Narrations et enjeux pragmatiques :représentations et réagencements post-poétiques
1Plutôt que de forcer l'opposition discutable entre, d'un côté, une certaine qualité supérieure de langage – qui serait la littérature – et de l'autre, un ensemble mal défini de discours à visée pragmatique, la situation politique et médiatique qui est la nôtre met en évidence l'articulation des usages langagiers à des enjeux collectifs, et la nécessité d'adapter nos outils à l'ancrage discursif, social et institutionnel de toute littérature. Les frontières sont minces entre les modes de publication, qui se multiplient par ailleurs et déplacent les problématiques artistiques sur des terrains comme celui de l'attention, nécessitant des approches relevant de la médiologie et des neurosciences, au-delà des simples études poétiques1. Quelle que soit l’autonomie du champ en ce qui relève des problématiques de production, la littérature n'est pas un monde à part, séparé ontologiquement de ce qui n'en serait pas. Plus que jamais productions artistiques et produits de divertissement cohabitent sans qu'il soit facile de faire le partage, et il peut sembler désormais entendu qu'au-delà des artefacts eux-mêmes il faille étudier tout particulièrement les usages qui en sont fait2. Ce mouvement de recontextualisation permanente trouve aujourd'hui sa place dans une certaine frange du milieu poétique, qui met au centre de sa pratique l'inscription de la littérature dans une société et ses discours, et de sa théorie la réactivation de la philosophie pragmatiste américaine, dans le prolongement de L'art comme expérience de John Dewey.
2La problématique du storytelling offre un angle d'attaque opérant pour étudier la façon dont tout cela circule. En effet, si certains outils historiquement associés à la littérature sont récupérés pour leur pouvoir d'identification par le néo-libéralisme à des fins supposément moins nobles, on assiste de plus en plus à des pratiques qui assimilent les discours a priori extra-littéraires et les réagencent dans des cadres se donnant à lire en tension avec leur contexte d'émergence. À la fois documentaire, critique et poétique (par les ressorts formels avec lesquels elle fait jouer l'articulation de la littérature au monde), cette façon d'envisager la poésie nous permet d'étudier l'impact d'une littérature cherchant de nouvelles façons de faire jouer le rapport aux langages dominants, à la reconfiguration de l'expérience et à la représentation du réel, en imaginant des formes alternatives qui ne visent pas avant tout l'efficacité du produit, mais l'activation de la lecture des données du monde sur un mode critique3.
Trois conceptions de la poésie
3Une précision s'impose dès qu'il s'agit de parler de la poésie en France aujourd'hui. Si le champ poétique est le terrain de tant de querelles répétées (alors même qu'il regroupe des pratiques résolument minoritaires et aux enjeux plus symboliques que matériels), ce n'est pas tant parce qu'il recouvre des formes et pratiques contradictoires que parce que les diverses conceptions de ce dont il est question dans le terme même de « poésie » impliquent des perspectives et méthodes d'analyse différentes. Il existe de multiples façons de définir ce qu’est la « poésie » et qui sont les poètes, mais celles-ci semblent pouvoir être regroupées autour de trois niveaux de reconnaissance principaux, trois pôles communicants entre lesquels existent des passerelles mais qui ne recouvrent pas exactement le même terrain, les mêmes réalités, et ne conduisent pas aux mêmes inclusions et exclusions par rapport à ce qu'on nomme poésie.
4Une première façon d'envisager la poésie est de la considérer comme un genre, avec une histoire, ses dialectiques, ses réussites et ses chefs-d’œuvre. Un genre littéraire, opposé à d'autres genres (tels que le roman, l’autobiographie ou l'essai), et qu'on reconnaît à certains aspects formels, principalement d'ordre prosodique, et identifiés à une intensité supérieure de langage. C'est à ce niveau que peuvent s'analyser des questions relevant de l'histoire des formes, comme la « crise de vers » mallarméenne, mais également des querelles sur le terrain de l'expression, comme celle qui a opposé depuis les années 1980 les tenants du renouveau lyrique à ceux du littéralisme, forçant quelque peu l'opposition entre classiques et modernes4. Toutes ces questions, formelles et discursives, ont des répercussions sur les deux autres niveaux, mais elles mettent avant tout l'accent sur le produit textuel et ses traits caractéristiques permettant d'établir qu'on est bien (encore) dans de la poésie. Cette conception de la poésie comme genre reste dominante, à la fois pour ceux qui la produisent et pour ceux qui la lisent, mais se retrouve quelque peu enfermée dans des considérations purement esthétiques, prises en charge par les études poétiques.
