La Barque aux faisans : Goethe, Nerval et Colonna. Du ‘Voyage à Cythère’ au Faust II
1Goethe n’est pas connu comme l’auteur d’un « voyage à Cythère » ; c’est pourtant ce que suggère Nerval en insérant, dans son Voyage en Orient, un rapprochement entre une scène du second Faust et l’Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna (Venise, Alde, 1499) livre emblématique de la Renaissance vénitienne et œuvre fondatrice de ce qui deviendra le « mythe de Cythère1 » :
Polyphile écrivait et (…) rejoignait en esprit la douce Polia aux saintes demeures de Cythérée (…) comme le héros d’un poème plus moderne et non moins sublime, ils franchissaient dans leur double rêve l’immensité de l’espace et des temps ; la mer Adriatique et la sombre Thessalie où l’esprit du monde ancien s’éteignit aux champs de Pharsale ! Les fontaines commençaient à sourdre dans leurs grottes, les rivières redevenaient fleuves, les sommets arides des monts se couronnaient de bois sacrés ; le Pénée inondait de nouveau ses grèves altérées et partout s’entendait le travail sourd des Cabires et des Dactyles reconstruisant pour eux le fantôme d’un univers (…) ainsi la sainte aspiration de deux âmes pures rendait pour un instant au monde ses forces déchues et les esprits gardiens de son antique fécondité2.
2Le parallèle prend le sens d’une glose commune aux trois ouvrages et appelle une enquête sur les sources de l’œuvre goethéenne. La parenté entre les œuvres tient-elle au « synchrétisme » nervalien – un euphémisme pour dire que l’auteur confond passé et présent, fantasme et réalité – ou bien est-elle en quelque manière textuellement fondée ? Et qu’apporte-t-elle à l’appréhension du Faust ? C’est le propos de ce travail qui s’ouvre sur le commentaire de la référence nervalienne pour s’orienter vers Goethe et le « mythe de Cythère », via l’évocation du « rêve des faisans » (der Fasanen Traum) rapporté dans le Voyage en Italie, avant de déboucher sur la « mascarade » de l’acte I du Faust, à laquelle on proposera des modèles inédits.
Goethe, Nerval et « Polyphile » : une légende recomposée
3Assurons-nous d’abord de l’exactitude de la référence, car le récit nervalien, parfaitement imaginaire, est trompeur. L’illusion du voyage qu’en réalité l’auteur n’a pas fait, y est très bien rendue : on croirait suivre la rêverie d’un passager, lecteur de Goethe, accoudé au bastingage du « Francesco primo », le navire de la Loyld prétendument emprunté par Nerval. Cet effet de réel est si réussi que Jacques Huré, dernier éditeur du Voyage en Orient, quoiqu’il ait reconnu l’allusion à Faust signalée en bas de page, a cru bon d’insérer là des annotations géographiques3. Elles sont hors de propos puisque c’est bien Faust, le « héros d’un poème plus moderne et non moins sublime » qui est comparé à « Polyphile », il s’agit moins de géographie que d’intertextualité. Pour s’en assurer, il suffit de relire les vers de l’acte II du Faust qui mettent en œuvre les mêmes toponymes. Ils annoncent le transport vers la « Nuit de Walpurgis classique », dans les « champs de Pharsale » peuplés de « sorcières thessaliennes » (v. 6977 et 79) :
Südöstlich diesmal aber segeln wir
An grösser Fläche fliesst Peneios frei,
Umbuscht, umbaut, in still- und feuchten Buchten
Die Ebne dehnt sich zu der berge Schluchten,
Und oben liegt Pharsalus, alt und neu4
4 Plus loin, paraissent les Dactyles, puis les Cabires de Samothrace :
Fort sind sie im Nu !
Nach Samothrace grade zu (…)
Was denken sie zu vollführen
Im Reiche der hohen Kabiren ?
