Histoires d’eaux : où mène la voix des eaux ramuziennes...
« Tout, monsieur, c’est tout de l’eau, l’eau enseigne tout ! La vie, c’est de l’eau. »
Jean Giono, L’Eau vive1
« Vos sources ne sont point des sources. L’élément même ! La matière première ! C’est la mère je dis, qu’il me faut ! Possédons la mer éternelle et salée, la grande rose grise ! »
Paul Claudel, Cinq grandes odes2
[…]le pays natal est moins une étendue qu’une matière ; c’est un granit ou une terre, un vent ou une sécheresse, une eau ou une lumière. C’est en lui que nous matérialisons nos rêveries ; c’est par lui que notre rêve prend sa juste substance ; c’est à lui que nous demandons notre couleur fondamentale.
Gaston Bachelard, L’eau et les rêves3
1Pour Ramuz, né et mort à Lausanne, qui a vécu l’essentiel de sa vie au bord du Léman et dont la fenêtre de La Muette s’ouvrait sur le lac, l’eau est bien la «couleur fondamentale », la matière qui anime son imagination4. Une note du Journal du 12 mars 1902 confirme l’importance de l’eau, son besoin intime dans l’espace.
Je comprends mal un paysage sans eau. Je me contente d’un ruisseau : il fait sa musique. Mais l’immensité des terres, sans une source, sans une fontaine, sans une mare où le ciel laisse tourner sa robe de toutes les couleurs, ce site, malgré le charme de ses lignes et la grandeur de ses contours, me semble vite la prison parée où l’âme se condamne elle-même pour avoir désobéi à ses propres commandements. J’ai conscience d’avoir quitté le pays de moi-même pour un lieu tout étranger à mon cœur.5
2Et c’est l’image que l’on garde, à la lecture de l’œuvre ramuzien : celle d’un écrivain du lac et de la montagne. Cependant, une observation plus attentive de la chronologie fait apparaître que ce n’est qu’à partir de 1913 que le lac et les eaux deviennent importants. Jusqu’à cette date, leur présence est plus que discrète ; si l’élément liquide peut faire l’objet de quelque description, son statut ne dépasse pas celui d’un décor, d’un arrière-plan. C’est seulement fin 1913, début 1914, que les eaux s’animent, deviennent parlantes, présentent la stature de véritables actants en lien avec l’action et les autres personnages : ainsi l’écrivain s’empare vraiment du lac pour l’exprimer et s’exprimer, afin de construire une nouvelle poétique.
3Ce fait mérite qu’on s’y attarde et qu’on tente de l’expliquer.
I. Les eaux aimées et discrètes
4Si les eaux et le lac se font discrets, voire silencieux ou muets, jusqu’en 1913, ce n’est pas faute d’être aimés par le poète, ni d’occuper son esprit.
5Dans Découverte du monde, Ramuz affirme avoir eu très tôt la « religion» (XVIII, 499) de l’eau et particulièrement de l’eau « mystérieuse qui imprègne l’herbe du matin »; il se donne même, comme programme de sa « poétique » – si l’on en croit une note du Journal du 4 mai 1904 –, de« sortir le matin dans la rosée ». À l’instar de Rousseau qui disait aimer « l’eau passionnément6 », et qu’elle le jetait dans une «rêverie délicieuse », lui-même relate le rôle considérable joué par cet élément dans sa vie ; ses rêveries au milieu de l’eau sont les «causesmêmes (au sens le plus précis) de telle décision grave prise plus tard dans l’existence » (« Le Voyage en Savoie », XVIII, 222). Propos qu’il complète en expliquant la nécessité d’un retour sur soi et aux origines : « Nous sommes comme les fleuves. Nous aussi avons besoin (sans le savoir) de retrouver autour de nous les conditions mêmes de nos origines. Si elles ne sont plus autour de nous, c’est au fond de nous-mêmes que nous les conservons. »
6L’écrivain va jusqu’à s’identifier à l’élément liquide dans les aléas de la création ; il se reconnaît « saturnien » (DM, XVIII, 539) et se compare à un ruisseau «qui s’engorge du fait des débris qu’il charrie, jusqu’à ce que l’accumulation de l’eau finisse par crever le barrage et lui permette de se précipiter, plus rapide, plus clair, dans sa course en avant ». Et, lors de moments où l’inspiration fait défaut, Ramuz reprend souvent, dans son journal, l’image de la sécheresse. Dans le morceau « Résurrection », il renouvelle cette image banale en la développant et en lui donnant dimension dramatique et profondeur biblique : « C’était ainsi ce matin-là. Il est entré en vous comme une grande sécheresse » (VII, 508) ; le personnage, abattu, s’interroge, analyse la situation, formule des « espèces de prières » (509) car « un tel besoin de cette eau du ciel vous était venu que […] vous auriez voulu avoir la verge de Moïse, quand il frappait le rocher. Vainement : là aussi, c’est sec ; et le rocher pour vous est sec ».
7Amour de l’eau, identification à l’élément, et même obsession de l’élément pour le jeune écrivain : « Le lac et la montagne m’obsèdent par ce qu’ils offrent de général qui convient à mon état d’esprit » note le diariste, le 20 mars 1903.
8Lors du premier séjour parisien, la nostalgie du lac se manifeste avec force. Dans une lettre à son ami Alexandre Cingria, en décembre 1900, Ramuz déplore les «grisailles7 » parisiennes et en ressent un «universel dégoût », soulignant l’importance de la qualité d’un paysage « pour ceux qui sont nés et qui ont vécu dans une grande nature »8 ; importance comme source d’inspiration pour l’écrivain, importance pour la compréhension de sa sensibilité et de sa pensée :
L’inspiration cosmique, les grandes pensées d’éternité et d’adoration qui jaillissent des montagnes mêmes parées de neige ou de lointain, les caresses multicolores d’un lac, tout l’amour d’un décor qui est beaucoup plus qu’un décor, le fond de l’être même et l’explication profonde de toute pensée, de toute poésie, de toute morale chez certains.
9En octobre 1901, séjournant pourtant à Lausanne (à Joli-Site), il écrit à son ami combien il regrette de ne pouvoir se rendre près de lui, au bord du lac :
J’imagine ce joli lac gris d’automne, je le vois de ma fenêtre en t’écrivant et je songe qu’il serait doux de s’en aller jusqu’à La Belotte tranquillement assis à la proue d’un bateau paisible comme les vaches de nos prairies[...]9.
