La montagne ramuzienne : du « chant du monde » au « silence éternel de ces espaces infinis »
1Il faut insister sur l’ambivalence profonde et comme essentielle que revêt la montagne dans l’œuvre de Ramuz, et sans doute dans son imaginaire – à l’instar du lac, son reflet inversé dans lequel la montagne se réfléchit d’ailleurs souvent, comme Le Garçon savoyard en offre sans doute la plus belle actualisation, symbolique et tragique. Parmi les grandes figurations spatiales qui constituent dans l’œuvre de Ramuz de véritables chronotopes1, la montagne invite à se pencher, après les travaux fondateurs de Michel Dentan et Philippe Renaud, sur ce qu’il convient aujourd’hui d’appeler une géocritique ramuzienne, au sens où cette approche étudie les lieux décrits par la littérature, mais aussi l’impact des œuvres littéraires sur la perception de ces lieux décrits en tant qu’espaces réels.2
2Chez Ramuz, trop caricaturalement sans doute, à la montagne et à sa verticalité surplombante correspondrait une postulation à l’élévation, à l’exaltation, à la pureté, à la gravité aussi – avec leurs corollaires humains (ou inhumains) la séparation altière d’avec la communauté des hommes, la solitude dans les hauteurs glaciales et silencieuses, et, le plus souvent, la mort. Au contraire, dans l’« en-bas », plaine, vallée, village ou lac, c’est la vie horizontale, grégaire, bruyante ou à tout le moins sonore, possiblement chaleureuse et sécurisante dans la communauté rassemblée – mais une vie le plus souvent terriblement déceptive et tout aussi incompatible, au final, avec l’amour et ce que nous pourrions appeler la « réparation des races » : hommes et femmes, pères et fils, vieux et jeunes, ceux d’ici et ceux de là-bas. D’où la tension permanente et comme électrique, dans l’œuvre de Ramuz, entre ces deux pôles, entre ces deux chronotopes, entre ces deux postulations, et tous les va-et-vient des personnages entre cet « en-haut » et cet « en-bas ».
3Pour approfondir cette approche de la montagne dans la perspective de ce colloque, c’est le paysage sonore de celle-ci dans quelques-unes des œuvres de Ramuz, romans, nouvelles et essais, que nous nous proposons ici d’explorer, sous l’exergue doublement extrapolée de Pascal et de Giono : à la terreur du premier face au vide sidéral et sidérant du double infini (c’est la fameuse pensée de la liasse « Disproportion de l’homme » : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie »3), pourrait ainsi s’opposer ce « monde [qui] commençait à chanter doucement sous les arbres »4 du roman de Giono paru en 1934, ce Chant du monde qui met en scène l’union intime et harmonieuse de l’homme et de la nature, et dont l’intrigue alterne aussi « Haut-Pays » et petites vallées, dans lesquelles selon Jean le Bleu gîte quand même « tout le bonheur de l’homme »5.
4Mais ce serait oublier un peu vite que la citation de Pascal se rapportait non pas à l’espace montagnard façon Premier de cordée, ou intersidéral façon Gravity ou Interstellar, mais au néant existentiel dont l’angoisse métaphysique saisit l’athée, et que quant à Giono, son vrai roman de la montagne, dont l’intertextualité ramuzienne reste à étudier, ces Batailles dans la montagne publiées en 1936 et qui signent la fin de la dite « première manière » gionienne, ce roman « boursouflé » selon Giono lui-même met en scène une montagne aussi mortifère que celles de La grande peur… et de Derborence réunis, en tout cas une montagne proprement inhumaine et inhabitable, qui n’en exerce pas moins sur certains personnages la « séduction infernale [de ses] sommets »6. Mais le plus ramuzien des récits de Giono est sans doute ce Déserteur publié en 1966, à la fin de sa vie, qui retrace l’errance fugitive de Charles-Frédéric Brun, mystérieux personnage ayant réellement existé, mais dont le « double prénom d’archiduc » a dû dissuader Ramuz d’en faire un personnage dans son œuvre. Charles-Frédéric Brun, artiste-peintre, perpétuel fuyard en rupture de ban avec toute société humaine, se réfugie de plus en plus haut dans les montagnes valaisannes, jusqu’au Val d’Illiers, à Haute-Nendaz précisément, où il réalise de naïves peintures religieuses sur des portes de grange, des ex-votos et autres portraits de paysans pour remercier ceux qui l’hébergent et le cachent dans ces montagnes sauvages du Valais suisse qui, en 1850, ressemblaient selon Giono au « Tibet en pleine Europe. Dire les Alpes, c’était évoquer Dante »7.