Sind Götter ! Wundersam eigen
Die sich immerfort selbst erzeugen5
5Mais, dès lors qu’elle est reconnue, la référence devient problématique : pour Nerval, pour Goethe, et même pour Colonna. Parce qu’elle assimile un récit à un autre dans une relation triangulaire, la comparaison nous apprend que Nerval lisait le second Faust comme l’analogon d’un « songe allégorique » – l’Hypnerotomachia de Colonna – ce qui ne contredit pas son esprit mais fait diverger l’intention dramatique : il n’est pas évident qu’il soit question, chez Goethe, d’un « embarquement pour Cythère », au sens libertin qu’avait pris ce motif au XVIIIe siècle ; la scène finale dit le contraire. C’est aussi la trajectoire du voyage qui s’inverse, de Colonna à Goethe. Le héros colonnien s’embarquait depuis la côte de l’Asie mineure (le mausolée d’Artémise, localisé à Rhodes) vers le Péloponnèse et Cythère, via les Sporades du sud. Quoiqu’elle soit allégorique, c’est-à-dire non-référentielle, cette navigation se dirigeait vers l’Occident. Or Nerval, à la suite d’auteurs mineurs qui sont ses propres sources pour la description de Cythère6, en fait un voyage vers l’Orient, dont il prête trop généreusement l’idée à Goethe. Non que l’auteur du West-östliches Diwan ne l’ait pas eue, mais parce qu’il ne l’a pas réalisée.
6Il faut donc examiner le cadre de l’apparentement pour en saisir l’intention. Deux chapitres plus haut, en amorçant la trajectoire fictive qui fait le lien entre la partie germanique du Voyage en Orient (Munich et Vienne) antérieure de deux ans, et l’arrivée en Egypte (Alexandrie et Le Caire) par laquelle commence le véritable parcours de Nerval, de janvier à décembre 1843, l’écrivain met en place une chaîne de référents qui donnent à son trajet un élan et un sens :
J’étais sur le pont dès cinq heures cherchant la terre absente. « Au delà de cette mer, disait Corinne en se tournant vers l’Adriatique, il y a la Grèce ... cette idée ne suffit-elle pas pour émouvoir ? » Et moi, plus heureux que Winckelmann (…) et que le moderne Anacréon, j’allais la voir enfin sortir des eaux avec le soleil7.
7Corinne – l’héroïne de Mme de Staël –, Winckelmann, – mort à Trieste –, et Béranger, – « moderne Anacréon » dont les chansons sont aux Français ce que les Lieder sont aux Allemands –, servent tour à tour de « hérauts » pour annoncer Goethe. Car tous ces noms réfèrent à l’auteur du Faust : Béranger, auteur d’un « voyage imaginaire8», semble un comparant disproportionné, mais c’était le plus actuel. Le nom de Winckelmann, l’auteur de la Geschischte der Kunst des Altertums (1764), revient souvent dans le récit des séjours romains et napolitains de Goethe, qui lui a consacré un essai9. Quant à la figure romanesque de Corinne, tenue pour une « doublure » de l’autrice, c’est en rééditant une expérience deux fois décrite par Goethe dans son propre Voyage – celle de la montée au campanile de Saint Marc – qu’elle croit apercevoir, au-delà d’une côte dalmate pourtant indiscernable, la Grèce idéelle dont il est question10. D’autres liens plus tangibles, autour de l’Hasanagynica de Fortis, traduite par Goethe dès 1775, relient par ailleurs la fiction de Corinne aux realia du Voyage en Italie11. De sorte que le nom de Goethe – que Nerval n’écrira en toutes lettres que vingt pages plus loin – y apparaîtra comme la clé rétrospective de cette rêverie classico-orientale :
La panagia grecque a succédé sur ces mêmes rivages aux honneurs de l’antique Aphrodite (…) ne demandez pas d’autres croyances aux descendants des Achéens, le christianisme ne les a pas vaincus, ils l’ont plié à leurs idées ; le principe féminin et, comme dit Goethe, le féminin céleste règnera toujours sur ce rivage12.
