Scénographes du scandale. De Heiner Müller à Hans Neuenfels, Falk Richter et Frank Castorf : questions de représentations
1La scénographie, en organisant l’espace de la représentation1, est le lieu de l’articulation entre l’espace scénique et l’espace public, et elle se place ainsi au cœur même de la dynamique du scandale2. Cette dynamique renvoie d’emblée à un hors-champ, situé dans la salle, mais aussi dans l’espace public. En revenant vers trois grands héritiers du Regietheater allemand, il s’agit d’interroger les modalités du scandale tout en réfléchissant au contexte historique et culturel singulier sur lequel il s’appuie.
2Hans Neuenfels, Frank Castorf et Falk Richter appartiennent au champ artistique germanophone contemporain et réinvestissent systématiquement le rapport au public à travers la réorganisation de l’espace scénique. Tous trois incarnent une synthèse entre théâtre populaire et théâtre d’avant-garde, entre théâtre d’art et théâtre engagé. La division de l’Allemagne d’après-guerre et ses incidences sur le paysage théâtral avant et après 1989 est indissociable du parcours et des choix de mise en scène des deux aînés. Neuenfels (1941-) et Castorf (1951-) ont tous deux pris la suite du théâtre politique d’Erwin Piscator3 en dirigeant, respectivement à l’est et à l’ouest, les théâtres issus de la Volksbühne. Neuenfels fut l’intendant de la Freie Volksbühne de 1986 à 19904, Frank Castorf celui de la Volksbühne am Rosa Luxemburg Platz de 1992 à 2017. Or c’est par le scandale que la Volksbühne de Castorf s’impose : par les auteurs et metteurs en scène associés (Schlingensief, Marthaler, Pollesch), par la stratégie marketing destinée à favoriser la fréquentation d’un public moins bourgeois, par l’installation de trois lettres en néon rouge, OST, sur le toit de son théâtre pour le transformer en hétérotopie politique et esthétique5. Ces artistes de la génération de 1968 sont ainsi parvenus au centre de l’échiquier du champ théâtral6 tout en proclamant leur marginalité. Leur succès, critique et public, est d’ailleurs lié à cette capacité à faire scandale7. Mais comment être scandaleux lorsque le scandale fait partie des attentes du public et de la critique ?
3Le cas de Falk Richter (1969-) est différent. Appartenant à la jeune génération, il s’inscrit librement dans l’héritage du théâtre documentaire par l’écriture et la mise en scène de ses pièces–collages qui font ressortir le refoulé collectif de la société contemporaine. Le scandale autour de sa pièce FEAR, créée à la Schaubühne de Berlin en 2015, permet de considérer les rouages d’une scandalisation à rebours. En exposant les extrémismes, en exhortant son public à ne pas laisser ces discours dominer les médias, la pièce a paradoxalement poussé un autre public, celui des mouvances d’extrême-droite, à s’engager. Cette forme d’activisme réactionnaire 2.0 fera l’objet de la conclusion.
Mécanique du scandale de Brecht à Müller.