5Une deuxième façon de regarder la poésie est de la voir non seulement (voire plus du tout) comme un genre avec ses codes à reprendre ou dépasser, mais comme un certain positionnement énonciatif face au réel, un certain type d'exploration linguistique et textuelle qui peut en ce sens utiliser ou non les ressources et procédures traditionnellement associées au travail poétique, de façon à dire quelque chose du réel autrement (autrement qu’un romancier soumis à ses personnages ou qu’un essayiste soumis à sa thèse par exemple). En prolongement de la brèche théorisée par Mallarmé, la poésie, conçue comme affaire de langage avant tout et non plus seulement outil de représentation, peut – c’est le paradoxe exploré par toutes les avant-gardes – se rapprocher du monde en le mettant en scène autrement. En ce sens, l’assimilation de la poésie à un langage non utilitaire et non communicationnel, posture emblématique du « régime esthétique des arts » tel que l’a étudié Jacques Rancière5, peut conduire aussi bien à la purification moderniste du médium qu’à son envers critique. Cherchant le dépassement de la clôture esthétique au profit d’une exploration de nouveaux outils, s’écartant de plus en plus des formes emblématiques de l’histoire poétique, préférant documenter des processus que créer l’œuvre d'art parfaite détachée de ses circonstances, cette conception de la poésie est exemplifiée aujourd’hui dans les notions d’agencement, de dispositif, ou encore d’hybridation avec d'autres formes d'expression, artistiques ou non. On pourrait l'appeler expérimentale, et le terme « poésie » serait alors compris comme synonyme de laboratoire d'exploration formelle et discursive, la composante esthétique (par le travail de montage par exemple) n’étant pas un absolu mais un outil expressif pour aller plus loin dans la texture de ce qui est visé. Il y a également une histoire de ces façons de chercher des « sorties6 » hors du genre, plus récente et n'étant pas parvenue à se hisser au rang de paradigme du contemporain poétique – pour reprendre la formulation de Nathalie Heinich à propos de l'art contemporain, avec lequel ces pratiques ont pourtant plus en commun par leur caractère procédural ou conceptuel qu'avec les poétiques de type 1. En raison de la dimension meta-reflexive, documentaire, critique ou politique qui les sous-tend, il est nécessaire de les lire en conjonction avec d’autres types de discours, et d’endosser une approche plus pragmatique de la poésie, dans son rapport au monde et aux autres formes de discours.
6Une troisième façon de regarder la poésie, qui ne doit pas être sous-estimée, est de la considérer comme un milieu sociologique ou, plus exactement, comme plusieurs milieux, basés autour d'éditeurs, d'événements, d'acteurs. Qui écrit telle sorte de poésie, qui lit telle sorte de poésie (et sur qui elle est susceptible d'avoir un effet, donc), sont aussi sujets à des considérations sociologiques – et pas seulement esthétiques. Mais, et de façon plus importante ici, ces pratiques expérimentales qui m’intéressent sont désignées comme poétiques parce que des institutions les reconnaissent comme poésie, voire parce que les acteurs en question se sont fédérés en structures éditoriales les publiant comme de la poésie7. Il s'agit bien entendu de la position dite institutionnelle, qui remplace la question « qu'est-ce que l'art ? » par la question « quand y a-t-il art ? ». De nouveau, l’accent n'est pas mis sur le produit textuel mais sur les structures de légitimation du circuit de la poésie et son inscription dans un monde et une histoire. Le champ littéraire bourdieusien, dans lequel des positionnements formels sont liés à des positionnements symboliques, s’illustre exemplairement dans la poésie contemporaine, dont le peu de visibilité des acteurs fait du positionnement symbolique l’enjeu principal de reconnaissance. Quand je parle d'agencements post-poétiques, c'est donc à la croisée des conceptions deux et trois que je me place – un certain rapport à la notion même de poésie publié, lu et commenté par des gens qui se reconnaissent entre eux.