8On reconnaît, dans le « féminin céleste » souligné par Nerval, les derniers vers du Faust, « Das Ewig-Weibliche / Zieht uns hinan » (v. 12110-111) ; et peut-être aussi, dans ce qui précède, – « le christianisme ne les a pas vaincus » – , l’écho d’une autre ballade de Goethe, « la Fiancée de Corinthe »13, qui partage avec l’ Hasanagynica sa focalisation sur le point de vue féminin. C’est l’histoire d’une jeune fille, vouée, après des fiançailles « païennes », à un célibat « chrétien ». Elle meurt sans avoir connu sa nuit de noces, mais lorsque son fiancé qui ignore tout, vient la voir, elle se « réveille » pour le rejoindre dans sa chambre. Leur étreinte les renverra tous deux dans la tombe. On ne mentionnerait pas cette fable, si elle n’établissait un lien virtuel entre Goethe et le Songe de Poliphile. Car la revendication du désir féminin y résonne comme un manifeste « païen » contre la morale chrétienne. Herder a réprouvé le poème, tandis que Goethe affirmait mystérieusement au chancelier von Müller qu’il ne provenait pas de la source « antique » qu’on lui connaît14. S’est-il inspiré du Poliphile, dont la morale sensuelle, paganisante et anti-chrétienne a fait l’objet d’une semblable réprobation ? C’est indémontrable mais possible. Car l’héroïne de Colonna, Polia « la blanche » – c’est son nom en grec – est à la fois une allégorie de l’Antiquité et une « fausse morte » comme nous l’apprennent ses épitaphes à la fin du livre. Et, dans la deuxième partie du roman, c’est elle qui délaisse le culte « chrétien » de Diane, auquel elle avait été contrainte par un vœu, pour celui de Vénus ; et qui « ressuscite » son amant de ses baisers, après l’avoir laissé pour mort dans le temple de la première déesse. Bref, malgré le renversement des points de vue – chez Colonna, la « morte » ressuscite le « vif » – l’analogie est pertinente ; peut-être éclairante.
9Toutefois ce n’est pas sur cette dimension sensuelle et « païenne » que se fonde le rapprochement nervalien ; mais sur le deuil de la femme aimée. Dans les chapitres XII à XVIII du Voyage, il célèbre la mémoire d’une amante idéalisée, l’actrice Jenny Colon, identifiée à Polia au motif d’une ressemblance phonétique qu’il prend pour un signe (Colon / Colonna). Mais il la confond aussi avec Mignon. On sait que quatre vers de sa fameuse « chanson » se transposent dans les quatrains du sonnet « Delfica » dédié à « J-Y Colonna15 ». C’est donc cette double confusion qui motive, lors de l’escale imaginaire à Cythère, le long emprunt à la version française du Poliphile occupant tout le chapitre XIII du Voyage (« la messe de Vénus ») et plus loin, la référence au Faust. Signalons aussi, entre ces deux passages, l’éloge d’un auteur sans nom : « un savant plus poète, un poète plus savant que moi /qui/ avait fait reluire sur ces pages le dernier éclat du génie que recélait son front penché16 ». Par une ambiguïté syntaxique dans la phrase qui suit (« reçois aussi ce souvenir (…) bon Nodier ») le compliment pourrait aussi bien s’adresser à l’auteur du Faust, auquel il convient mieux qu’à Nodier, qui ne le mérite pas, mais est l’auteur de la nouvelle Franciscus Columna (1844) : son dernier opus.
10Tout se passe donc comme si la « résurrection » de Polia - est-elle le prototype de la fiancée de Corinthe ? - ne se faisait qu’au prix de l’exténuation de la vitalité de l’écrivain … ou de l’amant. Nerval n’en prend pas le risque, car si le deuil de Jenny Colon, décédée en juin 1842, six mois avant le départ pour l’Orient, remplit ces pages, son sentiment se déguise en désenchantement. Et celui-ci s’agence autour du tableau de Watteau, dont Pierre Brunel a refait l’histoire, sans toutefois remonter jusqu’au Poliphile qu’il connaît bien, peut-être pour ne pas déflorer un sujet qu’il aurait pu croire nôtre17. En 1717, pour l’entrée de Watteau à l’Académie royale, son titre était « Pèlerinage à l’île de Cythère », mais c’est le nom de sa variante conservée à Berlin, au château de Charlottenburg, « l’embarquement pour Cythère », qui a fini par s’imposer18 :
[…] cette côte vermeille, ces collines empourprées qui semblent des nuages, c’est l’île même de Vénus, c’est l’antique Cythère […] voilà mon rêve et voici mon réveil ! […] la terre est morte sous la main de l’homme et les dieux se sont envolés. […] il faut avouer que Cythère n’a conservé de toutes ses beautés que ses rocs de porphyre […] je cherchais les bergers et les bergères de Watteau, leurs navires ornés de guirlandes abordant des rives fleuries ; je rêvais ces folles bandes de pèlerins d’amour aux manteaux de satin changeant … je n’ai aperçu qu’un gentleman qui tirait aux bécasses et aux pigeons et des soldats écossais blonds et rêveurs, cherchant peut-être à l’horizon les brouillards de leur patrie19.