5On sait aussi quelle entreprise de démolition de ce mythe de la montagne, en tant que constituant fondateur d’une pseudo identité helvète, Ramuz a tentée dans plusieurs de ses essais : Jean-Louis Pierre a bien montré dans sa communication au dernier colloque de Tours8 comment Ramuz avait débarrassé la montagne du « fatras sentimental qui faisait [d’elle] “ et des bergers les symboles de la saine simplicité rustique et de l’élévation morale, des vertus ancestrales ” ». C’est toute la portée de l’article de Ramuz publié en septembre 1930 dans Aujourd’hui et intitulé « La Beauté de la montagne » dans lequel il raille la représentation des « glaciers sublimes » ou celle des « torrents qui inspirent le républicain » ou encore les « rêvasseries métaphysiques »9. Jean-Louis Pierre, pour le citer à nouveau, a bien mis en perspective ce texte dans le petit volume intitulé Dispute sur la montagne qu’il a publié en 2015 à La Guépine, avec des extraits du Traité de la marche en plaine de Gustave Roud à qui Ramuz répond, en quelque sorte, dans cette amicale « controverse sur la montagne ».
6Pour en venir au paysage sonore de celle-ci, chez Ramuz, foin de sonnailles, de clarines et de concerts de cloches pour les troupeaux montant joyeusement à l’estive, foin du chant harmonieux des ruisseaux et torrents, ou du bruissement des doux zéphyrs sur les alpages : les syllabes du mot « Derborence » ont beau « chante[r) doux » dans les têtes, elles chantent surtout « triste », et, prévient Ramuz à propos de la montagne dans Besoin de grandeur, « si la nature est partout violente, elle est ici à son comble de violence »10. Nous aurons certes quelques évocations qui, sans être exagérément bucoliques, sacrifient à ce que l’écrivain dira ensuite détester, « faire joli », mais elles sont rarissimes, et circonscrites à des œuvres de relative jeunesse comme ce Village dans la montagne (1905), document touristico-ethnographique, dans lequel plusieurs passages pourraient sembler participer de cette représentation de la montagne comme locus amoenus :
Mais la montagne surtout est belle. Par-dessus la vallée profonde, où l’ombre demeure amoncelée, on la voit de toute part se lever dans l’air très pur. Et se débarrassant d’une dernière brume comme on rejette loin de soi un triste vêtement, elle se réjouit d’être ainsi offerte aux regards, toute vêtue de velours et de soie, avec des grands plis nuancés, ou des cassures à reflets, des ornements d’or et d’argent : avec, dans le bas de sa robe, brodés de fils gris, les bois de mélèze, brodés de fil noir, les bois de sapin.11
7On notera qu’il s’agit ici du réveil de la montagne au printemps, de sa reverdie diraient les médiévistes, et surtout telle qu’elle peut être contemplée d’en bas. Le déroulement des saisons suivi par cet almanach valaisan qu’est Le Village dans la montagne procurera toutefois des descriptions moins euphoriques, y compris s’agissant du paysage sonore, par exemple lorsque pendant l’été se déchaîne un orage au-dessus d’un chalet d’alpage :
On n’entendait pas d’autre bruit que celui de ces ronflements [= ceux des bergers endormis dans le chalet] : ou une souris qui rongeait le bois.
