Goethe, Madame de Staël et Venise. Autour du Voyage en Italie et de Corinne
1Le parcours que nous allons suivre se déroule entre Venise et l’Orient dalmate, en suivant un itinéraire à la fois réel et fantasmé, voire mythifié, qui relie deux imaginaires en résonance, celui de Goethe et celui de Madame de Staël. Avant d’arriver à leur rencontre « idéale », bien avant leur première rencontre réelle à Weimar en 1803, il nous faut remonter aux années 1770, et nous déplacer à Venise, au point de contact entre l’Europe et l’Orient.
Goethe, Madame de Staël et la découverte des Balkans.
2En 1774 l’abbé Alberto Fortis, géographe et naturaliste qui avait exploré la côte et l’arrière-pays dalmates, publie chez Alvise Milocco une relation de voyage. Traduit en français et en anglais quatre ans plus tard, son Viaggio in Dalmazia est destiné à avoir un rôle capital dans la découverte et dans la diffusion de la connaissance – à cette époque-là presque inexistante en Europe – du monde balkanique. Son deuxième chapitre « Sur les mœurs et usages des Morlaques, appelés Montenegrins », s’attache à ce qu’il définit, dans sa dédicace au comte de Bute, comme une « apologie » de cette « nation ». Fortis se propose en effet de raconter « sincèrement ce [qu’il a] observé de ses mœurs et de ses usages » et de rendre ainsi justice à un peuple communément perçu, à partir de Voltaire, comme « féroce [et] inhumain1 ».
3Par-delà le souci de démonter les préjugés sur ce peuple et d’en éclairer les mœurs, ce chapitre a un mérite littéraire : faire connaître un chant populaire écrit dans une variante bosniaque du serbe et qui, grâce à l’adaptation de Goethe, et, par la suite, aux versions en d’autres langues dues à Walter Scott, Pouchkine, Nodier, Mérimée et Nerval, aura une fortune considérable en Europe2. Enchâssé dans un chapitre du Voyage en Dalmatie au caractère éminemment ethnographique, ce chant anonyme, Hasanaginicaou Chanson sur la mort de l’illustre épouse d’Asan-Aga, dont Fortis donne la transcription suivie par une traduction italienne en prose, fut traduit en allemand avec le chapitre qui le contient par Friedrich August Clemens Werthes et publié à Berne en 1775, avant la première traduction allemande intégrale du Voyage de 17763 et avant la première traduction française en prose de 1778. Il s’agit d’un genre de ballade cultivé parmi les communautés musulmanes bosniaques et destiné à être chanté par des femmes, sans accompagnement musical. Les événements racontés se passent dans l’Herzégovine du sud vers 1670, sous la domination des Turcs, et évoquent la mort soudaine de la noble épouse du capitaine turc Asan, accablée de douleur pour avoir été privée de ses cinq enfants.
4La traduction en pentamètres trochaïques à laquelle Goethe travaille en 1775, au cours des derniers mois qu’il passe à Francfort, est faite à partir de la version de Werthes, première traduction allemande, fidèle au texte original mais marquée par une forte connotation sentimentale et par un ton très emphatique que Goethe n’adopte pas dans sa version, pour laquelle il utilise aussi, mais dans une moindre mesure, la traduction italienne de Fortis. Le poème de Goethe paraît pour la première fois en 1778, sous le titre de Klaggesang von der edlen Frauen des Asan Aga, sans mention du traducteur, dans les Volkslieder de Herder. Celui-ci, à son tour, avait traduit à partir d’une version italienne manuscrite et inséré dans son recueil trois autres ballades désignées comme « Morlackisch ». Goethe lui-même précise que son texte est une traduction «aus dem Morlackischen », tout en admettant ailleurs qu’il ne connaît aucune des langues slaves. Dans les Serbische Lieder (Über Kunst und Altertum, 1825), il se souvient de cette adaptation :
Schon sind es funfzig Jahre, daß ich den Klaggesang der edlen Frauen Asan Agas übersetzte, der sich in des Abbate Fortis Reise, auch von da in den « Morlackischen Notizen » der Gräfin Rosenberg finden ließ. Ich übertrug ihn nach dem beigefügten Französischen, mit Ahnung des Rhythmus und Beachtung der Wortstellung des Originals4.
