Mythe, image, science : Goethe et le discours de la méthode au début du dix-neuvième siècle
1L’histoire naturelle au début du dix-neuvième siècle pose des problèmes méthodologiques qui renouvèlent d’une certaine manière la discussion présente au siècle des Lumières. Dans le domaine de la botanique, que j’aimerais choisir comme discipline exemplaire, le progrès de la construction d’outils scientifiques permettait d’explorer la fibre végétale jusqu’à la structure cellulaire ou moléculaire1. L’efficacité du microscope avait dépassé tout ce qu’on avait imaginé au siècle précédent, à l’époque de John Turberville Needham et de ses célèbres Nouvelles observations microscopiques (1750) ; le microscope donnait l’occasion d’approfondir la connaissance de la structure anatomique et organique des plantes et nourrissait l’espérance d’établir ce que le botaniste suédois Charles de Linné avait appelé le « système naturel » des plantes, c’est-à-dire, un système scientifique qui représentait la nature du règne végétal jusqu’aux moindres détails.
2En outre, à la suite de la colonisation et de l’exploration de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique du Sud et de l’Amérique centrale, la découverte d’une multitude exubérante d’espèces jusque-là inconnues avait renforcé la discussion sur la méthode apte à décrire le règne végétal dans son intégralité. Le botaniste passionné Jean-Jacques Rousseau laissait à sa mort des « Fragmens pour un Dictionnaire des termes d’usage en botanique », qui parut pour la première fois en 1781 dans le cadre des Œuvres posthumes. Dans l’« Introduction » il mettait en évidence l’enjeu de la méthode par rapport au savoir résultant de la recherche empirique. La réflexion de la méthode lui semblait essentielle à ce qu’il concerne la construction du savoir botanique. En se servant de la métaphore déjà linnéenne du « labyrinthe », il écrivait :
Perdus dans ce labyrinthe immense, les Botanistes forcés de chercher un fil pour s'en tirer, s'attachèrent enfin sérieusement à la méthode ; Herman, Rivin, Ray, proposèrent chacun la sienne ; mais l'immortel Tournefort l’emporta sur eux tous ; il rangea le premier systématiquement tout le règne végétal2.
3Rousseau se rapporta donc aux grands botanistes du dix-septième siècle, à Tournefort (1656-1708) en particulier, qui semblait renforcer l’idée de systématisation soutenue par Linné quelques décennies plus tard. Il est d’ailleurs étonnant que, dans cette histoire raccourcie de la botanique, Buffon, le grand contemporain de Rousseau, ne figure pas parmi les hommes célèbres. Buffon3, héritier du critique des systèmes, Condillac, croyait que tous les systèmes étaient artificiels et donc inappropriés à fonder l’histoire naturelle. Par contre, comme Linné Rousseau s’était convaincu que la « méthode naturelle », c’est-à-dire la méthode issue de l’observation précise et détaillée des produits de la nature, était à même d’établir le système naturel afin de classifier les espèces, les genres, voire les familles des plantes. Dans la Philosophia botanica (1751), publiée deux ans après la parution du premier volume de l’Histoire naturelle de Buffon, Linné avait écrit : « Filum ariadneum Botanices est Systema sine quo, Chaos est in Res herbaria4 ». [« Dans la botanique le système est le fil d’Ariane ; sans lui, l’exploration des plantes serait un chaos »]. Selon Rousseau, Linné avait trouvé une « nouvelle langue » qui mettait en rapport l’« économie végétale » inhérente aux plantes et leur « structure apparente5 ». Le but d’établir le vrai système naturel nécessitait donc l’élaboration d’une science qui rendait compte de l’« économie végétale » à partir des phénomènes analysés. Il faut insister sur le fait que cette science, la morphologie, a beaucoup en commun avec la physionomie contemporaine. Goethe qui, dans sa jeunesse, collaborait au projet physionomique du pasteur zurichois Johann Caspar Lavater, regardait la morphologie comme une manière de penser dont la « langue », pour utiliser le mot de Jean-Jacques, était encore à trouver. Pour ce qui concerne Linné, il s’agissait plutôt de retrouver la langue oubliée que Dieu, en installant Adam comme intermédiaire, imposait à ses créations. La morphologie, tout comme la physionomie, comprenait cette langue des signes, qui permettait de déchiffrer l’essence des choses dans leur évolution spatio-temporelle et de rétablir par-là le système naturel du monde selon le récit biblique de la création. À partir de la donnée biblique, la botanique (tout comme la zoologie) était donc étroitement liée à l’histoire sacrée de l’univers.
Le savoir : Science et autobiographie
4Il va de soi que Goethe n’adoptait plus l’encadrement biblique du savoir scientifique, qui était encore fondamental pour la vision d’un système naturel patronnée par Linné. Lors de son voyage en Italie, en automne 1786, Goethe visitait le jardin botanique de Padoue6. Là, il se trouvait face à un palmier dont le développement du feuillage lui donnait l’idée d’une présence réelle de toutes les étapes du développement végétal. Le phénomène qu’il observait lui présentait en même temps toute l’économie inhérente au palmier. Pour l’œil morphologique, la « structure apparente » (Rousseau) révélait le type visible/invisible (la « morphè en grec ») qui se composait à partir des signes spécifiques de la plante. La plus grande variété de signes spécifiques s’organise autour d’une unité foncière qui n’est autre que l’« économie végétale » que Rousseau avait en vue.
