Le « tact goethéen » : un mythe critique ?
1Adorno a contribué à faire accepter dans le champ critique la notion labile de « tact », qu’il a instituée en catégorie dialectique dans un passage des Minima Moralia, « Zur Dialektik des Takts1 ». Dans ce texte, Adorno fait correspondre au tact un moment historique particulier, le temps de Goethe, entre l’absolutisme d’Ancien régime et l’émancipation moderne : le tact bien compris serait une qualité spécifique de l’homme goethéen, face à la déréliction des rapports sociaux traditionnels au moment de l’avènement d’une société individualiste et libérale. Il y aurait eu chez Goethe une lucidité extraordinaire à reconnaître la perte et à anticiper le pire, lucidité l’ayant conduit à accepter la nécessité de renoncer au bonheur du vivre ensemble d’autrefois, pour permettre le sauvetage (précaire) d’une forme de vie en société. Les hommes du début du XXe siècle, pour Adorno, ne connaissent plus du tact qu’une forme appauvrie, la « politesse du cœur » des manuels de savoir-vivre. En évoquant le « tact goethéen », Adorno ne semble que reprendre un topos critique déjà établi, qu’il étoffe en y introduisant un mouvement dialectique et une perspective historique. Dans un texte antérieur et plus confidentiel, Adorno convoquait en effet déjà ce « tact goethéen », en mauvaise part cette fois. Il s’insurgeait, dans une lettre adressée de Vienne à Siegfried Kracauer en mars 1925, contre les reproches et l’ironie autoritaire de son ami et mentor :
[...] der Vorwurf der Voreiligkeit, den Du offen und versteckt und masochistisch stets wider mich erhebst, leuchtet mir nicht ein. Das erstaunlich sichere Urteil, das Du mir strafend zuschiebst, als hättest Du gerade die Wanderjahre gelesen und wolltest mir die Kategorie des Taktes (die Kategorie !) einpauken, dies sichere Urteil ist nicht mein anrüchiges Verdienst, sondern das Wienerische Wesen fällt mit einer so ungeheuren und allerdings trostlosen Vehemenz über einen herein, überall, auf Schritt und Tritt, daß man, indem man die soit-disant-Tatsachen registriert, ohne selbsteigenes Verschulden in die Attitude des Paränetikers gerät (...)2.
2La « catégorie » du « tact » est tenue ici à distance par la parenthèse ironique « (die Kategorie !) » et par la référence au roman goethéen, classique dont des études récentes avaient renouvelé la lecture (le Goethe de Gundolf en 1916, le Goethes Wilhelm Meister und die Entwicklung des modernen Lebensideals de Max Wundt en 1913). Le contexte de la correspondance semble orienter le mot vers une isotopie morale, de la convention et du jugement. Adorno reproche à Kracauer son ironie sans bienveillance. Dans une lettre du 6 juillet, Adorno rejette l’« optimisme à la Wilhelm Meister », tout en défendant de manière plus générale l’optimisme des créatures contre l’ironie autoritaire de son correspondant3. L’enjeu du jugement précipité (Voreiligkeit) d’Adorno est l’évaluation du kitsch viennois, de l’esthétisme diffus du milieu intellectuel et de la ville tout entière. Adorno est arrivé à Vienne en mars pour étudier auprès du compositeur Alban Berg. Dans ses premières lettres à Kracauer, il critique Vienne et son esprit esthétisant mais comme pour apaiser la jalousie de son ami, plus que par sincérité. La « catégorie du tact » se rapporte ici globalement aux Années de voyage de Wilhelm Meister. Peut-être Adorno se sent-il sermonné par Kracauer comme Lenardo par Wilhelm dans le roman. Quoi qu’il en soit, il est frappant que l’agacement du jeune Adorno en 1925 à l’égard de cette « catégorie » du tact, se soit transformée dans les années 1940, quand il écrit Minima moralia, en un respect admiratif et nostalgique pour le tact goethéen.
3La lettre de 1925 et le fragment de Minima Moralia près de vingt ans plus tard attestent d’une notion, visiblement établie dans la critique, de « tact goethéen ».Erich Trunz dans son édition de 1950 recourt aussi fréquemment à ce terme pour analyser les situations des Années de voyage et définit le Takt comme un ajustement libre aux contraintes de la nécessité :
Mitunter ist Entsagung in den Wanderjahren mehr sittliche Entscheidung, mitunter mehr Meisterschaft des Lebens; wo sie vollkommen ist, hat sie von beiden etwas und ist schlechthin Takt4.
4Ce n’est ni un ascétisme amer ni la décision morale kantienne, mais une force vitale conduisant à l’allégresse (Heiterkeit). Mais Trunz et Adorno ont-ils vraiment trouvé chez Goethe la notion de « tact » ?