Trois exemples de réagencements post-poétiques
7Jean-Marie Gleize est un de ceux dont les travaux, théoriques et institutionnels8, ont le plus contribué à forger les lignes de force de ce que lui-même appelle le « poétique après la poésie », et qu'il rapproche des communautés anarchistes cherchant à réinventer « le politique après la politique9 ». Sans doute celui dont le travail reste le plus ancré dans une certaine histoire de la poésie, il en fait jouer et glisser les notions, parlant de la nécessité d'une poésie littérale, où l'énonciation est inscrite en permanence comme telle dans le texte tout en reprenant les mots des autres, ou encore de « réelisme »(par opposition aux « procédés de la représentation réaliste mis au point par les romanciers du XIXe siècle10 »), pour favoriser une poésie qui peut prendre pour objet le monde, la réalité sociale ou bien soi-même, son propre corps, sa propre histoire, dans une visée non d'expression mais d'enquête. Il ne s'agit bien sûr pas de retrouver le réel mais d'interroger la façon dont nos représentations en tiennent lieu, et de chercher des procédures langagières capables à la fois de mettre cela au jour et de proposer des modes alternatifs d'écoute de ce qui se passe vraiment. En cherchant à formaliser cet écart, Jean-Marie Gleize utilise, pour son propre travail mais aussi comme manière de cartographier ce qui se joue actuellement autour de lui, la notion, que je lui reprends donc, de postpoésie, dont il donne, de façon descriptive, la définition suivante, pouvant désigner bon nombre de pratiques au-delà de la sienne :
– ces objets ne travaillent pas à partir d’une intériorité créatrice, d’une expérience personnelle, ils excluent toute dimension expressive ;
– ces objets n’obéissent à aucune intention esthétique particulière, ils ne se réfèrent à aucun système de valeur esthétique, conventionnel ou moderniste ;
– ces objets sont très liés à leurs modes de production et de reproduction (logiciels de mise en page, de manipulation des images ou du son, etc.) ;
– ces objets sont fortement réflexifs, métatechniques, métadiscursifs : ils font ce qu’ils disent, ils disent ce qu’ils font, ils explicitent, aussi bien, ils donnent à voir la façon dont nos représentations conditionnent notre perception et nos discours ;
– ces objets se caractérisent enfin (et c’est ce qui est le plus immédiatement spectaculaire) par les dispositifs de montage qu’ils mettent en œuvre : citations, prélèvements, échantillonnages, boucles, formatage, compactage, hiérarchies graphiques, etc. Montage, traitement d’un matériau hétérogène11.
8Son propre travail se retrouve principalement dans le cycle de livres qu'il publie depuis 1990 aux éditions du Seuil dans la collection « Fiction & cie ». Il y travaille à l'élaboration de deux aspects en lien avec la problématique du storytelling : la déconstruction des récits collectifs et de leurs pouvoirs sur nos représentations (celles qui sous-tendent le mot « communiste » par exemple, ou « terroriste » dans Tarnac, un acte préparatoire publié en 2011) ainsi que la mise en place de contre-narrations par des dispositifs textuels visant le degré minimal du récit pour limiter les risques d'envoûtement du lecteur. Le rapport au monde et au temps ne se joue pas pour lui sous le signe du récit mais sous celui de l'installation dans le cadre du livre. Voici une description qu'il donne de son travail :
Le problème est pour moi d’inventer un système de notation adéquat à la démarche en cours. Collage, montage, échantillonnage sont dans ce contexte des procédures privilégiées : manipulation d’éléments prélevés dans une archive textuelle ou autre, image photographique ou dessinée (graphitée), multiplication des procédures de saisie (ou de description) du réel en autant de dispositifs ou d’« installations » que de situations en cause. […] Dans ce travail, les blocs se rencontrent un peu comme les plaques tectoniques sous l’écorce terrestre, ou les masses d’air chaud et d’air froid dans l’atmosphère ; plaques et masses dont on nous dit que leurs points de rencontre sont des lieux de crise (plis, tremblements, soulèvements, orages, ouragans…). Il est clair que j’attends quelque chose de ces frottements, de ces collisions, que cela modifie quelque chose et donne accès à ce qui resterait, autrement, sans doute inaccessible12.