11Si l’on suit la logique du collage nervalien, cette miniature devrait concerner aussi le Faust, même indirectement. N’en retenons qu’un détail, la silhouette incongrue du « gentleman qui tire aux bécasses ». Il nous conduit, chez Nerval, au second « voyage à Cythère » inséré au chapitre IV de « Sylvie » : un « cygne sauvage », « captif sous les fleurs » y prend son envol. Et en filant la métaphore du côté de Goethe, la même image nous ramène à ce qu’on tiendra pour l’une des matrices symboliques du Faust, le « rêve des faisans » rapporté dans le cours du Voyage en Italie, le 19 octobre 1786. On peut mettre en parallèle les deux scénographies, en commençant par celle de Nerval, qui superpose plusieurs réminiscences:
Des barques pavoisées nous conduisirent à l’île dont le choix avait été déterminé par l’existence d’un temple ovale à colonnes qui devait servir de salle pour le festin (…) La traversée du lac avait été imaginée peut-être pour rappeler le Voyage à Cythère de Watteau. Nos costumes modernes dérangeaient seuls l’illusion. L’immense bouquet de la fête, enlevé du char qui le portait, avait été placé sur une grande barque ; le cortège des jeunes filles vêtues de blanc qui l’accompagnent selon l’usage avait pris place sur les bancs et cette gracieuse théorie renouvelée des jours antiques se reflétait dans les eaux calmes de l’étang qui la séparait du bord de l’île si vermeil aux rayons du soir avec ses halliers d’épine, sa colonnade et ses clairs feuillages. Toutes les barques abordèrent en peu de temps. La corbeille portée en cérémonie occupa le centre de la table et chacun prit place (…) une surprise avait été arrangée par les ordonnateurs de la fête. A la fin du repas, on vit s’envoler du fond de la vaste corbeille un cygne sauvage, jusque-là captif sous les fleurs, qui, de ses fortes ailes, soulevant des lacis de guirlandes et de couronnes, finit par les disperser de tous côtés. Pendant qu’il s’élançait joyeux vers les dernières lueurs du soleil, nous rattrapions au hasard les couronnes dont chacun paraît aussitôt le front de sa voisine. J’eus le bonheur de saisir une des plus belles et Sylvie souriante se laissa embrasser20.
12La scène est sans mystère. C’est bien au tableau de Watteau que réfère la description, sous un titre qui l’apparente au Voyage nervalien. Mais il est clair que son modèle est le Poliphile : pour la navigation depuis le rivage du temple de Vénus, jusqu’à l’amphithéâtre, au centre de Cythère ; pour la « gracieuse théorie des jeunes filles » qu’on reconnaît sur la gravure de la « messe de Vénus » ; et surtout pour l’envol de l’oiseau « aux fortes ailes », Nerval « ressuscitant » l’un des cygnes que Colonna avait sacrifiés et brûlés sur l’autel de la déesse21. Cette euphémisation montre que l’auteur perçoit la symbolique sexuelle de l’oiseau qu’il épargne ; et comme on va le voir, le sens du rêve de Goethe est analogue.
Aux sources du Faust II : de la « barque aux faisans » à la mascarade
13 A l’issue de l’étape vénitienne, commencée par une navigation sur le lac de Garde, puis sur la Brenta, où il vient en aide à d’authentiques pèlerins (qui ne vont pas à Cythère), au moment où, tournant le dos à la Vénétie, il prend le chemin de Rome, Goethe semble faire la synthèse de sa première expérience. Elle prend la forme d’un rêve, daté d’un an auparavant, mais auquel ses souvenirs tout récents – la traversée du lac de Garde ? – prêtent un sens prémonitoire et, de son propre aveu, identitaire : An solchen Wahnbildern, ergetzen wir uns, die, weil sie aus uns selbst entspringen, wohl Analogie mit unserm übrigen Leben und Schicksalen haben müssen22. L’auteur se voit, « monté sur un grand canot » (mit einem ziemlich grossen Kahn), aborder à une île féconde (an einer fruchtbaren Insel) censée recéler « les plus beaux faisans » ( die schönsten Fasanen). Les habitants en tuent pour lui. Ils en emplissent sa barque, ne laissant qu’une petite place pour le pilote et les rameurs. C’est alors qu’il s’avise que les longues plumes de leur queue ont des ocelles (Augen) de paons ou d’oiseaux de paradis (wie von Pfauen oder seltenen Paradiesvögeln) si bien que, dans les rayons du soleil, leur amoncellement est le spectacle le plus magnifique qu’on puisse se représenter (im Sonnenglanz den herrlichsten Schober bilden, den man sich denken kann). La navigation s’achève par une marine à la Claude Lorrain, dans un port où le rêveur s’égare entre des vaisseaux aux hautes matures (verlor ich zwischen ungeheuer bemasteten Schiffen), en quête de son propre appontement23.
