Un, deux, trois, Stella Wolfgang Goethe et Marlen Haushofer sous la même étoile
À Jeroen
1Goethe écrivit l’histoire de Stella deux fois : en 1775, à l’âge de vingt-six ans, juste après Les Souffrances du jeune Werther, qui l’avaient rendu célèbre et, ensuite, trente-ans après. En termes de registre, de dénouements, de positionnement idéologique et de réception, la différence entre ces deux petites créations est substantielle. Même si, apparemment, elles sont très proches.
2Dans Stella sous forme de « comédie », le protagoniste masculin, Fernando, qui quitte son épouse et son enfant pour une jeune femme, et ensuite aussi celle-là, car dans l’inquiétude existentielle qui le pousse à choisir la liberté à tout prix, il finit par retourner et jurer amour et fidélité à toutes les deux, à toutes les trois, enfant inclus. Décidément un happy end total et un rêve voire une utopie qui se fait réalité : l’utopie scandaleuse d’une acceptation romantique - faite de l’amour plus dévoué et absolu -, et joyeuse de la bigamie. Or, cet élan, cela va sans dire, compromit le sort de cette pièce. Goethe, en 1775, papillonnant en amour lui aussi, était le meneur de l’avant-garde de la littérature allemande : Stella « naît entre ses travaux d’avocat, ses fiançailles avec Lili Schönemann, la quasi-rupture de ces fiançailles, de longs voyages et une vie sociale animée1 ».
3La mise en scène de Stella à Hambourg par une troupe bien connue fait grand bruit, des représentations sont interdites, l’influent pasteur protestant Goeze obtient l’interdiction de la pièce. Quelle est la cause du scandale ? Un rêve masculin qui voudrait qu’un homme puisse aimer ouvertement deux femmes, les deux l’acceptant la joie au cœur.
4Presque trente ans après, pour une représentation en 1806 à la Cour de Weimar où il est ministre de la Justice, Goethe reprend la pièce et en modifie la fin, qui devient plus conforme au bon sens. Avec la complicité de Schiller, la seconde version de Stella se métamorphose en tragédie, avec un nouvel achèvement, certes plus acceptable pour la morale bourgeoise : le mari infidèle, Fernando, et la femme illégitime, Stella, se donnent la mort, chacun de leur côté, l’un se tue d’un coup de feu, l’autre prend du poison. La « pièce pour ceux qui s’aiment » devient, tout simplement, Stella, tragédie. Elle sera éditée en 1816.
5Bien que cette fin soit plus en résonance avec la sensibilité de son temps, Goethe fait publier la première version avec sa fin « utopique » et c’est seulement dans la deuxième édition de ses œuvres complètes que la deuxième « hypothèse » paraîtra. Suicides ou bigamie, la différence substantielle dans l’achèvement entre les deux versions de ces tribulations sentimentales hors norme, semble en quelque sorte résolue dans la version de Marlen Haushofer(Molln, 1920-1970). Ici demeurent le soupçon du suicide, au singulier, juste pour la victime, et la polygamie : dans le sens d’une pratique masculine de la trahison et du mensonge comme modalité d’existence dans le couple. Un troisième dénouement, donc, voit ainsi le jour ; il est certes plus proche du second état du texte de Goethe mais, loin de tout romantisme, et dans la contagion de ses marges : la jeune femme séduite, Stella, meurt, tandis que le mari prédateur, Richard, continuera à s’attacher d’autres proies. Sous la forme d’un meurtre impuni, tel est le prolongement proposé par Nous avons tué Stella, pour ces héroïnes tourmentées : qu’il s’agisse de l’inexpérimentée Stella ou d’Anna, la femme trompée qui est également la voix narrative. Dans cette nouvelle sous forme de monologue, on repère tout l’univers narratif de l’écrivaine autrichienne : le rôle ancillaire et complice de la femme victime d’un ordre masculin, l’hypocrisie de la bourgeoise, l’écho d’une connivence refoulée suite à une guerre désastreuse, la présence de l’enfance sous forme de mythe et de conte, le rôle crucial de la nature, ainsi que la capacité de tout évènement imprévu de frôler la « fragile paroi de verre » qui protège du monde les individus les plus sensibles.
