terre :
Le chant vient, il grandit encore dans sa chute, gagne maintenant les replis du mont où il réveille l’écho qui s’y ajoute et le nourrit./ Un nouveau chant alors semble naître des murs (alexandrin), comme s’il y avait des oiseaux partout. (PP, IX/271)
124Ce chant réunit le Haut et le Bas, car le chant du rossignol vient de « là-haut, sous les étoiles, après que les vignes ont pris fin ».
125Au commencement7 était un chant d’en bas. On se trouve devant le problème maintes fois évoqué à propos du « chant » ramuzien : il est extrêmement savant. Il faut une science consommée pour créer des chants d’en bas, autant de science que pour composer de la musique dite savante, celle d’une bourgeoisie absente, ou plutôt exclue de Passage du poète.
126Autrement dit, les genres musicaux analogues à Passage du poète ne sont pas à chercher dans le répertoire des fanfares villageoises, mais dans celui des salles de concert où l’on joue de la musique savante. Une musique savante qui soit un chant d’en bas. Les œuvres musicales du début du xxe siècle auxquelles on pense sont Le Sacre du Printemps, Les Noces, ou… l’Histoire du Soldat, et d’autres œuvres de Stravinsky antérieures à sa période néoclassique.
Passage du poète entendu comme « symphonie »
127Passage du poète pourrait-il être l’analogue, ou l’homologue d’une symphonie par sa composition ?
128Les mélomanes savent plus ou moins précisément ce qu’est une symphonie. Avant la seconde moitié du xviiie siècle, le mot désignait toute musique jouée par plus d’un instrument. C’est avec Haydn et Mozart qu’il commence à désigner une œuvre orchestrale constituée de quatre mouvements de longueurs assez égales et de tempos divers. Dès le début du siècle suivant, Beethoven remodèle la forme, compose des mouvements de longueurs inégales, en ajoute un cinquième dans la Symphonie Pastorale, introduit la voix humaine dans la neuvième, enchaîne des mouvements les uns aux autres… La symphonie se développe, s’enrichit et se diversifie encore beaucoup avec Bruckner et Mahler, qui composent leurs dernières œuvres au tout début du xxe siècle.
129Une raison bien connue milite en faveur d’une comparaison avec la symphonie plutôt qu’avec une autre forme orchestrale : c’est le lien qu’elle entretient avec le récit depuis Beethoven. Sa symphonie pastorale, suivie de peu par la Symphonie fantastique de Berlioz, inaugure l’ère de la symphonie à programme. Laquelle engendre sans tarder le poème symphonique, très pratiqué aux xixe et xxe siècles.
130Le poème symphonique paraît être une forme plus « littéraire » que la symphonie, vu son titre et puisque son développement suit les étapes d’un récit qui lui préexiste. Mais c’est précisément cette dépendance d’un récit particulier qui fait que « musicalement » il est protéiforme. Pour le dire autrement, le concept de poème symphonique est beaucoup trop vague pour être utile à une comparaison.
131En outre, l’une des meilleures raisons de penser à une symphonie plutôt qu’à une « suite » ou à un poème symphonique est la suivante : Passage du poète est une œuvre très construite, dont l’architecture est forte. On peut dire des parties de Passage du poète ce que les musicologues disent des parties d’une symphonie de Beethoven : les parties sont préformées par le tout.
132Pourquoi considérer Passage du poète comme une œuvre en quatre mouvements ? Parce que ce poème narratif se compose assez nettement de quatre parties-mouvements ; les chapitres I à VII, VIII à XIII, XIV, XV.
133Les sept premiers chapitres forment un ensemble, sémantiquement et structurellement. Commençons par l’aspect sémantique : le thème principal est « montée de la vie », pulsion de vie, surgissement, clarté grandissante, présence bénéfique et lumineuse du vannier. C’est un thème nettement ascensionnel, en mode majeur, qui apparaît le premier. Un second thème apparaît au troisième chapitre : celui du produit de la vigne, le vin. Dans cette première partie, le vin se consomme sous terre, dans les caves où sont les tonneaux. C’est donc l’inverse, et le complémentaire du thème ascensionnel. En outre, cette première apparition du thème du vin est dysphorique, introduite sous le signe du malheur. En effet, le vigneron qui entre en scène est accablé de tristesse parce qu’il a fait faillite et que ses vignes et ses autres biens vont être vendus. Il souffre en plus de solitude (mal et douleur suprêmes chez Ramuz), sa femme l’ayant quitté, emmenant leurs enfants. Le second thème s’amorce donc en tonalité mineure, comme dans de très nombreuses symphonies.