4Dans les exemples envisagés, le scandale est lié à une confusion fondamentale entre réalité et fiction, qui était déjà la clef de voûte du théâtre documentaire des années 19608 et de son refus absolu de tout naturalisme au premier degré. Les réactions proviennent de ce que le public, les médias ou une personne représentée sur scène, pensent se reconnaître sur scène, y voyant une atteinte à leur dignité. La suite se joue dans la salle, dans les journaux, sur les blogs, les réseaux sociaux et devant les tribunaux. De cette confusion, volontaire ou induite par le regard de la société, naît un débat extérieur à la représentation artistique, qui révèle la friction entre les normes sociales actuelles et celles portées par le spectacle. C’est ce qui produit l’inversion de la scénographie, le surgissement de la réalité au cœur même de l’artifice. Le scandale serait alors ce moment où les normes de représentation s’inversent et où forcément la scène se déplace vers le public. La politisation se jouerait alors essentiellement dans ce retournement. Par leurs réactions, provoquées par la pièce, et notamment par un dispositif spéculaire qui renvoie le spectateur à sa condition de voyeur tout en l’exhortant à s’en défaire, les spectateurs et plus largement le public sont contraints à prendre position, à s’engager9. Le scandale apparaît alors comme la part politique du théâtre engagé, car ce n’est que par le scandale que le spectacle entre dans l’action. Sans scandale, le théâtre reste lettre morte10, c’est bien la conviction de Heiner Müller en 1987 : « Je pense que le scandale est ce qui fait la vitalité du théâtre. Le théâtre ne peut être vivant sans scandale11. »
5La vitalité dont parle Müller ne touche pas seulement à la forme forcément novatrice, ou aux contenus iconoclastes qu’il privilégie, mais elle concerne surtout le scandale nécessaire qui naît de la rencontre avec le public. La vitalité du théâtre résiderait donc dans ce moment où les normes de représentation volent en éclat, où la mécanique du spectacle contamine ou entre en collision avec la mécanique du public et avec celle de l’espace public et médiatique, et permet de transcender le microcosme théâtral. C’est dans cette dialectique que le théâtre de Müller peut être absolument artistique et absolument politique. Dans le scandale, l’autonomie est alors le moment de l’hétéronomie subie12, acceptée ou revendiquée, c’est le moment où l’on pousse le spectateur à reprendre le pouvoir. Quelques phrases plus loin, Müller concède, en citant Brecht, qui, pour lutter contre ce « théâtre qui enthéâtre tout », aurait eu la volonté d’instaurer « un théâtre afin d’élaborer scientifiquement des scandales13 », que la machine théâtrale travaille contre toute scandalisation possible de la part du public, et demande de la part des metteurs en scène une réflexion incessante sur les rouages du théâtre. L’auteur, le metteur en scène, le scénographe, l’acteur se doivent alors de travailler contre le théâtre comme machine à représenter, à ordonner le monde. Le scandale, comme part intrinsèque de l’art moderne, serait alors ce moment nécessairement démocratique de destitution de la toute-puissance de l’espace scénique au profit de l’espace public14. Et pourtant, les exemples suivants forcent à affiner le diagnostic.
De l’autre côté du miroir, l’histoire : scénographie spéculaire et scandale
6L’un des outils de la redistribution des rôles dans l’espace théâtral, et donc de la capacité à créer le scandale, est celui de la scénographie. Ainsi Caspar Neher, le scénographe de Leopold Jessner, propose en 1926 aux Berlinois un décor spectaculaire pour La Souricière de Hamlet. Le Preußisches Staatstheater se transforme en gigantesque miroir de la société post-wilhelminienne. Les spectateurs de 1926 et leurs fantômes se font face. Au centre de la scène, ils découvrent Claudius dans la loge impériale, grimé en Guillaume II. La Souricière, moment où le théâtre sert à révéler la vérité dans la pièce, se referme sur les spectateurs de la République de Weimar, victimes et complices démasqués de la Première Guerre mondiale jusque dans leurs réactions outrées. Le scandale, tonitruant15, s’opère par les réactions du public de 1926 qui manifeste alors ses tendances anti-démocratiques.
7Ce même procédé d’actualisation par l’histoire est à l’œuvre dans la mise en scène qui fera la réputation de provocateur de Neuenfels. En 1981, il propose une relecture postcoloniale d’Aïda de Verdi à Francfort. La scénographie d’Erich Wonder16, qui travaillera aussi avec Heiner Müller, propose là encore un miroir au public au début du second acte. Immédiatement face à la salle (moderne) se dressent trois étages de loges et de balcons majestueux (classique). Dans les loges factices prend place le chœur, habillé comme le public de la Scala de Milan en 1872 lors de la première européenne de l’opéra. Le dédoublement met alors en lumière le contexte historique de la création de l’opéra, composé à la demande d’Ismaïl Pacha pour accompagner les festivités lors de l’inauguration du canal de Suez. Neuenfels et Wonder placent l’histoire au cœur du dispositif en miroir afin de faire surgir le sous-texte colonialiste et ses échos contemporains. D’abord, le public réel et le public factice, anciens et modernes, s’applaudissent l’un l’autre. L’effet s’installe afin que l’identification avec ce miroir du passé puisse jouer à plein. Le décor majestueux, les costumes, le leurre de la reconstitution historique plaît, jusqu’à ce que les loges factices reculent vers l’arrière-scène à l’arrivée du triomphateur et fassent surgir un nouveau dispositif. Le théâtre à l’italienne devient un amphithéâtre, une piste de cirque, au centre de laquelle les esclaves, les vaincus, sont domptés à coups de fouets. Le dispositif concrétise les rapports de force en exposant le contexte historique de l’opéra. À l’identification succède la distanciation, à la reconnaissance dans le miroir de la grande bourgeoisie milanaise succède le rejet face au spectacle de l’impérialisme triomphant. La charge politique est alors explicite et, par le déplacement scénographique, salle et scène s’inversent, le public réel est renvoyé au miroir de sa condition coupable17. Le public démasqué siffle, hue, se révolte. S’ensuivent menaces de mort et alertes à la bombe. Les journaux parlent « d’onde de choc » dans le microcosme de l’opéra18.
