Un bovarysme performé. Scénarisation de soi et posture fictionnelle dans les pratiques artistiques contemporaines, de Sophie Calle à Alain Farah
1« Nous sommes beaucoup – sinon tous – des Bovary », disait Barthes1. Nous n’aimons pas seulement qu’on nous raconte des histoires, nous rêvons aussi d’en devenir les héroïnes et les héros, que nos vies un peu étriquées s’élargissent aux dimensions d’une destinée digne d’Anna Karénine ou d’Aliocha Karamazov. Ce devenir-personnage fantasmé par tout lecteur de fiction, cette tentation d’échapper aux insatisfactions du réel pour vivre une vie sur grand écran, Flaubert en a fait un de ses plus grands romans. Avec Jules de Gaultier, le bovarysme glisse ensuite vers la psychologie, pour désigner la tendance plus ou moins pathologique d’un individu à se croire autre qu’il n’est2. Aujourd’hui, cette disposition se manifeste, au-delà des domaines clinique ou littéraire, dans l’injonction quotidienne à s’exhiber comme un personnage, plus beau, plus épanoui que nous ne le serons jamais, à se vendre comme une marque, à inventer sa vie, à choyer son image. Facebook et Tinder ont retenu la leçon de Barthes : ils offrent à leurs utilisateurs la perspective d’incarner une fiction – et non plus seulement de la raconter.
2Dans le domaine du marketing, un tel glissement se manifeste dans le passage du storytellingau « storyliving ». Les experts le martèlent : « Brands need to do more than just tell their stories. They need to live them3». Leur vocabulaire est révélateur de ce nouveau paradigme communicationnel : une marque doit produire non plus une histoire, mais a « living narrative », joué ou performé par des employés qui en sont les « acteurs », par des consommateurs promus au rang de « participants », dans un cadre multimédial que certains communicants assimilent au théâtre immersif. Une marque ne vend plus un produit, ni même une histoire, elle vend une expérience. Il ne s’agit plus de « boire Coca-cola », comme en témoigne un récent clip publicitaire de la marque, mais de « choisir le bonheur » et de « vivre maintenant ». Là où le storytelling conditionnait une réponse-type (acheter, voter, travailler), le « storyliving » amène les individus à penser leur propre histoire en tant qu’elle participe de celle de la marque, du produit, de l’entreprise, du candidat : la fiction publicitaire s’élargit à la dimension d’un cadre susceptible d’accueillir et d’orienter plus largement l’existence. Où l’on retrouve Emma, qui sans doute ne souhaitait pas autre chose que « vivre maintenant » et « choisir le bonheur », « vivre les romans d’amour » comme on « vit coca-cola ». Avec le succès que l’on sait. Et avec cette différence qu’Emma est, contrairement à nous, une créature de papier.
3Ce passage du storytellingau « storyliving », j’aimerais tenter de le rapprocher du développement, dans la sphère artistique et littéraire, de ce qui peut être interprété comme un bovarysme assumé en tant que geste artistique : ce que je proposerais d’appeler un « bovarysme performé ». L’exemple le plus fameux en est très certainement le travail de Sophie Calle, qui prétend régulièrement depuis les années 1990 vouloir devenir un personnage de roman, n’hésite pas à commander à Paul Auster une fiction qu’elle se propose de suivre à la lettre et met régulièrement en scène les désillusions auxquelles cette ambition la conduit. Mais elle est loin d’être la seule à s’approprier artistiquement le mal dont souffre l’héroïne de Flaubert : dans le domaine littéraire, on peut penser à des écrivains comme Chloé Delaume ou Alain Farah, qui engagent également leurs corps d’écrivains dans des jeux similaires. Le bovarysme semble ainsi déborder le roman pour s’inviter dans le réel, selon un paradigme qui n’est plus représentationnel, mais performatif. En d’autres termes, il ne s’agit plus simplement pour ces artistes de raconter (ou de se raconter) des histoires, mais de les vivre ; plus de donner à voir l’itinéraire de personnages happés par les fictions qu’ils auraient consommées à outrance, mais d’incarner eux-mêmes, et dans le réel, avec plus ou moins de distance, cette tentation de l’engloutissement par les récits qui nous séduisent au point de conduire nos existences. Ces pratiques artistiques entretiennent dès lors aux notions de scène, de personnage et d’expérience exploitées par les nouveaux stratèges du récit, des rapports complexes et parfois ambigus qu’il convient d’interroger. Si le bovarysme performé peut en effet être envisagé comme une réponse au « storyliving »,comme le choix d’incarner des personnages et des scénarios alternatifs à ceux mis en avant par les experts en marketing, en management et en communication, il traduit également une adaptation des acteurs du monde artistique et littéraire à un modèle économique dans lequel il s’agit, pour vendre, de performer une histoire. Dans le domaine littéraire, plus particulièrement, il crée un brouillage revendiqué entre l’art et la vie qui fait primer le personnage sur l’écrivain, la posture sur le texte, affectant l’ontologie de l’œuvre littéraire et subvertissant à nouveaux frais les frontières censées séparer le réel des univers de la fiction.
