À l’écoute des bruits de la nature dans Derborence : animisme, chaos originel et crise de l’expression
1Face à la société technicienne qui s’impose à la fin du xixe siècle et qui appréhende la nature comme un objet brut qu’il faut dominer et maîtriser, Ramuz n’a de cesse d’interroger l’inscription des sociétés humaines dans leur milieu, renouant avec ce que les Grecs appelaient la physis, la Nature naturante, puissante, dense et englobant tout un ensemble de phénomènes disparates. Dans ses carnets1, l’écrivain vaudois cite le philosophe américain Emerson, qui a notamment insisté sur la permanence des éléments naturels, et sur la « relation occulte entre l’homme et le règne végétal2 ». Selon Ramuz, le paysan illustre parfaitement cette communion mystérieuse puisque son état, son métier, son existence se mêlent étroitement avec l’univers qui l’entoure. Dans les essais des années trente, l’écrivain critique vivement les prétentions de l’ère industrielle, qui canalise et réduit les forces de la nature, pour n’en faire qu’un simple arrière-plan, désolidarisée de l’humanité. Prenant le contrepied de l’impérialisme technique, Ramuz précise dans l’essai intitulé Questions : « elle est essentiellement le contraire d’un décor. Le décor est quelque chose qui prend place autour d’une action, mais qui reste indépendant d’elle.3 » ; il poursuit, nous interrogeant : « La nature, qu’est-ce que c’est ? La nature, qu’en faisons-nous ? ». En réalité, l’écrivain a déjà apporté des éléments de réponse dans Derborence.
2Traditionnellement, le bruit est défini comme un phénomène vibratoire auditif « sans périodicité régulière4 » que l’on distingue des sons caractérisés par « une hauteur déterminée5 ». Derborence est un récit particulièrement sonore et musical tant l’auteur a privilégié répétitions et anaphores pour adopter la scansion poétique. Cependant, peu d’études ont été faites sur l’importance des bruits dans cette œuvre. « D’intensité variable, dépourvus d’harmonie, résultant de vibrations irrégulières6 », ils s’opposeraient par leur aspect aléatoire à la musique rythmée et esthétique. En mettant en valeur toute sorte de bruits, non occasionnés par l’Homme, et qui naissent au sein du massif montagneux de Derborence, Ramuz nous montre que la nature n’est pas un simple « décor » mais qu’elle possède un remarquable pouvoir d’action. En effet, les bruits se signalent par leur capacité à traverser les séparations physiques, cloisons, murs, frontières, intérieurs et extérieurs. Ils ne peuvent pas être contenus par l’Homme, contraint d’en subir les manifestations. Ils débordent aussi les cadres conceptuels et unifient parfois ce l’on croyait séparer. Nous verrons quels sont les liens qui se tissent entre les Hommes et la nature à travers les bruits, vecteurs tout à la fois, d’unité et de séparation, et obéissant ainsi aux thèmes de prédilection ramuziens. Enfin, nous soulignerons la mise en parallèle du bruit et du langage, témoignant des inquiétudes de l’auteur face aux mots, dont la sonorité alliée à l’intelligible, doivent faire face à un réel perçu comme insaisissable.