5S’il nous apprend qu’il a composé ses vers à partir de la traduction française, il est toutefois imprécis quant à une des sources, car le roman de Justine Wynne, comtesse Rosemberg, ne contint pas l’Hasanaginica. Cette réflexion à cinquante ans de distance nous montre a posteriori d’un côté la grande capacité de Goethe à reconnaître et à reproduire la structure et le rythme de la phrase originale même si elle est écrite dans une langue qu’il ne connaît pas, et, de l’autre, sa conscience méthodologique et philologique dans le traitement de la matière poétique orale5.
6L’attention de Goethe s’adresse aux mécanismes linguistiques sur lesquels sont construites les ballades populaires. Si à l’époque où il adapte l’Hasanaginica il travaille en particulier sur la forme de la ballade sous l’impulsion de Herder, son intérêt poursuit dans le temps et sa réflexion l’amène à reconnaître dans la ballade une sorte de forme archétypale de la poésie naturelle. À cette considération il ajoute que :
Diese Art Gedichte, die wir seit Jahren Volkslieder zu nennen pflegen […] sind so wahre Poesie als sie irgend nur sein kann ; […]. Wir können jedoch unsere Vorliebe für diejenigen nicht bergen, wo lyrische, dramatische und epische Behandlung dergestalt in einander geflochten ist […]6.
7L’intérêt naissant des années 1770 pour la tradition épique populaire des Slaves du sud croise l’engouement pour les chants ossianiques. À partir de l’œuvre de Fortis, l’intérêt pour la tradition poétique des Slaves méridionaux se répand sous l’impulsion du recueil d’Herder et celle, encore plus décisive, de Goethe7 et des frères Grimm, vivement intéressés – tout comme Nodier et d’autres romantiques – par les poèmes populaires serbes recueillis et publiés par Vuk Karadžić en 1814. De plus, Herder, en classant la ballade de l’épouse d’Asan Aga sous l’étiquette de « Morlackisch », fait de cette désignation une catégorie culturelle et nationale, destinée à conforter sa conception des Slawische Völker8.
8L’Hasanaginica ouvre une voie d’accès à la « Turquie d’Europe » – selon l’expression d’Ami Boué (1840) – à son folklore et aux archétypes d’une culture populaire et d’une oralité littéraire qui suscite l’intérêt du second xviiie siècle. La culture dont ce chant semble condenser l’esprit immémorial est celle de l’Orient voisinant la Grèce, un Orient proche et pourtant inconnu et mystérieux, aux frontières entre l’héritage du mythe grec, le Levant turc et le monde slave, à découvrir dans ses racines poétiques populaires et dans le réseau caché de ses résonances multiculturelles. Dans la ballade de l’épouse d’Asan Aga, la fusion de la narration épique des origines avec le thème de la femme délaissée nourrit une poésie qui retient l’attention de Goethe. Proche d’Herder depuis leur rencontre en 1770, Goethe en reconnaît le rôle dans la découverte d’une poésie populaire conçue comme une qualité universelle des peuples9. Le Klaggesang ne paraît avec sa signature que lors de la huitième édition des Volkslieder, en 178910. Il s’agit d’une adaptation d’une grande puissance lyrique, utilisée comme texte de départ par plusieurs versions françaises, dont celle de Nerval11, et considérée parfois par erreur – c’est le cas, entre autres, chez Madame de Staël – comme une création originale du poète allemand. L’admiration pour des vers que plusieurs lecteurs attribuent à Goethe, mêlée à l’intérêt pour les manifestations d’une littérature orale liée à la dimension du chant12 sont à l’origine de la fortune européenne de cette ballade, perçue parfois comme l’équivalent slave des chants d’Ossian. Si Goethe fait dire à Werther qu’Ossian a remplacé Homère dans son cœur, il ne cache pas en même temps son enthousiasme pour la « muse servienne 13» qui inspire la production du volkslied morlaque. Les suggestions de la poésie des Balkans traversent toute sa production : le souvenir de la ballade de l’épouse d’Asan-Aga fera entendre ses échos notamment dans le Divan, dans la dixième pièce du Livre du chanteur, Liebliches (1814), inaugurée par une antithèse slave introduisant les motifs du miroitement de la lumière, du blanc, du rouge et des tentes du camp, en parfaite résonance avec l’ouverture du Klaggesang.