4Dans les pratiques artistiques relevant du bovarysme performé, ce ne sont pas seulement les productions textuelles ou plastiques qui font œuvre, mais la vie même des artistes ainsi mise en scène. Les photographies, textes et vidéos exposés par Sophie Calle, par exemple, semblent avoir pour fonction première de documenter la vie de l’artiste, qui se rêve à travers eux en personnage de roman4. Visiblement enchantée d’avoir inspiré à Paul Auster le personnage de Maria dans son roman Léviathan5, elle se lance dans une vaste entreprise de confrontation à son double fictionnel, qui lui donne l’occasion d’un ensemble d’accrochages dont rend compte la série de livres intitulée Doubles-jeux6. Alors que le romancier la remerciait en exergue de l’avoir autorisé à mêler la réalité à la fiction, elle lui retourne le compliment, entre politesse et ironie et, mêlant la fiction à la réalité, finit par annexer entièrement le personnage de Maria à sa propre œuvre. Après avoir corrigé la vie de Maria et rétabli dans le texte d’Auster la fidélité à sa propre biographie, elle s’approprie les rituels inventés par l’écrivain, avant de lui demander d’inventer pour elle une histoire dont elle serait l’héroïne, en s’engageant à suivre à la lettre ses directives pendant un an maximum. Paul Auster, dont on peut comprendre que la demande l’ait inquiété, ne lui propose qu’une série de directives assez consensuelles pour améliorer la vie des New-Yorkais, qu’elle exécute avec autant d’ennui que de docilité, et dont rend compte Gotham Handbook – New-York, Mode d’emploi, septième et dernier livre du coffret Doubles-jeux. Le bovarysme que performe Sophie Calle est donc fait d’allers-et-retours : muse d’un auteur de fiction, elle revendique le fait de se rêver en héroïne, mais sans que le modèle dont elle se réclame préexiste nécessairement à son projet. Du personnage, elle retient d’abord le statut de créature, malléable et docile, et elle s’efforce dès lors, avec un succès souvent mitigé, de recruter les scénaristes qui sauront être à la hauteur de son étoffe romanesque et inventer sa vie – Paul Auster d’abord, puis Maud Kristen, la voyante qui l’enverra à Berck et Lourdes7. Si elle incarne une nouvelle Emma, c’est aussi parce qu’elle met en scène les désillusions et les échecs répétés auxquels la confrontent son ambition de vivre une vie d’héroïne ou d’amoureuse majuscule, ce qu’illustrent aussi bien les accrochages et les livres Douleur exquise ou Prenez bien soin de vous, que le film No sex last night8.
5Car les personnages que se choisissent les écrivains et les artistes n’ont souvent pas la stature de héros : aux côté d’Emma, on pourrait ainsi faire figurer dans cette galerie de modèles littéraires le Bartleby de Melville, devenu dans le paysage contemporain une figure quasi incontournable d’une certaine résistance passive, et dont on trouverait des continuateurs aussi bien du côté de Julien Prévieux et de ses lettres de non-motivation, où il répond par la négative à des annonces d’emploi, que de Jean-Yves Jouannais, auteur d’un catalogue d’artistes sans œuvres9. À travers ces figures, il s’agit de puiser dans la bibliothèque des personnages et des scénarios alternatifs à ceux que véhicule le storytelling dominant, basé sur le modèle de la success story. Par ailleurs, chez les artistes qui, comme Sophie Calle, revendiquent pour eux-mêmes le statut de personnages, il s’agit également, face à l’injonction omniprésente du marketing à « être soi » et à « vivre sa vie », d’en prendre le contre-pied en affirmant le désir d’être un autre, qui plus est un autre de fiction, comme pour signaler que toute construction identitaire est toujours celle d’un personnage, donc à penser sur le mode de la performance plus que sur celui de la transparence. La référence littéraire sert ici à se réclamer d’autres valeurs que celles du modèle économique dominant et à les critiquer de façon plus ou moins directe. Au « storyliving »,ces artistes opposent une forme de dandysme, si l’on accepte de définir le dandy comme celui qui guide ses actions selon un principe esthétique : ici, celui de la fiction. Contre la mise en fiction généralisée et formatée de l’existence par le marketing, il s’agit de se réapproprier la fiction sur un mode artistique en faisant de sa vie une œuvre d’art. La différence, toutefois, par rapport aux dandys du xixe siècle, tient au statut de cette performance : le dandysme ici fait œuvre, et se voit reconnu comme tel par le monde de l’art. S’il s’agit de s’exposer comme personnage médiocre ou condamné à l’échec, c’est dans le cadre de pratiques parfaitement institutionnalisées qui sacrent la réussite de l’artiste.