10Malgré cet amour pour le lac, et sa présence dans les pensées de l’écrivain, on ne peut que constater la quasi absence, pendant les dix premières années, entre 1902 et 1912, de textes, voire de passages, dans lesquels les eaux ou le lac aient quelque importance poétique, ou soient en lien actif avec le récit et non seulement éléments de décor, ou prétexte à des propos autres10.
11Certes, il y a les onze poèmes en prose, écrits en 1902-1903, et qui feront partie des Pénates d’argile (1904), ensemble intitulé « Le Lac » ; mais cet ensemble demeure un exercice très littéraire ; le lac est prétexte à méditations élevées et impersonnelles, nourries de Maurice de Guérin, de Baudelaire et des auteurs de l’antiquité. Ces premiers poèmes, s’ils témoignent d’une préoccupation, ne sont pas l’expression intime du Poète.
12Parmi quelques rares notations un peu personnelles, on retiendra le commandement programmatique, certainement bien inutile, et cette réflexion d’ordre général : « Il y a deux pays, là où l’enfance fut heureuse et là où l’esprit s’est haussé et, comme ils sont semblables, aime le lac de l’amour que tu as pour toi-même parce que tu demeures en lui […]. »Ou ce souhait prophétique que l’acquisition de La Muette, en 1930, concrétisera : « Je veux une fenêtre qui s’ouvre sur le lac […] que ma maison soit sur les collines ; et qu’assis à ma table, je m’égare au-dessus des eaux toutes les fois que je lève les yeux […] ».Ce qui n’est pas anodin.
13Dans le Journal du 12 mars 1902, le lac, bien que présenté de façon positive comme « source de beaucoup de [...] joies », est comparé à une « perle au fond de sa coquille », et comme « prisonnier» des montagnes et des collines qui le bordent, « heureux de son cachot », immobile, se contentant de se donner l’illusion du changement avec ses vagues.
14Quelle différence entre ce lac des premiers poèmes en prose (ou d’une note du Journal de 190211) et l’image et le rôle du lac donnés onze ans plus tard dans « Salutation au lac » (1913), dans Raison d’être en 1914, puis, plus tard encore, dans la prose poétique de Chant de notre Rhône en 191912 !
15Dans les volumes des Œuvres complètes consacrés aux nouvelles et morceaux de la période 1904-1911, lac, ruisseau, torrent sont quasiment absents ; lorsqu’ils sont présents, c’est en éléments de décor très brièvement évoqués ; et il en est de même pour les récits de cette période.
16Ainsi, par exemple, pour les nouvelles et morceaux, le bisse qui donnera lieu plus tard à d’importants développements est juste évoqué dans « Le Moulin » (1908) : « […] il marche de nouveau, parce que c’est à présent le printemps et on a remis l’eau au bisse. Et docilement la roue tourne dans un bruit d’éclaboussement […]. » (VI, 37). De même dans « Le Petit Enterrement » (1910) : « Alors vint le grand bisse […] il coule avec une eau très pure, laquelle ne fait aucun bruit, tellement elle glisse doux. » (130). » Ou bien dans « L’Homme » (1909) : l’eau n’a pas encore de voix et n’est que bruit : « […] la nuit est bien douce quand on écoute ensemble le bruit de l’eau dehors et qu’il n’y a rien d’autre que ce grand bruit de l’eau tout le temps, qui entre de partout […]. » (100).
17Pour les récits, même discrétion. Ainsi, dans Aline, en 1905 ; certes, le récit ne se déroule pas dans un cadre lacustre, mais les amoureux, Aline et Julien, se retrouvent «vers les Ouges » (Pl I, 6) dans un espace à l’écart du village, sous le signe de l’humide et du mouillé, lors de leur première rencontre13. « C’était un endroit humide où un ruisseau s’était creusé un lit dans la terre noire » (7). De même lors d’une autre rencontre, le ruisseau est à nouveau simplement indiqué, indirectement, par le bruit d’une grenouille qui saute dedans (25). Quelle différence si l’on compare ces passages de 1905 avec le morceau de 1918 « L’amour de la fille et du garçon » ! Dans une même situation, le ruisseau n’est plus élément d’un décor rustique, il joue un rôle actif, à la fois projection du désir de l’amoureux timide et pudique, qui n’ose pas exprimer ses sentiments, et une aide ; le ruisseau devient une «voix », parle à sa place, semblant lire ses pensées et le réconforter ; peut-être participe-t-il à convaincre la fille ? Montant vers leur cachette, les amoureux longent le ruisseau :
Et la voix qu’il y avait maintenant, parmi le bruit, était celle du ruisseau, épelant et lisant difficilement une phrase, même obligée parfois de s’arrêter, parce que ça n’allait plus, puis qui repartait : j apostrophe … a...i...m… j’ai – me – bien – Lou – i – se.
Ah ! Il ose lui ! pensait-il.
Elle ose, l’eau, pour moi ; moi je n’oserais pas. (VIII, 300)
18Dans Aimé Pache qui, sur de nombreux points, peut apparaître comme une autobiographie transposée, il est remarquable que le lac soit si peu présent, car le récit se déroule, dans les premiers chapitres, comme dans les derniers, au bord du lac14. Aimé n’en éprouve aucune nostalgie particulière ; le lac n’est qu’un élément du paysage qu’il a plaisir à retrouver, à reconnaître15.
19Deux ans plus tard, en 1912, Vie de Samuel Belet représente une avancée vers un lac essentiel, «profonde matrice16». Samuel Belet, à la fin de sa vie, trouve la paix intime en naviguant, seul sur son bateau au milieu du lac, mais le lac lui-même n’est pas décrit. Sa méditation en interroge les profondeurs, faisant renaître les personnes qui l’ont aimé, mais qu’il juge, lui, avoir mal aimées. On peut, à raison, interpréter cet «ultime retour comme une réintégration au sein d’une mère devenue lac » : libre au critique de déceler derrière, en arrière des mots, la pensée profonde de l’écrivain. Mais c’est une interprétation qui anticipe sur l’expression même de Ramuz17 ; il faudra attendre près de deux ans pour en lire l’exacte transcription de la main du poète.