Tout à coup, il y eut comme un hurlement, un long cri rauque, qui glissa dans l’air, sur le toit, par toute la montagne, et se soulevant retomba. Et il y eut de nouveau le silence, on les entendait de nouveau ronfler. Puis de nouveau il y eut ce grand hurlement : une seconde fois, une troisième fois, et les poutres craquèrent.12
8Mais avant d’évoquer ces manifestations sonores paroxystiques de la montagne (fracas des orages, vacarme des avalanches, cacophonie des torrents…), tous signes souvent interprétés par les personnages de ces romans comme maléfiques voire diaboliques (le « grand rire » de la montagne évoqué dans Derborence et La grande peur dans la montagne), c’est paradoxalement le silence qui dans l’entièreté de l’œuvre de Ramuz apparaît comme le marqueur singulier de la haute montagne. Et ce silence n’est pas loin d’être générateur du même vertige que celui lié au double infini de Pascal, comme en atteste ce passage de La Séparation des races, où dans les alpages de haute montagne où ils séjournent, les bergers se sentent comme écrasés, anéantis (dans tous les sens, y compris pascalien, du mot) par ce silence :
et ils se tenaient dans le silence, parce qu’on se sent tellement petits, c’est tellement trop grand pour nous.13
9Mais dès Le Village dans la montagne, le silence de la nuit en montagne était posé comme équivalent d’une disparition de toute la création, et pas seulement du règne humain : là-haut, il y a « tellement de silence et tant de solitude qu’on dirait que tout est mort pour toujours »14. Et, plus haut encore, les règnes animal, végétal et même minéral finissent par disparaître sous l’effet du froid :
Encore une chute de pierre, loin là-bas, dans les dévaloirs où a travaillé le soleil, et son bruit qui roule longtemps aux échos : encore un cri d’oiseau : encore dans le fond des crevasses, le doux chantonnement de l’eau qui file son rouet : puis le froid vient soudain, et soudain tout se tait.15
10Pareillement, dans La grande peur dans la montagne, lorsque Joseph redescend au village, sans nouvelle de Victorine dont il ignore qu’elle s’est noyée en voulant elle-même le rejoindre, il est saisi par le silence minéral et mortifère de la montagne :
Il n’y avait que le bruit des pierres : pourtant il continuait d’avancer, ayant seulement le bruit d’une pierre qui dégringole au loin par moments pour répondre au bruit des pierres sous son pas, et cette voix-là seulement et cette espèce de voix-là pour s’élever en face de la sienne. Les sonnailles en arrière de lui s’étaient tues depuis longtemps : seulement une pierre qui roule, ou un filet d’eau ruisselant […]16
11Car c’est dans les grands romans de l’Alpe que cette angoisse du vide acoustique, cette terreur d’un cosmos absolument muet, s’exprimera le plus fortement. Ainsi dans La grande peur dans la montagne encore, lors de l’une des premières veillées des bergers dans le chalet de Sasseneire,
On n’entendait rien. On avait beau écouter, on n’entendait rien du tout : c’était comme au commencement du monde avant les hommes ou bien comme à la fin du monde, après que les hommes auront été retirés de dessus la terre […]17 (XXVI, p.52)
12La même scène est reprise, quasi à l’identique, au début de Derborence, lors de la veillée dans le chalet de Séraphin et Antoine, le soir de la catastrophe :
on a senti grandir autour de soi une chose tout à fait inhumaine et à la longue insupportable : le silence. Il était monté de toute part, se serrant de plus en plus contre vous : et pour finir s’y était établi comme pour toujours dans sa plénitude. Le silence de la haute montagne, le silence de ces déserts d’hommes, où l’homme n’apparaît que temporairement : alors, pour peu que l’homme ne soit plus là, ou bien que par hasard il reste silencieux lui-même, on a beau prêter l’oreille, on entend seulement qu’on n’entend rien. On avait beau écouter maintenant : c’était comme si aucune chose n’existait plus nulle part, de nous à l’autre bout du monde, de nous jusqu’au fond du ciel. Rien, le néant, le vide, la perfection du vide : une cessation totale de l’être, comme si le monde n’était pas créé encore, ou ne l’était plus, comme si on était avant le commencement du monde ou bien après la fin du monde. Et il y a comme une main qui se referme autour de votre cœur.18
