Ramuz face à la musicalité symboliste : de Raison d’être aux Grands Moments de l’Art français au xixe siècle
1Au début de la Première Guerre mondiale, alors qu’il est de retour à Lausanne après une dizaine d’années passées principalement à Paris, Ramuz se montre intensément préoccupé par ses tentatives pour formuler une esthétique qui lui soit personnelle. Une étude comparative de deux rapports poétiques à la musique et à la sonorité, décrits par lui dans les années 1914-1916, peut donner l’occasion de désigner certains points de tension du discours qu’il tient alors : entre Raison d’être, le fameux essai rédigé pour la présentation de la revue des Cahiers vaudois, que la critique se plaît depuis longtemps à présenter comme un « manifeste » ramuzien1, et une conférence que l’écrivain donne sur le symbolisme et dans laquelle il décrit avec une animosité certaine l’esthétique de ce mouvement poétique, une ambivalence se signale, qu’une analyse du vocabulaire musical utilisé viendra souligner. S’il est vrai, comme le dit Gérald Froidevaux, que Ramuz « rejet[te] le Symbolisme à l’aide d’idées symbolistes »2, on verra que la thématique de la musique permet de préciser les points sur lesquels l’esthétique du jeune Ramuz et la description qu’il propose de ce mouvement poétique se rapprochent ou divergent, de manière à éclairer et les affirmations capitales de Raison d’être, et les réticences du discours critique sur le symbolisme.
La métaphore musicale dans les Grands Moments
2À l’envers de la chronologie, il s’agit de partir d’une prise de position peu connue de Ramuz, qui constitue le texte d’une communication présentée à l’origine par oral. Durant l’année 1915-1916, l’écrivain donne des conférences au Conservatoire de Lausanne, à propos de ce qu’il nomme « les Grands Moments de l’Art français au xixe siècle ». Dans le neuvième exposé, qui a été prononcé le 2 février 1916 et qui porte entièrement sur le symbolisme, on peut analyser dans un premier temps la façon dont l’écrivain présente une musicalité symboliste qui le laisse visiblement dubitatif. Il réfléchit en effet aux rapports de ce mouvement poétique à la musique en usant d’une rhétorique qui laisse poindre des hésitations et même des violences indéniables. Je ferai donc l’hypothèse que ce malaise révèle, en creux, certaines de ses propres options esthétiques, de même que la difficulté qu’il rencontre à les énoncer sans recourir aux catégories de ceux qu’il conçoit visiblement comme des adversaires. Le discours de Ramuz ne retient donc pas l’attention pour ce qu’il énoncerait de particulièrement original sur la poésie symboliste, son propos étant au contraire assez conventionnel, mais pour les tensions qu’il révèle au sein de son propre métadiscours.
3La conférence est structurée en quatre parties bien distinctes : après une sorte de prologue qui oppose symbolisme et naturalisme, elle traite d’abord de Wagner (avec, dans une moindre mesure, Baudelaire), puis de Mallarmé, puis de Verlaine et de Rimbaud et, pour finir, de Debussy. Or, dans deux de ces quatre parties, on trouve un propos lié à la musique qu’on pourrait qualifier, chaque fois, de paradoxal ou d’ambigu. C’est tout d’abord Wagner qui est présenté comme emblématique du symbolisme parce que, à l’opposé du « particularisme » de l’opéra français de son temps, il tend vers ce que Ramuz appelle « une extrême généralité », qui le conduirait au « mythe » et au « symbole »3. La démonstration, qui demande à être citée longuement, rejoint alors l’objet de notre réflexion commune :