134Le premier mouvement d’une symphonie, le plus souvent, adopte la forme sonate. Elle consiste (dit grossièrement) à exposer un premier thème de tonalité le plus souvent majeure, puis un second, volontiers en mineur. S’ensuit une série de variations à la fin desquelles les deux thèmes réapparaissent, le second ayant souvent passé du mode mineur au mode majeur. C’est précisément ce qui se passe dans le premier mouvement de Passage du poète. Car dans un des chapitres suivants, le vigneron malheureux est invité par d’autres à boire dans une autre cave où l’on boit par sociabilité, non pour noyer son chagrin dans l’alcool. C’est ainsi que le thème tourne au mode majeur sans disparaître, étant promis à un bel avenir, définitivement en majeur.
135Le premier mouvement culmine et se clôt, au chapitre VII, avec le premier discours du vigneron Bovard. Ce discours célèbre la lutte bimillénaire et victorieuse des hommes pour littéralement bâtir le vignoble et transformer son support, le mont, en une œuvre humaine. Le discours est polémique, batailleur, incisif, véhément, donc bien dans la tonalité des chapitres qui le précèdent et le préparent. Quel nom donner à cette première partie-mouvement ? C’est un allegro. Avec des moments d’allegro vivace.
136Comme on l’a vu, le motif oiseau/bateau/chapeaufait des chapitres VIII à XII un ensemble distinct des sept premiers. Une autre raison, de nature sémantique, impose une distinction entre les chapitres I à VII et les chapitres VIII à XIII : elle concerne les durées respectives s’écoulant dans les deux mouvements. Dans le premier mouvement, on trouve très peu d’indications sur la durée des actions. La durée se compte en jours ; rien n’indique, au contraire, que l’on quitte le mois nommé au premier chapitre, celui de mars. Les chapitres VIII à XIII, en revanche, nous conduisent de février (par un léger retour en arrière) à juillet.
137Cette deuxième partie-mouvement se compose des chapitres VIII à XIII, ensemble couronné, à nouveau, par un second discours de Bovard – ce qui crée une symétrie parallèle avec la première. Son tempo paraît moins rapide, moins incisif et moins varié que celui de la première. (L’absence d’intrigue favorise probablement l’emploi d’un tempo très régulier.)
138Le thème fondamental de cette partie-mouvement est celui de la réunion : celle du haut et du bas, du mont et du lac est à l’œuvre dans les chapitres où des personnages montent et descendent dans le vignoble. Union aussi du chant aérien du rossignol et des soupirs du lac ; réunion des humains, avec un accent mis sur celle des deux sexes. Tout cela est très concertant. Il y a aussi les allées et venues de Besson qui, elles, relient l’ouest à l’est, de même que les chemins de fer : au chapitre VIII, Bovard, regardant un train, médite longuement sur les mérites respectifs de l’« enracinement » et du déplacement, cependant que Besson, non vu de Bovard, part « justement » pour sa tournée. (À bon lecteur, salut !) Le dernier chapitre de cette partie-mouvement se déroule sans hâte ni à-coup sur une petite terrasse communicant avec la cave de Bovard ; cette terrasse se trouve à la fois dans la profondeur de la terre, ET dans l’élévation du mont. La manière (rituelle) d’offrir le vin est une « cérémonie » (PP, XIII/288). Les gestes de Bovard, comme sa parole, sont recueillis, rituels, alors que, levant son verre, « il lève dans le jour du jour ressuscité », – un des plus beaux alexandrins du livre.