9L’élaboration littéraire des rapsodes morlaques, dépositaires d’une culture atavique s’exprimant dans une poésie « naturelle », ne va pas sans évoquer chez les lecteurs du Tournant des Lumières le processus créateur de la poésie d’Homère. Nous assistons dans ce cas à un rapprochement, et parfois à une dislocation, entre l’Orient sud-slave et le mythe de la Grèce archaïque. C’est le dalmate Giulio Bajamonti, actif à Venise et en contact avec Justine Wynne, l’auteure du roman Les Morlaques, qui énonce explicitement la relation entre l’épopée homérique et le primitivisme littéraire des Morlaques dans un essai de 1797 qu’il intitule Il morlacchismo d’Omero. Cette mythification de la tradition orale des chanteurs d’une société archaïque bien éloignée des mœurs européennes nourrit l’imaginaire romantique naissant et combine l’attirance pour la poésie des origines à la fascination pour un Orient primitif et patriarcal proche de la Grèce antique.
10Venons-en maintenant à Madame de Staël.
11Quand l’auteur de Corinne rencontre les Morlaques, elle le fait par l’intermédiaire du roman homonyme de Justine Wynne, qu’elle avait dans sa bibliothèque14, et sous la suggestion des vers du Klaggesang. La première rencontre de Madame de Staël avec Goethe a lieu le 24 décembre 1803 à Weimar. Dans une lettre du 18 décembre, avant leur rencontre, elle demande à Goethe d’être reçue par lui non pas « comme une dame de Paris, mais comme la femme du monde qui a le plus pleuré à Werther et au Comte d’Egmont15 ». En conclusion de la lettre, elle emphatise la consonance entre leurs esprits et la trace profonde que l’œuvre du grand écrivain allemand a laissée dans sa sensibilité de lectrice :
Voilà une lettre écrite comme si je vous avais vu toute ma vie, mais ne vous ai-je pas lu toute ma vie ? Mais votre Werther n’est-il pas l’ouvrage que j’ai relu cent fois et qui s’est uni à toutes mes impressions ?16
12La conscience de l’enracinement de l’œuvre de Goethe dans les « impressions », présentes et futures, de Madame de Staël est formulée d’une manière encore plus frappante dans une autre lettre envoyée lors de son arrivée à Weimar : « Il ne me faut pas moins de temps pour vous exprimer mon admiration et pour recueillir quelques-unes de vos pensées qui germeront dans mon esprit le reste de ma vie17 ». Cette posture admirative de Madame de Staël, jointe à l’idée d’une sorte de greffe des pensées goethéennes dans son esprit, va demeurer au cours des ans. Nous en laisserons de côté les témoignages les plus connus – notamment dans De l’Allemagne – pour reprendre le fil de l’invention littéraire des Morlaques afin de voir comment elle rejoint l’imaginaire romanesque de Corinne dans l’évocation d’un espace oriental indéterminé et d’un peuple de rapsodes. Cette vision est pénétrée par la création goethéenne et s’enchâsse dans un autre espace mythique européen, l’Italie.