Et on distingue aisément, ce que le drame, compris de cette façon, a en effet de musical. Si la musique est sentiment et de tous les ordres de sentiment, si elle ne peut s’accommoder par là que d’une extrême généralité, si tout ce qui est « précision », mise en place, analyse, lui échappe, n’ayant pour elle ni le trait qui délimite, ni le mot qui définit – si au contraire elle est particulièrement propre à l’expression de ce qui est déjà existant dans le cœur de l’homme à l’état latent, et ainsi à susciter ou à ressusciter, – où la mieux situer que dans ces régions ultra-terrestres, où tout ce qui est de la terre ne survit plus qu’à l’état de reflet, qu’à l’état aérien (et le son est aérien), dans cet état de dissolution qui autorise le poète à toutes les combinaisons même les plus « anti-naturelles » – à la seule réserve près qu’elles soient représentatives de nos destinées, et symboliques, en effet, de nos destinées, puisqu’elles les contiennent à la fois et y ajoutent par le sens [?]4
4Tout se passe comme si le drame wagnérien était musical – non pas, comme on s’y attendrait, parce qu’il est composé de notes de musique, ou parce qu’il est joué sur une scène par des voix et par un orchestre – mais parce qu’il représente des sentiments tout communs et qu’il repose sur ce qui est nommé plus bas à l’aide du terme baudelairien de « correspondances »5. L’adjectif s’insère en outre dans une description où il est visiblement – quoique discrètement – pris en mauvaise part : dès la mention des « régions ultra-terrestres », les restrictions apparaissent dans la syntaxe, comme avec ces éléments terrestres qui « ne survi[vent] plus qu’à l’état de reflet » ; et le qualificatif d’anti-naturel, placé entre guillemets pour le mettre mieux à distance, sonne comme la plus agressive des critiques sous la plume de Ramuz. Un certain « état de dissolution » semble donc être la marque principale de l’œuvre wagnérienne aux yeux du conférencier.
5Ramuz commente ensuite l’œuvre de Mallarmé. Celui-ci, en tant que représentant le plus abouti du symbolisme en poésie, « envisage le monde tel qu’il nous est donné par nos sens, comme insuffisant à être matière d’art »6 ; c’est pourquoi il cherche à « reconstruire le spectacle du monde, non plus dans le plan matériel, mais à un étage supérieur où l’objet ne subsisterait plus qu’à l’état de signification »7. Survient alors une remarque très proche des propos tenus sur Wagner, à quelques pages de distance (ou à quelques minutes de distance dans l’énonciation de la conférence). Cherchant à interpréter les deux premiers quatrains du poème de Mallarmé intitulé « Une dentelle s’abolit… », Ramuz n’y voit qu’« une suggestion », « la suggestion par exemple d’une chambre démeublée et froide ». Et il ajoute :
C’est peut-être cela que l’auteur a voulu rendre, c’est peut-être tout autre chose ; le propre de la suggestion est, en effet, qu’elle n’impose rien ; elle est à vrai dire proprement musicale : les rapports entre les mots sont les mêmes qu’entre des notes : ils ne prétendent qu’à évoquer, c’est-à-dire à faire rêver ; c’est un brouillard voulu où par brusques trouées des perspectives apparaissent, mais pour se refermer aussitôt.8
6Comme dans la description du drame wagnérien, l’adjectif musical est pris dans un sens métaphorique (tout personnel d’ailleurs, puisque non attesté par les dictionnaires), mais qu’on peut remplacer, je crois, par vague ou par subjectif, en tout cas par un adjectif évoquant une absence de fixité ou de référentialité :les images du « brouillard voulu » et des « brusques trouées » qui « se referm[ent] » attestent de cette équivalence. Suggestion ou évocation – les deux mots sont là pour désigner une proximité des figurations symbolistes avec des notes de musique, dont les rapports peuvent être perçus différemment d’une personne à l’autre. Le symbolisme, et Mallarmé à sa tête, prétendraient donc à l’« idée » plutôt qu’à l’« objet » ; ils auraient « d’abord été théorique[s] », ce qui constitue, dit Ramuz, leur « faiblesse constitutionnelle »9.