1. Les bruits de la nature et l’Homme : une rencontre symbiotique
3Tout au long de son entreprise scripturale, Ramuz a tenté de cerner la véritable essence de la nature. Bien qu’il critique l’opposition des concepts de nature et de culture telle qu’elle s’illustre dans nos sociétés occidentales, l’écrivain vaudois reste tributaire de cette dichotomie, élément central de la pensée philosophique classique, qui trouve sa source dans la façon qu’ont eue les Romains d’organiser le paysage. Ainsi, la villa romaine, dotée d’une ambition civilisatrice, passe par l’exploitation de l’environnement : l’Homme doit faire reculer la nature informe à l’aide de son savoir agricole pour mieux la tenir à distance. Face au vignoble de Lavaux, Ramuz, lucide, déclare : « […] on n’est pas dans la nature, on est chez les hommes7 ». Par ce simple constat, l’écrivain sous-entend que nature et culture sont engagées dans un rapport de force, l’Homme disciplinant et domestiquant son milieu. Dès lors, Ramuz a recours à la traditionnelle bipartition ; d’un côté, l’humanité, qui organise le paysage rural, de l’autre, la nature, vierge de toute présence humaine, tel qu’on peut l’observer en haute montagne. Dans l’échange qui l’oppose à Gustave Roud au sujet de la montagne comme motif esthétique, Ramuz la qualifie d’« inhumaine8 », sa topographie faite « de jets et d’élancements9 » tendant à « aboli[r]10 » le corps humain. C’est pourquoi, nombre de ses fictions témoignent d’un agôn, d’un affrontement violent, entre la nature et l’Homme. Dans Derborence, les critiques ont souvent souligné l’ambivalence de la montagne, tout à la fois malveillante et bienveillante, puisqu’elle donne la mort mais permet aussi la renaissance d’Antoine. Ce qui nous intéresse ici, c’est le rôle du bruit dans la représentation qui est donnée de la nature. Nature et culture forment une polarité que Ramuz déjoue plaisamment, comme pour nous révéler qu’il n’y a pas de différences entre l’humanité et le monde dans lequel s’ancre l’Homme. Plus précisément, on assiste à un brouillage des caractéristiques habituellement attribuées à certains éléments, objets ou personnes. Certains bruits qui sont le signe distinctif de l’Homme (rire, chuchotement, soupir) deviennent l’apanage des éléments naturels. La personnification de la montagne est alors encouragée par cet univers sonore détourné. Au cours du chapitre I de la seconde partie, le vieux berger Plan s’adresse à la montagne et entame un singulier dialogue :
[…], une pierre, se détachant là-haut de la coulée de boue, est venue s’abattre sur le pierrier.
« Je vois ça, a-t-il dit, tu me comprends, toi. »
Alors la grande paroi s’est mise à rire tout entière par suite des échos renvoyés de droite et de gauche, qui ne font bientôt plus qu’une seule rumeur ; toute la montagne éclate de rire, lui, il répond à la montagne : « je vois bien, je n’ai pas besoin de continuer, tu connais ton nom… »
[…] « Moi, je sais ; et toi, tu sais, a-t-il dit à la montagne. Et toi, tu sais en te laissant faire. Tu viens en bas. Mais il y a celui qui te pousse…D…I…A…B… Et tu les entends comme moi, la nuit, les pauvres, ceux qu’il retient là prisonniers. […] comment ils se lamentent et ils se désespèrent […]. Ayant une forme de corps, mais rien dedans, et c’est des coques vides ; seulement elles font du bruit, la nuit, et on les voit, pas vrai ?... »
La montagne s’est mise à rire, de nouveau11.
4En s’adressant au massif de Derborence, le personnage ressuscite la légende des glaciers habités par des âmes errantes qui se lamentent et désespèrent, retenues prisonnières par le Diable sur les hauteurs. Ramuz a manifesté un vif intérêt pour le fonds légendaire valaisan du purgatoire glaciaire qui, selon Jérôme Berney, permet de « confronter un personnage au surnaturel, et ruin[e], par là, sa rationalité12 ». Le bruit est l’élément déclencheur, qui embraye sur le fantastique et coupe tout lien avec le monde commun et ordinaire. L’écrivain a largement privilégié une approche sensible du monde, critiquant la posture intellectuelle, qu’il juge étrangère aux sensations et aux émotions. Peu étonnant que les bruits, par leur caractère indistinct et pré-rationnel, aient séduit l’écrivain. De plus, en perturbant la communication intellectuelle et en s’opposant à la parole, le rire appartient au domaine de l’instinct. Réaction physiologique irrépressible et signe d’un état émotionnel, il est, dans la tradition chrétienne, diabolique, par opposition, au sourire qui reflète la bonté du Christ. Selon la