14Si l’analogie avec la scénographie nervalienne est évidente, son sens sexuel l’est aussi. Du moins, selon Kurt Eissler dont l’interprétation brutale, reléguée sans référence à la fin de l’édition des Œuvres complètes, se passe de traduction : « der Traum bedeutet (…) ich werde sexuell erreigt sein ; ich werde mächtige Erektionen haben (etc.)24 ». De fait, si ce rêve est clairement sexuel, il n’est nullement triomphant, mais traduit chez Goethe, comme chez Nerval, une angoisse et un désir orientés vers l’imago maternelle qui gouverne l’œuvre. Après plusieurs réminiscences soigneusement consignées dans le cours du Voyage (le 28 octobre 86, les 29 mars et 22 septembre 87) ce rêve connaîtra un début de réalisation dans une idylle platonique avec la « charmante milanaise » dont Goethe prendra congé à Rome. Le décor en rappellera alors celui qu’il avait rêvé : « Dès longtemps je vois devant ma fenêtre les navires arriver et partir, déposer et prendre leur cargaison […] je me demande parfois d’où viennent et vont tous ces bâtiments25 ». Mais la différence avec l’imagerie nervalienne est également instructive. Si l’on peut ramener les deux navigations au même archétype, le modèle colonnien de l’embarquement pour Cythère où – soit dit par parenthèse, on trouve aussi des faisans et des paons représentés par les gravures in-texte26 – la scénographie nervalienne n’est qu’une rêverie, alors que celle de Goethe est bel et bien un rêve, susceptible d’une interprétation freudienne : l’auteur serait donc le premier à l’avoir fait, ou à le dire. Avouons que si les circonstances du récit n’étaient fermement établies et le rêve, attesté dans le Tagebuch27, on jurerait qu’il provient d’une source littéraire. Par exemple, pour cause d’analogie avec le lac de Garde, cet épisode d’Ardinghello de Heinse, dont la première publication en 1787, est contemporaine du voyage :
Nous arrivâmes à notre campagne qui est située dans l’endroit où le lac /de Garde / s’élargit et où ses flots d’écume viennent se briser sur le rivage (…) nous navigâmes les premiers jours le long des rivages du lac et nous descendions lorsque nous trouvions quelque site agréable. (…) Ardinghello se plaisait partout, il fréquentait les villages des environs et faisait connaissance avec leurs habitants. Quelquefois sur le soir, il montait une petite nacelle ornée de pampres et de lierres ; là nouveau Bacchus, la guitare à la main, il répandait la joie et l’allégresse dans tous les lieux qu’il parcourait […] 28.
15Il faut croire que la métamorphose de l’allégorie en mythe était entamée avant le rêve de Goethe. Quoi qu’il en soit, l’analogie tisse également un lien entre ce rêve et la fin du Faust. Dans la splendeur du couchant, une barque aux mats dressés est sur le point d’accoster à l’appontage du « grand canal » :
Ein grosser Kahn ist im Begriffe
Auf dem Kanale hier zu sein.
Die bunten Wimpel wehen fröhlich
Die starren Masten stehn bereit29
16Ce pourrait être à Versailles, dans un décor de « fête galante », ou dans la Venise de la Renaissance dont le héraut, à l’Acte V, serait le « guetteur Lyncée ». Venise elle aussi possède un canal grande et s’est enrichie du commerce des produits exotiques. Or la barque de Méphistophélès en est pleine (mit Erzeugnissen fremder Weltgegende) Lyncée en fait l’inventaire :
Wie segelt froh der bunte Kahn
Mit frischen Abendwind heran
Wie türmt sich sein behender Lauf
In Kisten, Kasten, säcken auf !30.