L’Italie et Venise : le mythe dans le mythe
13Il serait superflu de rappeler l’importance de l’expérience italienne dans l’itinéraire créateur de Goethe. S’il partage avec les voyageurs des dernières décennies du siècle l’engouement pour la découverte de l’Italie ainsi qu’un imaginaire préexistant à la descente dans la péninsule, il fait du voyage en Italie le paradigme d’un itinéraire de formation dans lequel se reconnaîtra la tradition romantique. Chez Goethe, le voyage entre dans le roman et il y entre avant d’être réalisé. Il suffira d’évoquer le chant de Mignon dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister : « Connais-tu la contrée où les citronniers fleurissent ?18 ». L’attirance pour l’Italie se mêle à la nostalgie pour une sorte d’Eden perdu et se condense dans le charme d’une mélodie dont le ton exprime « un irrésistible désir19 ». Or, ce même désir est celui qui pousse Goethe vers l’Italie, où il se rend après avoir longtemps rêvé de ce pays. La conscience de la nécessité et de l’inéluctabilité de ce départ l’amène à une découverte qui va se révéler l’appropriation d’un espace géographique, culturel et mental qui lui appartenait déjà. Cet aspect émerge à son arrivée à Venise et, encore davantage, avant de quitter la ville :
Si je n’avais pris la résolution que j’exécute maintenant, j’étais un homme perdu ; tant le désir de voir ces choses de mes yeux était arrivé dans mon cœur à sa maturité. La connaissance historique m’est inutile : les choses n’étaient qu’à deux pas de moi, mais j’en étais séparé par un mur impénétrable. Aussi ne me semble-t-il pas que je vois les choses pour la première fois, mais que je les revois20.
14Il passe les Alpes brumeuses et se perçoit de l’extérieur, dans une perspective renversée, celle des Italiens le voyant arriver comme « l’image obscure » d’un « Oltramontano21 » – variation de la figure du Wanderer, inconnu parmi les gens qu’il rencontre22. Cette même « image obscure » se prolonge dans une vision opposée qui lui fait voir « dans un jour trouble ce qui est au-delà des Alpes » (p. 109), avant que les vapeurs ne s’évanouissent et ne lui révèlent enfin le côté familier de cette terre. À l’aube du romantisme, le récit de l’entrée en Italie se constitue en stéréotype et se situe dans une dimension de découverte, chargée d’attentes et d’émotion. De Bonstetten à Chateaubriand, l’Italie est un pays rêvé, la terre du destin et un espace mythique que l’on rejoint en franchissant une frontière à la fois spatiale et mentale23. Il en va de même chez Goethe. Après Trente, Vérone et Vicence – d’où commence son itinéraire à la rencontre de Palladio – il s’arrête à Padoue. Cette étape préfigure son débarquement à Venise et deux de ses excursions vénitiennes : le Lido et le clocher de Saint-Marc. Si à la page du 27 septembre il évoque l’ancien consul anglais à Venise, Smith, à qui est due l’édition en fac-similé des Quatre livres de l’architecture de Palladio, à la page du jour précédent, celui de son arrivée à Padoue, il établit déjà une première approche visuelle de Venise lorsqu’il voit distinctement, du haut de l’observatoire, « la tour de Saint-Marc ». Une sorte de pont visuel s’établit entre des hauteurs différentes : selon la même perspective qui, du Brenner, lui avait révélé l’Italie, le regard depuis l’observatoire lui fait appréhender Venise, par le biais du clocher de Saint-Marc. Nous verrons plus loin, à Venise, que l’ascension du même clocher lui ouvrira, à l’est, la vue sur l’Adriatique et sur le Lido. Cette langue de terre entre la mer et la lagune sera une étape significative, non seulement pour la découverte de la mer, mais pour celle du tombeau, à demi enseveli sous le sable, du consul Smith, à qui Goethe adresse une pensée reconnaissante pour lui avoir fait découvrir « son » Palladio. La permanence de la vision classique et la fragilité de la pierre tombale qui se fait ruine sous l’action du temps, du vent et de la mer se rejoignent dans ces pages où la postulation classique rencontre un paysage romantique, ou du moins ossianique.