13On notera ici la force expressive de l’expression « on entend seulement qu’on n’entend rien », qu’on retrouvera à plusieurs reprises chez Ramuz : dans Derborence, après la catastrophe de l’effondrement de la montagne, les villageois s’étonnent de « la grandeur du silence »19 et découvrent que le torrent de la Lizerne ne coule plus : « et ce qu’on entendait, c’est qu’on n’entendait rien, c’est-à-dire plus rien »20. On retrouvera aussi cette formulation sous d’autres actualisations, par exemple, dans Si le soleil ne revenait pas : « Il a vu alors qu’il n’y avait rien à voir »21. En 1937 encore, dans ce roman, c’est la même angoisse, cosmique et métaphysique, que ressentent les villageois partis à la recherche de Métrailler qui s’est perdu dans le brouillard en voulant aller « tirer une chèvre » sur le « Grand Dessus ». Ils découvrent avec angoisse
l’immense silence qui est sur le monde comme si le monde n’était plus : comme si on n’était plus au monde, comme si on était suspendu bien au-dessus de la terre dans le vide où les astres en tournant sont silencieux.22
14Mais surtout, dans ces trois passages à la tonalité très proche – mêmes images de fin du monde et d’un chaos pré-génésique, d’« avant le monde » pour ainsi dire –, l’existence humaine apparaît simplement exclue de la vie de la nature et du cosmos, battant en brèche, certes, le vieux rêve ramuzien et gionien de fusion unitaire de l’homme avec le monde, mais sans menace particulière et directe encore sur le règne humain. Toutefois, pour les imprudents qui outrepassent l’avertissement de ce silence de l’informe et de l’incréé, les risques encourus vont être beaucoup plus sérieux, et c’est leur intégrité physique, sensorielle en particulier, qui va se trouver en danger : brutalement ou progressivement assourdis, aveuglés, anesthésiés, ils seront complètement coupés de toute communication avec la nature mais aussi entre eux.
15L’hostilité de la montagne commence en effet par étouffer tous les sons humains. Elle peut s’y prendre en couvrant de son propre tumulte tous les bruits de l’activité humaine : lors de la montée vers l’alpage de Sasseneire dans La grande peur dans la montagne, l’obscurité du défilé puis le fracas du torrent contrarient la progression de la première expédition de reconnaissance :
On aurait eu beau crier à pleins poumons, on n’aurait pas été entendu. On aurait eu beau tirer des coups de fusil : la détonation n’aurait même pas trouvé place dans l’énormité de la rumeur […]23
16C’est en effet dans le « mauvais pays » que les imprudents viennent de pénétrer, et ils n’y trouveront plus « aucune espèce de vie »24, humaine ni animale car là-haut les oiseaux mêmes ne chantent plus : « ceux d’ici ne savent que crier […] qui peuvent encore vivre ici, mais sans chansons »25. Et quand les forces de la montagne n’oblitèrent pas les bruits de la vie humaine ou animale, elles vont les dénaturer, les déformer, ou les étouffer au moyen de différents phénomènes météorologiques, acoustiques ou physico-chimiques qui pour ceux qui les subissent ressortissent clairement à une hostilité diabolique de la nature à leur endroit. Ainsi, à la toute fin de Derborence, le troupeau de moutons qui erre dans les solitudes désolées des pâturages de pierres « fait un bruit comme celui d’une grosse averse quand il se déplace » : « Il fait, quand il broute, un bruit comme celui des toutes petites vagues qui viennent, les soirs de beau temps, à coups rapides et rapprochés, heurter la rive »26. Il est intéressant de noter au passage comment la délocalisation de ce bruit de l’en-haut à l’en-bas, de la montagne au lac, permet de le faire passer en régime euphonique et euphorique, « les soirs de beau temps »… Les bruits humains ou animaux se trouvent ainsi réifiés, pétrifiés comme si la montagne se les assimilait dans son propre règne minéral, tandis que ses propres bruits à elle vont inversement se trouver animalisés ou anthropomorphisés, dans un échange de règne aussi étrange qu’inquiétant : dans le même épilogue de Derborence, toute vie humaine maintenant effacée de la montagne, l’eau du torrent qui a repris sa course