6Au cœur de ma réflexion, se place le jeu de résonances et de distances entre ces textes, afin de saisir ce que cette déterritorialisation et cette reterritorialisation produisent. L’auteur Marlen Haushofer et le récit moins connus, cette Stella du XXe siècle, seront au centre de ces explorations. Je m’attacherai également à montrer comment les figures en jeu et les représentations sociales sous-jacentes travaillent la réception, la modulation et la reconfiguration de certains motifs appartenant à un matériau féerique et mythique.
(Nous avons tué) Stella
7La réception de Marlen Haushofer est comme son œuvre : peu connue de son vivant au-delà des frontières autrichiennes, malgré l’obtention de prix nationaux importants, l’écrivaine connaîtra une attention surtout posthume, bien que discontinue ; elle débute dans les années 1980 grâce à l’intérêt des féministes. Cette découverte peut s’expliquer par le fait que son œuvre repose principalement sur la quête douloureuse de ses héroïnes dont la vie est souvent régie par les trois K (Kinder - Kirche - Küche) : quête d’une identité qui soit la plus cohérente possible avec leur « vrai » Moi. L’auteur, de même que ses protagonistes, demeure « toujours dans une imbrication de pensées philosophiques et de tâches ménagères2». Telle est la grande contradiction dans la vie de Haushofer, qui écrivait sur la table de la cuisine quand tout le monde dormait.
8Elle est une femme de la province autrichienne de l’après-guerre, mariée à un dentiste, qui a écrit des livres pour enfants en pensant à ses deux fils, mais aussi quatre romans et un bon nombre de récits courts. De temps en temps, elle allait à Vienne pour rencontrer le milieu littéraire. Et si elle a eu le courage de divorcer de son mari, les deux parents n’ont pas eu la hardiesse de l’annoncer aux deux enfants, demeurant toujours sous le même toit. De plus, un jour, ils se sont remariés. Ayant grandi en milieu alpestre dans la Haute-Autriche et hantée par son enfance, l’écrivaine essaie de mener par l’écriture son combat personnel contre l’aliénante répétition des tâches ménagères, les mystifications de l’acquiescement social, les distances dans le couple, mais aussi le risque de la déraison et le fantasme de la mort. Son roman principal, Le Mur invisible– Prix Arthur-Schnitzler en 1963 – est considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature de langue allemande.La nouvelleNous avons tué Stella le précède ; elle a paru en 1958 mais ne sera publiée en français qu’en 1986. Elle est liée à la Stella de Goethe, tandis que celui-ci s’était apparemment inspiré, de Jonathan Swift et de son Journal to Stella, un texte épistolaire rédigé entre 1710 et 1713 ; ce recueil se compose de soixante-cinq lettres à son amie, Esther Johnson, qu’il appelait Stella et qu’il aurait épousée en secret. Notre Stella autrichienne est une jeune fille accueillie temporairement dans une famille bourgeoise : le mari, Richard, un avocat qui trompe sans arrêt son épouse, Anna, femme au foyer, avec laquelle il a eu deux enfants, une petite fille, Annette, le « reflet en miniature » de Richard, et un adolescent, Wolfgang, au tempérament très proche de celui d’Anna.
9On peut y observer la présence d’un écho direct avec Stella de Goethe dans le jeu des prénoms de personnages : « STELLA », est la jeune femme qui aime pleinement et sans légitimité. « LUCIE » est, dans le texte de Goethe, la fille de Fernando. Chez Haushofer « LOUISE » est la maman de Stella, qui confie sa fille à Anna et Richard. « ANNETTE » qui est chez Goethe la fille de la maîtresse de poste, est présente chez Haushofer : elle est alors la fille d’Anna. L’équilibre précaire de ce nid façonné dans le non-dit, « sans crainte et sans mémoire3 », est troublé quand Louise, une « amie » d’Anna, lui demande d’héberger pendant quelques mois sa fille, Stella, afin de pouvoir vivre tranquillement sa liaison avec un étudiant en pharmacie qu’elle espère épouser. La perturbation des limites domestiques crée l’espace propice pour la dérive fictionnelle : séduite par Richard, abandonnée à sa détresse, Stella finira par mettre fin à ses jours. La présence de l’indicible – le crime impuni de Richard et sa propre lâcheté4– hante Anna d’une façon douloureuse, elle qui avait appris à habiter la dystopie pour en obtenir une semi quiétude constante. L’épouse, dont la voix encadre le récit, recourt au journal intime : elle décide de défier l’opacité de ce vécu en le déconstruisant, en quête d’un quelque apaisement, en (se) racontant la vérité sans fard à travers la page écrite, à laquelle elle se voue sans arrêt pendant deux jours où elle peut jouir d’une solitude inhabituelle, et ce, malgré les cris déchirants d’un petit oiseau tombé du nid dans le jardin.