139La régularité des actions, leur « force tranquille » semblent être soulignée par des remarques qui se lisent aussi bien comme narratives que métanarratives (réflexion sur le texte en train de s’énoncer). Par exemple, en PP, XII/281, cet alexandrin : « Le bel ordre que c’est comme dans une horloge ». C’est vrai de l’ensemble de ce deuxième mouvement. Il a de l’allant, il avance bien, d’un pas soutenu, il a tout d’un andante sostenuto,« andante » signifiant « en allant ».
140Le troisième mouvement tient dans un seul chapitre, le quatorzième ; il est beaucoup plus long que les autres. Son seul sujet est la grande fête du dernier dimanche d’août.
141Dans une symphonie, le troisième mouvement est le plus souvent rapide et animé ; chez Haydn et Mozart, il comprend un menuet, danse aristocratique, danse de cour. Beethoven lui a substitué un scherzo, mot qui signifie « plaisanterie », et il a fait école jusqu’à aujourd’hui. Dans sa Symphonie pastorale, le scherzo comprend une danse des paysans, qui fait l’objet d’une plaisanterie musicale. De même Ramuz introduit dans la fête la danse (populaire) des vigneronnes et vignerons, ainsi que du comique.
142Le scherzo d’une symphonie se compose souvent de plusieurs moments aux humeurs contrastées. Celui de Passage du poète se compose de sept « morceaux ». Le premier et le dernier encadrent les autres de très belle manière, le dernier étant la suite et l’accomplissement du premier : il est question au début de la jeune amoureuse essayant une robe qu’elle espère séduisante, et désireuse de mettre fin à une bouderie que l’amoureux regrette aussi de son côté ; le dernier morceau célèbre leur réunion et la fusion de leur couple dans la nuit protectrice.
143Ce mouvement a donc bien le caractère d’un scherzo, même s’il se termine par un tempo lent.
144La dernière partie-mouvement tient aussi en un chapitre ; il n’a que quatre pages, alors que le précédent en compte près de trente. C’est une grande disproportion, mais n’oublions pas l’importance du tempo. Le chapitre XV se déroule lentement, surtout à partir de son deuxième tiers, où l’on observe un net ralentissement, un rallentando. Il se charge d’une émotion grandissante, et s’empreint de solennité ; solennité fait penser à l’allemand feierlich, solennel, employé par Bruckner et Mahler pour qualifier un mouvement de leurs symphonies, le dernier ou un autre.
145On pourrait nommer ce dernier mouvement adagio, c’est-à-dire lent, mais pas trop, et nullement pompeux, ni pathétique ; souple, au contraire, dans sa gravité, adagio signifiant « à l’aise ». Par ailleurs, les mélomanes savent bien que de nombreuses symphonies célèbres se terminent par un mouvement lent. Ils savent aussi que le dernier mouvement des symphonies est en général plus court que le premier et le deuxième.
Bénéfices et limites d’une comparaison entre une œuvre littéraire et une forme musicale
146Il me semble que l’exercice n’a pas été vain, dans la mesure où il a focalisé l’attention sur un aspect de Passage du poète qui, à ma connaissance, n’avait pas été mis en lumière lors de recherches antérieures, à savoir son caractère foncièrement poétique ; la lecture dans une perspective poético-musicale oblige tout naturellement le lecteur à focaliser son attention sur les combinaisons phonologiques, le phrasé, la succession « horizontale », axe sur lequel se trouvent les rythmes, les mètres, l’organisation des motifs, autant que sur l’axe « vertical » des tropes comparatifs, que jusqu’ici la critique avait privilégiés. Passage du poète apparaît ainsi comme poétique de part en part. Vu sous l’angle « musical », il offre une physionomie nouvelle, vérifiant une fois de plus la justesse d’une phrase de Saussure : « Bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet […]8. »
147Du côté des bénéfices, je placerai aussi la substitution de « mouvement » à la traditionnelle « partie ». Comparée à « mouvement », « partie » semble amorphe et statique. « Diviser » une œuvre en « parties », c’est (toujours par comparaison) le débiter en morceaux inertes, alors que « voir s’articuler des mouvements », c’est préserver la vie, la dynamique de l’œuvre.