[…] est comme beaucoup de têtes et d’épaules qui se poussent les unes les autres en avant pour aller plus vite. Avec de grands cris, des rires, des voix qui s’appellent : comme quand les enfants sortent de l’école et la porte est trop étroite pour les laisser passer tous à la fois.27
17De même à l’explicit du roman, dans une autre interversion du règne végétal avec le règne animal (ou humain), les baies et les petits fruits ligneux portés par les seules plantes qui survivent là-haut « tintent dans le vent doucement comme des clochettes ».28
18On a évoqué déjà la façon dont certains bruits terrifiants de la montagne en colère se trouvaient rapportés à des manifestations animales ou humaines : « l’espèce de chuchotement lointain d’une cascade »29, « des grondements inexplicables, des grognements dépourvus de sens »30. Mais c’est surtout ce que les bergers prennent pour un rire de la montagne qui les terrifie : dans La grande peur dans la montagne, juste avant l’effondrement du glacier et l’avalanche monstrueuse qui va tout emporter, Joseph croit « entendre toute la montagne se mettre à rire »31 : Barthélemy, quant à lui, croit entendre le glacier tousser32. Dans Derborence, « la grande paroi s’est mise à rire tout entière […] toute la montagne éclate de rire »33. Et il y aura bien sûr ce déchaînement sauvage de violence sonore rapporté par Ramuz à de véritables bruits de guerre lors de l’avalanche, tels que les perçoivent les habitants d’Anzeindaz, le village qui surplombe Derborence :
[…] « Ça a commencé par une salve d’artillerie : les six pièces de la batterie ont fait feu en même temps.
« Ensuite, disaient-ils, il y a eu un coup de vent.
« Ensuite il y a eu une fusillade, avec décharges et feux de file, à croire qu’on nous tirait dessus : toute la montagne s’en est mêlée.34
19La « guerre du Haut-Pays » contre l’homme peut toutefois prendre des formes moins paroxystiques si pas moins meurtrières, et comme plus perverses pour faire obstacle à la voix humaine. Ce sont par exemple les rochers et la brume qui, en répercutant les appels du petit Gottfried à la recherche de sa sœur enlevée par Firmin dans La Séparation des races, désorientent l’enfant et empêchent la voix de celui-ci de parvenir jusqu’aux autres bergers : « Ils étaient, ces quartiers de roc, comme des maisons où la voix s’arrête, fait une petite visite, puis revient en courant à vous »35. Dans Derborence, Antoine exhumé de l’avalanche essaie d’abord vainement de faire entendre sa voix dans le désert de pierres (pourtant silencieux) qui l’entoure : les efforts de cette « seconde naissance » lui permettent enfin de reconquérir une voix presque humaine, une phonê, et d’engager un semblant de dialogue (mais qui n’est en fait qu’un monologue) avec la montagne :
[…] il a une voix aussi qui lui revient, parce que les mots qu’il pense à présent se forment à mesure sur sa langue ; une voix qui va plus vite que lui et qui court en avant de lui pour l’annoncer comme ferait un chien.
Il élabore dans sa gorge un son qu’il pousse dehors et qui est encore rauque et informulé ; mais il s’entend, il s’entend lui-même ; il se prouve à lui-même qu’il existe, poussant ainsi un premier cri, lequel lui est revenu, renvoyé par l’écho.
« Oh ! »
On répond : Ô.
Et puis il a dit :
« C’est moi, Antoine…
– C’est toi ?– Oui, c’est moi, Antoine Pont. »36
20Dans Si le soleil ne revenait pas, la montée de Métrailler vers le Grand-Dessus le coupe progressivement de tout bruit, y compris ceux de sa propre et difficultueuse progression dans la neige : « le bruit qu’il faisait avec ses semelles et son souffle s’était tu subitement […] il n’entendait plus que le bruit de son cœur. »37 Et dans le village même, « l’immobilité de l’air ou bien […] la neige qui est comme du coton partout et boit le son »38 empêchent d’entendre les cloches de l’église de Saint-Martin d’En Bas : le silence de la montagne s’oppose donc bien ici à la religion des hommes, au sens étymologique (et autre) de ce terme de « religion ».