9L'analogie avec le monde des phénomènes physiques est intéressante, la façon de faire jouer ces différents segments d'énonciation par raccords et effet de continuité/discontinuité avec points de passage agissant sur plusieurs niveaux et strates d'expérience dont la mise en relation les uns avec les autres se fait sans que la logique soit perceptible. Il s'agit de retrouver un en-deçà de l'événement et de sa représentation pour ré-envisager les choses dans leur matérialité et leur temporalité propre. Rien ici de nouveau : que la poésie ait affaire avec un voir – avec un apprentissage de la vision, c’est quelque chose que le XIXe siècle a déjà longuement mis en pratique et théorisé. On retrouve du reste des développements de l’importance de « délier ce qui, dans l’apparence, se donne pour lié (continu), et de produire ponctuellement et provisoirement des liens, connexions entre les choses, faits, figures, ensemble de points ou de traits qui apparaissent […] discontinus13 » chez Rémy de Gourmont, qui a fait de la dissociation des idées un des traits caractéristiques de son travail d’écrivain14. Mais chez Jean-Marie Gleize, et ce dans une contigüité avec les poètes américains post-Language, il s’agit de mettre au jour des procédures de déconstruction des procédés de représentation, réutilisant sur un mode conceptuel différents matériaux pour les intégrer à l’installation temporaire en laquelle consiste chaque nouveau livre. L’un des principaux enjeux de ce travail est en ce sens d’ordre narratologique, de l’ordre de l’intégration du présent dans le déroulement du temps, et concerne l’articulation du récit à l’expérience :
le ralenti est le temps réel, tout se passe en temps réel, et nous travaillons en temps réel, au temps réel (à son devenir sensible). Ce qui se passe en temps réel (tout) est incompréhensible, parce que nous sommes habitués à (on nous a inculqué) des procédures narratives (littéraires ou relevant du récit quotidien) qui rétablissent un temps linéaire continu avec enchaînements où le temps réel (discontinu, lent, composé de longs épisodes où il ne se passe rien ou bien tout autre chose) est trans-figuré en temps logique, reconstitution abstraite du temps réel en temps comprimé-narrativisé15.
10Cette façon de faire jouer le temps autrement, pour en obtenir une nouvelle vision sur les choses et les relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres, génère une construction en creux, au sein d'un dispositif qui ouvre l'espace aux lecteurs, proche en cela de la poétique de l’œuvre ouverte telle que définie par Umberto Eco tout en se voulant en prise avec l’actualité politique la plus brûlante.
11Un deuxième exemple particulièrement opérant par rapport à la problématique du storytelling est celui de Christophe Hanna, et plus particulièrement du livre Les Berthier portraits statistiques16, publié en 2012 par Questions théoriques, où l’auctorialité se dilue, dans l'organe multiple « La Rédaction » tout d’abord, puis dans le portrait statistique. Pour la réalisation de ce livre, Christophe Hanna a téléphoné à 130 Berthier de Paris, trouvés dans l'annuaire, pour leur soumettre un questionnaire sur leur souvenir de la prise d'otage de Neuilly en 1993 – non pas pour reconstituer l'événement, mais pour interroger « la constitution médiatique du souvenir collectif, dans la mesure où le traitement des réponses montre comment une population, un imaginaire collectif y sont réceptifs.17 » L'ensemble est ensuite séquencé dans un dispositif où l’identité oscille en permanence entre le singulier et le pluriel, puisque les réponses, classées par ordre alphabétique des prénoms, sont elles-mêmes montées de façon à tisser du réseau, des connexions, un portrait collectif de la société française. Yves Citton parle ainsi, à propos de ce livre, d'une « étrange forme de discours indirect libre à la première personne du pluriel ‒ un procédé littéraire parfaitement inédit18 », au point qu’on ne sait plus, parfois, si le « nous » renvoie aux Berthier, à la Rédaction, ou à l’assimilation des deux et du lectorat compris. Le travail de montage et de mise en forme est lui-même extrêmement précis, créant une progression dans le livre, par effets d’annonce, d’attente et de tension, qui ne sont pas sans rappeler les techniques narratives propices à susciter l’attention des lecteurs, tout en fonctionnant ici dans un tout autre cadre qui fonde sa plasticité dans le monde extérieur dont il émane, par rappels constants et garanties de référentialité. Publié en plein cœur de la campagne électorale de 2012, Les Berthier revient également et surtout, grâce au dispositif complexe du questionnaire, sur le rôle de négociateur joué par Nicolas Sarkozy, maire de Neuilly au moment de la prise d'otage, et de la récupération, véritable forme de storytelling politique, des effets pathétiques de cet événement lors de la campagne de 2007. Prenant pour point de départ les enquêtes de terrain et sondages toujours réalisés en période électorale, ce livre est présenté par Christophe Hanna comme « une déconstruction du sarkozysme et des réflexes mentaux sur lesquels il s’appuie, et en particulier des réflexes mnémoniques et les dispositions mentales qu’ils permettent19». Il interroge l'articulation médias/langage/société, cherchant à démonter les ressorts avec lesquels se constitue une opinion publique, avec lesquels certains mots sont instrumentalisés à des fins de propagande et investis de représentations collectives qui vont lui tenir lieu de nouvel usage.