5Rousseau avait fait de l’histoire des sciences naturelles une partie de l’histoire de sa vie ; sa vue sur l’évolution de la botanique était donc grandement personnalisée. Elle trouvait un beau reflet dans une pièce notoire de Goethe, intitulée « L’auteur communique l’histoire de ses études botaniques » [« Der Verfasser teilt die Geschichte seiner botanischen Studien mit », 1817/1831]. Dans cette pièce minutieusement retravaillée, Goethe se souvenait de ses tout premiers essais en matière botanique :
J’étudiai tous les jours la philosophie de la botanique de Linné, et c’était ainsi que j’avançai au chemin d’une connaissance ordonnée, en essayant de m’approprier tout ce qui était capable de me procurer une vue d’ensemble générale de ce vaste règne7.
6La partie qu’il dédie à Rousseau témoigne d’une vénération extraordinaire. Goethe se rappelle vivement l’herborisateur solitaire de l’île de Saint-Pierre qui cherchait à « se divertir et s’amuser plutôt que de s’instruire8 », et il vise à trouver une « méthode qui soit moins éloignée de nos sens9 ».
7Dans le récit de Goethe, l’épisode de Padoue devient un événement crucial de sa pensée scientifique à la fois imprégnée de Linné et de Rousseau. Il poursuit :
Toute mon attention se portait sur un tallipot ; heureusement, les simples feuilles primitives en forme de sagaie s’étendraient sur le sol, leur séparation successive s’augmentait, jusqu’à ce que l’on vît enfin la forme en éventail dans son parfait épanouissement. A la fin un petit rameau fleuri sortait d’un fourreau et paraitrait comme un produit bizarre qui n’avait pas de rapport à la croissance précédente – étrange et surprenant10.
8Goethe raconte qu’il avait demandé au jardinier de lui laisser cette « échelle de transformations » [« die Stufenfolge dieser Veränderungen »] qu’il met dans des cartons afin de les emporter « comme des fétiches » [« als Fetische »11].
9Évidemment, il s’agit de la découverte de ce que Goethe va désormais appeler la « métamorphose des plantes ». Le terme de « fétiche » est tout à fait symptomatique dans ce contexte, et il vaut bien la peine d’y insister. Introduit par Charles de Brosses, dans son traité Du culte des dieux fétiches (1760), il servait à mieux comprendre les rites des peuples sauvages américains. Selon De Brosses, le culte actuel des dieux fétiches en Amérique ressemble exactement à l’ « ancienne religion de l’Egypte », parce que les peuples agissent « en vertu d’une façon de penser à peu près uniforme12 ». De Brosses affirmait que les « causes générales inhérentes à l’humanité » sont toujours les mêmes, tandis que les « façons de penser » varient selon les climats, les lieux et les temps. Pour Goethe, la manière de concevoir le palmier, son « fétiche », lui révèle un fait fondamental de la vie des plantes. En utilisant le terme ovidien de métamorphose, il était bien conscient de ne décrire qu’un « effet » dans la nature, sans toutefois pouvoir indiquer la cause primitive de cette transformation perpétuelle. L’ironie qu’apporte le mot « fétiche » dans ce contexte, est donc évidente. La découverte de la métamorphose des plantes entrainait une nouvelle « façon de penser », plus conforme au rationalisme et à l’empirisme modernes, mais qui ne se distingue pas foncièrement de l’interprétation de la nature à partir des mythes et des cultes anciens. Les sciences naturelles, auxquelles il dédie un culte passionné, créent les nouveaux mythes d’une modernité éclatante. Les diverses façons de penser qui évoluent au fil de l’histoire de l’humanité s’accordent dans l’effort de ramener la série des phénomènes observés à une unité ou une « identité primitive » [« ursprüngliche Identität13 »] qui surpasse la structure apparente de la plante.
10A l’époque de son voyage en Italie, Goethe s’était convaincu que le « type général » [« allgemeiner Typus »] était le « fil d’Ariane » qui nous permettait de sortir du labyrinthe de la nature. Le type, concept majeur dont il se montre explicitement redevable à Buffon - mais qui joue un rôle éminent aussi dans la pensée de Diderot et de Jean-Baptiste Robinet - ramenait la série des métamorphoses d’un « individu apparent » [« scheinbares Individuum »] à l’identité du plan qui lui assurait sa persévérance. En 1830, Goethe publiait son traité Principes de philosophie zoologique, reflet des discussions de l’Académie royale des sciences à Paris14. D’après le modèle de Rousseau, il met en parallèle l’histoire des sciences et l’histoire de sa vie intellectuelle, c’est-à-dire l’évolution de sa façon de penser. Dans son compte rendu de la dispute entre savants, Goethe expliquait aux lecteurs allemands, que le conflit qui avait éclaté entre Georges Cuvier et Étienne Geoffroy de Saint-Hilaire15, renoue avec le débat méthodologique entre Buffon et Daubenton, entre les « singularistes » (comme il les appelle) et les « universalistes » au milieu du dix-huitième siècle. Goethe distingue la façon de penser du « singulariste » Cuvier qui ramasse les aspects isolés et illimités afin d’aboutir à un « tout » abstrait qu’il déduit de l’ensemble des particularités ; Geoffroy de Saint-Hilaire, quant à lui, prend comme point de départ l’« idée » ou le « concept principal » à laquelle il ramène tous les aspects isolés en vertu d’une « parenté » inhérente et une « analogie » des produits de la nature. Dans sa structure morphologique et sa fonction organique, chaque produit représente donc « l’unité préfigurée ».
