Les Souffrances du jeune Gustave de Julie de Krüdener
1Julie de Krüdener et Goethe offrent le cas paradoxal de deux auteurs qui se sont ouvertement méprisés, alors que leurs deux romans, Valérie (1803) et Les Souffrances du jeune Werther (1774), ont sans cesse été rapprochés par la critique. Les biographes de Julie de Krüdener nous apprennent en effet qu’elle aurait déclaré qu’il n’y avait « pas de pensée » dans Werther, reprenant ainsi à son compte des reproches faits en France dès la traduction du livre, tandis que, irrité par des comptes rendus élogieux parus dans la presse allemande qui faisaient le parallèle avec son récit, Goethe aurait répliqué que le roman de Julie de Krüdener était « nul, sans qu’on puisse dire qu’il est mauvais », et il aurait ajouté, pour expliquer le succès malgré tout du livre, que « l’insignifiance éveille précisément l’engouement chez beaucoup de gens1 ». Les raisons de cette animosité sont sans doute multiples : on peut penser que Goethe n’a pas apprécié l’orientation religieuse que Julie de Krüdener donne à son roman, qu’elle qualifie elle-même de très « pieux2 », et qu’il n’a pas voulu témoigner de l’estime à une femme très proche des courants piétistes contemporains et très influencée par les mystiques du passé (Mme Guyon notamment), dont il tenait de plus en plus à masquer l’influence qu’ils avaient pu avoir également sur lui3. Nous reviendrons sur la portée morale et religieuse de Valérie, tout à fait caractéristique de la relecture chrétienne que l’on fait de Werther dans les années du début du xixe siècle. Mais nous montrerons également que, d’une manière générale, on trouve dans Valérie une orchestration plus désespérée des motifs issus de Werther, qui reflète l’inflexion tragique de la littérature dite sentimentale et la distance qu’elle prend, après la Révolution, avec les modèles romanesques transmis par le siècle des Lumières, et notamment par Rousseau.
Deux romans de l’intime
2Le rapprochement des deux romans s’explique par la proximité de l’histoire, celle d’un amour interdit pour une femme mariée qui se finit mal, et plus précisément par la ressemblance de scènes construites à partir des mêmes motifs : par exemple, le bal au cours duquel Gustave et Werther entraînent leur bien-aimée dans une valse effrénée, l’anneau de mariage qui leur rappelle qu’ils aiment une femme interdite, la rencontre avec un homme qui a sombré dans la folie à la suite d’un drame amoureux, les scènes à la fontaine, etc. La construction du récit leur est aussi commune. Elle a surpris les premiers lecteurs, dans le cas de Werther : de fait, ce n’est pas ce que le dénouement a de contraire à la morale chrétienne et sociale qui soulève des réserves lorsque le livre arrive en France. Bien au contraire, La Harpe considère que « le moment du suicide » est le plus « attachant4 » de cette histoire et beaucoup mettent en avant le caractère édifiant d’une histoire de nature à éloigner les lecteurs des excès funestes d’un amour interdit. Ce qui est par contre reproché au livre, c’est le caractère décousu de sa composition, qui fait souvent place à des digressions, et surtout l’absence d’action, d’intrigue un tant soit peu chargée en événements, de dialogues capables de dynamiser le récit. Ainsi, dans le Journal de Paris du 10 janvier 1778, on déplore qu’il y ait « trop peu de complications d’événements dans cette histoire5 ». Or, c’est précisément cette formule romanesque qui s’impose en France quelques années après, notamment avec le René (1802) de Chateaubriand, autre grand modèle avoué de Valérie, cité dès la préface, dont le personnage éponyme prévient d’emblée que son histoire, qu’il a longtemps refusé de raconter, n’a que « peu d’intérêt » parce qu’elle se borne à « celle de ses pensées et de ses sentiments6 ». Valérie s’inscrit dans cette lignée d’œuvres qui sacrifient la complexité de la trame narrative au profit de la description de la nature et d’une exploration fouillée de la vie intérieure, menée par des personnages solitaires, tourmentés, dominés par une imagination qui les abreuve de séduisantes chimères et qui avive d’autant leur dégoût de la réalité, le plus souvent hantés par un sentiment de culpabilité, et dans tous les cas en rupture avec une société qui ne les intéresse pas et dans laquelle ils ne trouvent pas de place. Julie de Krüdener conserve le principe de la concentration tragique de la crise passionnelle, portée au paroxysme par les relations d’alliance ou d’amitié qui rapprochent les personnages et qui rendent d’autant plus douloureux les conflits qui les opposent. Elle mise elle aussi sur la dramatisation de l’intériorité pour soutenir l’intérêt d’une histoire qui repose pour l’essentiel sur l’exposé des dilemmes qu’affronte le personnage principal et sur les tentations auxquelles il doit se dérober pour ne pas s’abandonner à une passion interdite, alors même qu’il se retrouve souvent en tête-à-tête avec celle qu’il aime éperdument, notamment, comme Werther, pour partager avec elle une lecture ou pour l’écouter jouer d’un instrument de musique.