21Et c’est sans doute cette séparation d’avec les sons et les bruits de l’activité humaine qui, dans les alpages d’altitude, est la plus difficile à supporter : dans La grande peur…, Joseph que la quarantaine imposée par la maladie du troupeau empêche de redescendre voir Victorine dont il se languit, souffre de ne voir autour de lui que des pierres, et de n’entendre
ni enfants, ni femmes, ni hommes, ni bruit de voix, ni bruit de scie, ni bruit de faux, ni cris de poules, ni quand on plante un clou, ni quand on rabote une planche.39
22Dans le troupeau bientôt décimé par la maladie, les derniers bruits animaux et humains ont en effet fini par s’amuïr, puis disparaître complètement :
L’odeur de la mort continuait à vous venir, et le silence de la mort à régner autour de vous. Seule, de temps en temps, une sonnaille essayait de le rompre, mais déjà elle se taisait.40
23Et lorsque Joseph remonte vers le chalet après avoir découvert la mort de Victorine, il pénétrera dans un espace encore plus hostile et imperméable à tout bruit de vie, humaine et animale bien sûr, mais aussi végétale et même minérale :
La pierre qui vous roule sous le pied ne fait son bruit qu’un instant, puis son bruit cesse pour toujours. À chaque pas la mort vous guette.41
24Dans Derborence, c’est même le bruit du torrent, sa « voix rauque » que la montagne parviendra à faire taire du fait de son éboulement : et, prenant conscience de cette absence dans le paysage sonore de leur village, les habitants vont se taire à leur tour, par une sorte de contamination mutique :
La grande voix de l’eau s’est tue qu’ils essayaient instinctivement de retrouver avec l’oreille là où elle aurait dû être et dans les airs où elle n’était plus, s’étonnant de ce nouveau silence en même temps qu’ils y obéissaient. Et, en se taisant, ils y ajoutaient.
Car ils s’étaient tus l’un après l’autre.42
25Mais c’est dans Vues sur le Valais, en 1943, ce curieux « cahier d’un retour au pays » après Le Village dans la montagne, que Ramuz exprime le plus fortement cette capacité sonore assourdissante (et paradoxale, puisque faite à la fois de fracas et de silence) qui écrase la créature humaine au contact de la haute montagne : il s’agit encore une fois de bergers dans un chalet d’alpage, à l’aplomb d’un glacier menaçant. Et, précise Ramuz, « On est dans la préhistoire. On est dans ce qui existait avant l’histoire et qui sans doute subsistera à l’histoire, en pleine nature. »43 :
En bas, les hommes du chalet se blottissent sous leurs couvertures et écoutent impuissants le long retentissement du tonnerre que les échos se renvoient en amplifiant encore sa rumeur, de sorte que c’est comme si la montagne prenait elle-même la parole d’une voix menaçante pour des choses qu’elle aurait à dire et qu’on ne comprendrait pas. Après quoi, c’est le silence. Un silence qui n’est plus seulement une interruption de la vie, un silence qui en est comme la négation. Un silence qui suspend votre respiration, et on entend le bruit de son cœur, on entend le tic-tac de sa montre. Un silence tellement grand que les plus petits bruits, une goutte d’eau qui tombe, le cri lointain d’un choucas égaré dans quelque repli de la montagne, y retentissent agrandis mille fois : [un silence] d’ailleurs rompu affreusement, un moment plus tard, et une déchirure se fait dans cette robe sans couture : c’est le glissement d’une nappe de cailloux détachée par le dégel dans un couloir où il se fait une détonation comme celle d’une pièce d’artillerie : c’est un sérac qui s’écroule rongé à sa base, une haute aiguille de glace qui s’abat comme l’arbre dont le pied a été entamé par la hache du bûcheron.