11Pour mieux comprendre l’état des choses rapporté par Goethe, il faut recourir aux discours de la méthode au début du dix-neuvième siècle. Friedrich Siegmund Voigt (1781-1850), professeur en médecine et en botanique à l’université d’Iéna et ami de Goethe, faisait la connaissance personnelle de Cuvier et d’Alexander von Humboldt, lors d’un séjour à Paris en 1809. Il était donc à même de se familiariser avec les débats du début du siècle. Dans son ouvrage mûr, System der Natur und ihre Geschichte, publié en 1823, il construit, par le titre même, une opposition entre « système » et « histoire » qui n’existait pas avant la dispute entre Buffon et Linné, au milieu du siècle précédent. En essayant de réconcilier les deux discours opposés en vue d’une « véritable science de la nature » [« wahre Naturwissenschaft »], Voigt conçoit la science à la fois comme :
Philosophie théorique en tant qu’elle déduit l’isolé du général, le concret de l’abstrait, selon le tracé d’une idée ; et comme histoire, si elle précise et enchaine les instants du développement, l’idée de la vie, en partie d’après des analogies et des monuments, en partie d’après des phénomènes encore présents16.
12À la base d’un « classement systématique des phénomènes » on pourrait ensuite ériger « l’architectonique » [« Architektonik »] de la science dans son intégralité. Sans insister ici sur le terme d’ « Architektonik » qui évoque certains aspects de la philosophie d’Emmanuel Kant17 et surtout du mathématicien et philosophe suisse Johann Heinrich Lambert18, l’argument de Voigt se réfère notamment à la Théorie des analogies et la Philosophie anatomique de Geoffroy Saint-Hilaire, parue en 181819. En termes morphologiques, Saint-Hilaire mettait en rapport la forme apparente et la fonction des organes intestins afin d’en déduire l’« unité de composition organique20 ». Selon Goethe, le concept crucial de « fonction », qui signifiait « l’existence en mouvement » [« das Dasein in Tätigkeit gedacht21»], est au cœur de la « façon générique de penser » [« genetische Denkweise22 »]. Comme Voigt, Geoffroy Saint-Hilaire ne laissait pas de doute que le type23, c’est-à-dire, l’« unité de composition organique », est toujours le schéma principal, qui organise les données empiriques selon l’idée préconçue dans l’intelligence du chercheur.
13La même volonté de réconcilier les opposés se trouve chez Goethe. Il insista sur le fait que l’analyse, complément du procédé synthétique, pourrait aider à corriger l’« imagination trompeuse » et le « jugement hâtif », ennemis de la « véritable science de la nature24 ».
L’image : La famille des palmiers
14Pendant les années vingt, le discours de la méthode s’était rapidement diversifié. Le naturaliste genevois Augustin-Pyrame de Candolle mettait en évidence la corrélation entre l’unité du plan et la multitude ou variété des phénomènes observés25. En collaboration avec d’autres collègues il publiait en 1824 son œuvre majeure, le Prodromus systematis naturalis regni vegetabilis. En s’inscrivant nettement dans la lignée de Linné, l’idée d’une classification naturelle des plantes est rendue possible par une analyse scrupuleuse des organes végétaux. En 1827 de Candolle complétait son idée initiale en publiant l’Organographie végétale, ou description raisonnée des organes des plantes, dont Goethe traduisait l’esquisse d’une théorie de la « symétrie végétale ». De Candolle écrivait : « Lorsqu’on a commencé à étudier la nature brute, on n’y a vu, pour ainsi dire, que des irrégularités, mélangées cependant, çà et là, des symptômes plus ou moins apparens d’un ordre régulier26 ». La connaissance d’un nombre presque infini de nouveaux phénomènes avait facilité la compréhension du « type » d’espèces de plantes, dont les irrégularités, à ce qui concerne leur stature et leurs organes27, sont autant de preuves de la constance du type, constance qui, selon de Candolle, se manifeste par la symétrie de l’organisation. L’auteur poursuivait :
Mais plus le nombre des êtres connus a augmenté, plus on les a étudiés avec soin, plus on s’est convaincu de ce principe que j’ai été le premier, ou l’un des premiers à énoncer dans sa généralité, qu’il est presque certain que les êtres organisés sont symétriques ou réguliers lorsqu’on les considère dans leur type, et que les irrégularités apparentes des végétaux tiennent à des phénomènes constans entre certaines limites28.
15Dans la pensée scientifique de Goethe, les termes d’« unité », de « type » et de « loi » coïncident en ce sens qu’ils expliquent des aspects différents du problème de la classification de la nature. Chaque chercheur qui met l’idée à la base de sa pensée, dit-il, est « plus ou moins ermite29 » parce que l’idée est supérieure au raisonnement et ne se transmet pas facilement à d’autres chercheurs. Goethe, qui affirmait la valeur de l’énoncé aphoristique même en matière scientifique, constatait que « tout est plus simple que l’on ne croit, en même temps que tout est plus compliqué que l’on ne peut concevoir30». Grace à sa pensée légèrement platonisante, il trouvait quelque chose de « simple » dans l’observation que la nature montre partout une tendance de se développer en spirale [« Spiraltendenz »], tendance qu’il essayait de vérifier par la loi de la métamorphose.