3Aussi le livre de Julie de Krüdener va-t-il très vite s’imposer comme le modèle du « roman confidence » ou du « roman d’analyse introspective7 » dans lequel un narrateur, entraîné à l’observation de soi et surtout à l’examen de conscience, expose ses émotions, traque le moindre de ses sentiments et nous fait peu à peu partager les affres d’un Moi qui se sait coupable et qui vit dans le remords, jusqu’à en mourir. En donnant la parole à un personnage lucide, qui sait qu’il ne devrait pas aimer et qui comprend très vite que la mort sera le seul dénouement possible, elle se donne les moyens de peindre « la passion réfléchissante, la passion qui se juge elle-même, et se connaît sans pouvoir se dompter », dont Germaine de Staël trouvait le modèle accompli dans les romans de Rousseau et de Goethe. Nul doute que Julie de Krüdener ait tenu à son tour à profiter de l’émotion suscitée par « cet examen de ses propres sensations, fait par celui-là même qu’elles dévorent », et qu’elle ait voulu exploiter « ce mélange de douleurs et de méditations, d’observations et de délire8 » qui conduit toujours à la défaite de la volonté, après avoir pactisé avec l’évocation complaisante des souffrances de l’amour. Gustave est bien de ceux qui, en écrivant des lettres comme Werther à un ami intime qui reste très effacé, apprennent à se connaître et à se juger en vain, et qui se laissent prendre au piège du récit de leurs amours, dans la mesure où la relation épistolaire ravive les joies et les douleurs ressenties. Julie de Krüdener continue en effet de faire confiance au roman épistolaire et à la possibilité de saisir sur le vif les émotions qu’offre son écriture au présent, pour plonger dans l’intériorité dévastée de son héros narrateur et pour dérouler les méandres de sa vie affective. Certes, dans Valérie, elle s’arrange pour faire entendre la voix de plusieurs narrateurs en jouant sur des procédés d’enchâssement, mais l’essentiel reste bien la confidence de Gustave formulée dans des lettres qui font très vite penser à un journal intime, comme celles de Werther, notamment lorsqu’elles sont constituées de fragments écrits la même journée, mais qui finissent de fait, au moment de l’agonie de Gustave, par laisser place à ce type d’écriture. Ainsi, le discours épistolaire se défait au fur et à mesure que le narrateur s’éteint et qu’il lui manque l’énergie pour poursuivre. Même s’il reste adressé, le journal marque la fin de l’échange et montre le repliement sur soi d’un narrateur qui vit dans l’isolement et qui ne cherche plus à communiquer au fur et à mesure, par l’envoi de lettres, ce qu’il ressent. Tout se passe comme si la lettre, par le réseau de sociabilité qu’elle maintient, par la réponse qu’elle fait attendre, ne convenait plus pour livrer les émotions qui traduisent de plus en plus son renoncement à la vie, aux relations humaines et sa réclusion dans le silence de la méditation au contact de la nature. Tout en reprenant dans l’ensemble la formule du roman épistolaire, Julie de Krüdener contribue par là à alimenter le débat grandissant sur l’adéquation du genre épistolaire à l’expression des états les plus extrêmes du Moi et à promouvoir l’écriture du journal intime, appelée à se développer9.