7Dans les deux cas, à propos de Wagner comme de Mallarmé, il me semble que l’emploi de l’adjectif musical est une manière d’énoncer en apparence positivement, ou de manière neutre, un jugement qui, s’il devait être explicité plus avant, serait en réalité négatif. En appuyant avec la même insistance sur ce que le drame wagnérien suscite que sur une suggestion mallarméenne qui n’impose rien, Ramuz paraît bien critiquer, au fond, la fugacité insaisissable de Wagner et la spéculation nébuleuse de Mallarmé. La mention de leur musicalité, en un mot, désigne leur tendance à l’abstraction, perçue comme une profondeur factice. Ainsi, au-delà des idées exposées, de telles déclarations sont intéressantes pour ce qu’elles révèlent de contraint et d’ambigu, et pour la violence de certains des jugements énoncés, qui mettent en évidence le caractère sensible du propos. Il faut noter d’abord que Ramuz montre une conscience réflexive de la difficulté de sa démonstration : à plusieurs reprises, il insiste spontanément sur le manque de clarté de sa prise de parole, ce qui n’arrive pas souvent dans les autres conférences. Après avoir cité un passage de « Crise de vers », il indique que le texte poétique n’est « guère moins clair » que ses explications10 – ce qui est bien un comble ; ou alors il s’exclame, à propos de la suggestion chez Mallarmé : « mais tout cela est bien compliqué »11. De tels aveux paraissent indiquer combien il est personnellement investi dans ces questionnements qu’il déploie, et insatisfait des réponses apportées.
8Mais ce qui frappe surtout dans ces pages, c’est la brutalité de certaines évaluations. Les réserves contre Wagner, pour commencer, prennent la tournure assez attendue d’une germanophobie très partagée en ces années de guerre : brièvement, Ramuz fait mention de « l’esprit tout germanique et systématique de Wagner », qui le conduirait à commettre, avec le fameux système de ses leit-motiv, « une faute de goût et la pire ». Quant au rejet de Mallarmé, il est beaucoup plus développé et argumenté, et surtout plus ferme encore. Dès le début du commentaire sur son œuvre, le jugement de Ramuz est mitigé, par exemple lorsqu’il affirme que le poète a fourni au symbolisme « quelques réalisations réussies, quoique toutes fragmentaires »12. Puis, peu à peu, les réticences prennent de l’ampleur, jusqu’à l’évaluation finale qui est extrêmement dure. Ramuz se demande si le symbolisme n’aurait pas « peut-être manqué de vie » ; et il en vient alors au cas particulier de Mallarmé :
Même Mallarmé, quoique souvent profond, parfois même abouti, […] manque étrangement d’ampleur, de liberté, d’élan, d’allégresse. On s’aperçoit bientôt qu’on tourne dans un tout petit cercle, qui vous ramène vite à votre point de départ. C’est quand même la chapelle close, et qui sent, un peu, le renfermé. Dans ce domaine qui devrait être celui du retentissement et des perspectives en tout sens, on se heurte vite aux cloisons d’un esprit peut-être solide, mais très étroit, et plus têtu que convaincu. Il n’échappe pas lui non plus au goût du rare pour le rare ; il est plus souvent précieux que puissant.13
9L’auteur des Divagations est représenté comme un être captif de sa recherche obsessionnelle : alors que tout ce qui pourrait relever d’une image positive lui fait défaut, en particulier la « liberté », il ne conduit qu’à « tourn[er] dans un tout petit cercle », comme dans une « chapelle » si « close » qu’elle sentirait « le renfermé ». Le poète, en plus d’être « têtu » et « précieux », se révèle donc avant tout « très étroit ».
10Finalement, les reproches adressés à Wagner et à Mallarmé se recoupent : les deux artistes font preuve l’un et l’autre, selon le conférencier, de trop d’idéalité et de trop d’intellectualité. Ce qui est étonnant, et à retenir, c’est bien l’usage de l’adjectif musical pour qualifier ces aspects négatifs – et, surtout, en laissant croire que le mot pourrait être pris positivement. Pourtant, il va de soi que les Grands Moments ne prononcent pas un rejet de toute musique ou de toute musicalité en poésie, comme un bref détour par le commentaire de Ramuz à propos de Verlaine le montrera. Dans un propos beaucoup moins tendu, le conférencier relève en effet chez le poète saturnien « l’abandon, seulement, des plaintes, des soupirs, un paysage tout aérien, l’image souvent mystérieuse, de la musique (et il a écrit aussi de la musique avant toute chose) et chez lui, il faut bien le dire, plus de rythme que de mesure »14. La distance entre les deux jugements semble se mesurer au passage d’un morceau ou d’un motif qualifiés de musicaux, à un poète chez qui l’on trouve, substantivement, « de la musique ». L’appui que Ramuz prend sur la célèbre citation de l’« Art poétique » met l’accent sur cette présence proprement essentielle de la musique chez Verlaine, apparemment sans ostentation ni artificialité, tandis que le caractère musical, chez les deux artistes précédents, indique au contraire, je crois, une sorte d’affectation de profondeur.