8L’historisation, comme politisation de l’opéra de Verdi par le Regietheater, rejoue plusieurs décennies plus tard les scandales provoqués par la modernisation des classiques19. La scénographie met en avant l’enjeu de la mise en scène qui place le spectateur, devenu voyeur, face à sa culpabilité en faisant ressurgir le refoulé du texte. Le scandale devient une pièce dans la pièce qui se joue dans la salle, sur scène, mais aussi dans les médias, où le grand public s’amuse alors des passions déchaînées par un microcosme dont il ne partage pas les codes. L’opéra semble en effet le lieu privilégié des expériences iconoclastes des années 70 jusqu’à aujourd’hui. Ce public reste plus homogène, par ses origines sociales, par son âge (plus élevé), comme par son capital culturel, et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit de festivals comme Bayreuth. Scandaliser un public d’opéra est ainsi plus aisé et permet aux organisateurs du festival de garantir leur visibilité au-delà du cadre du festival, et au metteur en scène de tenter une nouvelle expérience in vivo.
Neuenfels, le scandaleux scandalisé (Idomeneo)
9Cette scénographie spéculaire fait partie des procédés classiques de la mise en scène de théâtre20, mais dans les mises en scène allemandes du xxe siècle, que ce soit chez Jessner, chez Piscator ou chez Neuenfels, elle permet avant tout une politisation du théâtre par un effet en trompe l’œil21. Depuis, l’opéra, comme le théâtre avant lui, s’est habitué aux scandales, il en a même fait l’un des agents de sa visibilité et de son succès économique, comme à Bayreuth, où le festival fait chaque année appel à un « enfant terrible » de la mise en scène internationale pour créer un événement, et ce depuis le centenaire tonitruant de 1976 et le Ring revisité par Chéreau. L’événement tient alors à la mise en scène d’un scandale annoncé, où le public22, rompu aux codes de l’opéra23, est confronté à une lecture volontairement iconoclaste. Le cadre de la représentation se déplace pour englober le théâtre, scène et salle, en son entier.
10Ainsi le scandale lié à la mise en scène par Neuenfels de l’opéra de Mozart Idomeneo à la Deutsche Oper (Berlin) permet-il de considérer le rôle de l’actualité et du contexte de représentation dans la mécanique d’un scandale qui finit par dépasser son auteur. L’Idomeneo de Neuenfels scandalise bien une partie du public de l’Opéra de Berlin lors de la première en 200324, mais le scandale ne déborde du microcosme lyrique que trois années plus tard, lorsque la nouvelle intendante Kirsten Harms décide, par crainte d’un attentat, de suspendre la représentation de l’opéra prévue le 5 novembre 2006. Une note de police attire l’attention sur de possibles débordements en raison de la scène finale. À la fin de l’opéra, Neuenfels avait rajouté une scène en guise de commentaire. Il y exposait les têtes décapitées de Poséidon, Bouddha, Jésus et Mahomet. Ce geste, par lequel Neuenfels tranchait symboliquement, et de façon délibérément provocante, le conflit tragique de l’homme soumis aux sacrifices divins en faveur d’un humanisme émancipé, superposait à l’actualité internationale l’histoire du théâtre contemporain. Rappelons que les têtes décapitées, au-delà de l’actualité médiatique, renvoient à une pièce fondatrice du théâtre post-dramatique25, Hamletmaschine de Heiner Müller (1977). Müller y exposait la fin des idéologies, la fin du personnage, la fin de la fable et, de fait, le début d’une nouvelle conception d’un théâtre, où le texte est à la fois le lieu de la représentation, de sa destruction et de son dépassement. Depuis, les auteurs, les metteurs en scène et leurs scénographes n’ont de cesse de revenir à ce moment fondateur de l’iconoclasme. Mais comment éviter de faire de l’iconoclasme un cliché26 ? Comment échapper à « l’enthéâtrage » du théâtre ?