légende, Derborence et le massif des Diablerets sont le siège du Diable ; Ramuz ne pouvait trouver bruit plus adéquat pour caractériser la montagne dont le rire répond au propre rire du berger (puisqu’il est précisé un peu plus haut dans texte que le vieux Plan « riait », D, p. 1002). Un jeu spéculaire se met en place, la nature tend un miroir à l’Homme, les deux entités s’influencent réciproquement, malice et méchanceté caractérisant toutes deux leur façon d’être. En dotant la montagne d’une réaction proprement humaine, l’auteur convoque les croyances animistes des peuples dits primitifs13 afin de renforcer l’ancrage humain dans son milieu et d’atténuer la dichotomie entre nature et culture. Philippe Descola propose une définition de cette façon ancestrale de concevoir le monde : « L’animisme […] attribue à tous les êtres humains et non humains le même genre d’intériorité, de subjectivité, d’intentionnalité. 14» Par conséquent, la nature serait régie par des intentions analogues à celles de la volonté humaine. L’ethnologue Mary Douglas ajoute : « […] les primitifs conçoivent l’environnement comme inséparable des hommes15 ». Cette absence de distinction entre les choses et les personnes définit le schème animique auquel Ramuz fait appel afin d’élargir les frontières de l’humanité qui ne se cantonnent pas aux seuls individus. Dans Derborence, le bruit joue un rôle clé dans cet élargissement. Au cours du chapitre III de la première partie, la catastrophe est décrite à travers la perception des villageois. Pour ceux d’Anzeindaz, l’éboulement est confondu avec des détonations d’armes à feux, puis le silence s’imposant progressivement, les bruits s’intériorisent « comme au commencement d’une longue digestion » (D, p. 964) ; le texte mentionne : « ils venaient maintenant d’au-dessous de vous et comme au-dedans de la terre » (D, p. 964). Il se produit dès lors un parallèle entre bergers et montagne :
[…] et comme ils avaient le ventre appliqué contre la montagne, ils entendaient avec le ventre les bruits de la montagne qui montaient à travers leurs corps jusqu’à leur entendement. [...]
Alors l’un deux a soupiré ; et alors voilà que la montagne a soupiré, elle aussi, soulevant pesamment sa poitrine de pierre qu’elle laisse retomber avec la même pesanteur. (D, p. 965)
5Le sol trahissant un gargouillement intestinal, la montagne semble pourvue d’un corps organique, véritable réplique de celui des Hommes. Malgré l’adversité et la violence de la catastrophe, ce passage poétique marque une interruption momentanée du tumulte, un temps de réconciliation entre Hommes et montagne qui fusionnent sensiblement. Le ventre devenant une caisse de résonance, un vase communicant entre animés et inanimés, le grondement de Derborence se prolonge dans l’intériorité humaine. Et une fois encore, un bruit spécifique aux êtres animés est attribué à un inanimé, le soupir de la montagne répondant à une vision animiste. L’anthropomorphisme se poursuit à travers l’image métaphorique de la « poitrine de pierre ». La mise en scène des bruits engendre donc une indifférenciation sonore entre l’homme et son milieu, qui répond aux modalités de perception du monde par la culture primitive telle que la définit l’anthropologie moderne et contemporaine. On se rappelle qu’Antoine et Séraphin, après avoir entendu les premiers bruits signalant la présence du Diable, perçoivent le « chuchotement lointain d’une cascade » (D, p. 957). Cette voix prêtée à l’eau lui confère un degré de présence remarquable. Les peuples dits primitifs n’utilisent pas des procédés différents lorsqu’il tente de comprendre le cosmos. Mary Douglas a démontré que « […] les Aborigènes […] considèrent la plupart des objets du ciel et de la terre comme des éléments d’un vaste système de signes […]. L’Aborigène ne se meut pas dans un paysage mais dans un espace humanisé, saturé de significations.16 » Selon le prisme primitiviste, Ramuz nous invite à percevoir les éléments naturels, entamant un dialogue avec les croyances des peuples animistes. En revanche, si les bruits naturels sont pourvus de sens, interprétés telles des réactions humaines, ils nous confrontent aussi aux apories du savoir. Définis par le Littré, comme un « mélange confus de sons17 », ils sont sources de désordre et paraissent inintelligibles. Si l’animisme s’avère utile pour déchiffrer les bruits de la montagne, le climat inquiétant qui règne à Derborence semble indiquer que certains d’entre eux résistent à l’explication, sapant tout désir de connaissance.