11Je souhaite donc interroger la contradiction et le malaise entourant ces quelques pages, en faisant l’hypothèse qu’ils sont dus à une tension non dite entre l’éloignement et les proximités des deux exposés esthétiques. Ramuz, qui se veut très éloigné de la poétique symboliste, se troublerait ainsi au moment de constater qu’il ne peut l’énoncer que dans les termes qu’il utilisait auparavant pour exposer sa propre esthétique. Sur les deux questions centrales à propos desquelles surgit la réticence, de la généralité d’une part et de la suggestion d’autre part, les positions symbolistes et ramuziennes, telles qu’il les présente lui-même, sont au fond toutes proches.
Une musicalité ambivalente dans Raison d’être
12La difficulté à s’exprimer et l’animosité sensibles dans les Grands Moments me semblent en effet s’expliquer si l’on recourt au texte, légèrement antérieur donc, du manifeste esthétique beaucoup plus connu et commenté qu’est Raison d’être, cristallisation en mars 1914 de toute la réflexion esthétique antérieure ;et Raison d’être, en retour, peut paraître éclairci grâce à notre détour par le texte énigmatique du neuvième exposé de 1916. C’est que l’esthétique ramuzienne s’y formule plus visiblement, dès lors, à partir d’une confrontation avec le symbolisme – au point que Wagner et Mallarmé pourraient bien y être déjà présents tacitement comme repoussoirs, de la même manière que des réminiscences de l’essai apparaissent par transparence dans la conférence15.
13Le rapport à la sonorité – on le notera dans un premier temps – est bien distinct dans les deux discours. Sur ce plan, tout paraît simple en effet : Raison d’être célèbre un refus de la sophistication et de l’obscurité, à travers la recherche d’un « ton total »16 passant par ce que Ramuz nomme le « contact immédiat des choses » du monde17 :
Ces toits rouges, ces cadrans bleus, qu’une phrase soit jetée par quelqu’un qui passe à quelqu’un qui est dans son champ, qu’une heure sonne, qu’un chien aboie : rien de ce qu’il [notre pays] contient ne m’échappe, que ce quelque chose s’adresse à l’oreille ou à l’œil.18
14Cette manière d’envisager le monde « facilement »19 conduit à la certitude que l’écrivain « ne pourr[a] plus écrire que d’une façon, qui sera la sienne [celle du monde sensible], et qu’entre mille phrases, parmi tant d’inflexions possibles, une seule sera la bonne ». Ainsi, quand Ramuz dit, parlant de lui et de ses condisciples du collège de Lausanne, « il ne nous paraissait point […] que les cris du marchand de soldes, quand il déroulait en l’air ses mètres de rubans roses et bleus, pussent jamais entrer au rythme d’un beau vers »20, il énonce une erreur de jeunesse, qu’il a bien corrigée depuis : il ne voit plus d’impossibilité désormais à insérer dans une œuvre poétique les bruits de la maison et les cris de la rue. Cette tolérance au prosaïque est donc contraire à ce qu’il dit des poètes symbolistes : chez eux, une musicalité résolument abstraite s’opposerait à l’insertion des bruits du monde et des sons du quotidien.