Mais déjà le silence revient, il se referme, il vous enveloppe, il s’applique exactement à votre personne, comme pour vous isoler, vous et votre vie, de sa substance qui vous nie, et vous tenir dans la séparation, soucieux de sa pureté.44
26Pas de musique des sphères, ici, encore moins de « chant du monde », mais bel et bien « le silence éternel des espaces infinis » : les dernières lignes de La grande peur dans la montagne l’affirmaient déjà, « c’est que la montagne a ses idées à elle, c’est que la montagne a ses volontés »45, chassant convulsivement les hommes et leurs troupeaux de ses flancs (« Et jamais plus, depuis ce temps-là, on n’a entendu là-haut le bruit des sonnailles »46).
27La seule et dérisoire parade, pour les hommes dont la parole est empêchée, sera peut-être cette pauvre petite musique que les plus courageux d’entre eux s’entêtent à faire retentir dans les hauteurs de la montagne : dès Le Village dans la montagne, c’était le son de la « musique à bouche » des bergers (entendons : l’harmonica) dont l’appel plein d’allégresse entraînait à la danse, dans les mayens, les jeunes gens du village haut perché. L’interdiction était ici humaine : pas de musique, pas de danse avaient décrété les autorités rigoristes incarnant le clan des anciens, des pères, de la Loi, de la religion, que ces jeunes gens osaient braver et défier. Seule autorisée, la sonnerie des cloches de l’église parvenait à mettre un peu de pauvre musique dans le paysage, mais « C’est deux notes, une haute et une autre assez basse, qui reviennent tout le temps, avec un même son, une même cadence, et un même battement triste »47, et cette musique rudimentaire appelle à la prière, pas à la danse ni à la joie de vivre.
28Dans La grande peur…, la montagne est une instance encore plus répressive et castratrice que la loi humaine, et seul le jeune neveu du maître ose sortir de sa poche sa « musique à bouche » pour tenter de conjurer le silence insupportable dans le chalet de Sasseneire : « un petit peu de musique, une danse, les toutes petites notes claires tremblotantes »48 pour essayer de ne plus entendre, surtout, ce silence éternel… Mais le rite apotropaïque de la musique ne suffit pas dans ce roman, et il faudra attendre Si le soleil ne revenait pas pour que la musique gagne en efficace : c’est d’abord le cornet à chèvre de Jean Antide dont les appels permettent, mieux que les coups de fusil, de retrouver Métrailler perdu sur le « Grand Dessus ». Et c’est le même instrument rustique qui, à la fin du roman, accompagne l’expédition héliotropique d’Isabelle pour ramener le soleil dans le village : à la demande d’Isabelle, Jean fait résonner son cornet à chèvre à tous les échos de la montagne pour annoncer la victoire de la jeune femme, et c’est le son de l’instrument qui conjure le silence du Grand Dessus et recrée le monde en faisant réapparaître, dans la lumière du soleil enfin revenu, le village aux yeux des compagnons d’Isabelle. Mais c’est surtout le rire musical de celle-ci qui aura permis cette victoire de la lumière, un rire qui n’a rien du diabolisme de celui de la montagne (le diabolique, on le sait, étymologiquement sépare), c’est au contraire le rire du symbolon qui réunit, qui rassemble, qui resoude la petite communauté villageoise pour de nouvelles noces avec le monde, avec la vie, avec la montagne peut-être même dans le cas de ce seul finale explicitement optimiste dans toute la production romanesque de Ramuz – si l’on met à part les appels joyeux d’Antoine et de Thérèse réunis à la fin d’une des versions de Derborence.
29Ainsi, si la montagne a pu constituer du fait de ses « possibilités plastiques », une « source féconde d’inspiration multiple » pour Ramuz, comme le note Jean-Louis Pierre, c’est qu’elle « entre en résonance intime avec sa sensibilité et son projet esthétique »49, y compris dans les aspects tragiques et trop souvent inhumains de ses paysages sonores, tels que nous venons de les esquisser.