Un Werther « religieux et moral »
4Le roman de Julie de Krüdener a été lu par les contemporains comme « un Werther sentimental encore, mais religieux et moral10 », qui échapperait donc aux reproches ciblant désormais la portée immorale de la fiction de Goethe. Car si, au début du xixe siècle, on continue d’apprécier la sensibilité du personnage, c’est bien désormais le tempérament asocial du héros et sa décision de se suicider, donc de contrevenir aux lois de la religion, qui sont pointés du doigt. Werther devient un personnage à condamner et non à plaindre, qui offre le pire des exemples à la jeunesse désorientée. C’est bien ainsi que le lit Chateaubriand lorsque, dans la Défense du Génie du christianisme qu’il publie dès 1803, il situe Werther dans le sillage des œuvres malfaisantes de Rousseau, accusé d’avoir introduit « le premier parmi nous ces rêveries si désastreuses et si coupables » qui provoquent le repli sur soi, la rupture avec la société, et qui « peuvent mener directement au suicide » : « En s’isolant des hommes, en s’abandonnant à ses songes, il [Rousseau] a fait croire à une foule de jeunes gens, qu’il est beau de se jeter ainsi dans le vague de la vie. Le roman de Werther a développé depuis ce germe de poison11 ». Et Chateaubriand en profite pour faire l’éloge des couvents qui pouvaient accueillir les âmes désemparées et dissiper leur mal de vivre, en redonnant un sens chrétien à l’existence, tandis qu’à la fin de René, le père Souël condamne une dernière fois fermement les « inutiles rêveries » dans lesquelles s’est complu le jeune homme, en se soustrayant aux « charges de la société » et en s’abandonnant au ressassement de ses tourments intérieurs12.
5Chateaubriand n’est pas le seul à dénoncer ainsi la mélancolie anti-sociale incarnée par Werther, qui fait primer les droits de l’individu, et notamment la liberté de disposer de sa vie, sur tout autre considération sociale ou religieuse. Nul doute que Julie de Krüdener partage ce jugement, elle qui, dès la préface de Valérie, insiste sur le fait qu’elle a voulu présenter « un ouvrage moral » qui peigne la « pureté de mœurs » qu’elle trouve insuffisamment représentée dans les fictions et qui, selon elle, peut conduire au « bonheur véritable ». Comme les autres romancières de cette période, elle justifie l’écriture de cette histoire en mettant en avant sa portée édifiante et en pariant sur sa possible influence sur les lecteurs à qui elle montre qu’il ne faut pas désespérer, qu’on peut lutter contre l’emprise des passions les plus ardentes :
J’ai pensé qu’il pouvait être utile de montrer que les âmes les plus sujettes à être entraînées par de fortes passions, sont aussi celles qui ont reçu le plus de moyens pour leur résister, et que le secret de la sagesse est de les employer à temps.
6Répondant à l’invitation faite par Germaine de Staël de miser sur le « don d’émouvoir » qui est « la grande puissance des fictions13 », elle cherche à jouer sur le caractère « touchant » du récit, immédiatement valorisé dans la préface, pour créer une communauté de lecteurs sensibles qui partageront le plaisir d’être émus, de verser des larmes sur le sort de Gustave, et qui, en s’identifiant à lui, seront mis en garde contre les conséquences funestes d’une passion interdite. Quelques lignes auparavant, elle avait également tenu à justifier le retour fréquent de son personnage principal vers les « idées religieuses », en expliquant que, pour combattre son amour interdit, pour rester fidèle au devoir, à la vertu, il avait besoin « des secours de la religion ». Cela revenait à mettre en application la poétique du christianisme exposée par Chateaubriand dans le Génie, à se servir de la dramatisation des passions que permet la religion en leur opposant un frein puissant qui donne à la loi morale une portée spirituelle et qui fait dépendre le salut de l’âme de l’issue de la crise.