20La fin d’« Adieu à beaucoup de personnages », d’avril 1914, est beaucoup plus convaincante. Dans ce texte qui tourne une page et en ouvre une nouvelle, l’écrivain, et ce sont ses derniers mots, espère qu’un jour, dans une nudité révélatrice et symbolique, se dépouillant de ses personnages et des personnes aimées, il réintégrera la Personne bienveillante dont il est issu :
L’espace sera supprimé […] ceux-là mêmes que j’ai quittés, parce que je les aurai quittés […] seront tout près de moi. […]
Moi-même participant à eux, eux confondus à moi, moi confondu à eux ; moi rentré dans cette Personne, d’où je suis, malgré tout, sorti.
Et la mort n’apparaîtrait plus que comme une naissance à rebours.
21Sans nul doute, la mère...
22Deux morceaux, « Barque » et « Salutation au lac », de l’été 1913, marquent une évolution considérable, pour ne pas dire une révolution poétique. Ces deux textes ouvrent la seconde grande partie du livre ramuzien18. Le lac devient l’élément central de la pensée et de l’écriture, le centre organisateur de l’œuvre.
23Mais il nous faut effectuer un détour biographique et un petit retour en arrière pour comprendre un tel surgissement, avec une telle force expressive, à partir de ces deux textes.
II. Deuil des pères et régression thalassale*
Le deuil des pères
24En 1910, Ramuz perd Émile, son père biologique, et Édouard Rod, son père de substitution, son « père » en littérature. S’ensuit un long deuil de deux ans d’Emile Ramuz dont le journal témoigne avec précision, une longue période de très profond malaise19 et de bouleversements intimes20. Nous ne retenons ci-dessous que quelques notations parmi celles qui nous semblent les plus intéressantes :
2 avril 1911 : « Depuis que papa est mort je n’ai plus retrouvé le grand travail passionné que j’avais quand j’écrivais Aimé ; il y a eu quelque chose de cassé; il y a un grand bouleversement qui s’est fait ; et depuis quelque chose en moi sourdement travaille » (Journal, II, 196)
17 décembre 1912 : « Il m’a fallu deux ans, après la mort de papa, pour redevenir moi-même, de ce 15 février 1910 à cette extrême fin de 1911 quand je suis parti dans Samuel Belet, vingt mois à ne plus être, sans le savoir. Un pur travail matériel, une surface qui trompait ; dessous ce bouillonnement sourd dont je n’avais pas conscience. Samuel a été le premier recommencement ; [...] » (Journal, II, 242)
13 janvier 1913 : « […] l’élan manque, il y a du souci. il y a l’instinct en dessous[,] de grandes décisions à prendre de quoi tout dépendra, et le sentiment vague, mais net que le provisoire où je suis ne peut plus durer, sous peine de déchéance. J’y demeure pourtant, ne voyant pas bien comment je peux en sortir. Il faudrait un prétexte extérieur à moi21. » (Journal, II, 249)
6 novembre 1913 : « – Ou le petit appartement de Paris, ou cette petite maison au bord de l’eau que je rêve ; mais alors la nécessité de changer complètement de vie ; d’une part plus de certitude ; d’autre part plus de grandeur possible, avec aussi plus d’inconnu. » (Journal, II, 257)
25Ramuz décide de changer de vie et de se lancer dans l’inconnu : il rentre au pays, en juillet 1914.
Retour au pays et régression thalassale
26Après la mort des pères en 1910 et le bouleversement intime qui a suivi, plusieurs événements considérables, en 1913, ont pu contribuer à une profonde évolution intérieure et à la décision de rentrer, de trouver la maison au bord de l’eau.
27Fin janvier Ramuz apprend qu’il va être père ; il se marie en février et Marianne naît le premier septembre. En octobre, suite à un grave problème familial (son « petit » frère, Oscar, a fui le domicile conjugal et Ramuz part à sa recherche, se conduisant en « père » symbolique), il effectue à cette occasion un « pèlerinage » fortuit à Aix, sur les pas de Cézanne. Sans parler de Lausanne où règne l’effervescence autour d’un projet de revue qui deviendra Les Cahiers vaudois.
28Ce retour au pays, Ramuz le présente comme une décision soudaine et nécessaire, et comme une réponse à quelque chose d’intime et de mystérieux. Dans Raison d’être, en 1914, il écrit : «[…] retour à un sol, à une race[…]maisagrandissement de soi par ses alentours naturels : on considérera avant tout l’intention[…]comme s’il y avait une source cachéequ’il s’agirait de faire jaillir » (XV, 13-14) ; idée reprise, en 1917, dans Le Grand Printemps : « On a décidé de « rentrer », on ne sait pas pourquoi. Ou plutôt, c’est quelqu’un d’autre en vousqui le sait, parce que cette décision, c’est quelqu’un d’autre qui l’a prise » (172). « Onavait besoin du définitif », note-t-il également22, « parce qu’il y a définir dans le mot […] dans le définitif, c’est la définition qu’on cherchait[…] ».
Source maternelle, définition d’enfant du lac assumée, exprimée…
29Car, où Ramuz rentre-t-il, comme « par hasard » ? Dans une maison au bord du lac pour laquelle sa mère est intervenue23 ; et cette maison est située à Treytorrens ! Double retour au berceau maternel ; à deux pas de Cully, d’où vient sa mère, et dans une maison qui appartient à un certain Constant Butticaz – cela ne s’invente pas – un descendant de la famille Davel du célèbre Major : la mère de Ramuz et la grand-mère de ce Butticaz étaient toutes deux nées Davel24. Faut-il rappeler le rôle de cette mère si importante ? Elle a facilité le départ pour Paris, lui permettant d’entrer dans la carrière des lettres. Et soulignons que le « Parisien » lui écrit, chaque semaine, une lettre25; il lui dédie sa première œuvre publiée, Le Petit Village. Sa disparition, en 1925, le touche très profondément, au point sans doute de n’en rien pouvoir dire d’intime, dans son journal. Trop de douleur, à moins qu’il n’ait fait disparaître ce qu’il avait écrit… Mais, à un correspondant qui lui avait témoigné sa sympathie dans l’épreuve, en revanche, voici ce qu’il confie, le 5 juillet 1925 :
J’ai été très touché de votre lettre ; […]. Je devine les inquiétudes du « petit garçon » que je suis resté moi aussi jusqu’à la fin devant ma mère. C’est le petit garçon qui a mal. On a quatre ans. Et les autres n’y comprennent rien. Ils restent sur le plan « sentimental ». Ça se passe sur le plan charnel. […]. On est comme perdu, la nuit, dans un grand bois.26
30Ajoutons, enfin, que cette mère meurt le 21 juin 1925 ; elle est enterrée le 24. Et le 25, il fait très beau, très chaud, Ramuz demande à sa sœur de l’accompagner, se précipite au domicile maternel, allume un grand feu de cheminée, s’empare de toutes les lettres qu’il a envoyées et les brûle27 ! Comme si le feu, seul, pouvait détruire ce « cordon ombilical »28…
31Ce retour dans l’espace maternel concrétise ce que l’imaginaire du poète a déjà accompli, dès l’été 1913.