10Le récit se conclut comme il a commencé, à la fenêtre – un paravent protecteur, symbole de paix apparente. Il rebondit avec plus de détails : sur le triste sort du volatile dans le jardin, sur la mort de Stella mais aussi sur la décision de Wolfgang de quitter la maison. En évoquant la construction cyclique des contes traditionnels, on retourne à la condition initiale, avec le foyer enfin libéré du « corps étranger5» qui a nom « Stella », le potentiel perturbateur de l’ordre donné.
11Nous avons tué Stella a donc la forme close du conte où un parcours est dessiné et trouve dans l’enchaînement d’événements et états d’âme le principe de sa course vers la fin. Celle-ci n’est pas une fin ouverte car la narratrice ne laisse pas de doutes sur le fait que tout restera stable et immuable, avec le surplus de la « scission » sensible pour les êtres du foyer à la sensibilité plus « féminine » : elle et Wolfgang. De plus, tout ici est subordonné à l’histoire, « traitée comme l’exemple d’une signification générale6 ». On y trouve donc la solitude de la femme livrée à son impuissance dans une société à l’ordre régi par les hommes, les représentations symboliques du féminin et du masculin figées, ainsi que les dysfonctionnements propres au système social de la famille. Le je est subtilement double : l’attitude réflexive permet de mettre le passé en perspective, souvent à travers une construction à rebours, commune aux héroïnes de Haushofer, qui se déploie grâce à une écriture « pragmatique et rangée » que favorise le format du récit bref.
12Il n’est donc n’est pas étonnant qu’Haushofer, porteuse d’une certaine résistance aux bouleversements de la modernité, succombe au charme désuet du conte de fées, du mythe, mais aussi des scénarios fantasmés où figurent des animaux et des plantes, qui interviennent dans la matière du récit sans pourtant en affecter l’économie. La production s’inscrit ainsi, à l’instar de la fable, dans une tradition littéraire symbolique et allégorique.
« Fast wie im Märchen » - De métamorphoses et de présages
13La logique au présent de la nouvelle vient donc rencontrer un appel à l’ancestral où le sort est manipulé par une brutalité originaire, propre à l’être humain. Cette perspective conduit à repérer la présence du conte, qui manifeste, comme Stella, la naïveté d’une enfance du monde ; de fait, la naïveté de Stella chez Haushofer est poussée à l’extrême. La bienveillance naturelle et la bonté propres à la Stella de Goethe assument ici des traits pathétiques qui font que le personnage paraît ressembler à une bestiole sans défense plutôt qu’à la jeune femme charmante présente dans le récit du poète.
14Un sentiment du révolu, propre au conte, est présent sur fond de catastrophe ; il trouve sa place dans la nouvelle de Haushofer, en s’appuyant sur le merveilleux, pour faire plonger le lecteur dans la réalité de son temps, malgré le fait que, selon la tradition des contes, quasiment aucune connotation temporelle ne soit vraiment explicitée7. Toute l’œuvre de Haushofer est traversée par des bornes, puisque « les personnages ne trouvent pas leur place dans la société et se retirent dans un isolement irrévocable derrière des cloisons, dans des lieux clos8». Pour Anna la maison est un espace de sécurité – bi frons, elle est protection et prison – mais aussi son lieu de travail ; ses moments de répit représentent une possibilité d’élaboration scripturale et de fuite. Ces moments sont déclenchés, ou au moins favorisés, par les passages à la fenêtre : elle est un seuil opaque qui unit et sépare à la fois, et jouit dans Nous avons tué Stella d’une présence saisissante et paradigmatique. Par le pouvoir de la vue, la fenêtre fait prendre au personnage le risque du surgissement d’images refoulées, elle stimule la réminiscence et fait effleurer la nature profonde des choses : le mensonge devenu routine et la mort comme présence invisible. D’où l’auto-interdiction de cette « mauvaise habitude9 » de laisser divaguer le regard qui implique un retour sur soi, à la recherche de ce que le visible refuse10.