7Il est intéressant de noter que l’écrivaine ne présentait pas seulement la religion comme une force supplémentaire pour résister à la tentation. Elle ajoutait en effet : « et, d’ailleurs, n’est-il pas naturel d’attacher au ciel des jours qui ont été troublés sur la terre14 ? » C’était pour le coup reprendre une interprétation chrétienne de la mélancolie qui fait du malaise existentiel dont elle est la traduction la source d’un désir d’ailleurs que seule la religion peut combler. Dans ce cas, la religion devient la réponse la plus appropriée à l’inquiétude qui mine le personnage et dont il finit par comprendre qu’elle ne peut se résorber qu’en Dieu, parce que rien ne peut apporter ici-bas la plénitude que promet son Amour. Mais cette attitude n’est pas sans risques, dans la mesure où elle peut aussi bien alimenter un désir de mort, à partir du moment où l’on se convainc que la vie terrestre ne peut être qu’une accumulation d’épreuves et de déceptions. Certes, Julie de Krüdener se sépare de Goethe en mettant sous la plume de Gustave une condamnation nette et développée du suicide, qu’il repousse fermement, au nom de sa foi, de son obéissance à ce Dieu qui est le maître de la vie et de la mort, mais aussi au nom de l’amour qu’il a pour ses proches, pour ses parents, qu’il ne veut pas tourmenter en se rendant coupable d’un tel geste15. On sait également que les lecteurs contemporains ont été sensibles à la dimension exemplaire de la mort de Gustave, qui s’éteint apaisé, entouré de l’affection de ses proches et réconforté par une foi qu’il manifeste par des prières ainsi que par divers gestes de piété, et qui lui donne la conviction de trouver après la mort « un bonheur plus grand que tout ce que la terre peut donner16 ». Le contraste est frappant entre la mort désespérée de Werther, dont la violence ne nous est pas épargnée et s’inscrit sur le corps de l’agonisant (« Il s’était tiré le coup au-dessus de l’œil droit ; la cervelle avait sauté », « son visage portait l’empreinte de la mort, il ne remuait aucun membre ; ses poumons râlaient encore d’une manière effrayante, tantôt plus faiblement, tantôt plus fort17 ») et celle de Gustave, dont la sérénité retrouvée se peint au contraire sur les traits, absolument pas altérés :
Je m’avançai pour le considérer encore, et soulevai le mouchoir qui couvrait ses traits ; la mort y avait déjà gravé son uniforme repos. […] Sa bouche avait conservé les dernières traces de cette douce résignation qui était dans son âme ; la mort l’avait enlevé sans le toucher de ses mains hideuses18.
8Rien à voir non plus entre la dépouille de Werther que n’accompagne « aucun ecclésiastique19 », parce qu’elle est devenue celle d’un réprouvé, et l’agonisant qui reçoit la bénédiction d’un homme d’Église et qui peut s’éteindre en croyant en la miséricorde divine. On a remarqué que Julie de Krüdener avait reporté dans cette scène qui voit un ecclésiastique catholique donner les derniers sacrements à un jeune homme protestant la diversité religieuse qu’elle avait connue dans les pays baltes de son enfance20, ce qui lui permet d’offrir une belle image de tolérance religieuse et d’esprit de communion en un même Dieu. Il est donc évident qu’elle fait tout pour que la mort de son personnage soit un accomplissement moral et spirituel, une promesse de félicité éternelle, et non une chute dans la violence et dans le désespoir. On pourrait ajouter qu’elle adoucit encore cette mort en revenant à plusieurs reprises sur le motif romanesque des retrouvailles dans l’au-delà, auxquelles Gustave croit fermement, parce qu’il prie un Dieu de clémence et d’amour, sensible à la pureté des cœurs et à l’intensité de la souffrance, dont il n’imagine pas qu’il puisse séparer ceux qui s’aiment21. Werther aussi s’en remet à un Dieu qui est « tout amour », à un « père céleste et miséricordieux » dont il espère qu’il ne repoussera pas le fils coupable qu’il est devenu et qu’il lui permettra de rester uni à Charlotte22. Si Gustave ne se tue pas et s’il bénéficie jusqu’au bout de la pensée consolante de la religion, il hérite de Werther le même désir de la mort, né de la conviction très tôt acquise que la vie ne pouvait le satisfaire. Mais sa foi reste plus solide : lui ne doute pas un instant de la bonté de Dieu, lui ne se sent jamais abandonné, parce qu’il a conscience de n’avoir pas failli, alors que Werther insiste davantage sur sa culpabilité.