III. L’été du « saisissement créateur »
32En juillet 1913, Ramuz séjourne au bord du lac du 10 juillet au 14 septembre. D’abord, chez Alexandre Blanchet, à Yvoire, puis chez les Cingria à La Belotte, leur résidence de Vésenaz. À cette occasion, il rédige les deux textes que nous avons évoqués précédemment, « Barque », et « Salutation au lac ». Deux textes essentiels et qu’il est nécessaire de rassembler pour en comprendre la portée et la complémentarité.
33« Barque » est écrit le 13 juillet 1913 à Yvoire. Ce texte «évoque un voyage fait de Thonon à Genève. Le narrateur décrit d’abord le bateau sur lequel il est monté, puis, de ce point de vue mobile, il croque le paysage qui lui apparaît à mesure que la barque avance », comme l’indique Laura Saggiorato (VII, 306). Ce qui nous importe, c’est le regard que Ramuz pose sur ce lac, les sentiments profonds qu’il éprouve : béatitude29 et élan maternel30.
34Dans « Salutation au lac », texte demeuré inédit, écrit les lendemains, 14 et 15 juillet, Ramuz proclame que le lac, dorénavant, est «la grande présence » et qui «fait centre à tout et aux pensées». Il donne voix à l’entité liquide, engage par une prosopopée le dialogue avec ce « frère » de « sang », modèle à suivre à tous points de vue. Il exprime « l’élan » qui l’anime, un «souffle [qui] vient. […] Est-ce un souffle seulement ou en dedans l’élan sourd de quelque chose qui veut vivre ? » Le lac prend corps, dans tous les sens du terme ; il devient « un grand corps » dont « Barque » a dit la dimension maternelle, et un système organisateur, qui lie des éléments déjà existants mais épars, qui leur donne sens et cohérence. À la fois chair et esprit, incarnation et façon de penser et de lire le monde, corps et corpus.
35Même s’il manque encore l’ouverture de l’espace au Sud, à la Méditerranée, « Salutation au lac » et « Barque » n’en fondent pas moins une étape essentielle dans la poétique ramuzienne31. À partir de ces deux textes, Ramuz se « définit » comme enfant du lac, et le lac change de statut, passe au premier plan des préoccupations de l’écrivain32.
36L’été 1913, chez Alexandre Blanchet, puis chez Alexandre Cingria, représente bien le moment du « saisissement créateur33 » de Ramuz. Raison d’être, quelques mois plus tard, dans les derniers jours de décembre 1913 et les premières semaines de 1914, et Chant de notre Rhône, en 1919, compléteront l’édifice : Raison d’être d’un point de vue plus théorique définira la nouvelle poétique, Chant de notre Rhône en donnera l’expression poétique la plus haute et la plus achevée. Une nouvelle poétique impliquant stylistique, politique, thématique neuves ou profondément renouvelées, mises clairement au jour.
37Une stylistique fondée sur le refus d’une langue « littéraire », académique, le choix d’une langue ancrée dans la terre vaudoise34 :
Tel que tu es, je te salue et cherche pour te saluer non les grands mots de la poésie, mais le langage coutumier d’ici35, quand deux pêcheurs se rencontrent, et ils parlent encore patois.
Je te dis : toi, non par un usage littéraire, mais parce que c’est ainsi qu’on s’adresse à un vieil ami ; je voudrais être maladroit parce qu’on est maladroit quand vraiment on aime […]. (« Salutation au lac », VII, 296).
38Une politique : Ramuz définit son espace et sa communauté : celle des riverains du Rhône, du Valais francophone, de Sion à la Méditerranée, opposant, dans Chant de notre Rhône, la civilisation rhodanienne à la civilisation rhénane36.
39Une thématique : le Poète décline toute une thématique associée au lac, celle de la vigne et celle de la pêche ; « vigneron moi aussi37 », se dit-il et… « pêcheur lui aussi », pouvons-nous ajouter, pour le paraphraser38.
Les textes fondateurs de la (re)naissance
40Début 1914, trois textes majeurs notifient l’évolution et la rupture, déclarent la (re)naissance de l’écrivain, indiquent les voies de la poétique : Raison d’être, L’Exemple de Cézanne, Adieu à beaucoup de personnages.
41« Adieu à beaucoup de personnages » est le seul morceau du recueil éponyme écrit en ce début de 1914 ; son importance, pour signifier la nouvelle orientation de l’écrivain, est manifeste, puisqu’il donne le titre au recueil composé de textes différents parus précédemment. L’écrivain tourne une page, souligne les difficultés de la voie nouvelle dans laquelle il s’engage et dans les dernières lignes, que nous avons relevées plus haut, exprime l’espérance de retrouver, un jour, la grande paix première, celle du retour à l’origine.
42L’Exemple de Cézanne,qui rapporte le voyage effectué à Aix, nous renseigne-t-il sur le rôle que ce voyage a pu jouer dans la nouvelle orientation littéraire ? Y a-t-il eu vraiment une « révélation » dans les rues d’Aix ? À l’instar de Notre-Dame pour Claudel… Le texte tendrait à nous le faire croire. C’est sans doute un peu trop beau ; nous avons vu précédemment que dès l’été 1913, avec « Salutation au lac », Ramuz dressait les orientations stylistiques et thématiques à venir. Peut-être que le face à face avec la matière provençale du peintre a pu participer à mieux le confirmer dans ses choix. En tout cas, il paraît bouleversé par le paysage aixois : il lui semble retrouver le pays, un Lavaux « plus abouti, plus mûri » ; il ressent un grand bien-être et naissent alors sous sa plume des images maternelles et marines :
O éclosion comme c’est doux ! Plaisir de vivre, absence de soucis, on s’abandonne. Il me semble que je me remets aux mains d’une bonne nature qui prendra soin de moi, sans plus ; […]. On nous dit sortis de la mer à une certaine température ; qu’elle se retrouve seulement dans l’air, cette température, nous nous y baignons autrement, mais avec la même volupté. (Op. cit., XV, p. 91)
43Mère nature, mer originelle, mère : association des profondeurs… Autre fait troublant, la tâche littéraire à accomplir, concernant le lac, lui serait venue brusquement par un bruit d’eau !