2. Le bruit incertain et chaotique
6Dès les premières pages du récit, tandis qu’Antoine et Séraphin se réchauffent près du feu dans le chalet, ils sont interpellés par des bruits. Ce sont d’abord les craquements de la toiture qui se font entendre puis une sonorité inédite surgit.
[…] à ce moment une nouvelle espèce de bruit venait de se faire entendre, et Antoine avait relevé la tête. Ce n’était plus le toit qui craquait ; c’était un bruit beaucoup plus sourd et qui venait du fond de l’espace. On aurait dit un roulement de tonnerre, qui avait été précédé d’un craquement sec ; et maintenant il continuait à rouler tout autour de vous dans le fond de l’air. (D, p. 954)
7Le texte peine à désigner la nature exacte de ce qui est perçu. Les approximations abondent, le phénomène n’est envisagé que par défaut, puis sur le mode hypothétique (« On aurait dit »). Le son [r], présent dans le mot « bruit », sature le passage grâce aux allitérations fricatives : les vibrantes couplées aux sifflantes confèrent à l’ensemble une atmosphère très angoissante. Mobile et incertain, le bruit est insaisissable, mais encercle étroitement les deux hommes. La légende explicite enfin ce qui est entendu : le Diable s’amuse aux palets sur les glaciers avec ses enfants, les jets de pierre provenant de leurs jeux maladroits. Les qualités du bruit en font un élément indifférencié et instable, laissant peu de place à la logique, impuissante à le classer au sein de catégories rationnelles. En ayant recours au surnaturel, l’écrivain se montre soucieux d’explorer le monde des possibles et de contourner les limites restreintes de l’entendement.
8Le bruit devient l’élément central pour désigner la catastrophe naturelle qui ensevelit tout un groupe de bergers. Au cours des chapitre III et IV de la première partie, les habitants des chalets les plus proches narrent leur perception de l’évènement pendant la nuit du 23 juin. Certes, la vue, l’odorat et le toucher18 sont convoqués, mais c’est véritablement l’ouïe qui permet de rendre compte de la violence et de l’ampleur de l’éboulement. Quant aux villageois, leur compréhension de l’événement est erronée. Hommes et femmes ne comprennent pas le sens du bruit entendu pendant la nuit qu’ils confondent, pour les uns, avec un orage, pour les autres, avec un tremblement de terre. Le bruit n’est pas identifiable et constitue un obstacle à la saisie du monde ; vecteur de séparation, il laisse les Hommes impuissants, étrangers à leur milieu, incapables d’élucider le langage des éléments naturels. Pour les habitants du Zamperon, vivant dans les chalets les plus proches du lieu de l’éboulement, la narration retranscrit très précisément l’épisode tel qu’ils le vécurent.
On entendait s’écrouler les baquets à fromage, on entendait les bancs tomber à terre, les portes être secouées comme si on les avait prises à deux mains. En même temps, ça bouge, ça gronde ; en même temps ça craque, en même temps ça siffle ; […] ça se passait à la fois dans les airs, à la surface de la terre et sous la terre dans une confusion de tous les éléments, où on ne distinguait plus ce qui était bruit de ce qui était mouvement, ni ce que ces bruits signifiaient, ni d’où ils venaient, ni où ils allaient, comme si c’eût été la fin du monde. (D, p. 966)
9La simultanéité met en évidence l’acmé de confusion. La successivité garante de lisibilité cède le pas à la superposition des événements sonores qui se bousculent et donnent naissance au chaos. Les répétitions scandent l’extrait et soulignent l’effroi des hommes face à l’univers apocalyptique. Fracas incohérent, tumulte violent, le bruit est incompréhensible, dépourvu de significations ; occasionné par la montagne qui s’effondre, il met en scène une nature chaotique balayant d’un trait l’anthropocentrisme. L’Homme ne règne plus en maître sur un monde entièrement soumis à ses désirs mais subit les méfaits de l’entropie. Pour Philippe