La surenchère dans le drame
9Julie de Krüdener reste incontestablement fidèle à Goethe en réaffirmant le caractère inviolable du mariage23 et en mettant en scène des amours intenses mais chastes, où l’on s’autorise certes des valses et des tête-à-tête où les corps se frôlent et où l’aveu est sur le bord des lèvres, mais sans jamais céder et sans jamais vraiment envisager la possession physique24. Toutefois, la formule romanesque choisie contribue à rendre plus cruelle la situation de Gustave, amoureux d’une jeune femme dont on ne saura jamais si elle a vraiment partagé ses sentiments. Julie de Krüdener fait un choix original en décidant de ne pas mettre en scène un couple d’amants à l’attirance ouvertement partagée et en suggérant jusqu’au bout que Valérie ne s’est peut-être pas rendu compte de l’amour qu’elle inspirait, voire qu’elle n’a jamais aimé Gustave. Ce dernier meurt donc pour une femme dont on ne peut exclure qu’elle soit restée indifférente, là où Werther pouvait au moins se consoler en pensant à l’amour de Charlotte pour lui25. Ceci explique qu’il y ait, dans Valérie, moins de moments heureux de partage de la même émotion et du même désir entre les protagonistes. Une scène peut suffire à illustrer la différence : alors que Werther couvre « les lèvres tremblantes et balbutiantes [de Charlotte] de baisers furieux » qui provoquent le trouble de la jeune femme, Gustave se contente d’appuyer ses lèvres sur les bras de Valérie à travers une « glace », sans qu’elle s’en aperçoive26. La lettre se conclut par le constat amer de l’indifférence de Valérie, qui ne ressent rien alors que Gustave est en proie au désir le plus ardent. Julie de Krüdener s’arrange également pour renforcer le sentiment de culpabilité de Gustave, qui se retrouve le rival d’un mari qu’il lui arrive certes de critiquer mais qu’il estime profondément, exactement comme le faisait Werther à l’égard d’Albert27. La nouveauté est toutefois ici que le mari est en plus pour Gustave un père adoptif, un homme ami de son père biologique, à qui ce dernier l’a remis après sa mort. Les combats intérieurs de Gustave sont d’autant plus violents qu’ils peuvent s’alimenter à ce sentiment de trahison, d’ingratitude, qui le crucifie. Julie de Krüdener reprend là un scénario déjà exploité dans Claire d’Albe (1799) de Sophie Cottin et très efficacement repris dans Édouard (1825) de Claire de Duras, en attendant Le Rouge et le Noir de Stendhal (1830).