15Goethe arrive finalement à Venise le soir du 28 septembre, en suivant le chemin de la prédestination et en proie à une sorte d’impression d’accomplissement. Bien qu’elle ne soit pas sa première étape, c’est à travers la ville des doges qu’il perçoit son entrée en Italie. Il a le sentiment d’aller vers la connaissance de son destin et de son identité :
Il était donc écrit, à ma page, dans le livre du destin,que l’an 1786, le 28 septembre au soir, à cinq heures, selon nos horloges, je verrais Venise pour la première fois, en débouchant de la Brenta dans les lagunes, et que, bientôt après, je poserais le pied dans cette merveilleuse ville insulaire, dans cette république de castors ! Ainsi donc, Dieu soit loué ! Venise n’est plus pour moi un simple mot, un vain nom, qui m’a tourmenté souvent, moi, l’ennemi mortel des paroles vides. (p. 73)
16Cette Venise découverte est pour notre voyageur une Venise retrouvée. La ville réelle n’est que la matérialisation d’une ville fantasmée, projection de son imaginaire enfantin. C’est une ville qui lui parle dès le premier contact et qui le salue « comme une vieille connaissance », à travers la vue d’une gondole qui, immédiatement, évoque en lui l’image d’une gondole-jouet que son père avait rapportée de Venise et avec laquelle il s’amusait. La vue des « cages noires des gondoles » suscite en lui « une aimable impression d’enfance » et sa présence dans la ville des lagunes devient une sorte de réconciliation avec ses souvenirs d’enfance de même que le signe d’une prédestination. La figure paternelle est évoquée encore une fois quelques pages plus loin, associée à un déplacement en gondole et à la sensation de se sentir « soudain coseigneur de la mer Adriatique, comme tout Vénitien croit l’être quand il est couché dans sa gondole » (p. 79). C’est alors qu’il pense à son père et qu’il ouvre son discours à une brève préfiguration métanarrative : « Alors, j’ai pensé à mon bon et respectable père, qui se plaisait tant à discourir de ces choses. N’en sera-t-il pas ainsi de moi ? » (p. 79). La gondole est associée enfin aux barcarolles et à la transmission, par le chant des gondoliers – donc, par la voix du peuple vénitien – de la poésie du Tasse et de l’Arioste, suivant une vieille tradition presque désormais perdue.
17La conscience que le temps est destiné à faire succomber la ville n’est pas absente de ces pages, mais l’auteur du Voyage lui oppose la permanence, dans la mémoire de l’œuvre, du peuple qui l’a bâtie. La vision de la décadence et de l’altérité va par contre s’imposer quatre ans plus tard, en 1790, lors de sa deuxième descente en Italie. Goethe n’y retrouve plus l’élan du premier voyage : la « villes des castors » se métamorphose en « nid de pierre et d’eau » et ses habitants en « amphibies » (lettre à Herder du 3 avril). C’est à son retour qu’il compose les Epigrammes vénitiennes, dont la huitième évoque la gondole comme un espace suspendu entre la naissance et la mort :
Diese Gondel vergleich ich der sanft einschaukelnden Wiege,
Und das Kästchen darauf scheint ein geräumiger Sarg.
Recht so! Zwischen der Wieg und dem Sarg wir schwanken und schweben
Auf dem großen Kanal sorglos durchs Leben dahin24.