Renaud, « l’auteur est au mieux de sa forme (dans les deux sens du mot) quand les hommes et les choses perdent forme et que tout retourne au chaos.19 » La dissolution des éléments est principalement causée par le bruit, que Michel Serres, dans son ouvrage Genèse, désigne à l’aide d’un terme emprunté à l’ancien français : la noise. Ce terme a l’avantage de signifier autant le bruit que la fureur. On peut aisément définir la débâcle sonore de Derborence comme noise, comme retour à une désorganisation originaire, première, faite de combinaisons hasardeuses sans significations préétablies. Michel Serres précise : « Le chaos est ouvert, il bâille, il n’est pas un système clos.20 » Multiple et matrice de toute chose, le chaos n’a pas de loi, il crée la surprise et préexiste à tous les schémas d’organisation. Le bruit, objet de toutes les métamorphoses, en est l’illustration la plus manifeste. Cependant, conditionnés par la culture, nous ne sommes plus vraiment à même de percevoir le chaos. Mary Douglas note : « Dans l’ensemble, tout ce que nous enregistrons est déjà sélectionné et organisé au moment même de la perception.21 ». Le savoir, qui classe et identifie les phénomènes, nous empêche de penser l’informe ; cependant, l’écrivain vaudois parvient à déceler quelques facteurs capables de faire dérailler ce mécanisme bien huilé : en s’intéressant à la nature labile du bruit, il lance un défi à notre perception pour mettre à nu la précarité de nos schémas de connaissance et révéler l’omnipotence de la Nature. La turbulence sonore dévoile le désordre primitif, celui que les Hommes tentent vaillamment d’étouffer afin d’asseoir leur pouvoir.
10Alors que l’éboulement a lieu, Thérèse rêve qu’elle annonce à Antoine qu’elle attend un enfant. Le bruit occasionné par la catastrophe fait irruption dans ses rêveries, le texte mentionne : « le bruit qui avait commencé dans son rêve, glisse tout doucement à la réalité » (D, p. 975). La jeune femme se réveille et s’interroge sur la nature de ce qu’elle entend. L’indétermination ontologique du bruit qui échappe à toutes les classifications est explicite ; ce nouvel épisode insiste sur sa capacité à s’immiscer au sein de deux mondes différents. Hétérogène, un même bruit parvient à exister dans l’univers des songes et dans le réel. Ce passage est symétrique à l’épisode mettant en scène Antoine rêvant de sa jeune épouse alors qu’il se trouve dans le chalet et que la montagne commence à « tomber ». Le narrateur prend soin de suggérer le trouble du protagoniste.
Il y a eu un choc, est-ce qu’il dort toujours ?
Le drôle de bruit qu’il a cru entendre continue de se faire entendre.
Est-ce dans sa tête ? Il y a eu un bruit d’eau dans ses oreilles ; il dort, est-ce qu’il dort ? […]. (D, p. 958)
11A travers cette série de questions, l’incertitude sensorielle d’Antoine est patente. Le bruit, doté d’un pouvoir d’ubiquité, réunit état de veille et rêveries pour créer une confusion, à tel point que le personnage ne parvient pas à savoir s’il est la proie de chimères ou s’il est éveillé. Ce flottement perceptif est peut être un écho aux théories surréalistes de l’époque pour lesquelles le « surréel » parviendrait à concilier les deux états contraires. En reprenant les mots de Breton, on peut avancer que le bruit constitue « la résolution […] de ces deux états, en apparence contradictoires que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité supérieure, de surréalité, si l’on peut dire.22 » Par l’intermédiaire du bruit, qui devient ici vecteur d’unité, Ramuz montre la fugitive rencontre du rêve et du réel.
12L’ambiguïté de la noise, son caractère indiscernable, ont peut-être incité l’écrivain à interroger ce que l’on peut penser comme son pendant antinomique : le silence. Après la catastrophe, l’« immobilité et la tranquillité de la mort » (D, p. 1001) s’impose. Déjà, dès le premier chapitre, Séraphin et Antoine affrontent le vide sonore.