10Le fait qu’elle choisisse pour personnage principal un aristocrate, inventé sur le modèle d’« un jeune Suédois, d’une naissance illustre28 », explique par ailleurs que l’on ne retrouve pas dans Valérie la revendication sociale que l’on trouvait dans Werther et qu’avait saluée Germaine de Staël dans De la littérature en mettant en avant « la vive douleur d’une humiliation, et le ressentiment profond contre l’orgueil des rangs, qui a causé cette humiliation29 », qu’exprime aussi le héros de Goethe, à côté de ses déboires sentimentaux. Certes, Gustave fait part à plusieurs reprises de son « éloignement » et même de son « dégoût » pour le grand monde, qu’il se représente comme une « arène hérissée de lances, ou à chaque pas on craint d’être blessé » et dont il dénonce la méchanceté, l’inclination à la calomnie, « la défiance, l’égoïsme et l’amour-propre30 ». Mais c’est une différence morale avec son propre caractère qu’il fait alors apparaître dans une société qui ne le repousse pas, puisqu’il est l’un de ses membres, alors que Werther doit se battre contre les préjugés de caste, comme le fera plus tard Édouard, le héros de Claire de Duras. La critique de la haute société fait en tout cas apparaître une différence majeure entre les deux romans, liée à la tonalité de ces lettres, qui font davantage place à l’ironie, voire à l’autodérision chez Goethe, là où Gustave, incapable de prendre la moindre distance par rapport à son malheur, s’enferme dans la déploration de sa souffrance. On ne trouvera pas sous sa plume des croquis caricaturaux comparables à ceux que peint Werther lorsqu’il se moque du « docteur, véritable poupée savante, toujours occupé en parlant d’arranger les plis de ses manchettes et d’étaler un énorme jabot31 », qui ne comprend pas qu’il puisse s’amuser comme il le fait avec les enfants, ou lorsqu’il fustige un couple de haute noblesse et leur fille, « oison frais couvé avec sa gorge plate et son gentil corselet32 ». Gustave est incapable de s’amuser ainsi des travers de la société, tout comme il est incapable de tourner en dérision sa situation, son impuissance à renoncer à un amour impossible qu’il ne peut exprimer, alors qu’il arrive à Werther de parler de lui à la troisième personne, de se donner le rôle de « l’imbécile qui s’étonne et ouvre de grands yeux, parce que l’autre [le mari] arrive en effet et lui enlève la belle33 ». S’il n’a pas l’orgueil de René, qui a conscience que sa souffrance le distingue du commun des mortels, Gustave est néanmoins plus proche de lui par cet abandon à une émotion qui le submerge, à une agitation intérieure qui ne lui laisse aucun répit et qui lui interdit toute narration un tant soit peu distanciée.
L’effacement de l’idylle
11C’est dans le traitement de l’idylle amoureuse et surtout familiale que réside toutefois la principale différence entre les deux romans. Les premiers lecteurs français de Werther ont particulièrement apprécié la reprise par Goethe, au début du roman, de l’héritage de la littérature pastorale, à travers la description enchanteresse des beaux paysages de la vallée de Walheim et les portraits non moins séduisants des gens simples, foncièrement bons, restés proches de la nature, qu’y fréquente Werther. Ce cadre idyllique qui fait revivre une société aux mœurs patriarcales, aux amours pures et loyales, dont l’innocence ravit, ne se retrouve pas au début de Valérie, qui fait tout de suite place à un autre type de paysages, à une nature sauvage, dangereuse, funèbre, issue de la littérature ossianique alors à la mode et associée à l’errance, à la méditation fiévreuse, au deuil, au désir d’ailleurs, au ressassement de tout ce qui manifeste ce qu’a d’irrémédiablement insatisfaisant et précaire la vie offerte ici-bas. Julie de Krüdener choisit de peindre tout de suite le malaise existentiel de son héros assoiffé d’absolu, en proie à des chimères, sans lui donner ces moments de bonheur, de communion avec une nature riante et féconde et de rencontre avec un peuple bon que connaît Werther dans ses premières lettres. Dans Valérie, ces stases sont présentes à la fin, au moment où Gustave s’est isolé pour mourir, ce qui change la tonalité de ces descriptions et de ces scènes qui se retrouvent insérées dans un journal d’outre-tombe, écrit par Gustave pour être lu par son ami après son décès. Il a beau alors faire part du bonheur qu’il peut encore trouver au sein d’une nature dont il célèbre la beauté et les promesses de volupté, on ne peut oublier que c’est un homme qui n’est quasiment plus de ce monde qui parle, d’où la mélancolie qui imprègne ces passages, lesquels ne sont pas non plus exempts de regains de fièvre passionnelle.