11Le tableau final d’Idomeneo cite l’iconoclasme de Müller dans Hamletmaschine, mais, à la place des icônes du communisme, Neuenfels érige et destitue les représentants d’une spiritualité globalisée, de « l’opium du peuple » mondialisé. Cette attaque avait d’ailleurs poussé plusieurs représentants religieux à protester en 2003, mais en 2006, l’actualité change les paramètres du scandale. Le contexte au moment de l’éclosion du scandale a son importance : les guerres au Moyen Orient et le scandale autour des caricatures de Mahomet en 2005 polarisent aussi l’opinion publique en Allemagne. En septembre 2006, au moment où Harms est alertée, le pape Benoît XVI tient un discours à Ratisbonne, dans lequel il associe l’islam à la violence, alors qu’à la fin du mois (27/09/2006) la première conférence allemande sur l’islam doit avoir lieu sous la houlette du ministre de l’intérieur Wolfgang Schäuble27. C’est alors au nom de la liberté artistique que des personnalités politiques, dont on ne saurait prétendre qu’elles font partie du public acquis à Neuenfels, vont demander à ce que sa mise en scène soit remise au répertoire. Mais derrière le plaidoyer pour la liberté artistique, c’est une conception très discutable de la liberté d’expression qui se fait aussi entendre et génère des prises de position teintées d’antisémitisme ou d’islamophobie28. Le scandale dépasse de loin la mise en scène, que Neuenfels refuse d’ailleurs d’associer à l’affaire des caricatures.
12En janvier 2006, la reprise de l’opéra deviendra le prétexte à un spectacle à grande échelle, l’hebdomadaire Der Spiegel soulignera que le scandale aura fait de cette petite comédie confidentielle un theatrum mundi29. Lors de la reprise, l’establishment politique court à l’opéra pour manifester son soutien. Son soutien à quoi ? On est en droit de se le demander, alors que le metteur en scène, lui, refuse de venir assister à la reprise, prétextant des dissensions artistiques avec Kirsten Harms30. La confusion est complète et un autre public s’invite, celui de la presse internationale. Les articles dans les journaux français et américains montrent que derrière cette interdiction, qui aura été sans doute une maladresse, on voit se dessiner un fantasme qui n’est pas loin de la terminologie utilisée par le pape. Peter Szendy détaille dans un article du Monde du 2 octobre 2006 les rouages qui ont mené à l’interdiction de la pièce et à l’indignation de l’establishment politique. Alors qu’aucune menace ne pesait réellement sur l’opéra31, l’interdiction relevait finalement d’un fantasme orientaliste : « L’autocensure dont vient d'être victime la représentation d’Idomeneo de Mozart à Berlin exprime nos propres angoisses face à un autre construit comme ennemi.32 »
13Ce scandale montre une nouvelle tendance dans l’espace culturel, que l’on pourrait décrire comme un mouvement de « réaction » plus populiste que populaire. Depuis, le scandale autour de l’opéra de Mozart est devenu un cas d’école des dérives de la politique culturelle appliquée à la question de la laïcité et de la liberté d’expression (Kulturkampf) ; un site d’éducation politique autrichien lui consacre d’ailleurs une analyse détaillée33 qui n’aura cependant pas empêché les blogs islamophobes de revenir sur Idomeneo au moment des attentats contre Charlie Hebdo. La provocation de Neuenfels, qui visait toutes les religions et se voulait un acte émancipateur et humaniste, est devenue le terreau des luttes identitaires et a démasqué, bien avant le scandale qui a éclos autour de la pièce de Falk Richter, FEAR, la vitalité d’une tout autre scène, celle des mouvements identitaires xénophobes en Allemagne et en Autriche, qui remet profondément en question le scandale comme instrument d’émancipation politique34.