15Le drame de Haushofer porte en soi un autre micro drame, car la perspective distanciée de la fenêtre est enrichie d’un scénario fantasmé : l’histoire malheureuse du petit oiseau dans le jardin, qui crie la communion de l’auteur avec Dame Nature11 et qui s’inscrit dans une tendance du récit bref, où les éléments de la nature – les animaux en particulier – font souvent fonction de miroir pour l’homme ou bien d’altérité mystérieuse12, tout en servant de métaphore au sort de Stella. Ici, le volatile abandonné de sa génitrice dérange la narratrice, dans l’écriture de son compte-rendu, car il crie son désespoir. Le parallélisme prend sens : il est un « corps étranger » à l’instar de Stella une fois que Richard ne voudra plus d’elle.
16Si l’oisillon abandonné, dont les cris affolés résonnent dans la solitude d’Anna, fait ainsi écho au destin de Stella, « dinde13» désemparée, le choix de l’arbre de tilleul est également significatif, d’autant plus qu’en dimensions réduites nous le retrouverons à l’hôpital, lors de l’attente d’Anna pendant que Stella est opérée, suite à un accident, « pour la forme ». Cet arbre mythique, associé au caractère féminin, est un symbole de fidélité conjugale, de liberté et de justice ; le tilleul évoque, dans une des légendes qui lui sont associées, des éléments proches de notre propos.
17D’après Hérodote, les Enarées, qui perdirent par punition leur virilité, reçurent en compensation le pouvoir de prédire l’avenir. Or, dans une logique binaire et essentialiste, les attitudes que l’on attend – en particulier dans les années 1950 – de la part d’un garçon et d’une fille, pourraient permettre de voir en Wolfgang, le fils, en quelque sorte, l’« efféminé », destiné à « errer » comme sa mère, « d’une pièce à l’autre », manquant de la virilité nécessaire pour se faire apprécier de son père – que de fait, il « déteste ». Ce personnage, ainsi lu, serait porteur d’une vertu traditionnellement associée au pouvoir féminin : l’intuition du danger. Enchanté par la figure de Cassandre, Wolfgang incarne la capacité de discernement : circonspect face à la présence de Stella chez eux, comme s’il avait bien compris le message que le vent d’est s’était attaché à transmettre à sa mère, avec son « tremblement furtif et secret » à la fenêtre du salon, sans pour autant qu’elle puisse comprendre ce que lui a semblé, néanmoins, « d’une extrême importance14». Le vent, présence atmosphérique incontournable dans l’œuvre de Haushofer, se fait donc messager inécouté.
18Enfin, tout en laissant de côté les rêves ou les métaphores végétales qui traversent le récit, il faut néanmoins rappeler que ces nombreuses incursions allégoriques s’entrecroisent avec la fugace évocation d’une célèbre fable d’Esope, particulièrement pertinente dans la version retravaillée par La Fontaine. « Il ne faut pas conduire l’agneau dans la tanière du loup et c’est pourtant ce que j’ai fait15 » se dit-Anna sur un ton de reproche. Et ceci s’avère d’autant plus vrai que « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». Par conséquent, le loup peut se lancer sur l’agneau et le manger : « sans autre forme de procès16 ». Le faible est ainsi victime du plus fort selon une logique inscrite dans la tradition littéraire convoquée par le texte de Haushofer.