18Madame de Staël, ayant lu les Epigrammes àWeimar en 1804, s’en souviendra dans Corinne, au chapitre VII du livre XV, à l’arrivée de son héroïne à Venise, la ville des adieux avec Oswald ; une ville dont la première perception est imbue de mélancolie et traversée par d’obscurs pressentiments. Dans le silence profond interrompu seulement par le bruit des rames, « [l]es gondoles noires qui glissent sur les canaux ressemblent à des cercueils ou à des berceaux, à la dernière et à la première demeure de l’homme25 ». Dans les notes des carnets de voyage de Madame de Staël consacrées à son séjour à Weimar26, on trouve des traces de sa lecture des Epigrammes de Goethe, à l’aide d’un étudiant anglais de Iéna, Robinson, qui en parle dans ses lettres. Böttinger nous rappelle qu’« elle a parlé d’une épigramme de Goethe, où il compare la gondole à un berceau et un cercueil. On n’est pas balancé dans un cercueil et toute cette image est repoussante, dit-elle27». Bien qu’apparemment rejetée dans un premier temps, cette image est toutefois reprise au moment où la romancière travaille à sa Corinne et décide de représenter Venise sous un jour mélancolique et parfois funèbre et d’en faire le théâtre des adieux et du départ d’Oswald. Le 31 mai 1805, à Venise, elle écrit à Pedro de Souza :
La situation de Venise est très singulière ; et quand on y est heureux, toutes ces coutumes mystérieuses, les gondoles, les canaux, tout doit exciter des impressions poétiques ; mais pour moi qui n’y portais que des regrets, je m’y suis mal trouvée d’âme et de santé et c’est là que je placerai les adieux dans mon roman28.
19Dans une sorte de consonance avec l’état d’âme de Goethe lors de sa seconde descente en Italie, Madame de Staël tisse autour de la ville un cadre assez sombre sur lequel pèse une inquiétude vague ; la gondole noire, lieu de la rencontre symbolique entre la vie, l’amour et la mort, en est l’incarnation. Il est intéressant de mettre en parallèle ce passage dans sa première version imprimée d’avril 1807 et dans la plus ancienne version manuscrite qui nous soit parvenue, datant sans doute de 1805-180629.
20Voici la transcription des deux passages en regard :
Ces gondoles noires qui glissent sur les canaux ressemblent à des cercueils ou à des canaux berceaux car dit un poète espagnol qu’il y a quelque analogie entre la première et la dernière demeure de l’homme. (ms A, f. 869) |
Ces gondoles noires qui glissent sur les canaux ressemblent à des cercueils ou à des berceaux, à la dernière et à la première demeure de l’homme. (éd. 1807, p. 421) |
21La version manuscrite, plus explicative, établit une double comparaison. Elle rapproche le berceau du cercueil, en évoquant la source littéraire de cette association qu’elle applique par la suite à la gondole : le « poète espagnol » dont il est question est Francisco de Quevedo, auteur, en 1634, du traité Le Berceau et La Sépulture. La version imprimée réunit et condense les trois images ; si le nom de Goethe demeure dans l’ombre, la suppression de la référence à la source espagnole fait en sorte que le texte se réclame entièrement de la vision goethéenne.
Le regard vers l’Orient
22Dans le Voyage en Italie, la peinture de Venise se fait par vues successives : la structure labyrinthique de la ville, les parcours palladiens d’où émerge une antiquité retrouvée conduisant à la découverte de l’art classique, le voyage au Lido, puis à Pellestrina et enfin les perspectives d’en haut, du sommet du pont de Rialto et du clocher de Saint-Marc, d’où il découvre pour la première fois la mer. Le clocher est une étape obligée pour les voyageurs qui arrivent à Venise. Si Goethe y monte deux fois en dix jours, Madame de Staël y conduit une fois son héroïne avec Oswald. Dans les paroles de Corinne, la perspective du clocher s’ouvre d’abord sur « la ville au milieu des flots » et sur la « digue immense » du Lido. Le regard se fait ensuite presque visionnaire et arrive jusqu’au contour indéfini des côtes de la Dalmatie, ce qui est impossible à cause de la distance et du fait que la côte dalmate est plus au sud. Cette vision est pourtant fonctionnelle. Elle s’inscrit dans le projet de la narratrice d’évoquer avec enthousiasme la poésie « naturelle » des rapsodes morlaques et d’établir un lien entre l’improvisatrice du cap Misène, nourrie des vers de Goethe, et les « improvisateurs dalmates » :