Jouer le jeu de l’image : rejouer, surjouer, déjouer les postures
6Le fait de se présenter comme un personnage de fiction plutôt que comme un auteur, en dépit de l’apparente modestie d’une telle démarche, peut aussi s’analyser, dès lors, comme une stratégie plus ou moins consciente mise en œuvre par un artiste ou par un écrivain pour s’imposer dans le champ. Chloé Delaume, par exemple, a su exploiter, entre autres, une fascination à grande échelle pour le phénomène que constituent les avatars, développés notamment dans le jeu vidéo les Sims, dans le but d’élaborer une démarche autofictionnelle qui déborde le cadre textuel, s’étend dans les mondes virtuels et se prolonge dans le réel sur le mode de la performance10. Comme le souligne Sylvie Ducas dans un article qu’elle lui consacre, cette démarche participe, de façon a priori paradoxale, d’une figuration de soi en écrivain :
derrière le projet autofictionnel, quels que soient les supports variés dont use l’écriture, se profile toujours une problématique auctoriale ou plus précisément une posture de l’auteur en écrivain. Comme si le geste de s’écrire n’impliquait pas seulement de s’inventer une identité, mais de convaincre de la littérarité d’un texte et du statut littéraire de son auteur pour mieux asseoir une figure de l’auteur travaillé en écrivain11.
7On pourrait appliquer ces analyses à l’exemple d’un autre écrivain qui prétend être un personnage de fiction, le Québécois Alain Farah, auteur de deux romans12, dans lesquels il se met en scène sur le mode de l’autofiction. Dans le second, Pourquoi Bologne, son homonyme fictif, professeur comme lui à l’Université McGill, enquête sur un programme de déprogrammation psychique financée par la CIA et mené par un psychiatre dans les murs de cette même Université. Hors de ses livres, dans les médias et dans ses cours, Alain Farah poursuit le jeu d’identification avec son double romanesque et revendique la prise de parole publique comme une manière de brouiller la distinction entre réalité et fiction. Elisabeth Routhier et Jean-François Thériault proposent ainsi d’analyser ses romans comme les « lieux nodaux d’un plus large dispositif fictionnel » incluant ses enseignements universitaires, ses passages à la radio, ses entretiens, ses publications dans des revues ou sur les réseaux sociaux, qui construisent ensemble une posture de fabulateur, dandy schizoïde et paranoïaque13. Comme ils le soulignent, dans l’œuvre de Farah, « le procédé autofictif semble […] inversé » :
au lieu que l’écrivain, personne civile réelle, produise une représentation de soi en déplaçant des éléments de la réalité pour les manipuler dans l’espace fictionnel du roman, il semble plutôt que ce soit la fiction qui, ici originelle, vienne envahir l’ensemble des interventions publiques de l’écrivain, jusqu’à dissoudre tout à fait l’identité du Farah de chair dans celle d’un personnage en quelque sorte noyé dans le devenir de sa propre fiction14.