[…] on avait senti grandir autour de soi une chose tout à fait inhumaine et à la longue insupportable : le silence. Le silence de la haute montagne, le silence de ces déserts d’hommes, où l’homme n’apparaît que temporairement ; alors, pour peu que par hasard il soit silencieux lui-même, on a beau prêter l’oreille, on entend seulement qu’on entend rien. […]. Rien, le néant, le vide, la perfection du vide, une cessation totale de l’être comme si le monde n’était pas créé encore, ou ne l’était plus, comme si on était avant le commencement du monde ou bien après la fin du monde. (D, p. 953)
13L’intertexte pascalien introduit une réflexion sur le vide et l’ennui. Selon Pascal, « rien n’est si insupportable à l’homme que d’être en plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement […]. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, […] son vide23 ». En effet, isolé en haute montagne, séparé de son épouse, Antoine s’ennuie bel et bien. Le « silence de ces déserts d’hommes », le rien, le néant, le vide, introduisent une cosmogonie inattendue. Précédemment, nous avons vu l’importance du chaos dans Derborence. En empruntant cette notion aux Grecs, l’écrivain soulignait l’existence de l’informe à l’origine du monde. Ici, inversement, il fait appel à une création ex nihilo propre à la pensée chrétienne. Le cosmos serait créé à partir de rien, d’une carence, d’un défaut d’être. « L’ouïe se perd dans le silence et dans le bruit pur24 », nous dit Michel Serres, révélant le point commun entre ces deux phénomènes. Mais, pour le philosophe, le silence n’existe pas, il est incessamment traversé par de menus sons, par un bruit de fond persistant et infini. Le syncrétisme de Ramuz déjoue en quelque sorte les contradictions et envisage une tension entre, d’une part, l’hétérogénéité, la bigarrure sonore, le chaos fracassant et disparate, et d’autre part, l’homogénéité inaltérable et pérenne provoquée par l’absence de sons. Cette « perfection du vide », cette immuable pureté, apparaît comme la forme suprême d’harmonie. Dès lors, le silence trahit une quête esthétique empreinte de classicisme. En effet, dans L’art ou la vie, Gérald Froidevaux souligne : « […] l’œuvre [ramuzienne] […] doit représenter un ordre suprême, une totalité unie, et porter les qualités qui font défaut dans la vie quotidienne : l’équilibre, l’ordre, l’harmonie, l’humanité.25 » Ramuz concilie son goût de la justesse et du pondéré avec sa curiosité pour les confins irréguliers. Les bruits sont donc un moyen de prendre le contrepied du modèle classique pour dialoguer avec les avant-gardes attentives à la matière sonore, non agencée et brutale. Tel un Janus bifrons, l’œuvre ramuzienne offre deux visages : l’un célèbre la forme, l’autre explore l’informe. Cette ambivalence invite à confronter le langage pourvu de phonèmes clairs et reconnaissables au bruit sabotant toute entreprise de communication.
3. Le bruit et le langage
14En 1929, dans la « Lettre à Bernard Grasset », Ramuz justifie sa démarche d’écriture et expose les raisons de ses choix linguistiques, suite aux nombreuses critiques l’accusant de mal écrire à dessein. L’écrivain oppose « la langue signe », ce français scolaire, écrit et normatif, à « la langue geste », ce français oral, quotidien et authentique dont il trouve la pleine expression dans le parler des habitants du pays de Vaud. Par l’oralité, Ramuz entend revitaliser la langue sclérosée par l’académisme. Dans la « Lettre à Henry-Louis Mermod », il loue « l’informulé26 », « le balbutiement27 », « l’inconnu28 ». Ne reconnaît-on pas là les quelques caractéristiques du bruit ? Face à son style audacieux qui tourne le dos à la légitimité grammaticale, à sa correction et sa clarté, on peut supposer que le bruit en tant que phénomène indistinct et hors norme a sûrement alimenté les réflexions de l’écrivain sur le langage, empruntant, comme il le dit lui-même, « le chemin des oreilles29 », celui de la langue orale, à la sonorité éclatante.