« J’étais là, mille pensées me venaient confusément à l’esprit. Par dessous la route pierreuse, où une voûte était percée, glissait avec un bruit furtif l’eau d’un canal d’irrigation. C’est ainsi que soudain l’idée de notre lacs’est présentée à moi, et, considérant la grandeur que donne au paysage d’avoir été, ce qu’on appelle « matière d’art », comme je le sentais dépourvu, notre lac, tristement vierge et exilé. » (p. 95)
44Avec Raison d’être, Ramuz « tue » le père39, rejetant institutions, règles, école, traditions. Il remet en cause les pères fondateurs, « ceux d’avant », qui plaçaient la montagne au cœur du mythe helvétique : il entend que cette place soit occupée dorénavant par le lac et il opère une formidable ouverture de l’espace, à la fois horizontalement et verticalement. Le lac n’est plus cette belle « perle » muette enchâssée dans ses montagnes mais devient lac-fleuve40, porteur et vecteur d’une parole, «maître à chanter et maître à dire, et en tout genre de choses dites », et profondeur matricielle, témoin et acteur d’une civilisation, celle du Sud.
45Le diariste, dans la note fameuse et violente du Journal du 7 juin 1918, acte la rupture familiale et sociale : l’ingratitude n’est plus seulement acceptée, elle est revendiquée et valorisée41.
46Deux autres faits indiquent la même rupture, mais avec le père en littérature ; en 1927,Ramuz remplace la dédicace d’Aline à Édouard Rod par celle à René Auberjonois et, cette même année, il s’empare du scénario convenu et moralisateur de la nouvelle « Luisita » que Rod avait publiée en 1900, dans La Revue des deux mondes et rééditée en 1904 – l’année d’Aline ! – pour rédiger un de ses récits les plus audacieux, La Beauté sur la terre42.
47La crise intérieure se poursuit de 1914 à 1918 ; période de grande tension et concentration, de « grande fermentation43 », d’allant quasi mystique, mais d’un mysticisme « poétique44 » : Ramuz multiplie les projets, interroge avec inquiétude les rapports de la communauté avec les Signes45.
IV. Les eaux vives et fastueuses
48Un passage du Grand Printemps complète ce qui était déjà esquissé dans Raison d’être et décrit, avec lucidité et justesse, ce moment de dévoilement, de délivrance qui s’est produit face au lac dans ces années 1913-1914 :
[…] on a laissé tomber sa dépouille d’emprunt ; on est nu comme au premier jour. […] Tout à coup […] quelque chose s’éveille et le paysage change, faisant changer les mots […]. Brusquement ils sont doués d’une force de résonance46 qu’ils ne connaissaient pas avant […] Les voici à présent […] tels quels et nus et quelconques et tout simples : pourquoi alors ce quelque chose d’inconnu qu’ils ont, ce quelque chose de jamais entendu, et une virginité comme au premier jour du monde ? Et aussi rebrillent des eaux jamais vues, et la barque est dessus penchée, présentant comme un hémisphère sa voile gonflée par le vent. Cet autre laboureur, derrière surveille le soc de bois. Et guide d’une seule main ce soc, à cause d’un élément plus fluide, mais cet élément d’apparence infertile comporte une fécondité. (XV, 210).
49Ainsi intimement liées, dans l’imaginaire, à l’élan originel et à son affectivité, les eaux deviennent vives, dans les deux sens de l’adjectif, rapides, agitées et douées de vie47. Et le poète use de la qualité qu’elles ont de pouvoir adopter toute forme, comme d’être riches de symbolismes divers48.
L’eau polymorphe
50Protéiformes, elles semblent sinon mères de tous les règnes, du moins capables de métamorphoses, tant Ramuz à l’aide de métaphores et de comparaisons anime la liquidité, la dotant d’attributs, d’identités, d’activités propres aux différents règnes, minéral, végétal49,animal – ou humain. Ramuz construit parfois des métaphores filées, des comparaisons développées dans de longues subordonnées donnant vie et profondeur à la caractéristique qu’il entend mettre en valeur, faire « voir », par le rapprochement. Parfois même il enchaîne plusieurs comparants50.
51Zoomorphe, l’eau peut être poisson51, chat, taureau, sanglier, cheval, vipère serpent, orvet… et en avoir le comportement (ramper, se vautrer, galoper…) et les éléments constitutifs (écailles, griffes, cornes…).
52Anthropomorphe, l’eau a un corps, ou des parties du corps (genoux, chevelure, poitrine, œil…), elle peut être dotée de toutes les facultés de l’homme (penser, rire, soupirer, rêver, se moquer…), se livrer à ses activités, ou ressembler encore à divers outils fabriqués par l’homme (scie, meule…). Surtout, trait essentiel, elle dispose de la faculté humaine suprême : le langage ; généralement l’eau a une « voix », « une grande voix », une « immense voix » : elle peut donc crier, bavarder, prendre la parole, murmurer, répéter des versets, marmonner… Sur ce point, comme sur tant d’autres, Ramuz emprunte un procédé, un lieu commun, un cliché et leur redonne force et sens. Les mots de la tribu retrouvent singularité et éclat. Car depuis toujours, sources, fontaines et ruisseaux babillent, murmurent52 !
53Au-delà même du procédé donnant force de vie à un élément de la nature, et en en changeant ainsi le statut d’arrière-plan du décor en un élément dynamique et expressif, Ramuz peut faire de l’eau un véritable personnage, l’associant parfois directement aux autres personnages, par simple contiguïté ou compagnonnage, voire à la complicité ou à une Présence indispensable à la vie.
54Il s’établit ainsi une sorte de connivence entre l’homme et la nature. Par exemple, lorsque Christine vient d’apprendre la disparition de son amoureux, elle « fait avec sa bouche un petit bruit intermittent, comme une fontaine bouchée » (« Voix dans la montagne », IX, 449) ; quitté par sa femme, le pêcheur «tout aussi brusquement qu’il s’était mis debout […] retomba assis, tandis que dans le silence devenu plus grand encore, le bruit des vagues croissait en force, qui venaient avec leurs soupirs », « Une femme qui est venue », VII, 419).