8Au-delà de ce jeu postural, on voit ce que cette démarche engage de rapport critique à l’institution universitaire et littéraire. Mais elle témoigne aussi de l’adaptation de l’écrivain à un modèle économique où il s’agit moins de vendre un produit qu’une histoire et un nom. On entend davantage parler d’Alain Farah (du moins au Québec) qu’on ne lit ses livres. Dans l’économie artistique et littéraire contemporaine, le nom de l’artiste ou de l’écrivain fonctionne comme une marque, dont la valeur est moins tributaire des produits qu’il propose (les œuvres) que du récit par lequel il met en scène et performe qui il est. Les études menées à la croisée de la littérature et des sciences sociales, notamment en sociologie de la littérature, insistent sur la manière dont les écrivains contemporains sont sollicités, et souvent contraints pour des raisons économiques, à une visibilité croissante dans la sphère publique – que ce soit dans le cadre de rencontres, de festivals, ou dans les médias15. Les travaux importants de Jérôme Meizoz sur la notion de posture ont quant à eux mis l’accent sur la nécessité d’élargir le concept d’éthos, interne au texte, pour étudier les œuvres à l’aune de leurs conditions sociales d’énonciation : il s’agit dès lors de réfléchir aux modalités de figuration de l’auteur dans et hors du livre, en combinant l’étude des productions textuelles et celle des performances médiatiques16. La capacité à incarner publiquement un personnage, ou du moins une persona, fait aujourd’hui intégralement partie du travail de l’auteur, et sa reconnaissance en tant qu’écrivain dépend presque autant de ce travail de performance de soi que des récompenses institutionnelles qu’il peut espérer recevoir pour ses livres. Comme pour les stars de la pop, il s’agit pour les artistes de capitaliser sur une image d’eux-mêmes destinée à assurer leur visibilité17. Parmi les postures et les stratégies adoptées, souvent payantes, on connaissait celle de la provocation qui, de Sollers à Houellebecq, a su faire ses preuves. Elle semble aujourd’hui concurrencée par une stratégie fictionnelle, menée par de doux dingues qui, au rôle d’agitateur, préfèrent celui de personnage de roman. Dans le cas d’Alain Farah, on peut y voir une tactique lui permettant d’occuper largement la scène médiatique québécoise et d’asseoir son autorité d’écrivain, mais sur un mode distancié qui en dissimule habilement l’efficacité. On peut dès lors parler d’une subversion de l’ordre des postures. La posture se voit assumée comme relevant pleinement du travail de l’artiste, et mise en scène en tant que telle : ce que je crée, ce n’est pas seulement un récit, c’est un personnage, et ce personnage, c’est moi.
9Mais Alain Farah, s’il joue ironiquement d’une telle mise en scène narcissique et mégalomaniaque, se met aussi en scène dans ses romans comme un écrivain ayant perdu le contrôle de son récit18. Il abandonne ainsi la position de maîtrise liée à la notion d’auteur, au profit de la passivité du personnage, comme le fait à sa manière Sophie Calle quand elle laisse à Paul Auster ou à Maud Kristen le soin de décider de ce qu’elle doit faire. Ce choix est révélateur, semble-t-il, d’une ambiguïté inhérente au champ littéraire francophone contemporain, où l’image de l’écrivain a perdu de sa superbe, et où le rôle d’intellectuel qui lui était attaché est mis en question. Choisir de dire qu’on est un personnage de roman, c’est, sans renoncer à s’affirmer comme artiste, choisir de ne pas dire qu’on est écrivain. C’est, du moins en apparence, délaisser un statut social d’écrivain aujourd’hui moins séduisant que par le passé, entérinant ainsi le fait qu’il ne suscite plus guère qu’un désir mitigé. C’est ensuite évacuer – ou prétendre évacuer – la question de l’autorité. Alain Farah, quand il explique aux critiques qu’ils ont mal interprété son premier roman19, dénonce en la surjouant une posture d’autorité dont s’amuse aussi Sophie Calle avec ses caviardages de l’œuvre d’Auster. Cela revient enfin à esquiver la question de la responsabilité liée à celle d’auteur. D’un écrivain, on attend qu’il ait des positions, des idées, et celles-ci l’engagent. D’un personnage, non. Le discours du personnage est toujours rapporté, toujours encadré de guillemets, il implique une certaine suspension du jugement critique. Le bovarysme performé affiche ainsi un refus de jouer le rôle d’intellectuels qu’ont longtemps assumé les écrivains. On peut y voir une façon de prendre de la distance, sur un mode ludique, avec tout un ensemble de considérations et de débats à caractère éthique, tels que les soulèvent l’art et la littérature documentaires, qui s’occupent eux aussi de faire de l’art avec la vie ou avec le réel.