19De plus, Nous avons tué Stella est également traversé par la réminiscence de contes merveilleux – les Märchen des frères Grimm, sans exclure les versions de Perrault – ainsi que de récits mythiques. Cependant, s’il y a une irruption soudaine du féerique dans le récit, elle demeure subreptice, le registre de drame réaliste reste dominant. Alors que le miroir est le dispositif optique obligé pour convaincre Stella de son pouvoir d’attraction, – grâce aux nouvelles robes aux « couleurs vives comme il sied à une jeune fille17 » qu’Anna lui a fait coudre – cette « femme restée par hasard enfant18», effectue sa traversée du miroir, aux échos carrolliens, en passant par une sensation d’étrangeté que sa figure lui transmet :
La métamorphose fut parfaite. Stella, debout devant le miroir, se vit pour la première fois. « Tu es belle, Stella », dis-je un ajustant un pli. Elle ne me regarda pas et prononça gravement, face au miroir, « Je suis belle », émerveillée, surprise et pour finir subjuguée par le sentiment nouveau que mes paroles et son image avaient fait naître en elle, puis elle reprit : « Je suis belle »19.
20À partir de ce passage qui structure l’intrigue, plusieurs contes peuvent être évoqués. Premièrement on ne peut s’empêcher de penser à Cendrillon ou à sa petite pantoufle de verre lorsqu’Anna – en fée marraine – anticipe et en quelque sorte impose, un possible vœu de Stella. Il est de devenir un agent de séduction ; elle lui fait alors le don – à l’instar des fées marraines dans La Belle au bois dormant – de la beauté et de l’éclat. Si Anna s’insère dans la tradition des fées marraines, issue du mythe des Parques, l’imaginaire est néanmoins détourné : les gentils ne manquent pas d’ambiguïté, à l’instar des Weise Frauen de l’univers des contes germaniques, des êtres énigmatiques et insaisissables20.
21La nouvelle de Haushofer, paraît parfaite pour susciter une mise en scène : elle intégre sans perdre en netteté et en plénitude, des caractéristiques venues d’autres formes narratives transposées à l’intérieur du récit. La séparation entre les genres modernes et ceux des contes et légendes en sort complètement diluée.
22De fait, les deux versions de Goethe contiennent déjà un potentiel de transmission d’un conte, qui serait conte sur « un comte allemand », crucial pour deux raisons : Cécile, l’épouse, à travers cette petite histoire arrive à convaincre Fernando que Stella a le droit d’être aimée autant qu’elle ; par conséquent, une bifurcation entre comédie et tragédie a lieu en ce point du récit. Cécile lui raconte alors l’histoire d’un homme, un homme honnête, qui aimait sa femme et qui partit « délivrer les lieux saints ». Alors qu’il fut fait prisonnier, la fille de son maître eut pitié de l’esclave, dénoua ses liens et ils s’enfuirent. Rentré vainqueur chez son épouse – définie par Goethe comme la « vaillante gardienne de la maison » –, il lui présenta son butin, ses chevaliers, ses valets, mais surtout la femme qui l’avait accompagné dans l’aventure :
Elle a détaché les chaînes de mon cou, elle a commandé aux vents, elle m’a conquis - m’a servi, m’a veillé ! […]
Au cou de l’autre femme, l’épouse fidèle s’écria, à travers les larmes s’écria […] Il doit être à chacune sans être volé à l’autre […] Et du ciel Dieu se réjouit de l’amour, et le pape, son vicaire, les bénit. Et une seule maison, un seul lit et une seule tombe vinrent border l’amour et le bonheur21.
23Suite à cette petite histoire qui fait une transition à l’approche instructive, les deux femmes aimées, quittées et retrouvées par Fernando, sont enlacées par notre héros/anti-héros. Ou, au contraire, le défi à la morale se fait chagrin, inéluctable et éternel.
24Or, le personnage d’Anna chez Haushofer fait à Stella un autre don, celui de sa propre confiance, en l’invitant à accompagner Richard, en « oncle bienveillant », à une soirée. À l’instar de la maman du petit Chaperon rouge, Anna encourage Stella à aller de l’autre côté du miroir, sans pour autant lui fournir de repères : la « forêt », lieu de tous les dangers, devient ici une fête mondaine, peuplée d’hommes rusés et faméliques comme la « bête » Richard. Le compte-rendu par Anna de sa fortuite et fugace rencontre avec « un certain docteur W. » est un bon exemple du regard désillusionné de la narratrice sur le monde au-delà de son foyer : cet ancien client de Richard s’était arrangé, en poussant un ami à coucher avec sa femme, à ne pas lui payer de pension alimentaire.