55Et réciproquement, Ramuz a plaisir à souligner la complicité qui peut s’établir entre l’homme et l’eau, du moins, entre elle et certains hommes. Dans Questions, il décrit des employés communaux, expose leurs qualités, combien ils sont de la « vieille race » : ce sont des hommes « premiers» pour qui le Poète éprouve de l’amitié, la nature étant pour eux, encore, de « grandes réalités» (XVI, 422) ; eux, savent la respecter, l’écouter, par exemple, par leur silence : « De temps en temps, ils échangent une parole et puis se taisent. Ils laissent plus volontiers parler la fontaine qui bavarde à côté d’eux interminablement, rien que pour le plaisir de parler, et parle pour eux et pour tout le monde.»
56Dans « Le chemineau couché » l’eau du ruisseau accompagne les réflexions ontologiques du personnage. La présence de ce ruisseau est jugée importante par Ramuz53. D’abord simple élément du décor, silencieux, dans la première partie du texte, le bruit du ruisseau est, ensuite, signalé à chaque étape du récit, émettant une sonorité particulière et semblant ainsi ponctuer le questionnement du personnage. Lors de la deuxième mention, cette fois, donc, en tant qu’élément sonore, Ramuz tient à souligner son importance, sa singularité, son bruit particulier :
L’eau ne fait pas une musique, comme des fois. On dirait qu’on tapote avec le doigt sur une boîte en carton ; ça vient par petits coups irréguliers, par petits coups tantôt plus forts et plus marqués, tantôt si faibles qu’on les entend à peine et il y a presque par moments des silences […] (SP, II, 375).
57Ce bruit est-il l’écho des réflexions du chemineau et de leur intensité ? Les battements de ce doigt seraient-ils comme une respiration du Destin ? Une partie de la réponse tient peut-être dans la troisièmemention du bruit : « L’espèce de petit tambour continue à battre », signifiant un rappel de la condition passée du personnage qui paraît être un soldat défroqué avec son « sac de soldat » et son « pantalon de soldat dont le passepoil a été ôté »…
58Dans « La cascade qui a une voix », l’eau est un acteur essentiel. Par cupidité et jalousie, Jean Verro a poussé son frère dans le torrent pour garder tout l’héritage paternel. Et ce n’est point l’œil qui est dans la tombe qui tourmente son frère mais la voix de la cascade, voix du frère – qui l’apostrophe dès qu’il passe près du torrent : « La voix de plus en plus fort : « qu’as-tu fait de moi ? […] La voix continuait de l’accuser»… et il est à son tour précipité dans le torrent.
L’eau bénéfique
59Si Ramuz donne une image si forte et particulière à l’élément aimé, il en exprime également la valeur première, fécondante, de « nourriture » indispensable à la vie54.
60La nouvelle intitulée « Sécheresse » décrit la détresse dramatique d’un village, sans doute valaisan, soumis à une redoutable sécheresse ; une première partie dresse une réflexion générale sur la vie des villages placés dans la vallée, au pied de la pente du versant nord. C’est l’occasion d’exprimer une nouvelle fois son admiration pour l’intelligence audacieuse des hommes qui vont capter, grâce au bisse, l’eau abondante et précieuse des glaciers. Il en décrit et magnifie le résultat :
Ils vivent ainsi grâce à cet apport qu’ils ont provoqué. Ils vivent parmi des arbres verts,bien nourris, pleins de chants d’oiseaux qui font accompagnement à la musique des eaux courantes, dans une belle herbe verte, toujours drue et bien poussée qu’on fauche plusieurs fois de mai à septembre. Ils sont arrivés à faire en sorte que cette grande côte morte dont les couleurs sont celles du minéral, et qui en a l’immobilité, se termine à sa base dans l’exultation de la vie55.
61Cet exemple montre aussi combien pour Ramuz, les bruits, chants, musique sont nécessaires à la plénitude de la vie et à sa beauté. Mais c’est sans doute l’admirable chapitre VIII de La Beauté sur la terre qui en donne l’illustration la plus complète. Si la présence de la Beauté, dans la personne de Juliette, contribue à l’acmé de l’épiphanie dominicale d’un beau jour d’été, il convient de souligner qu’il ne saurait y avoir de splendeur visuelle sans fête sonore. Toute la scène de l’apparition de Juliette, sur le lac, dans son bateau, et illuminant l’espace, est préparée, accompagnée par de multiples et heureuses notations sonores : rires, chants, paroles, cloches qui sonnent, résonnent, composent une véritable symphonie. Tout autant qu’un splendide tableau, Ramuz compose un magnifique choral. Et, comme l’écriture ne permet pas, à l’encontre de la peinture, de rendre compte simultanément de ce qui se déroule dans un autre espace, Ramuz conclut son chapitre par une dernière partie destinée à évoquer ce qui se déroule au même moment chez Milliquet et surtout, chez le Bossu. Il établit un subtil contre-point ou plus exactement un subtil contre-chant, permettant de signaler la présence complice de l’accordéoniste et de sa musique. Adjectif, démonstratif et adverbe insistent sur la simultanéité du moment, comparaison et métaphore tissent le lien entre l’eau et la musique :
Toute cette même après midi […] cette drôle de petite musique était venue. Toute l’après midi de derrière les remises. […] [Les notes] montent la gamme […] elles la montent et la descendent comme le jet d’eau qui s’élève et il retombe enmême temps. […] Le soufflet s’étire et le torrent d’air ronfle par ses issues […] On entendait combien le mouvement des mains était amoureux dans ses prudences.
62Si l’absence d’eau, la sécheresse au sens concret ou figuré, signifie la mort, celle de l’écrivain privé d’inspiration ou celle de tout être vivant, il suffit même que l’eau soit seulement silencieuse ou muette pour déclencher une profonde angoisse. Ainsi le silence du lac « fait peur » (PM, Pl II, 11). Ramuz en donne l’expression la plus poignante dans un morceau inédit de 1928, « Le bruit du bisse ».