Extension du domaine de la fiction : vers une littérature hors du texte
10Si la figure de l’écrivain ne sort pas indemne de cet affublement en personnage, il en va de même de l’œuvre littéraire. Dans l’art contemporain, le concept d’œuvre s’est depuis longtemps affranchi de l’idée de production d’un objet singulier, que ce soit à travers le ready-made ou la performance. Tel n’est pas le cas en littérature, où la notion d’œuvre reste globalement liée à la production de textes20. Devenir un personnage, c’est faire des expériences plutôt que produire des objets de langage ; c’est, si l’on accepte de considérer cela comme de la littérature, tirer cet art du côté de la performance, et ainsi affecter les définitions communes concernant l’ontologie de l’œuvre littéraire. C’est ce que proposent un nombre croissant d’écrivains contemporains, sans pour autant renoncer à la publication d’œuvres au format papier. Aux côtés d’Alain Farah et de Chloé Delaume, on pourrait citer Philippe Vasset, connu notamment pour son activité d’arpenteur rompu aux techniques d’infiltration urbaine et qui, après un récit d’exploration consacré aux zones blanches figurant sur les cartes IGN de la région parisienne(Un Livre blanc, 2007), a successivement raconté, dans deux romans, les incursions de ses doubles fictionnels dans certains lieux secrets de Paris et de ses environs (La Conjuration, 2014), puis dans des églises romaines (La Légende, 2016). Dans une réflexion métalittéraire qui associe constamment le geste d’écriture à la performance, il affirme ainsi que
11l’art en général et la littérature en particulier feraient bien mieux d’inventer des pratiques et d’être explicitement programmatiques plutôt que de produire des objets finis et de courir après les tout derniers spectateurs pour qu’ils viennent les admirer21.
12 Son travail est emblématique de ce passage à une littérature qui « invente des pratiques ». Parmi elles, en plus de nombreuses propositions d’appropriation de l’espace urbain, on peut compter une forme de jeu de rôle, qui réactive dans la ville un imaginaire littéraire, brouillant les cartes du réel et de la fiction. Jouant d’une posture qui emprunte aux héros des livres d’espionnage et d’aventure de son enfance, de Tintin à Fantômas, Philippe Vasset est proche à certains égards de la démarche d’un Didier Blonde qui, dans Carnet d’adresses, enquête sur les lieux précis où certains romanciers, de Maurice Leblanc à Patrick Modiano, logent leurs personnages22. Mais Vasset va légèrement plus loin, dans la mesure où il ne s’agit plus simplement pour lui de surprendre ses héros dans leur habitat « naturel » – ou du moins de tenter de relever les traces hypothétiques qu’ils auraient pu laisser dans le paysage – mais de se glisser, à leur suite, dans un espace urbain transformé en décor. Ses textes se donnent ainsi comme les traces d’une performance, dans laquelle l’auteur habite et incarne une fiction qu’il élabore à partir de ses lectures.
13De telles propositions ont pour conséquence de faire basculer la création littéraire de la mimésis à la mimicry, pour reprendre le terme proposé par Roger Caillois, qui regroupe ainsi les pratiques ludiques fondées sur une simulation23. Car les démarches des nouveaux Bovary réactivent avant tout ces jeux que nous affectionnions enfants et par lesquels le simple fait de se nommer autre, indien ou Calamity Jane, mousquetaire ou reine des neiges, faisait advenir un univers fictif susceptible de se superposer au réel sans s’y substituer. Comme l’enfant, ou l’acteur, ces artistes tracent les contours d’une hétérotopie, dans laquelle le réel s’abolit moins qu’il ne se dédouble. Ils affirment à nouveaux frais la puissance performative du langage, dans la mesure où il suffit du sésame « je suis un personnage » pour que la fiction « ait lieu » – pour que s’ouvre l’espace hétérotopique. Ce pouvoir de transformation par le verbe n’est pas sans rappeler les réflexions de Thierry de Duve dans Résonances du ready-made24au sujet de ces objets manufacturés métamorphosés en œuvre par le seul geste de nomination affirmant « ceci est de l’art ». L’énoncé « ceci est une fiction » peut lui aussi être analysé comme un acte de langage qui fait exister ce qu’il énonce. C’est dans cette formule performative que réside le geste artistique ou littéraire, mais aussi, et peut-être surtout, dans le mode de réception hésitant qu’elle conditionne. Qu’avons-nous sous les yeux ? Un porte-bouteille ou une sculpture ? Un écrivain ou un personnage ? C’est précisément cette hésitation, et les interrogations qu’elle suscite, qui font l’intérêt esthétique des œuvres ready-made, et que ces artistes semblent reconduire, non plus en posant la question « Qu’est-ce que l’art ? », mais « Qu’est-ce que le réel ? ». Ils nous placent, nous spectateurs, face à une boîte de Schrödinger dans laquelle le chat est à la fois mort et vivant, selon la manière dont on choisit de le considérer.