15Suite à la crise de l’expression qui touche la littérature, les bruits, ces perceptions qui échappent à la saisie rationnelle, rendent compte d’un état premier qui renvoie le langage à ses propres failles. Dès la fin du xixe siècle, l’arbitraire du signe est vivement critiqué par Bergson. Le philosophe dénonce « […], le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de conscience individuelle30 ». Emotions et sensations ne peuvent pas être retranscrites par le langage qui n’entretient qu’un rapport factice avec le réel. Comme le rappelle Noël Cordonier, au début du xxe siècle, les artistes s’interrogent sur le « pouvoir et sens du matériau le plus élémentaire qu’est le mot31 ». Dans Farinet, à la suite de Gide, Ramuz suspecte les signes d’être de la fausse monnaie et s’engage à fabriquer un langage en or qui remotive le lien entre la chose et le signe. « Les mots tout faits32 » et les « formules33 » dont parle l’écrivain dans la lettre à son éditeur lausannois ne sont pas capables de dire le monde. Le langage académique n’est qu’une entrave, il suscite aussi la défiance des avant-gardes qui s’amuse à le déconstruire, à l’envisager comme matière pure et informe. Pierre Glaudes observe une « remontée des signes aux choses34 », conférant « une valeur régressive35 » à la représentation. Traités comme des substances, les mots décrivent un mouvement de régression par le biais des néologismes. Face au pouvoir incertain du signifié, il s’agit de revenir au signifiant, à la matérialité du mot, à ses constituants. Certes, Ramuz n’astreint pas le langage à l’informe, à l’instar des dadaïstes, mais poursuit, en esthète, un idéal qui l’empêche d’opérer une tabula rasa aussi radicale. Néanmoins, Derborence reflète ses doutes sur la valeur du langage qu’il évalue en regard du bruit, imageant l’origine même de la parole, avant que culture et savoir ne l’aient figée en un système de règles.
16Dans ses Souvenirs sur Igor Strawinsky, Ramuz évoque « le temps d’avant la Tour de Babel, d’avant la confusion des langues, [qui] nous laisse entrevoir de nouveau au loin le grand Jardin perdu de l’unité.36 » Le foisonnement des langues occasionne un large brouhaha qui sépare les hommes, l’écrivain regrettant un temps archaïque où la langue universelle rassemblait l’humanité. Dans Derborence, la description de la catastrophe par les populations des alentours permet de confronter des points de vue différents. Les habitants du Sanetsch, offrent une figure de l’altérité tout en révélant des affinités entre bruit et langage.
Eux ils parlaient dans leur langue, qui est une langue qu’on ne comprend pas, parce que c’est du gravier allemand ; ils se parlaient en faisant des gestes, vus de personne, même pas d’eux-mêmes. Ils avaient dû, pour venir jusque-là, traverser toute une étendue de lapiés, qui sont des roches qui ont été anciennement travaillées par l’eau des pluies ; elles ressemblent à une mer arrêtée, ayant sa succession de crêtes, de replis, de surplombs, étant toutes percées de trous ronds. Et, eux aussi, interrogeaient ces profondeurs, d’où montaient seulement, comme en réponse, des grondements inexplicables, des grognements dépourvus de sens ; d’où montaient seulement ces langues et ces tourbillons de poussière. (D, p. 965)
17La langue de l’autre se mêle au bruit insondable, issu des tréfonds de la montagne, dont l’animalité sous-jacente s’exprime par des « grondements » et des « grognements ». Le rapprochement entre les sons inexpliqués et les langues de l’extérieur met en valeur la précarité de toute parole qui est menacée de revenir à l’état de simple bruit : elle peut disparaître dans ce qui la fait naître, ce gouffre béant où règne le tohu-bohu. Avec « ces tourbillons de poussières », résonnent les paroles de l’Ecclésiaste pour qui « tout va dans un même lieu, tout a été fait de poussière, et tout retourne à la poussière.37 » Ramuz révèle la vanité à l’œuvre dans toute langue et suggère que nous pouvons à tout moment retrouver le temps de la tour de Babel, le temps de la noise, ce fatras, ce fouillis sonore qui fait choir les systèmes les mieux construits. Cependant, à la vision dysphorique telle qu’elle s’illustre dans La Séparation des races, l’écrivain préfère un scénario plus optimiste. Dans la suite du récit, il décrit une réunion fraternelle où tous les habitants, ceux d’Anzeindaz, ceux du Zamperon, ceux du Sanetsch, se rassemblent afin de partager un gobelet d’eau-de-vie qui passe de main en main et qui laisse penser que les bruissements des langues peuvent s’accorder.