12À l'autre extrémité du spectre, puisque jouant sur une constante référentialité autobiographique (voire socio-biographique), jusque dans l'exploration réflexive de sa propre position dans le champ littéraire, le livre de Sylvain Courtoux Consume Rouge, sous-titré « Post-poèmes de combat », peut apporter un intéressant contrepoint avant de conclure sur la valeur de ces pratiques qui se veulent en prise directe sur le monde extérieur. Sylvain Courtoux est un des très rares à reprendre à son compte la notion de « post-poésie » de Jean-Marie Gleize, l'identifiant dès les premières pages à « ce que le post-rock est au rock20 », critère à la fois formel et culturel, tout en mettant d’emblée l'accent sur l'hybridité et la synthèse des formes. Le rapport à la musique est d'ailleurs à la base du processus de travail de Sylvain Courtoux par échantillonnage puis montage de citations (l'équivalent littérature des procédures musicales de sampling, qu’il théorise à la fin du livre dans un texte intitulé « Notes sur le sample »). De fait, la quasi-totalité des énoncés de Consume Rouge sont issus de discours extérieurs repris par l’auteur, que ce soit des sciences humaines, de la littérature, des discours médiatiques ou de la culture populaire (séries, films, paroles de chansons), l'enjeu étant pour lui d'assumer les processus sociaux à la base des phénomènes d'individuation21.
13Le sous-titre générique « post-poèmes de combat » indique déjà la tension à l’œuvre entre valeur esthétique et valeur pragmatique. Là où Jean-Marie Gleize parle de « postpoésie » mais sans reprendre à son compte la forme poème, exemplaire de la poésie reconnaissable comme telle, Sylvain Courtoux se situe sur une ligne de faille entre la volonté d’avoir un impact social réel (en montrant l’envers du décor dans le champ littéraire, dans les classes populaires), et celle de continuer, malgré tout, la poésie, par des moyens résolument expérimentaux. La plasticité qui est propre à ses livres, marquée par l’expérimentation visuelle sous forme de dessins, d'effets typographiques venant mettre en circuit les énoncés les uns avec les autres tout en en court-circuitant en permanence l'illusion de transparence ; cela vise à rappeler le dispositif de montage qui les fait tenir ensemble de façon précaire et circonstancielle – proposant l'équilibre difficile d'une autobiographie écrite par d'autres, et visant à la lutte active plutôt que la mise en avant de soi.
14La question de la réception et de la sociologie des publics ne peut manquer d’être soulevée face à de telles pratiques. On doit en effet en interroger la force de portée réelle sachant qu’elles sont présentées comme visant un impact social réel, producteur d’autres « formes de vie » ou même d’« action directe », pour reprendre des formules utilisées par Jean-Marie Gleize et Christophe Hanna. Il parait crucial d'ouvrir l'étude de la réception de ces pratiques contre-narratives (aussi ancrées dans le prolongement de la modernité poétique soient-elles), qui cherchent à avoir un discours sur le monde tout en empruntant d’autres voies que les pouvoirs d'entraînement du récit. La problématique du storytelling offre à ce titre des prémisses de réflexion intéressantes. On a pu observer que les moyens propres au récit ne sont pas évacués complètement chez ces auteurs (qui risqueraient alors de paraître illisibles et de perdre toute possibilité d’impact), mais étirés ou déconstruits et surtout employés à des fins autres, pouvant encore permettre à un lectorat familier de ce genre d’expérimentations d’y avoir prise. En réactivant la représentation mais sur un mode problématique, mettant en question leurs propres outils, ces pratiques nous offrent des exemples opérants de ce que peuvent être des contre-narrations à l’heure où le récit est utilisé comme arme de communication dans tous les secteurs de la vie publique. À charge à la sociologie de prendre la relève et nous montrer dans quelle mesure elles peuvent aussi faire figure de contre-pouvoir.