Castorf, politique du scandale (Der Ring)
14En 2012, Castorf dirige la Volksbühne depuis vingt ans et décline ses spectacles-montages, où invariablement il confronte un grand classique du xixe siècle, Dumas père pour Kean, Dumas fils pour La Dame aux camélias, à un auteur à scandale d’avant-garde : Heiner Müller (Hamletmaschine, La Mission), ou Bataille (Histoire de l’œil). Ajoutons qu’à la fin du spectacle aucun des textes ne triomphe, tous sont voués au ridicule aussi bien qu’au sublime ; il n’est nul traitement de faveur. À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Wagner, Castorf est invité à monter le Ring35. Étant donné qu’il ne peut toucher à la structure de l’œuvre, la scénographie devra porter tout le poids de son iconoclasme et lui servir de sous-texte ancrant le mythe dans l’histoire de l’Occident36. Tout dans sa mise en scène travaille contre « l’œuvre d’art totale37 » et contre le mythe. Il revient encore vers Heiner Müller : cette fois, la décapitation des idoles se mue en nouvelle « statue du commandeur ». Sur scène, Siegfried évolue devant un gigantesque simulacre de Mont Rushmore en construction (ou en déconstruction), sur lequel le scénographe Aleksandar Denić a pris soin de remplacer les présidents américains par ces mêmes icônes que Hamlet découpait à la hache chez Müller : Lénine, Marx, Staline et Mao. Cette réécriture de l’histoire, placée sur un plateau tournant dont l’autre face porte un Alexanderplatz factice, se place dans la continuité des trois lettres qui ornent encore pour un temps le toit de la Volksbühne : OST. Le théâtre, ou l’opéra, est un « espace autre », une hétérotopie38, un dédoublement qui renvoie l’art à son histoire et le public à son positionnement. Le public de la première a longuement hué le metteur en scène39, conformément aux attentes de l’organisateur du festival. De ce point de vue, la stratégie marketing a fonctionné40.
Falk Richter, paradoxe du spectateur-zombie (FEAR)
15Pour échapper à l’essoufflement de leur machine à scandale, Castorf et Neuenfels ont mis en place une stratégie post-dadaïste en cherchant un public qui leur permette de faire de la représentation elle-même un spectacle destiné au public plus large des médias. À l’inverse, Falk Richter a présenté sa pièce FEAR en octobre 2015 à la Schaubühne de Berlin devant un public habitué à son écriture néo-documentaire et qui se reconnaît dans ces personnages aux prises avec une réalité (celle de la montée de la haine et des extrémismes) à laquelle il préfère ne pas se confronter en fuyant dans des mondes virtuels ou artistiques. Le pari de Richter est donc de confronter son public à cette double réalité : celle de son aveuglement et celle de l’objet de son aveuglement. En 2015, cette réalité est celle des migrants que les Gutmenschen vont d’abord accueillir à bras ouverts, alors que les Wutbürger défilent dans les rues sous la bannière des nouveaux rassemblements, populaires et populistes, de la droite extrême, AfD (Alternative für Deutschland) et Pegida. Leurs slogans reprennent à leur compte ceux des manifestations du lundi qui ont contribué à la chute du Mur. De cette nouvelle revendication populaire, « wir sind das Volk » (« nous sommes le peuple »), naît l’incompréhension et la détresse qui se dégagent de la pièce. Celle-ci alterne les scènes fixées à partir des improvisations avec les acteurs et les montages-vidéos à partir du travail de recherche entrepris par l’auteur et son collectif41. On y retrouve les discours de l’extrême-droite, parmi lesquels ceux de Beatriz von Storch (membre de l’AfD et petite-fille du ministre des finances du Troisième Reich), Hedwig von Beverfoerde (porte-parole de la Demo für alle, « manif pour tous ») et Gabriele Kuby, sociologue ultraconservatrice, convertie au catholicisme, connue pour ses prises de positions homophobes42.