16Parmi les jeunes naturalistes qui se donnaient pour exercice de confirmer l’idée de métamorphose, au sens de Goethe, on trouve le botaniste et ethnologue bavarois Carl Friedrich Philipp von Martius (1794-1868)31. Avant d’explorer quelques éléments fondamentaux de la pensée de Martius, j’aimerais donner quelques aperçus de sa vie mouvementée. En septembre 1824, Goethe faisait la connaissance de Martius, dont il avait célébré l’année précédente l’ouvrage déjà fameux concernant les palmiers du Brésil32. À l’instigation du roi de Bavière Maximilien I. Joseph, Martius et le zoologue Johann Baptist von Spix entreprenaient une expédition qui les menait, pendant les années de 1817 à 1820, dans les forêts vierges du Brésil. Dès 1826 Martius prit la chaire en botanique à l’université de Munich. En 1830 il a été nommé directeur du jardin botanique33. De l’expédition au Brésil résultait un de plus importants documents de la littérature de voyage scientifique en langue allemande du dix-neuvième siècle. L’ouvrage en trois volumes, Reise in Brasilien in den Jahren 1817–1820 (1823-1831), se distingue par une combinaison d’observations dans des domaines aussi variés que la botanique, la zoologie, la biologie marine, l’ethnographie, la linguistique et la civilisation des autochtones. La publication en anglais en deux volumes, qui date de 1824, témoigne du grand succès européen de ce récit de voyage34. Dans les années qui suivait cette publication, Martius éditait de nombreux ouvrages qui étalaient une vue d’ensemble exhaustive de la flore brésilienne et des palmiers en particulier. À l’occasion d’une séance de l’Académie bavaroise des sciences, le 16 février 1824, il donnait un exposé de ses recherches morphologiques, qu’il publiait la même année sous le titre emblématique « Die Physiognomie des Pflanzenreiches in Brasilien » [« La physionomie du règne végétal du Brésil 35»]. Le 23 octobre 1823, un an avant sa rencontre avec Goethe à Weimar, Martius offrait au poète amateur de plantes les deux premiers fascicules du recueil des palmiers brésiliens et ajoutait un petit traité manuscrit que Goethe qualifiait de « cahier savant et vivant » [« gründlich-lebhaftes Heft36 »]. Ce manuscrit, Einiges von den Palmen, naturgeschichtlich und morphologisch37, développait « la croissance des palmiers, depuis le premier germe de la noix jusqu’à la fleur et le fruit et jusqu’à la nouvelle croissance et le renouvellement de la fleur et du fruit38 ». Martius confirmait la théorie de la métamorphose de Goethe, qu’il mettait en rapport avec le cours astronomique de l’année. La « tendance » verticale de pousser, qu’il observait chez les espèces de palmiers, entraine selon le botaniste « l’orientement des palmes en spirale », qui exprime « le cours annuel de la terre39 ». Étant donné, expliquait-il, que « l’acte fondamental de la vie végétale », le pouvoir de pousser, se prolonge infiniment chez les diverses espèces de palmiers, les palmiers témoignent de « la tendance libre, illimitée et persistante de l’esprit végétal d’une manière plus inaltéré et plus pure, en comparaison de toutes les autres plantes ». L’ami de Goethe, Carl Gustav Carus, héritier plus ou moins explicite de la philosophie de l’histoire de Johann Gottfried Herder40 et de la philosophie de la nature de Schelling, juxtapose la « tendance des plantes de se développer en spirale » à la loi de la « métamorphose », tendance, écrit-il, « dont la dernière et la plus profonde raison doit être cherché dans l’univers étoilé autour duquel gravitent sans répit, vers la droite et la gauche, la terre et, avec elle, tout le règne végétal41» .
17Martius ne se contentait d’ailleurs pas d’une explication astronomique de la « tendance végétale de se développer en spirale » ;42 sur le plan spatio-culturel il y joint des observations anthropologiques et ethnologiques, puisque l’histoire des civilisations, y inclus l’histoire de l’art, tout comme l’histoire naturelle, est sujette aux « lois générales de tension entre la terre et le soleil ». Martius poursuit :
[Les palmiers] sont le prototype du style sublime oriental en architecture. Les ornementations et les chapiteaux de nos ordres de colonnes appartiennent de préférence aux têtes couronnées des palmiers. L’acanthe, qui par son feuillage représente une partie de l’ornement de l’arbre, est ami des palmiers et croit dans ses parages43.
18En intégrant la vie des palmiers dans un contexte où nature, civilisation et art se joignent, Martius met en évidence toute l’ampleur du savoir anthropologique dans le domaine de l’histoire naturelle. Quant au développement du palmier, qu’il a étudié de façon plus détaillée que personne avant lui, il le réfère au principe maitre de la nature, c’est-à-dire à la verticalité et à la tendance à se développer en spirale, tendance qui est à la base de la diversité des genres et des espèces et de la « gradation et du raffinage des formes » [« Gradation und Veredelung der Formen »]. L’ensemble des formes, la structure morphologique de la plante, varie selon les coordonnées géographiques et climatiques qui les déterminent.