148Du côté de la crédibilité, j’avoue être, comme on dit dans ma ville natale, « déçu en bien ». Ne croirait-on pas par moments que Ramuz a construit son texte en pensant à une symphonie ? Il y a bien entendu mille et une chances contre (auc)une que ce ne soit pas le cas ; mais, selon la formule à tout faire, tout se passe comme si… cette œuvre littéraire ne demandait pas mieux que de se prêter au jeu auquel nous l’avons conviée. L’analogie entre le chapitre XIV et un célèbre scherzo beethovénien, entre autres, est très frappante…
149En revanche, une question me laisse perplexe : celle du tempo. C’est une donnée absente de la théorie du récit, mais qui apparaît – entre autres – lorsqu’on envisage l’œuvre dans ses rapports possibles avec une forme musicale, l’œuvre devenue musique imaginaire. Si les théoriciens littéraires ne parlent pas de tempo, c’est probablement parce qu’il n’est ni « calculable », ni quantifiable, à la différence de la durée selon Gérard Genette, ou de la vitesse, telle que la définit Jean-Michel Adam9.
150En musique, tempo est le terme de métier qui désigne la vitesse d’exécution d’une œuvre ou d’un de ses mouvements. On dira par exemple que le baryton X chante tel Lied de Schubert à un tempo plus rapide que le baryton Y. De même, il est licite (mais pas commun) de dire que l’actrice X, quand elle joue Phèdre, dit sa dernière tirade à un tempo plus lent que la plupart de ses consœurs. Mais ces tempos de diction propres à chacune des actrices incarnant Phèdre diffèrent bien moins les uns les autres qu’un allegro prestissimo d’un largo. Et quant aux tempos de la lecture d’un roman, silencieuse ou à haute voix, ils ne connaissent, me semble-t-il, que de faibles variations d’un chapitre à l’autre, d’un lecteur à l’autre.
151Quand on parle du tempo de tel mouvement de la Première Symphonie du compositeur vaudois C. F. Ramuz, symphonie dite Passage du poète, qu’est-ce au juste qu’on désigne ? Qu’est-ce que je veux dire en supposant, et même affirmant que la dernière partie-mouvement (le chapitre XV) a un tempo nettement plus lent que la première partie-mouvement, à savoir les chapitres I à VII ? On vient de voir que le tempo d’une partie-mouvement ne dépend pas (ou peu ?) de la vitesse à laquelle elle est lue. Il dépend bien plutôt du « contenu », de ce qui est conté dans les divers chapitres ou groupes de chapitres, des impressions que ce contenu suscite dans mon esprit. Reste à savoir si les esprits de Pierre, de Jacques et de Jean ressentent les mêmes impressions. Il serait intéressant de tenter l’expérience d’une comparaison…
152Quoi qu’il en soit, un abîme sépare la Symphonie dite Passage du poète du roman du même titre, le second étant réel et la première imaginaire. De celle-ci, Georg Christoph Lichtenberg insinuerait probablement qu’elle est de la même famille que son célèbre couteau sans lame auquel ne manque que le manche. Si ce sacré couteau nous fascine, c’est qu’il n’existe pas… tout en existant… C’est un couteau fantôme, il nous hante plus que ne pourrait le faire un couteau réel. Peut-être que l’œuvre musicale à laquelle j’ai songé est tout aussi fantomatique. Il se peut que Passage du poète soit, dans tous les sens possibles du verbe, un roman que hante une musique à la fois imaginable et introuvable.
153Faut-il regretter que ce texte ne puisse se muer en une musique réelle ? Non, au contraire même, répondrait Mallarmé, l’incontestable maître en la matière. Dans sa conférence sur La Musique et les Lettres, il avance que la musique et la littérature sont les deux faces d’un même « phénomène », l’Idée. La différence entre la musique et la littérature tient au fait que la musique est la face de l’Idée « tournée vers l’obscur », alors que la littérature présente, et l’Idée (qui comprend la musique), et son sens. L’œuvre littéraire « musicale » serait ainsi une musique doublée de l’« explication » verbale de ce qu’elle veut dire, de sa signification10.
154Acceptons-en l’augure !