12C’est le cas lorsque Gustave fait la rencontre d’un couple d’amoureux à la veille de leur mariage et s’émeut du spectacle de cet amour partagé entre des êtres qui respirent l’innocence et la pureté. Cette rencontre ne parvient en fait qu’à raviver en lui le regret de n’avoir jamais pu connaître un tel bonheur et qu’à réveiller la conscience du péché que serait le même baiser donné à Valérie. Gustave joue alors le rôle du séducteur diabolique qui souille sa victime, il devient l’être maudit qui pourrait corrompre l’innocence, ou du moins la ternir. Aussi, contrairement à ce que faisait Werther, préfère-t-il se tenir à l’écart et ne pas montrer à ce jeune couple radieux son visage marqué par la souffrance et par l’approche de la mort. Il est du reste tout à fait significatif que, loin d’alimenter un rêve de bonheur semblable, la scène se termine en un tableau de vanité, puisque, une fois le couple parti, Gustave raconte qu’il a pensé au tableau du Poussin, « où de jeunes amants, dans l’ivresse du bonheur, foulent aux pieds des tombeaux qui bientôt les engloutiront eux-mêmes34 ». Cette interprétation du tableau est représentative de l’inflexion tragique et funèbre que subit, en ce début de siècle, le rêve arcadien, miné par la conscience de la précarité de la vie : Julie de Krüdener rompt avec l’interprétation épicurienne portée par les hommes des Lumières comme invitation à jouir de la vie pour revenir au memento mori et pour insister sur l’éphémère tragique de l’idylle amoureuse35. Il en va de même pour le motif de la fontaine, qui perd dans Valérie toute gaieté, toute légèreté et qui n’est plus associé à un possible bonheur, dans la mesure où la pensée de la mort prochaine de Gustave reste omniprésente. Ainsi, alors que Werther s’y repose et se réjouit de voir « les jeunes filles de la ville » venir tranquillement y puiser de l’eau, alors qu’il y retrouve Charlotte et se sent transporté de bonheur de voir ainsi son vœu se réaliser, ce n’est qu’en rêve qu’il est donné à Gustave de revivre une telle scène36. À son réveil, il va vers les enfants qui se sont rassemblés en ce lieu, mais ce n’est plus, comme Werther, pour partager leurs jeux : il souhaite que ces enfants se souviennent de lui après sa mort et qu’ils reviennent à l’endroit de leur rencontre. Plus loin, la même fontaine suscite son angoisse en lui renvoyant l’image effrayante de son visage pâle et souffrant37. L’assombrissement du motif est à son comble lorsque, dans une scène qui doit tout au gothic novel alors à la mode, le comte retrouve à minuit Gustave, enveloppé dans un drap qui ressemble à « un linceul », en train de plonger « sa tête dans les eaux du bassin, et se plaignant douloureusement », alors que la lune « froide et silencieuse comme la mort, projetait de longues ombres qui ressemblaient à des fantômes » et qu’un chien « poussait d’affreux hurlements38 ». La vision spectrale a remplacé les « génies bienfaisants » dont Werther imaginait l’errance « autour des puits et des sources39 », où l’on ne parle plus mariage dans un décor patriarcal, puisque n’y rôde désormais plus que la mort.