19Au niveau d’une synthèse morphologique des formes, la pensée naturaliste de Martius est suppléée par une vue esthétique de l’ensemble de la nature. Tout en insistant sur l’importance d’un relevé monographique des plantes, Martius les représente sur de multiples planches qui apportent au lecteur de son ouvrage un aperçu total du paysage. C’est avant tout par l’image qu’il retrace la vie des palmiers. Le botaniste se servait de la technique tout récente de la lithographie en couleurs afin d’obtenir un effet picturale impressionnante44. A l’œil du contemplateur européen, la flore exotique du Brésil se présente comme un rêve éveillé, comme des souvenirs très vifs de l’ère primitive de notre globe. Il va de soi que l’imagerie florale est l’héritage de l’histoire naturelle de la Renaissance jusqu’aux Lumières45. Toutefois, Martius supplante l’abord anthropocentrique de Buffon par des procédés anthropologiques ou ethnologiques dont la flore fait partie d’une vue d’ensemble assez complète de la civilisation brésilienne. Il y ajoute un sentiment de la nature, qui l’inscrit délibérément dans la lignée de Rousseau – de Rousseau explorateur du Val-de-Travers, par exemple, de cette partie du Jura neuchâtelois donc qui semble être une contrée exotique en miniature au milieu de l’Europe civilisée. Dans son manteau bleu, comme il est représenté dans une gravure en acier contemporaine, Rousseau lui-même apparait au sein de l’image, personnage qui regarde les différents aspects de la nature dans son intégralité. Dans les esquisses d’un compte rendu de l’œuvre de Martius, Goethe faisait l’éloge de ces « vues des paysages et des localités » [« Landsichten », « Localbezüge »]. Évidemment, Martius avait atteint à ce que Goethe appelait la « théorie vivante » [« lebendige Theorie »] dont le but était d’intégrer les différentes espèces des plantes dans une totalité « artistique esthétique » [« artistisch-ästhetisches » Ganzes]. Goethe poursuit : « à savoir, pour tout dire, que le tout artistique le plus beau se développe du détail le plus véritable et qu’on approche de l’effet esthétique et donc tout près de l’effet moral » [« und zwar, daß, um zuletzt alles zu sagen, aus dem wahrhaftesten Detail das schönste Kunstganze sich entfaltet und wir nun schon an die ästhetische Wirkung, und also ganz nah zur sittlichen herangefördert sind46 »]. Dans une notice autobiographique de 1828 dans laquelle Goethe ébauchait une « vue esthétique des plantes » [« ästhetische Pflanzen Ansicht »] et qui mettait en lumière l’intérêt que déjà le jeune garçon de Francfort avait pris dans les ateliers de peintres de sa ville natale, il notait : « Les amateurs d’art sont en même temps des botanophiles. L’artiste doit s’y accommoder » [« Die Kunstliebhaber sind zugleich Botanophilen / Der Künstler hat sich nach ihnen zu richten47 »].
Le mythe : Le second « Faust »48
20L’image florale qui donne une vie nouvelle à des êtres vivants, fait partie d’une imagerie qui raconte ultimement le développement de l’univers. Au point de vue cosmo-génétique, la métamorphose des plantes, leur tendance de se développer en spirale et la polarité ou tension entre la terre et l’univers sont des effets constants d’un phénomène qui sillonne toute la nature. En janvier 1830, en travaillant à la deuxième partie du « Faust », Goethe se mettait à écrire la « Classische Walpurgisnacht ». Au milieu de l’imagerie mythique du deuxième acte, le philosophe présocratique Thalès, en s’entretenant avec le dieu marin Protée, explique sa vue génétique de la gradation des êtres :
Gieb nach dem löblichen Verlangen,
Von vorn die Schöpfung anzufangen,
Zu raschem Wirken sei bereit !
Da regst du dich nach ewigen Normen,
Durch tausend abertausend Formen,
Und bis zum Menschen hast du Zeit49.
[Thalès : Consens à son louable désir de commencer la création par le principe ! Sois prêt à l’action agile ! Là tu vas, selon des normes éternelles, te mouvoir à travers mille et mille formes ; et jusqu’à l’homme tu as du temps]50.
21A y regarder de près, le désir de recommencer la création vise à une théorie de la gradation des êtres que Jean Baptiste Robinet, presque oublié aujourd’hui, avait élaborée dès 1763. Cette année-là, il publiait les deux premiers volumes De la nature, ouvrage qu’il achevait en 1766. Il est à noter que, la même année, il éditait une version française de l’œuvre majeure de Johann Joachim Winckelmann, Histoire de l’art chez les anciens. En 1768, Robinet donnait à la presse un ouvrage curieux dont le titre même est emblématique de sa pensée naturaliste : Vue philosophique de la gradation naturelle des formes de l’être, ou Les essais de la Nature qui apprend à faire l’homme. A maintes reprises, même au moyen de documents assez bizarres, comme des pierres en forme de parties du corps humain ou des récits plutôt fantaisistes de la pêche d’hommes marins, Robinet affirmait que la nature créatrice, personnifiée ou déifiée, tendait, par toute la série de ses produits et depuis des ères immémoriales, à faire l’homme. La morphologie qui rassemble les formes infinies des êtres, n’est qu’une anthropologie travestie et mise en développement. On n’est donc pas trop surpris que le Thalès goethéen adhère à la même opinion. La nature qui, par une force protéenne inépuisable, crée des formes infiniment variées, prend beaucoup de temps jusqu’à ce qu’elle réussisse à faire l’homme. Pour l’auteur du Faust, la sociabilité et donc l’attitude morale sont des aspects essentiels de la nature créatrice. Dans la scène « Peneiusumgeben von Gewässern undNymphen » [‘Pénéios entouré d’eaux et de nymphes’], c’est le sens de l’ouïe qui transforme la flore du marécage en de véritables nymphes. La langue même se présente comme un tableau aux éléments sonores. Voici comment le dieu marin Pénéios se laisse entendre :
Rege dich du Schilfgeflüster ! Hauche leise Rohrgeschwister, Säuselt leichte Weidensträuche, Lispelt Pappelzitterzweige, Unterbrochnen Träumen zu 51! […]
Balancez-vous, plantes des eaux ;
Respirez doucement, roseaux ;
Branches flexibles des saules,
Frémissez ; - gazouillez,
Rameaux tremblants des peupliers ;
Charmez par vos douces paroles,
Vos bruits incertains et confus,
Mes rêves interrompus !