14Reste que la boîte de Schrödinger menace à tout moment de se faire boîte de Pandore, dans la mesure où l’hétérotopie n’est ici pas strictement délimitée. Les frontières spatiales et temporelles de ces performances ont la particularité – contrairement aux performances artistiques courantes, délimitées dans le temps et l’espace – d’être singulièrement floues. Où s’arrête la fiction, tout à la fois écrite et jouée, à laquelle collaborent les apparitions publiques de l’auteur ? Les lecteurs lancés à la conquête des zones blanches, que Vasset invite à aller voir par soi-même, cherchent-ils autre chose qu’une porte d’entrée à cet univers où ils deviendraient eux aussi des personnages de ce récit virtuel ? Et les amants de Sophie Calle ou les étudiants qu’interpelle Alain Farah sont-ils eux aussi des personnages de roman25 ? On voit les problèmes que cette hésitation peut poser : la notion de bovarysme, parce qu’elle implique une lecture qui crée un brouillage entre fiction et réalité, pourrait donner à croire que ces pratiques flirtent avec la pathologie26. Une lecture d’inspiration plus sociologique, d’un autre côté, a tôt fait de tirer ces discours du côté de la stratégie. Alors, fous ou calculateurs ? Probablement ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre. Il serait en tout cas réducteur de prétendre résumer les démarches d’Alain Farah, de Sophie Calle, de Philippe Vasset ou de Chloé Delaume à l’une ou l’autre de ces étiquettes, notamment parce qu’un tel jugement implique une extériorité (celle du médecin ou du sociologue), là où le lecteur est toujours partie prenante d’un jeu, auquel il participe et dont il accepte les règles. Le bovarysme performé pointe également les limites et les apories d’un tel jeu vertigineux de réinvention spectaculaire de soi et du monde. On pourrait dès lors le relire à la lumière des mises en garde formulées par Françoise Lavocat dans Fait et fiction, où elle réfute un certain panfictionnalisme. Plaidant pour un partage plus net entre réel et fiction, elle invite à identifier certains marqueurs de fictionnalité à partir d’une réflexion sur la métalepse, figure qui joue de cette frontière et la confirme en feignant de la franchir27.
15Il n’en demeure pas moins que les artistes que j’ai mentionnés, s’ils réactivent la métalepse, le font de manière ambiguë, suscitant un intérêt esthétique et médiatique qui tient autant aux interrogations que leurs œuvres suscitent qu’à une fascination très contemporaine pour la transgression, la manipulation ou l’imposture. Ce tournant performatif de la littérature, qui rejoint certes une pensée de « l’art comme performance », pour reprendre le titre de David Davies28, il n’est dès lors pas abusif de le rapprocher également de l’injonction contemporaine systématique à « faire des expériences » au cœur des nouvelles stratégies de communication et de marketing. Sans doute sommes-nous aujourd’hui un peu moins enclins à écouter des histoires, et plus désireux d’en vivre, d’en être les metteurs en scène et les acteurs, et peut-être aussi de jouer des rôles, de trafiquer des leurres, de fabriquer des simulacres – et d’être joués par eux. Sur une scène sociale qui réactive à nouveaux frais l’image baroque d’un théâtre du monde, la simulation semble devenue la règle d’un jeu global fondé sur la mimicry, où il s’agit moins de jouer son rôle que de prétendre être un autre et de se laisser prendre à la séduction des images. De là peut-être cette tendance à reconnaître dans l’Emma de Flaubert notre contemporaine, et dans le bovarysme un horizon possible de la littérature. Cette tendance exploitée par le marketing, le management, la communication, on peut faire le pari que l’art nous y rend attentif, nous permet de la penser. Mais cela ne signifie pas, ou pas nécessairement, qu’il parvienne à s’en émanciper, ni même qu’il cherche à le faire : autrement dit, qu’il fasse exception. Si certaines pratiques artistiques et littéraires ont ce mérite d’interroger les modalités de consommation des objets esthétiques, si elles nous interpellent en opposant au storytelling dominant un discours critique, ou du moins distancié, il ne s’agit pas pour autant d’évacuer la part de séduction réelle inhérente à ces usages pragmatiques du récit qu’exploitent les communicants, spin doctors et autres experts en management. Ces désirs nous traversent aussi, et si certaines productions esthétiques les déjouent, d’autres en jouent, les rejouent ou les surjouent, brouillant le partage entre bons et mauvais usages du récit.