25Le mode féerique s’avérant incompatible avec un monde moderne– régi par les hommes avec la complicité tacite de femmes –, dans le texte de Haushofer fait que le charme du merveilleux est vite désamorcé, le rêve tourne au cauchemar. Stella et Wolfgang – peu armés pour la vie – représentent dans cette constellation plutôt manichéenne « les sérieux, les fidèles, les imaginatifs, les sensibles22 » ; ils ne résisteront pas dans cet univers clos, où l’honnêteté n’a pas droit de cité, façonné par une génération qui est celle qui a connu la guerre et s’est octroyée la liberté d’un refoulement de ses propres responsabilités face à des vérités insoutenables. Le malaise existentiel pousse Stella à la dépression et à la mort, Wolfgang s’enferme dans le au silence et la fuite règlementée vers l’internat.
26Mais faisons un pas en arrière. La fée aux cheveux bleus23 Anna – car elle n’aimait que le bleu, qui donne du courage et tient tout à distance – ne supportant pas l’« avare, intrigante et méchante » Louise24, cette amie « oiseau de malheur » qui n’avait réservé à l’« enfant grave et maladroite25 » qu’une « enfance morne » et de « méchants habits » – comme ceux de Cendrillon – lui rend justice en provoquant sa renaissance. Le possible épanouissement de Stella, la fille-dinde, que la fée marraine espère favoriser au détriment de Louise, le dragon, la mère-fouine, passe par une espèce de miracle chromatique. De fait, les couleurs chaudes, qui déterminent son ouverture au monde, vont accompagner Stella jusqu’à sa fin.
Stella aimait le rouge et le jaune : vêtue de la robe rouge que je lui avais offerte, elle s’est jetée sous un camion jaune. Cette morte d’un jaune étincelant, qui fondit sur elle comme un soleil, fut, je le crois, belle et terrible, digne des légendes anciennes.26
27Stella, devenue proie du premier qui la regarda, n’arrivera pas à surmonter la douleur qui l’emportera et pour laquelle elle sera abandonnée à elle-même. Probablement enceinte, elle sera obligée par Richard à avorter. Tout reste dans le non-dit mais certains passages font présupposer cette lecture. La fée marraine se fera malgré elle marâtre et aucun adjuvant n’apparaîtra comme l’avait fait le chasseur du Chaperonrouge.
28Comme Stella, qui semble une véritable « princesse sortie tout droit d’un film en technicolor » avec sa « robe de taffetas blanc bon marché », Blanche-Neige –selon la première édition des Kinder und Hausmärchen (1812) des frères Grimm – n’est guère loquace, mais plutôt « sage, inerme et passive27». Toutes les deux se retrouveront à errer dans une « forêt ». Et la description physique de Stella encourage également à un rapprochement : elle passera du blanc « cadavérique » de son visage souffrant – aux lèvres « étrangement rouges28», à l’état de « paquet blanc29» ; elle est destinée à se décomposer dans son cercueil. Comme sous la plume d’Elfriede Jelinek etde son dramolet, cette Schneewittchen ne se réveillera plus30 : car le « miracle » espéré par Anna de revoir Stella « que ni l’amour ni la mort n’ont encore effleurée31 », rentrer « dans sa pimpante robe rouge » à l’instar de Cécile de Goethe, l’épouse, face à une Stella qui a avalé du poison (« Oui, elle vit encore ; sa douce main, sa main est encore chaude. »32), ne peut pas se produire : le prince charmant à la « gaieté ensorcelante », à l’instar du loup dans Le petit Chaperon rouge, n’est qu’un prédateur déjà penché sur de nouveaux « raids nocturnes ».
29Nous rappelons, au passage, que la figure de Stella a fait aussi l’objet d’une relecture historique : Stella, l’étoile de David, représente la victime innocente ainsi que l’« oubli » du passé nazi de l’Autriche33.
30Si une des trois séquences qui pour Claude Bremond est à la base de tous les contes (dégradation-amélioration)34 est ici prolongée (dégradation-amélioration-dégradation), la fin tragique de ce conte noir est strictement liée avec l’univers du mythe également présent dans le récit.