Mais une secousse profonde,
Un tremblement soudain dont mes bords sont émus,
Vient m’éveiller du frais repos de l’onde.
22Là, il s’agit d’une image sonore du marécage qui se transforme en un paysage aux accents mythiques ou plutôt humains. Faust, arrivant au fleuve, dit :
Hör’ ich recht, so muß ich glauben :
Hinter den verschränkten Lauben
Dieser Zweige, dieser Stauden
Tönt ein menschenähnlichs Lauten :
Scheint die Welle doch ein Schwätzen,
Lüftlein wie – ein Scherzergötzen52.
FAUST, errant sur le bord du fleuve. Si j’ai bien entendu, sous ces épais rideaux de branches et de feuillée une voix humaine s’est exhalée. Le flot ici semble gazouiller des paroles mystérieuses, et la brise qui passe a comme des sifflements badins.
[…]
23Dans les vers qui suivent, Faust ne laisse pas de doute : son œil propre produit la réalité imaginaire qui l’entoure comme des réminiscences d’une vie antérieure ; par un changement subit, l’image de la nature devient perméable afin de faire entrevoir les personnages mythiques qui sortent de la conscience rêveuse. C’est ainsi que s’explique le rapport entre morphologie et physionomie, entre science naturelle et science morale : comme dans le rêve ovidien, la plante vivace devient nymphe, l’eau devient esprit, la forme devient figure. Faust continue :
Ich wache ja ! O laßt sie walten
Die unvergleichlichen Gestalten
Wie sie dorthin mein Auge schickt.
So wunderbar bin ich durchdrungen
Sind’s Träume? Sind’s Erinnerungen?
Schon einmal warst du so beglückt.
Gewässer schleichen durch die Frische
Der dichten sanft bewegten Büsche,
Nicht rauschen sie, sie rieseln kaum ;
Von allen Seiten hundert Quellen
Vereinen sich, im reinlich hellen,
Zum Bade flach vertieften Raum53.
FAUST. Oui, je veille : Oh ! Flottez, flottez, formes incomparables que mon œil caresse ça et là ! Quel ravissement me pénètre au fond de l’âme ! Sont-ce des rêves ou bien des souvenirs ? Une fois déjà, volupté pareille t’enivra ! Les flots se glissent à travers la fraîcheur des rameaux épais doucement émus. Ils ne murmurent pas, à peine s’ils grésillent. De tous côtés, les sources se joignent et vont se creusant en un limpide espace propice au bain. Formes juvéniles, grâces féminines, que le cristal humide offre doubles à l’œil enchanté ! Puis des troupes de baigneuses lascives, les unes nageant avec hardiesse, les autres timidement embarrassées ; des cris, des combats folâtres !
24L’œil humain qui crée ce qu’il voit dans la nature, s’entremêle des figures bienvenues, qui se reflètent dans la surface de l’eau :
Gesunde junge Frauenglieder,
Vom feuchten Spiegel doppelt wieder
Ergötztem Auge zugebracht !
Gesellig dann und fröhlich badend,
Erdreistet schwimmend, furchtsam watend ;
Geschrey zu letzt und Wasserschlacht54.
25Le mythologue Friedrich Creuzer avait établi une théorie du « symbole naturel » [« Natursymbol »] à partir de la poésie et la sculpture hiératique de la Grèce archaïque. On sait que Creuzer était redevable de sa théorie du symbole à la philosophie de Hegel et du néoplatonisme. La philosophie grecque de la tarde antiquité représentait, selon Creuzer, le dernier fleuron d’un long développement de la pensée qui conservait toujours, dans les chants théologiques et la sculpture magique, créées au commencement de la civilisation grecque, quelques résidus d’un culte thériomorphe. Dans son essai « Histoire naturelle des religions ethniques, et en particulier grecque et italique » [« Naturgeschichte ethnischer Religionen, besonders der Griechischen und Italischen »], Creuzer attribuait tout le savoir astronomique et naturel au pouvoir de l’esprit humain de produire des personnifications55. Goethe s’inspirait de l’idée de Creuzer, que l’aperception du réel était imprégnée d’une couche symbolique qui a donné naissance aux civilisations les plus anciennes se mirant plus tard dans les mythes. Sans entrer dans les détails de la pensée de Creuzer, on peut toutefois constater que tous les deux étaient convaincu que la science naturelle ne se concevait pas sans avoir recours à l’histoire naturelle des religions, c’est-à-dire, au mythe représenté par la poésie et l’art sculptural des anciens peuples. Afin d’expliquer les mythes archaïques, Creuzer se servait délibérément des résultats les plus récents de l’anthropologie et de l’ethnologie contemporaines. C’est exactement ce genre de recherches, dans lequel l’étude des mythes anciens et la science naturelle convergent.