On aperçoit de loin les côtes de l’Istrie et de la Dalmatie. – Du côté de ces nuages, dit Corinne, il y a la Grèce. Cette idée ne suffit-elle pas à émouvoir ?30
23À ce lien intemporel s’ajoute le lien de contiguïté spatiale – mais aussi ancrée dans l’histoire – entre Venise et l’Orient dalmate et grec31. Dans cette géographie imaginative, les « lignes incertaines » qui tracent le profil des côtes dalmates « aussi confusément qu’un souvenir dans la mémoire des hommes32 » traduisent le regard de Corinne vers l’Orient, qui prend la forme d’un ailleurs rêvé. C’est un Orient intermédiaire qui, dans la vision de Corinne, avoisine la Grèce d’Homère, par contiguïté spatiale mais aussi par superposition de deux imaginaires. C’est un Orient vers lequel l’attire l’écho d’une poésie primitive incarnant l’esprit d’un peuple guerrier et le lien primordial avec la nature. Dans cette poésie, tout comme dans les chants d’Ossian, le mystère se mêle à la mélancolie. Dans un cadre construit selon les canons de la représentation romantique du paysage, c’est comme si le Midi et le Nord se rencontraient dans ces peuples simples et à l’imagination vive :
Il y a des improvisateurs parmi les Dalmates, les sauvages en ont aussi ; on en trouvait chez les anciens Grecs. Il y en a presque toujours parmi les peuples qui ont de l'imagination et point de vanité sociale;mais l’esprit naturel se tourne en épigrammes plutôt qu’en poésie dans les pays où la crainte d’être l’objet de la moquerie fait que chacun se hâte de saisir cette arme le premier : les peuples aussi qui sont restés plus près de la nature ont conservé pour elle un respect qui sert très bien l’imagination. Les cavernes sont sacrées, disent les Dalmates : sans doute qu’ils expriment ainsi une terreur vague des secrets de la terre. Leur poésie ressemble un peu à celle d’Ossian, bien qu’ils soient habitants du midi ; mais il n’y a que deux manières très-distinctes de sentir la nature ; l’animer comme les anciens, la perfectionner sous mille formes brillantes, ou se laisser aller comme les Bardes écossais à l’effroi du mystère, à la mélancolie qu’inspire l’incertain et l’inconnu33.
24Le regard de Corinne construit une représentation des terres et des peuples des Balkans avoisinant la Grèce qui se nourrit de l’œuvre de Goethe. Madame de Staël découvre et commence à traduire ses « pièces fugitives34 » en janvier 1804. Elle évoque « l’Épouse [sic] de Corinthe35 » parmi celles qui la frappent le plus. Elle subit également la fascination du Klaggesang: « Je suis ravie de la Femme morlaque36 », écrit-elle le 20 février 1804 à Goethe et c’est encore à cette ballade, ainsi qu’à La Bayadère et à La Fiancée de Corinthe qu’elle pense lorsque, dans De L’Allemagne, elle écrit :
Goethe […] est naturel au suprême degré ; non-seulement il est naturel quand il parle d’après ses propres impressions, mais aussi quand il se transporte dans des pays, des mœurs et des situations toutes nouvelles, sa poésie prend facilement la couleur des contrées étrangères : il saisit avec un talent unique ce qui plaît dans les chansons nationales de chaque peuple ; il devient, quand il le veut, un Grec, un Indien, un Morlaque37.
25Bien que Madame de Staël soit débitrice aussi, dans ces pages, à l’égard de Justine Wynne – à qui elle a emprunté quelques expressions – l’image de la Dalmatie et de son peuple de chanteurs montre les réverbérations de ses lectures goethéennes, notamment du Klaggesang, que le poète signe dès son retour d’Italie, des entretiens de Weimar et de son travail de traduction des poésies de Goethe.
26Dans la Venise de Madame de Staël, le clocher de Saint-Marc, désigné comme une « tour », est la voie d’accès à une sorte de dépaysement qui déclenche le rêve de l’Orient. Ce dépaysement est d’ailleurs préparé dans les pages précédentes, où la place Saint-Marc est évoquée ainsi :
[…] la place de Saint-Marc, tout environnée de tentes bleues, sous lesquelles se repose une foule de Turcs, de Grecs et d’Arméniens, est terminée à l’extrémité par l’église, dont l’extérieur ressemble plutôt à une mosquée qu’à un temple chrétien38.