16La scénographie frontale s’appuie sur un dispositif situé entre théâtre documentaire et agit-prop. Les écrans démultipliés matraquent le public à grand renfort de montages vertigineux. Les images sont ralenties ou répétées en boucle, saturées de vert, pour faire ressortir, comme le décrit Benjamin43 dans son essai sur L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, le refoulé vert-de-gris que ces discours portent en eux. La scène et les acteurs sont peu à peu recouverts de tracts et d’affiches sur lesquels on reconnaît les personnalités de l’extrême-droite européenne. Le scandale s’est joué d’abord en dehors du théâtre. Le lendemain de la première, le 25 octobre 2015, Beatriz von Storch crie à l’incitation à la haine et à l’appel au meurtre ; elle prétend que des spectateurs seraient venus incendier sa voiture en sortant du théâtre. Ces accusations retournent le discours mais aussi le dispositif de la pièce apparemment contre l’auteur. Ce public inattendu a ensuite fait irruption dans la salle de spectacle : un porte-parole de l’AfD a voulu filmer une scène en guise de pièce à conviction. Les réactions d’un des acteurs et l’altercation qui s’en est suivie ont de nouveau fait la une des journaux. Entre-temps le théâtre est tagué et les membres de la Schaubühne reçoivent des menaces de mort44. Quelques semaines plus tard, Storch et Beverfoerde portent l’affaire devant les tribunaux et demandent l’interdiction de la pièce.
17Le procès est une nouvelle étape du mécanisme scandaleux : après deux heures, le verdict tombe, les plaignantes perdent en première instance45 et la pièce peut être jouée sans être censurée. Le verdict, publié sur le site de la Schaubühne, met en avant le pacte de fictionnalité inhérent à l’art en expliquant que l’une des spécificités du théâtre est bien de s’appuyer sur la réalité, mais que l’artiste crée ce faisant une nouvelle réalité esthétique. Pour mesurer si la pièce atteint à la vie privée des plaignantes, il faut considérer de quelle façon l’intimité y revêt une dimension symbolique, qui objective l’original par rapport à sa représentation. Ainsi toute œuvre littéraire, y compris une pièce de théâtre, est à considérer avant tout comme une œuvre fictionnelle qui ne prétend pas à l’authenticité46. C’est donc bien par la confusion entre réalité et fiction que le scandale arrive. Mais plus encore, comme pour Neuenfels en 2006, le scandale révèle la prise de pouvoir par le discours populiste et la difficulté à faire exister ce que Facebook appelle un counterspeech car, si les plaignantes ont bel et bien perdu devant le tribunal, leur visibilité dans les médias et sur les réseaux sociaux47 s’est doublée d’une posture victimaire pour le moins troublante. Il faut en effet replacer cette dernière dans le contexte de la prétendue « politique culturelle » propagée par l’AfD, dont les échos avec les injonctions du censeur des Habsbourg au xixe siècle et avec les préceptes de l’art fasciste sont patents. Ajoutons que Richter et la Schaubühne ont également été la cible de centaines de menaces de mort, de pétitions pour interdire la subvention du théâtre, autant de démarches qui rappellent les scandales des années 1960 autour de Rolf Hochhuth ou Peter Weiss.
18FEAR exhorte le public à ne pas laisser l’extrême-droite dominer le discours, mais permet en même temps à cette dernière d’utiliser la pièce comme tremplin médiatique48. Ce paradoxe explique les initiatives toujours plus nombreuses, qui font du théâtre un lieu de parole et de débat : la page de FEAR sur le site de la Schaubühne renvoie par exemple à une initiative artistique et citoyenne Die offene Gesellschaft (« la société ouverte ») qui propose des débats et des rencontres à travers toute l’Allemagne49. À la suite du scandale, la fondation Heinrich Böll (Bündnis 90) a proposé un cycle de conférences en mai 2016 sur le « Théâtre à l’ère numérique » afin d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion et d’action. L’une des conférences y est consacrée aux « scènes digitales de l’extrémisme50 » et à la possibilité offerte par le théâtre, intermédial et performatif, de Falk Richter de combattre cette réalité alternative qui se déverse sur nos écrans, et dans nos consciences, en la confrontant à sa propre réalité scandaleuse et à l’histoire51.