26Sur une feuille volante, contenant des réflexions sur la méthode dialectique en science naturelle, Goethe écrivait, qu’il était « à la fois gênant et favorable de viser au classement et au système » [« bei Naturforschung auf Anordnung, auf System auszugehen, hinderlich und förderlich56 »]. Étant donné que les phénomènes n’existent que par l’aperception du chercheur, la manière de penser est toujours dépendante des conditions naturelles et socio-culturelles de sa genèse. Dans la perspective de la dialectique hégélien, l’ouvrage de Voigt, dont on a fait référence déjà plus haut, explorait ce rapport entre « système » et « histoire » d’une manière convaincante. Dans une lettre à Martius du 27 février 1823, de Candolle avait écrit : « Tout ce que j’ai d'influence sur les jeunes botanistes je l’exerce à faire des monographies [,] persuadé que c’est le travail le plus utile pour la science et pour eux-mêmes57». A la fin, on disposerait d’ « un tableau général de l’ensemble des familles naturelles au point où elles se trouvent58». Pourtant, Goethe croyait que la méthode monographique de de Candolle était insuffisante parce qu’elle néglige les conditions de vie des plantes entre elles, et le système, issu d’une longue série de monographies, disparates et isolées, serait donc trompeur. Goethe répliquait :
« Il est évident que quelques amateurs des plantes se borneront peu à peu à des monographies ; mais il est à craindre que ce faisant la botanique ne devienne plus illimitée. On souhaiterait donc qu’on traite ces monographies dans le sens morphologique, afin que le savoir et la science se conjuguent et s’entraident et se facilitent mutuellement »
[« Daß einzelne Pflanzenfreunde sich nach und nach auf Monographien beschränken werden, ist gewiß, nur ist zu befürchten, daß dadurch die Botanik noch grenzenloser werden müsse; daher ist zu wünschen, daß auch diese Monographien im morphologischen Sinne behandelt werden, da denn Wissen und Wissenschaft sogleich in einander wirken, sich wechselseitig fördern und erleichtern59»].
27La tendance des plantes à se développer en spirale dont la vigne se distingue particulièrement et que l’on observe plus ou moins dans tout le règne végétal, vise apparemment à une loi générale qui est confirmée par tant de phénomènes variés de pantes, mais qui ne se manifesterait pas à la suite d’une série de monographies isolées à la manière de de Candolle. Goethe admirait justement les lithographies représentant les palmiers dans leur ambiance naturelle que Martius avait incorporé à son ouvrage, parce qu’elles retraçaient « la variété dans l’unité » [« Vielheit in der Einheit »] et qu’elles rendaient par-là une « image vivante » [« lebendiges Bild »] de la nature. Il s’était donc convaincu que le progrès de la science naturelle menait, à partir de la classification de Linné qui ne favorisait d’ailleurs pas le dessin, à l’image qui, loin de ne présenter que des parties ou des organes particuliers des plantes, visualisait la « totalité » [« das Allgemeine »] de la vie du règne végétal, y inclus les aspects astronomiques, anthropologiques et ethnologiques.
28À l’occasion de la publication de l’œuvre de Martius, Goethe semblait enfin raccorder la science naturelle et l’histoire naturelle des religions de Creuzer. Dans un passage aussi curieux que crucial on lit :
Si l’on pense aux temps les plus reculés, quand la science naturelle avait commencé à partir des images, et qu’on la communiquait et la propageait religieusement par des images sans écriture et comme écriture – c’est principalement le cas des hiéroglyphes égyptiennes ; il faut nous étonner en regard de l’époque la plus moderne, que la science, afin de se perfectionner, doit de nouveau avoir recours aux images ».
[« Gedenken wir gegen[wärtig] der ältesten Zeiten, wo die Naturkunde von Bildern angefangen, durch Bilder ohne Schrift und als Schrift mitgetheilt und religios fortgepflanzt worden; wie denn die ägyptischen Hieroglyphen in ihren Hauptelementen dorthin gerichtet sind ; so muß uns bei Vergleichen der neusten Zeit [auffallen], daß um sich zu vollenden die Wissenschaft wieder zu Bildern zurückkehren müsse »60].
29Ce retour aux images se conçoit dans un contexte intellectuel qui favorisait une conception de la science naturelle se fondant sur la suprématie de l’ « idée ». C’était la manière platonisante de penser de l’ « ermite » de Weimar et de ses quelques adhérents. En choisissant les plantes comme objet de recherche, la totalité des phénomènes, à partir des astres jusqu’aux minéraux, était toujours présente. En 1824, Martius constatait que « la plante, considéré comme l’expression d’un rapport universel de notre planète au soleil », nous donne en même temps des éclaircissements sur l’ « histoire de la terre ».61 La géologie entre donc dans l’espace de la botanique. Voigt croyait pouvoir prouver que « chaque continent possède la création entière selon les traits caractéristiques » [« Jedes Weltland besitzt die ganze Schöpfung in ihren Grundzügen62 »]. Le géologue Wilhelm von Eschwege, ami de Goethe, était directeur général des mines d’or dans la province brésilienne Minas Gerais. En 1822 il publiait ses recherches géologiques sous le titre Geognostisches Gemälde von Brasilien [« Tableau géognostique du Brésil »]. Comme le titre l’indique, le recours à l’image est notoire. Von Eschwege parvenait à ce résultat qu’il y a « beaucoup d’analogies » entre « les espèces de montagne primitives et de transition » en Europe et celles du Nouveau Monde63. La qualité magnétique des roches s’exprime par la « polarité » qu’on retrouve jusque dans la microstructure des couches rocheuses et que von Eschwege croyait avoir la forme idéale d’un cube64. Martius, quant à lui, témoignait de la participation de toutes les choses particulières à la « totalité immense » de la terre [« ungeheures Ganze »] dans le « rapport génétique » [« genetische Beziehung »] entre les plaines brésiliennes et les steppes de la Russie et les landes de l’Europe du Nord.65 À la différence des « singularistes », dont Buffon est le père, la morphologie des « universalistes » part de ce principe esthétique platonisant de « variété dans l’unité » qui, selon eux, se répand dans tout l’univers. C’était donc bien de la spéculation à la manière de Schelling. Le fils de de Candolle, Alphonse, écrivait en 1856, à l’occasion de la retraite de Martius : « Ce qu’il a conservé de Linné, c’est le grand esprit de généralisation et la tendance au spiritualisme. »66 En 1840 déjà, le philosophe Immanuel Hermann Fichte se montrait convaincu que Martius « connaissait bien ce confinium de spéculation et d’empirie » [« wie sehr Ihnen dies confinium von Spekulation und Empirie vertraut ist67 »].