31Or, le miroir, l’accessoire par excellence du narcissisme, « qui appelle la justice poétique du châtiment » dans le schéma traditionnel des mythes, se donne aussi « comme le seuil d’un autre monde 35», celui de l’ambition et de l’illusion - avec toute son imprudence - de l’amour. L’hybris de Stella, qui a perdu avec sa place dans l’univers que sa mère a choisi pour elle la nécessaire tempérance, à l’encontre de la mètis de Richard le trompeur, enchaîne la réaction fatale de Némésis qui s’abattra sur Anna, reine de l’oîkos et néanmoins instigatrice de la démesure, à travers son être le plus aimé, le fils Wolfgang, qui demandera de quitter le foyer.
32Haushofer utilise aussi les récits mythiques, bien qu’altérés par la modernité, en mobilisant l’Iliade. De l’épopée homérique, « où l’ordre humain doit faire place à des valeurs et à des causalités qui le débordent mais aussi le déterminent et lui donnent un sens »36, c’est Cassandre que Wolfgang préfère37, autre oiseau de mauvais augure dont les cris annoncent des vérités qui dérangent. Voyante à laquelle on ne peut pas croire, comme le jeune homme, dont la méfiante distance et le vague mépris face à Stella, trahissent la conscience d’un tragique imminent. Mais la Cassandre d’Homère n’a pas encore le statut de prophétesse, de même que l’attitude lourde d’avertissements de l’adolescent fait l’objet d’une lecture superficielle par Anna. Dans le cas de la Priamide, la vocation oraculaire de la figure antique tend, depuis les crimes de masse du XXe siècle, à se muer en fonction testimoniale, s’appuyant non sur un don mais sur la capacité d’un jugement propre 38. Tel est le cas, avec Jean Giraudoux (1935) et plus tard Christa Wolf (1983) – présente dans la translation filmique de Nous avons tué Stella de Julian Roman Pölsler39. Il y a donc quelque chose du sort de Cassandre chez les protagonistes de Haushofer : le drame permet au moins d’entrevoir un ordre caché ; il permet de saisir l’approche de quelque chose d’imminent qu’il serait souhaitable de ne pas « voir ». C’est cette Cassandre que Wolfgang incarne, à sa façon. Il est celui dont Anna, comme dans son rêve, ne retient pas les dires.
33Cette esquisse d’analyse s’est donc attachée à une nouvelle hybride, dialoguant avec les autres œuvres de Marlen Haushofer et qui réécrit à distance le texte de Goethe. Ce texte est jalonné de sollicitations métaphoriques et allégoriques, il fait place à l’animal et au végétal et résonne d’évocations multiples du conte merveilleux, du récit mythique et de la fable. Le traitement comique, l’hilarité parfois libertine présentes chez Goethe dans les deux versions, devient ici, chez l’écrivaine, une grimace amère. Elle cède à quelque chose d’organique : la langue simple et précise frappe par son réalisme à la fois clinique et cynique. Il apparaît donc, si l’on saisit ce texte comme un transfert stellaire austro-allemand, qu’Haushofer lit Goethe, s’inscrit dans sa filiation – le fils aimé ne s’appelle-t-il Wolfgang ? – mais s’en éloigne. La triple vie du personnage de Stella dans les textes qui la mettent en scène voit la tragédie l’emporter deux fois sur la comédie. La morale demeure ambivalente, qu’il s’agisse d’une pièce de théâtre ou d’un monologue, ces productions recèlent quelque chose d’un récit mythique : ses personnages ne s’affranchissent pas du sort qui les conduit, aucun apprentissage ne permet de se conduire autrement que selon le schéma prévu. Une sorte de déterminisme psycho-social tient les fils des intrigues. Le démêlage de ce jeu polysémique révèle une poétique qui s’empare du primitif, du magique et de l’ancien pour inscrire dans ce cadre des questions actuelles tout en proposant une méditation intemporelle sur l’être humain.
34Si le « génie du conte est dans cette aptitude au délire contrôlé »40, dans Nous avons tué Stella l’auteur se livre à un jeu de cache-cache et de résonance avec des éléments tirés de notre imaginaire collectif pour mettre en scène son pessimisme irréductible, face aux rapports homme-femme et à la fragilité de l’être humain : « J’ai dévidé la bobine à l’envers et me rends compte qu’il ne pouvait pas en être autrement41».