27De même que pour la place, l’évocation des « raconteurs » que l’on rencontre sur le quai des Esclavons – une autre référence aux slaves – prépare la digression sur les improvisateurs dalmates. Passeurs d’un héritage poétique ancré dans leur nation – cette fois-ci c’est l’Italie – ces raconteurs s’adressent à « l’imagination du peuple » et récitent en prose « des épisodes du Tasse et de l’Arioste39 ». Goethe aussi a été sensible à ces conteurs populaires qui, sur les quais de la lagune – comme sur une scène de théâtre – entretiennent des gens « de la dernière classe du peuple » par des histoires en dialecte vénitien, avec un rythme et une gestualité qui « semblent annoncer l’artiste et le penseur » (p. 84). La force expressive de la narration populaire, exercée par le peuple et sur le peuple et incarnée par les improvisateurs, se lie à la voix des gondoliers qui chantent des stances du Tasse d’un bout à l’autre du Grand Canal et que nous retrouvons aussi bien chez Madame de Staël40 que chez Goethe. Ce sont les mêmes gondoliers-chanteurs qui, par l’intermédiaire de Rousseau, ont frappé l’imagination de la plupart des voyageurs et sur lesquels Goethe, à son retour à Weimar, publie en 1789 un article intitulé Volksgesang. Venedig. Il s’en souviendra aussi dans Les Années de voyage de Wilhelm Meister41. Dans son Voyage, il associe les gondoliers au peuple vénitien, dont l’identité énigmatique l’attire42 et dans lequel il reconnaît le véritable fondement et la force vitale de la ville : « c’est le grand et vénérable ouvrage des hommes unissant leurs forces, le magnifique monument non pas d’un maître, mais d’un peuple (p. 79). » Il avait d’ailleurs avoué dès ses premières pages sur Venise que ce qui l’avait frappé le plus profondément, c’était la rencontre avec le peuple. Dans le sillage d’Herder et de son rapprochement de la poésie populaire à l’état de nature, il retrouve à Venise les vestiges d’une poésie « savante » et écrite (Arioste, le Tasse) revitalisée par le peuple qui s’en est approprié à travers le chant et lui a rendu une vie et une authenticité nouvelles. À côté du chant des gondoliers, il évoque aussi celui des femmes des pêcheurs du Lido, de Malamocco et de Pellestrina, qui échangent de loin des strophes du Tasse avec leurs maris pendant que ces derniers pêchent en bateau, au large. Dans ce chant qui se fond avec le paysage, la poésie redevient une composante de l’état de nature. Comme pour la tradition épique orale du peuple bosniaque, chantée par les femmes, le regard du poète s’arrête sur les tons, la modulation et le rythme du chant des gondoliers et des femmes des pêcheurs, à la découverte du sens de cette mélodie, qui ici a l’air d’une « plainte sans tristesse » et qui pourtant « émeut jusqu’aux larmes (p. 96) ».
28Cette image des chants qui se répondent dans un paysage nocturne, aquatique et romantiquement connoté – dans le dernier cas – par une nature sauvage et par la menace des ruines, exalte la solitude de l’individu, mais, simultanément, redonne un sens à un chant ancien qui se fait matière vivante dans le dialogue à distance qu’il établit. Un dialogue semblable s’instaure entre le Voyage en Italie, le Klaggesang et Corinne. Bien que le Voyage de Goethe paraisse longtemps après Corinne, les textes se croisent idéalement et se parlent de loin. Dans la constellation mythique où s’inscrit la découverte de Venise – l’Orient, l’Antiquité, l’art, la poésie, la nature, le peuple – la temporalité abolie où se déploient les chants des gondoliers, des femmes des pêcheurs et des Morlaques est le lieu où prend naissance le mythe d’une poésie naturelle et où se déploie une identité retrouvée: l’identité du sujet et l’identité poétique dont la racine vivante est la poésie des peuples.