63Après une rapide description du système du bisse, le narrateur, (« je ») qui réside dans une maison isolée à la montagne, ressent douloureusement la solitude qui l’étreint lorsque la nuit arrive et que disparaissent tous les bruits de la vie diurne : «plus rien ne reste du monde » (IX, 115) que le bruit du bisse. Ce bruit prend la forme d’un véritable cordon ombilical reliant le narrateur éperdu à la vie. «L’être tout entier se tient suspendu à cette extrémité sonore de la vie seule subsistante». Le volume sonore prend une dimension matricielle ; il «se met à tout contenir et tous les bruits sont le bruit qu’il est et par lui toutes les choses […] tous les objets qui sont, ô tous les chers objets du monde qu’on tire un à un de ce bruit et qu’on porte dehors où les yeux les retrouvent d’une vue qu’ils s’inventent ». Lorsque, le surveillant du bisse étant venu le contrôler et en modifier le cours, momentanément, le bruit de l’eau s’arrête, il ne reste qu’un silence tragique ; un silence pascalien « qui vient comme quelque chose de compact qui bouche l’air et le supprime. Fin de tout. Et un instant fin de moi-même » (116), note le narrateur. Le retour du bruit est considéré comme le retour du monde, et même s’il revient avec «un bruit de sanglots […] dans une lamentation», le narrateur exprime son soulagement : « oh comme la douleur est bonne au prix de rien et les sanglots même désirables en comparaison avec rien » (117).
64Telle est la valeur bénéfique de l’eau que tout rapprochement avec l’élément, par métaphore, comparaison ou emprunt à son champ sémantique, produit un effet valorisant, douant la chose ou l’être, à quoi ou à qui on l’attribue, de beauté, vitalité, profusion, magnificence.
65Le vieux château «aux portes et fenêtres fermées », à la « peinture écaillée », « aux couleurs de rouille sur la façade » et qui semble abandonné pour toujours dans une accablante tristesse, comporte mystérieusement une petite cascade « comme pour dire « tout n’est pas mort ici, puisque j’existe » (« Barque », VII, 305). Le clocher qui brille de nouveau «semble un jet d’eau qu’on viendrait de refaire marcher» (VIII, 276). L’humble taupier que le narrateur veut magnifier dans la lumière brusquement revenue est auréolé d’un bleu qui « pend autour de sa personne » ; il «est là, tout ruisselant de bleu, tout ruisselant d’espace, tellement grand, tellement grand! ». La musique, qui aide Juliette à se guider pour rejoindre le bossu lors de son premier rendez-vous, est liquidité : « Elle a eu toute la musique pour elle. Il lui a suffi de la remonter, comme elle aurait fait d’un cours d’eau. »
66L’élément peut apparaître riche de ces multiples connotations positives56 sous des formes diverses (fleuve, torrent, fontaine, lac, mince filet ...), à l’intérieur d’une même œuvre. Ainsi, dans Derborence, bien qu’il s’agisse d’un récit « de montagne », l’eau est régulièrement présente et son rôle, essentiel57.
67La fontaine symbolise la vie, le bonheur de vivre dans le village. La disparition de l’eau du torrent, un signe de malheur, de catastrophe. Le grand fleuve, le Rhône, témoigne du Temps et de la permanence de la nature58. L’eau est aussi, et surtout, montrée dans son image nourricière, maternelle et baptismale.
68Passage exceptionnel dans l’œuvre ramuzien que la scène du café, où Antoine raconte son séjour d’emmuré et l’arrivée de l’eau :
Cloc.
Qu’est-ce qu’on entend ?
Ils sont chez Rebord, la salle à boire est pleine ; lui, lève le doigt : « Cloc... »
Comme une pendule59 qui bat, lentement d’abord, puis plus vite, toujours plus vite : « Cloc… cloc… cloc ».
Il s’est levé de dessus sa paillasse, il s’avance en tendant les mains.
L’eau lui ruisselle sur la face, il n’a eu qu’à ouvrir la bouche […]. (1036-1037)
69Par le discours direct, les onomatopées – uniques dans les récits –, la mise en scène du héros et de son auditoire, c’est en vrai conteur que Ramuz fait vivre ce moment ; il suggère, par le choix des mots, la dimension nourricière et maternelle (cordelette « ombilicale ») et la dimension baptismale : face qui ruisselle, position des mains tendues...
70Autre suggestion baptismale : lors du retour au village, là encore devant les villageois incrédules ou apeurés, Antoine s’avance à la rencontre du curé ; les cloches sonnent et accompagnent sa marche : «Une toute petite cloche, avec une voix claire[…]elle s’élève, elle élargit de plus en plus son vol ; puis, comme quand la vague frappe la rive et revient en arrière, elle va se heurter à la côte qui vous la renvoie60 » (1026-1027). Elle participe ainsi à la reconnaissance d’Antoine comme membre de la communauté chrétienne que l’agenouillement sous la croix, qui suit, vient confirmer.
71Enfin, signe de vie recouvrée et d’espérance, la répétition61 de la comparaison, dans les dernières lignes du récit, du bruit du troupeau de moutons qui broute«comme celui des petites vagues qui viennent, les soirs de beau temps, à coups rapides et rapprochés heurter la rive». Comparaison sonore62 associant nourriture, rappel du lac, beau temps, retour de la végétation – elle-même nourricière et sonore63 ! – et de ses belles couleurs : tout est composé pour donner une fin heureuse, si rare, dans les récits de Ramuz.
72On ne retrouve une telle alliance du bruit et de la nourriture que dans cet autre récit dont la fin est heureuse : Si le soleil ne revenait pas. Le retour de la vie est symbolisé par le retour du soleil, de la lumière et des couleurs, et surtout par la scène de l’allaitement maternel : image visuelle, image « liquide », image sonore du bruit de la succion nourricière ; « elle a pris le bout de son sein entre ses doigts, elle se penche en avant ; et la petite tête à fin duvet d’oiseau s’est alors tournée de côté. Et il s’est fait un petit bruit, à cause de quelque chose qui va de moi à lui, à cause d’une circulation64 » (1300). Modèle de la communication entre le nourrisson et sa mère. Moment rare avant la séparation, les séparations.
V. La mort heureuse
73En 1911, lors de cette grande crise intérieure évoquée plus haut, Ramuz se lance dans un projet intitulé « Les suicidés du lac »65, projet auquel il renonce, mais ce motif du suicide va le hanter pendant plus de trente ans66.
74Dès son arrivée à Treytorrens, l’été 1914, Ramuz, enfant du lac, ressent un profond élan créateur et dresse, le 10 juillet, le plan d’une œuvre qu’il appelle « le grand projet du “ Lac ” » (J, II, 266) ; il en esquisse, le 13, une ébauche. Il entendait construire une œuvre dans laquelle le lac serait un « élément central67 ». Mais il pressent ce qu’il y a d’absolu, de bouleversant, dans ce projet et il « peine » (267) à concrétiser son projet qui lui « fait peur », il « hésite » et, finalement, il l’abandonne à la fin de ce mois de juillet. Il est révélateur de noter que, dans l’élan initial que consigne le diariste du 8 juillet, surgit une image maternelle : « Enfin la montée des projets comme la montée du lait chez les femmes.» (266).