30Les discussions de l’Académie des sciences que Goethe présentait au public allemand dans son discours Principes de philosophie zoologique s’inscrivent dans ce contexte de la philosophie de la nature schellingienne. Geoffroy Saint-Hilaire insérait au début de son livre dont Goethe empruntait le titre, un « discours préliminaire » « Sur la théorie des analogues », discours fameux qui résumait les différends des partisans des deux parties. Geoffroy Saint-Hilaire n’hésitait même pas à citer son adversaire Georges Cuvier qui juxtaposait la théorie des analogues et le panthéisme, disant que :
pour certains esprits, il y a derrière cette théorie des analogues, au moins confusément, une autre théorie fort ancienne, réfutée depuis long-temps, mais que quelques Allemands ont reproduite au profit du système panthéistique, appelé philosophie de la nature68.
31Loin de nier cette généalogie de la théorie des analogues, Geoffroy de Saint-Hilaire mettait en évidence le rapport entre la recherche des produits de la nature et la reconnaissance de la distension spatio-temporelle de la création en sa totalité. Dans son « discours préliminaire » il écrivait :
Les corps, les élémens, leurs mouvements, l’actuel et le futur arrangement de toutes choses, voilà l’œuvre de Dieu, ses dons à toujours concédés.
La Nature est la loi qu’il a donnée au monde69.
32Quant au vers qu’il citait à la fin de son raisonnement, Geoffroy Saint-Hilaire l’empruntait du poème L’Astronomie (1830) de Pierre Daru, à l’époque beaucoup en vue, et il cite même la « source » contenant, selon lui, « le développement de cette pensée ». Il s’agit du poème néo-latin Zodiacus vitae (1536) du poète humaniste italien Marcello Palingenio Stellato (ca 1500-1551), qui expliquait la nature à la base de la structure astrologique de l’univers, tout en insistant sur l’importance de l’histoire naturelle à l’égard de la vie civile et morale de l’homme. Goethe connaissait personnellement Daru qui était présent lors de la visite de Napoléon à Weimar70. Dans le passage cité par Geoffroy Saint-Hilaire, Marcello Palingenio avait écrit :
Naturam vero apello legem Omnipotentis,
Supremique patris, quam primâ ab origine mundi
Cunctis imposuit rebus, jussitque tenerit
Inviolabiliter, dum mundi saecla manerent71.
33La « nature » est donc la « loi » même de l’univers que Dieu, au début de la création, avait imposé à ses créatures. Selon Geoffroy Saint-Hilaire, cette loi s’exprime par ce qu’il appelle « l’Animalité », « être abstrait », qui est pourtant « tangible par nos sens sous des figures diverses72 ». À la base de cette loi, les produits de la nature se diversifient de manière protéenne :
Ses formes varient en effet, selon qu’en ordonnent les conditions de spéciale affinité des molécules ambiantes, qui s’incorporent avec lui. A l’infinité de ces influences, modifiant sans cesse les reliefs profondément comme sur tous les points superficiels, correspond une infinité d’arrangements distincts, d’où proviennent les formes variées et innombrables répandues dans l’univers73.
34Toutefois, bientôt s’en était fini de la spéculation. Au début du dix-neuvième siècle, l’ancien jardin botanique de Munich a été soigneusement élaboré par le paysagiste reconnu Friedrich Ludwig von Sckell. À l’instigation de Justus von Liebig, l’inventeur de l’agrochimie, on le détruisait et le remplaçait par le palais de verre que le roi Maximilien II, petit-fils de Maximilien Joseph, avait fait construire afin d’héberger une exposition industrielle, à l’instar de l’exposition de Londres – la première d’ailleurs en Allemagne. En raison de la destruction du jardin, que Martius avait aménagé pendant plus de deux décennies, il se retirait de ses fonctions publiques.
35Autre métamorphose, plutôt violente et brutale : La morphologie et l’approche esthétique à la science naturelle ont été remplacé par la science moléculaire et l’utilisation technique immédiate des résultats de la science qui ne se souciait plus de la beauté, de la régularité ou de la symétrie des produits de la nature. Rousseau, dans ses fragments botaniques, se comptait parmi ces « quelques désœuvrés » qui « s’amusent à contempler la nature74 ». Au milieu du dix-neuvième siècle, le temps des « désœuvrés » passionnés de plantes s’était définitivement écoulé.