17Bref, si l’on peut envisager la permanence de l’allégorie comme une glose de l’œuvre envisagée du point de vue du mythe, on doit en chercher les modèles dans les fictions de la Renaissance, qui est après tout l’époque du rôle-titre. Sous cet angle, la comparaison des trames de l’Hypnerotomachia et du Faust ferait ressortir de nombreux « lieux communs », par exemple la scène des jardinières (v. 5090 sq.) la célébration d’Eros (v. 8479) l’évocation de Cythère (v. 8511) et surtout les « triomphes », principalement celui de Dionysos (v. 10030). Mais parce qu’elles sont topiques, ces ressemblances n’impliquent nulle filiation, à l’exception d’une seule : la figure de l’éléphant dans la mascarade de l’acte I. Le « héraut » en promet la clé en forme d’allégorie :
Herold : (…) was jetzt kommt, ist nicht von euresgleichen
Ihr seht, wie sich ein Berg herangedrängt,
Mit bunten Teppichen die Weichen stolz behängt
Ein Haupt mit langen Zähnen, Slangenrüssel,
Geheimnisvoll, doch zeig’ ich euch den Schlüssel (v. 5394-98)31
18Mais la « véritable » clé est le modèle plastique de la scène, un « triomphe à l’antique » inspiré de celui de César, peint par Mantegna. Goethe, qui le commente entre 1820 et 23, s’est aussi inspiré, pour son Faust, des gravures du « triomphe de Maximilien » par Dürer32. Mais quand on sait que Dürer est le premier acheteur connu de l’Hypnerotomachia, et que les bois gravés de l’édition vénitienne étaient, à cause des scènes de « triomphe » en double-pages, attribués à « l’atelier de Mantegna », cette double référence renvoie nécessairement à l’ouvrage de Colonna. On y trouve moult éléphants, à commencer par ceux qui tirent le char de Léda33, mais un seul est allégorique. Il est décrit au début du songe, devant la pyramide de Fortuna victrix, et porte sur son dos un obélisque. Goethe a dû en voir la réplique, sculptée par le Bernin à Rome, devant Santa Maria sopra Minerva. Dans le Songe, Poliphile en déchiffre les inscriptions énigmatiques. Elles recommandent de délaisser l’or et les trésors contenus dans les flancs de l’animal, au profit de l’intelligence, symbolisée par son front34. C’est là un début de glose pour la mascarade goethéenne, mais la fin est retardée de cent vers. Prudence y conduira le « colosse vivant » chargé d’une tour, « dans des sentiers abrupts » (auf steilen Pfaden) devant une plateforme où se tient une déesse « aux larges ailes rapides » (Droben aber auf der Zinne /Jene Göttin mit behenden breiten Flügeln) « prête vers la conquête / A s’élancer de tous côtés » (Allerseits sich hinzuwenden v. 5449-52). C’est la Victoire, inspiratrice de toutes les actions (Victorie / Göttin aller tätigkeiten)35. Or Poliphile a fait le même parcours, depuis l’éléphant, jusqu’à la plateforme au sommet de la pyramide (« monter si haut et tournoyer par tant de degrés causait […] un éblouissement admirable »), couronnée d’un obélisque et d’une statue de Fortune – ou Victoire – « aux ailes étendues et ouvertes, ainsi que si elle eût été prête à voler36 ». Il faut que Goethe ait consulté l’ouvrage – sans doute dans l’une de ses versions françaises –, pour en tirer son allégorie, fidèlement reproduite jusque dans ses détails plastiques : la plateforme « vertigineuse » et la statue ailée.
19C’est pourtant une autre source, elle-même modèle de l’éléphant du Poliphile, qui lui a procuré l’essentiel de sa matière. En février 1454, fut présentée devant le duc de Bourgogne, au palais Rihour de Lille, une mascarade allégorique. Elle se voulait un appel à la croisade répondant à la prise de Constantinople par les Turcs, et n’inspira aucune action réelle, mais une surenchère de serments extravagants. Malgré tout, la splendeur du spectacle en a conservé la mémoire. Scénographié par « Toison d’or », le héraut d’armes du duc, il commençait par une série « d’entremets », des décors disposés sur des tables, mettant en scène des simulacres de navigation : « une caraque chargée de marchandises, garnie de marins et pourvue de plus de cordages et de voiles que le plus grand bateau du monde » ainsi qu’une nef, « la voile tendue, toujours voguant sur un lac […] entouré de plusieurs villes et châteaux37 ». Puis venait un défilé de grotesques, à la mode d’Allemagne ; l’un d’eux pourrait préfigurer Méphistophélès :
À l’intérieur d’un pâté un musicien joua d’un cor d’Allemagne […] un lutin entra […] ou plutôt un monstre qui avait jusqu’à la taille la forme d’un homme, des jambes velues et des pieds de griffons avec de grands ongles. Il portait une jaquette ajustée de soie blanche rayée de vert et un chapeau de même38.