75Pendant vingt ans, l’écrivain cherche vainement à composer ce grand récit du lac ; de multiples tentatives se succèdent et sont vite abandonnées ; « Le noyau narratif en est cristallisé autour d’une histoire d’amours contrariés entre deux jeunes gens […]. Invariablement, l’intrigue aboutit à un dénouement tragique[…]68 ». Et il faut attendre Le Garçon savoyard, en 1936, pour considérer qu’on a enfin un aboutissement de ce projet ou, du moins, une de ses variantes possibles : Joseph, le garçon savoyard, hanté par un idéal de Perfection inaccessible, se suicide dans le lac.
76Mais il faut imaginer Joseph enfin heureux, rejoignant ainsi, par son acte, le grand corps maternel. Il rejoint dans une vision extasiée l’artiste de cirque, Miss Anabella, dont le corps même ressemble au lac et qu’il avait vue «debout, toute tendue là-haut dans l’air sur ses jambes, décroître comme sur le lac les petites vagues par un jour de beau temps». (Pl II, 1075).
77C’est en accomplissant, dans une symétrie soigneusement agencée, le même geste que la saltimbanque que Joseph se donne la mort. Miss Anabella perçait « un trou dans la toile » (Pl II, 1075) du chapiteau : Joseph ne se jette pas à l’eau, il creuse, lui aussi, «un trou » (1181) dans la barque utérine pour échapper « par elle à la mort ». Cette mort apparaît donc « comme une renaissance déterminée essentiellement par la nostalgie de la mère.69 »
78Il faut imaginer Joseph heureux70… car le séjour des noyés dans l’eau est un moment de grâce ; telle est l’image surprenante qu’en offre l’imaginaire ramuzien. Dans « Le retour du mort » (IX, 261-262), Ramuz nous les présente, ces noyés, comme un peu capricieux, rêveurs, mais se promenant paisiblement de la Savoie aux rives vaudoises, explorant les profondeurs, observés par les poissons, se soumettant docilement aux lois naturelles (vents, courants), le visage « extasié » !
79« Barque » donne la clef de ce texte étonnant ; ce morceau nous livre, derrière l’indéfini « on », les sensations, les sentiments de son auteur : la profonde rêverie intime du retour à la mère. L’épanchement personnel, rare chez Ramuz, épanchement si peu masqué par le pronom indéfini, encadre les éléments descriptifs du voyage. Le récit débute par ces mots : «On voudrait être assis toujours dans l’ombre ainsi de la voile d’avant […] et se laisser aller toujours » (VII, 303) et l’on sait que la voile est chez Ramuz une image du ventre maternel71 ; au bien-être, à l’état d’abandon, va succéder la tentation du suicide qui n’est autre que le désir de retrouver la mère, qui termine le texte :
C’est un détachement de tout qui vous gagne, et on ne dort point, mais le cœur s’endort. Il laisse tomber ses désirs ; il ne demande plus qu’à se laisser aller éternellement. Le sentiment de l’inutilité du mouvement devient une chose évidente, de le sentir ainsi sous vous et comme extérieur à vous. On voudrait vivre ce rêve de se laisser porter sans heurt par l’élément vers un point qu’il aurait lui-même choisi et qui reculerait sans cesse, à mesure qu’on tendrait à s’en rapprocher. […] Il faudrait seulement tâcher de résister à l’attirance de ce gouffre bleu qui sollicite, et sollicite tellement qu’il y a quelque imprudence à le regarder trop longtemps : on finirait par y céder, on se laisserait aller en avant comme l’enfant à des bras qui s’ouvrent ; il semble que ce serait si bon de les sentir se refermer sur soi. (« Barque », VII, 305).
80L’écoute des eaux ramuziennes nous a mené au cœur de la sensibilité de l’écrivain et de son imaginaire et nous a permis de mesurer son évolution intime.
81Si les eaux ont toujours été aimées, sous leurs différentes formes (fleuve, ruisseau, torrent, fontaine, lac ...), c’est à partir des années 1913-1914 qu’elles trouvent leur expression achevée et singulière, deviennent centrales dans la poétique de Ramuz. Pour reprendre l’image du saturnien qu’il revendiquait, et que nous avons relevée précédemment, nous pourrions dire qu’au fond de lui, elles stagnaient, et que la crise profonde qui a suivi la mort des pères, en 1910, et les événements de 1913 ont précipité sans doute une évolution souterraine. La poche des eaux maternelles a crevé, laissant naître les enfants du Poète, comme Chant de notre Rhône et tant de récits, nouvelles ou morceaux, où le lac joue un rôle important, où les eaux prennent la parole, deviennent actives.
82« La nature est le contraire d’un décor. Le décor est quelque chose qui prend place autour d’une action, mais qui reste indépendant d’elle. La nature, au contraire, a toujours été mêlée étroitement à ma vie et y a toujours joué un rôle actif » (Q, XVI, 371). Le rôle donné à cet élément naturel, l’eau, témoigne de l’importance que Ramuz accorde à la nature, et du lien qui unit tous les éléments naturels entre eux. Essais et articles développeront, avec ferveur, l’idée que l’Homme ne devrait pas s’exclure de cette interdépendance et devrait respecter la nature dont il est issu.
83L’attention aux bruits, aux voix des eaux, nous rend également sensible à l’importance de « l’entendre ». L’oreille ramuzienne vaut l’« œil d’épervier72 » et si, depuis longtemps, le « voir » a été étudié et reconnu, il convient, aujourd’hui, qu’il en soit de même pour « l’entendre ». En particulier, il ne saurait y avoir de Beauté sur la terre sans la présence des bruits, musiques, paroles.
84Les couleurs et les sons doivent se répondre pour que Juliette enchante le Monde73…
L’esprit de la vallée ne meurt pas.
Là réside la femelle obscure ;
dans l’huis de la femelle obscure
réside la racine de l’univers.
Subtil et ininterrompu, il paraît durer ;
sa fonction ne s’épuise jamais.
Lao Tzeu, Tao-Tê-king, VI
85* Par cette expression, nous entendons symboliser le retour aux eaux originelles, à la mère et à la mer ; le lac devenant une image de la mer Méditerranée.