15L’incarnation toute sensuelle de ces « choses » qui « s’adress[ent] à l’oreille ou à l’œil » se formule donc peut-être, certes, contre les abstractions symbolistes, qui hanteraient ainsi Raison d’être sans s’y trouver encore nommées. Et pourtant, à y regarder de plus près – on s’en doutait –, les catégories poétiques ne sont pas si clairement tranchées : certaines ambiguïtés pourraient expliquer les réticences sensibles dans la conférence de 1916, puisque Ramuz use en réalité des mêmes termes et des mêmes notions dans ses tentatives de formulation des deux esthétiques censément contradictoires. Deux éléments me paraissent à considérer de plus près, parce qu’ils rejoignent les reproches faits aussi bien à Mallarmé qu’à Wagner, quand le conférencier les accuse (pourrait-on dire) de musicalité.
16Ramuz, comme Wagner selon lui, se déclare à la recherche de ce qu’il appelle, dans les Grands Moments, « une extrême généralité »21. La distinction tient à ses yeux au fait que celle-ci ne passerait pas chez lui par le « symbole », qui confère au drame wagnérien son caractère musical, mais bien plutôt par la perception sensible : de là ce qu’il nomme « l’extrêmement particulier de ce qui tombe sous nos sens »22. Ce particulier-là, paradoxalement, serait un « point de départ » seulement, puisque, comme le dit la formule fameuse, « on ne va au particulier que par amour du général et pour y atteindre plus sûrement »23. Et Ramuz de commenter plus avant :
On ne va au particulier que par crainte de l’abstraction, qui se substituerait sans lui au général, avec quoi on peut la confondre, mais dont elle est tout le contraire. On entend par général ce qui est vivant pour le plus grand nombre ; l’abstraction est idée, le général est émotion. On ne veut point que l’objet, pour se communiquer, soit transporté sur un autre plan, on veut seulement qu’il se dépouille. On n’en tire pas une théorie, on en tire une sensation. On la veut simple, c’est-à-dire de l’ordre de l’universel. Peu d’événements et des moyens sans complexité. La vie, l’amour, la mort, les choses primitives, les choses de partout, les choses de toujours.24
17Il paraît clair que l’écrivain s’oppose directement, quoique tacitement, à sa perception du symbolisme : tout ce qu’il énonce par la négative, lorsqu’il dit ne pas souhaiter que l’objet « soit transporté sur un autre plan » ou ne pas rechercher « une théorie », fait allusion à ce mouvement poétique qui, on l’a vu, tendrait toujours quant à lui à « l’abstraction ». Mais le problème auquel Ramuz achoppe, c’est que, contre toute attente, sa description de cette généralité qui devrait lui être propre est en réalité fort proche de l’idée qu’il se forme de l’œuvre wagnérienne. D’abord, la « sensation » qu’il poursuit doit être « simple, c’est-à-dire de l’ordre de l’universel », et avoir partie liée avec des « choses primitives » ;de manière parallèle, Wagner, pour « remonter aux origines de l’espèce », revient selon Ramuz lui-même aux « traits des dieux élémentaires dont on peut dire tout aussi bien [que l’homme] est fait à leur image ou qu’ils sont faits à la sienne »25 : simplicité ou caractère élémentaire, les deux termes reviennent bien souvent dans les essais de Ramuz, où ils sont de même sens et de même valeur. D’un côté comme de l’autre, les « moyens » pourraient donc être dits « sans complexité ». Ensuite, en un deuxième élément de rapprochement et donc de trouble, Ramuz se dit certes à la recherche d’une « émotion » ou d’« une sensation » plutôt que d’une « idée » ; mais Wagner, de l’aveu même de Ramuz à nouveau, expose lui aussi « les quelques passions essentielles dont l’espèce même est sortie »26 : l’intellect ne prédomine donc pas chez le musicien allemand non plus, apparemment, puisque c’est bien l’affect qu’il met en scène. Pour dire le symbolisme, et comme malgré lui, Ramuz use donc des mêmes notions que pour s’exprimer lui-même, tout en soutenant que les deux procédés seraient inverses. Dans les termes de la description esthétique, il demeure donc difficile de dire avec précision ce qui est le propre de l’une des deux poétiques en présence, à l’exclusion complète de l’autre. En bref, si le drame de Wagner est « musical » parce qu’il est « d’une extrême généralité » et parce qu’il est « particulièrement propre à l’expression de ce qui est déjà existant dans le cœur de l’homme »27, comme le dit le conférencier en 1916, alors le roman prôné par Ramuz dans Raison d’être devrait, lui aussi, mériter un tel qualificatif.