18Dans le passage précédent, la narration insiste sur le chemin parcouru par les habitants du Sanetsch pour rejoindre le lieu de la catastrophe. La description de la nature traversée par ces Hommes laisse entrevoir un lieu accidenté, hostile où le minéral a été poli par l’écoulement de l’eau. A un moment où Ramuz choisit de réfléchir sur le pouvoir de la parole, il ne semble pas hasardeux, qu’il introduise l’élément liquide. La « mer arrêtée » figée pourrait bien imager un langage pétrifié, celui de l’étranger que l’on ne comprend pas. Bachelard a montré dans quelle mesure la liquidité constitue l’essence du langage. Dans sa lignée, Michel Serres fait de l’écoulement de l’eau le parangon du chaos et la source du verbe.
Nos langues naturelles ont été attentives à un ordre qui se forme par la chute ou l’écoulement, parmi le bruit des eaux, et dans des conditions inattendues chaotiques. Ces langues dansent, en cadence, au bord du bruit, elles viennent de lui, et elles y reviennent, elles reviennent sur elles-mêmes. Pour se lever du bruit premier, il leur faut du répétitif, un écho, un rythme, de la redondance. Au commencement est l’écho : murmure. 38
19Dans Derborence, le bruit de l’eau n’est pas chaotique mais fait sens, suggérant une filiation avec la voix du poète. Le souci du rythme permet à ce dernier de s’émanciper de l’informe originel et d’extirper les mots du flot irrégulier. Ramuz retrace une discrète généalogie du langage en décrivant le son émis par le Rhône dont « la voix, [raconte] sans fin une vieille histoire jamais finie et peut-être jamais commencée » (D, p. 1051). Immémorial, il se répète, montrant sa permanence et offre une leçon méta-poétique. Force démiurgique, « son courant charrie sable et pierres » (D, p. 970) tandis que sa voix est celle d’un conteur insatiable puisant son récit aux sources jamais taries d’un fonds commun universel. Ramuz n’agit pas autrement lorsqu’il sollicite mythes et archétypes pour façonner ses fictions. Thérèse alors qu’elle s’ennuie, s’en remet au fleuve :
Depuis le temps, pensait-elle, depuis le temps qu’il vous raconte son histoire toujours la même (qu’on aurait pu entendre en prêtant l’oreille, qu’on entend encore mieux la nuit), en marmonnant comme un vieux qui radote. (D, p. 970)
20À qui sait l’entendre, le fleuve est porteur d’un message. Son marmonnement, d’abord perçu comme bruit peu audible, devient langage, communication claire et signifiante. La géographie de la plaine s’affranchit du chaos menaçant de la montagne. Lorsque Thérèse décide de rejoindre Antoine pour le ramener à la vie, c’est le « Rhône qu’on ne voyait pas » mais « qu’on entendait » (D, p. 1051) qui guide ses pas. Après avoir exorcisé ses peurs liées au péril entropique, l’écrivain célèbre une victoire du son harmonieux, gage d’humanité.
21Dès 1904, Ramuz, enthousiaste, écrit au sujet de la montagne : « Je voudrais que la pensée, les mots et la langue se pliassent à ses enseignements profonds !39 » Dans cette perspective, la montagne offre un visage non policé, sauvage, qui met en scène la suprématie du bruit, véritable défi épistémologique et motif particulièrement fécond puisqu’il permet une multiplicité d’interprétations. S’il freine parfois la symbiose de l’Homme avec la nature par ses imprévisibles manifestations, sa capacité à se métamorphoser l’amène à devenir porteur de sens. Dans Chant de notre Rhône, l’écrivain mentionne un impératif esthétique guidant toute tâche scripturale : « combinez, combinez tant que vous voudrez : dessous demeure cette base de fidélité aux choses premières qui autorise par ailleurs tous les risques de la recherche.40 » La volonté de sortir des sentiers coutumiers et de s’écarter des recettes communément admises, a assurément mené Ramuz vers l’exploration des bruits, « chose première », élémentaire et concrète, qui ne demande qu’à être transcendée pour réconcilier durablement l’Homme avec son milieu.