20Après l’intervention de Jason, figure tutélaire de l’ordre de chevalerie de Bourgogne, venait alors « un éléphant couvert de soie sur lequel se trouvait un palanquin où était assise une dame ». Celle-ci figurait l’Eglise affligée et « son château signifiait la Foi ». La dame adressait d’abord une requête versifiée à ses « protecteurs » : « de lieu en lieu et puis de cour en cour/ Appelant d’abord l’empereur au secours39 », car le comté de Bourgogne était rattaché au Saint Empire depuis 1302. Elle était suivie de chevaliers tenant par la main douze dames qui, elles aussi, récitaient des vers. Parmi elles, relevons les allégories goethéennes de Prudence – « Tant que vous m’aurez (…) Adversité n’aura nul pouvoir / de vous ôter ni foi ni bonne espérance » – d’Espérance – « mettez ferme intention / d’être vite prêt pour le Turc combattre » – et de Vaillance qui correspond mutatis mutandis à Victoire dans le Faust: « car sans moi grand fait ne se fait point40 ». Enfin, l’intervention de Jason et du héraut « Toison d’or » nous explique aussi les « Cabires » – leur l’île a servi d’étape aux Argonautes – et donne un sens au refrain des sirènes de l’acte II :
Die Helden des Altertums
Ermangeln des Ruhms (…)
Wenn sie das goldne Vlies erlangt
Wir/Ihr die Kabiren.41
21En somme, les ressemblances entre cette mascarade et celle du Faust sont telles qu’il est impossible que Goethe ne s’en soit pas inspiré. Reste à savoir comment il a connu son livret. La réponse est aisée : de la même manière que l’anecdote du « bal des Ardents » (1394) qui donne à la scène sa tournure tragique. Rapportée par plusieurs chroniqueurs – dont Olivier de La Marche qu’on a cité – la mascarade est entrée dans l’Histoire. Et s’il subsistait un doute quant à la source de l’inspiration goethéenne, le nom de la fête suffirait à le dissiper : elle est connue sous le nom de « vœu du faisan », car c’est sur un « faisan vivant », présenté par « Toison d’or », que les chevaliers ont fait serment de partir en croisade.
22Revenons, pour conclure, sur la participation goethéenne au « mythe de Cythère ». Nerval n’a pas eu tort d’enrôler, à sa manière allusive et oblique, l’auteur du Faust dans la cohorte de ses devanciers, sous la bannière du « féminin céleste ». Pourtant, Goethe n’a pas eu le monopole de l’idéalisme. Quant à l’aspiration néo-classique à un paganisme régénérateur, Heinse en avait donné l’exemple, avant lui, dans l’utopie libertine d’Ardinghello. Et, vers 1800, Novalis a également souscrit, dans ses Hymnes à la nuit, au mythe de la régénération « païenne » du monde. Dans la brume sémiotique qui entoure la genèse tardive du mythe, ces auteurs ont fait à peu près le même rêve. Nerval en fait la synthèse qu’il rattache à la tradition allégorique inaugurée par Colonna et prolongée jusqu’à Watteau. C’est donc lui, l’historien du mythe, tandis que Goethe en serait le rénovateur. Son rôle, quel que soit le cheminement des intertextes, paraît déterminant dans l’actualisation de « l’embarquement pour Cythère ». A une antique allégorie, il a substitué un mythe qui, via Nerval, inspirera Baudelaire et Hugo. Quant aux Modernes, il leur faut prendre acte d’une autre révolution qui s’accomplit sur la scène de l’inconscient : que Goethe ait tiré ce « fil rouge » du Songe de Poliphile, combiné à d’autres fables, ou de son propre fonds, il lui a donné une ampleur nouvelle ; une profondeur aussi. Sans doute parce qu’il est historiquement le premier à l’avoir rêvé.