18Un phénomène identique se reproduit avec les propos de Ramuz sur Mallarmé. La « suggestion » mallarméenne, qualifiée de « musicale », est désignée dans la conférence comme « un brouillard voulu où par brusques trouées des perspectives apparaissent, mais pour se refermer aussitôt »28 ; et, plus loin, Ramuz dit encore que de la sorte « il n’y a plus qu’un brouillard vide, où s’agitent de vagues formes, lesquelles s’évanouissent quand on tente de les saisir »29. Dans Raison d’être, parlant de la « saveur » du « patois » dont il prétend réaliser « la transposition » dans l’œuvre, l’écrivain utilise une image du même ordre, qui mêle les sèmes du vide et de la résonance acoustique :
Mais je dis qu’il y a déjà autour de l’objet comme le cube d’air qu’il faut pour qu’il vibre, ayant cette espèce de rayonnement par lequel la sensibilité est éveillée, et l’émotion, sans quoi rien ne se fait. Que retentisse en moi telle façon de dire, telle sorte d’arrangement, et déjà l’objet n’est plus que prétexte. C’est autre chose que je serre en moi, l’ayant tiré à moi d’abord tellement fort qu’il a été arraché, et qu’il y a un trou à la place où l’objet était. C’est le souci d’une unité qui m’est donnée comme préexistante.30
19Ce « trou » laissé « à la place où l’objet était », lorsqu’on l’a « arraché », n’est pas très éloigné du « brouillard vide » contenant de « vagues formes » toutes prêtes à « s’évanoui[r] quand on tente de les saisir ». Selon la même logique que pour Wagner, on pourrait donc dire que, si la suggestion de Mallarmé est musicale parce qu’en elle « les rapports entre les mots sont les mêmes qu’entre des notes » et qu’ils « ne prétendent qu’à évoquer, c’est-à-dire à faire rêver », comme il est affirmé dans les Grands Moments, alors l’œuvre ramuzienne, elle aussi, serait perçue comme musicale : l’« objet » thématisé doit selon lui rayonner et retentir dans son esprit. On comprend dès lors que Ramuz se sente obligé, immédiatement après avoir mentionné les évocations mallarméennes, en 1916, d’en réduire la portée à partir de la même métaphore auditive : « dans ce domaine qui devrait être celui du retentissement et des perspectives en tout sens », il déclare « se heurt[er] vite aux cloisons [de l’]esprit » du poète, qu’il croit certes « solide, mais très étroit »31.
20Qu’on confronte les déclarations péremptoires de Raison d’être aux propos des Grands Moments sur Wagner ou sur Mallarmé, on se retrouve donc face à la même aporie : tout en prétendant se situer très loin de ceux qu’il place parmi les symbolistes, Ramuz formule sa pensée esthétique dans les mêmes termes et à l’aide des mêmes figurations qu’il utilise pour parler d’eux. Généralité, émotion, évocation, retentissement, autant de termes et de conceptions qui passent sans solution de continuité d’une description à l’autre.
21Dans ces années 1914-1916, Ramuz se dévoile ainsi comme un théoricien encore en quête des catégories esthétiques qui lui permettraient de penser son œuvre singulière. Révélateurs d’un trouble dans l’énonciation de sa propre poétique, l’emploi de l’adjectif « musical » et les développements sur les divers bruits à introduire dans l’œuvre littéraire soulignent les multiples éléments qui rattachent encore le discours de Ramuz aux lieux communs tenus alors sur la poésie symboliste. Sa violence critique à l’égard de Wagner et de Mallarmé est bien liée à sa propre difficulté à se penser lui-même en-dehors des critères de ce mouvement qui, en son temps, ont pris quasiment valeur de poétique universelle – qui se révèlent en tout cas bien envahissants.