13De telles scènes rendent compte du traitement radicalement différent de l’idylle familiale dans les deux romans. Omniprésents chez Goethe, les enfants donnent lieu à des scènes de genre touchantes mais aussi amusantes, par exemple lorsque Werther se prête à leurs jeux, ce qui lui vaut les railleries du médecin, ou lorsqu’il leur raconte des histoires40. Aux yeux de Mikhaïl Bakhtine, le « tableau idyllique de Lotte donnant à manger aux enfants » est caractéristique de cette littérature qui associe l’enfant au motif de la nourriture pour illustrer ainsi « l’idée de croissance et de renouveau41 ». Les enfants se font au contraire rares dans Valérie, où ils apparaissent surtout dans un contexte douloureux et tragique. Ainsi, aux yeux de Gustave, l’enfant dont accouche Valérie représente l’obstacle sur lequel il bute : il lui rappelle que Valérie appartient à un autre, qui la possède aussi physiquement. Gustave doit alors affronter la dimension charnelle de l’amour qu’il s’obstine à écarter, en faisant de Valérie l’incarnation d’un idéal, une créature sur laquelle il a projeté une image de beauté et d’amour. Cet enfant meurt en outre très vite, si bien qu’une fois de plus, l’élégie remplace la gaieté qu’aurait pu apporter sa présence. Les scènes de jeux disparaissent au profit des scènes de recueillement dans un cimetière, dans la mesure où Gustave s’occupe d’embellir le tombeau de l’enfant et accompagne en ce lieu Valérie éplorée42. Des raisons autobiographiques peuvent certes expliquer ce traitement funèbre du motif de l’enfant : par la mort de son premier fils, Julie de Krüdener fait en quelque sorte expier à Valérie la maternité illégitime qui a déchiré son couple et qui l’a profondément accablée. Mais au-delà de son cas personnel, l’orchestration tragique de l’enfance est le reflet de la destruction de l’idylle qui devient, selon Mikhaïl Bakhtine, « l’un des principaux thèmes littéraires de la fin du XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle43 ». Les fictions de cette époque ne font plus de place à l’enfant, à la joie de vivre, à l’avenir vers lequel il fait signe : elles mettent en scène de préférence des personnages isolés, marginalisés, coupés de ces joies domestiques, incapables eux-mêmes de fonder une famille, refusant même souvent d’être pères ou mères, de donner une vie synonyme de malheur, de déceptions incessantes et d’ennui profond. René en fournit encore l’un des exemples les plus probants : dans Les Natchez, il est le père d’une petite fille, Amélie, qu’il a avec l’Indienne Céluta, mais cette enfant qui est par son prénom associée au drame incestueux vécu avec sa sœur ne lui donne aucun bonheur et connaît d’emblée une vie difficile, faite d’errance et de souffrance. Orpheline à la fin des Natchez, elle partage le sort tragique de sa tribu, chassée de ses terres et décimée par ses affrontements avec les colons, que Chateaubriand se garde bien par ailleurs d’ériger en communauté idéale44. On mesure là tout l’écart avec la littérature d’avant la Révolution, qui était encore accueillante à la tradition de l’idylle familiale. Désormais, les enfants sont absents ou sacrifiés, dans des fictions qui mettent plutôt en scène des peuples qui disparaissent et des lignées qui s’éteignent, reflétant par-là, sous la plume des écrivains aristocrates qui ont été affectés par la Révolution, la mise au ban de l’Histoire de leur classe, qui n’a plus d’avenir. C’est bien ainsi que l’on peut interpréter les dernières lignes de Valérie, qui rappellent qu’avec la mort de Gustave disparaît « le dernier rejeton de cette illustre maison des Linar45 ».
14Tout se passe donc comme si Julie de Krüdener avait surtout retenu de Werther les dernières lettres, celles où se dit l’accablement de celui qui peut de moins en moins contrôler sa passion et qui ne voit d’autre issue que la mort, celles où se manifeste son indifférence grandissante à la nature, où devient croissant le sentiment du « vide46 » de sa vie, celles également où, par le biais de l’inondation qui détruit la vallée et du crime passionnel dont Werther est le témoin, les forces mortifères de la nature et de l’humanité viennent altérer le locus amoenus qui s’imposait au début. Elle contribue par là à la relecture critique des modèles romanesques issus du XVIIIe siècle, dont le fonds idyllique est remis en cause au profit d’une vision beaucoup plus sombre de l’humanité, entraînée dans des drames passionnels dont la sublimation, même soutenue par la religion, est de plus en plus douloureuse et emportée par une Histoire dont la violence n’ouvre plus sur aucun avenir.