5Il y a peu d’occurrences du mot dans Wilhelm Meisters Wanderjahre, trop peu pour fournir cette « catégorie du tact » à laquelle Adorno se réfère comme une évidence. Une des maximes que contient la seconde version du roman (1829) évoque cependant l’exercice du tact :
Hierauf haben wir unsern Takt zu üben sonst laufen wir Gefahr auf dem Wege, worauf wir uns die Gunst der Menschen erwarben, sie ganz unversehens wieder zu verscherzen. Das begreift man wohl im Laufe des Lebens von selbst, aber erst nach bezahltem teurem Lehrgelde, das man leider seinen Nachkommen nicht ersparen kann5.
6Il s’agit d’une des « maximes relatives au Wanderer » (« ...dans l’esprit du voyageur » qu’est Wilhelm), placées à la fin du deuxième livre et qui constituent un contrepoint aphoristique à la matière romanesque même. « Exercer son tact » sur le chemin de la vie, c’est savoir renoncer, ne pas s’obstiner à poursuivre un but (Zweck) qui n’est pas à notre portée ; le renoncement offre la chance du bonheur, la chance d’arriver à un but à notre mesure (Ziel), comme ne cesse de le reformuler Goethe dans le roman et ailleurs :
Der wunderbarste Irrtum aber ist derjenige, der sich auf uns selbst und unsere Kräfte bezieht, daß wir uns einem würdigen Geschäft, einem ehrsamen Unternehmen widmen dem wir nicht gewachsen sind, daß wir nach einem Ziel streben das wir nie erreichen können. Die daraus entspringende tantalisch-sysiphische Qual empfindet jeder nur um desto bitterer je redlicher er es meinte. Und doch sehr oft wenn wir uns von dem Beabsichtigten für ewig getrennt sehen, haben wir schon auf unserm Wege irgend ein anderes Wünschenswerte gefunden, etwas uns Gemäßes, mit dem uns zu begnügen wir eigentlich geboren sind6.
7C’estl’heureux destin de Saül, fils de Kis, qui partit chercher les ânesses de son père, égarées, et qui trouva non les ânesses mais un royaume (Samuel, 9), parabole qui donne sa conclusion aux Années d’apprentissage7, car Wilhelm, parti de chez lui pour assurer les affaires de son père, mais décidé à fonder une troupe de théâtre, a compris que ni le commerce ni le théâtre n’étaient sa juste mesure, et s’est résolu à œuvrer pour les projets plus nobles de la Société de la Tour, dirigés vers l’action. Le renoncement arbitre la critique du dilettantisme, rejeté par Goethe de manière bien assertive pour quelqu’un qui a lui-même hésité toute sa vie entre les activités publiques, la peinture, la poésie et les sciences de la nature.
8Le tact est donc ici l’appréciation fine, intuitive, impossible à justifier plus rationnellement, de ce à quoi il convient de renoncer pour convertir une vaine quête (Zweck) en un point d’arrivée heureux (Ziel). L’utilité d’une maîtrise spécialisée est cruciale pour la petite société émigrante, et Wilhelm qui l’a enfin compris à l’issue de ses Années d’apprentissage, se consacre dans les années de voyage à l’apprentissage de la chirurgie, comme Jarno-Montan à celui de la minéralogie, Philine et Lydie à la couture. Le voyage de Wilhelm le conduit d’un domaine de la connaissance à l’autre, mais lui enseigne surtout les bienfaits du « renoncement » (Entsagung). Le « tact » a son envers, l’attitude du touche-à-tout, du dilettante. Une autre des maximes « dans l’esprit du voyageur » énonce :
Die Dilettanten, wenn sie das Möglichste getan haben, pflegen zu ihrer Entschuldigung zu sagen, die Arbeit sei noch nicht fertig. Freilich kann sie nie fertig werden, weil sie nie recht angefangen ward. Der Meister stellt sein Werk mit wenigen Strichen als fertig dar, ausgeführt oder nicht, schon ist es vollendet. Der geschickteste Dilettant tastet im Ungewissen (...)8.
9Tasten est issu du latin taxare, « toucher fortement », « estimer, apprécier », lui-même dérivé de tangere, « toucher », d’où dérive tactus qui donne le « tact » français et le « Takt » allemand. Le tact, dans le domaine de la connaissance, ce serait donc évaluer les limites de son tâtonnement, et ne pas le prolonger au-delà du nécessaire.
10Or les aphorismes « dans le sens (im Sinne) du voyageur » se proposent de réaliser « une critique des sens » (eine Kritik der Sinne), sur le modèle de la critique de la raison (Vernunft) apportée par Kant9. Le tact est inséparable du jugement de goût, mais aussi du débat sur les bienfaits et méfaits du dilettantisme. Prenons quelques maximes encore, qui ne se recoupent pas exactement : « l’erreur du dilettante [est de] vouloir directement faire le lien entre l’imagination et la technique10 », « Einbildungskraft wird nur durch Kunst, besonders durch Poesie geregelt. Es ist nichts fürchterlicher als Einbildungskraft ohne Geschmack11 » ; et celle-ci, qui concerne le philologue qui collationne les écrits du passé, les fragments et versions différentes des manuscrits, les compare, s’interroge sur les lacunes, essaie d’atteindre quelques certitudes, et a besoin pour cela de tact :
[...] Ja er geht weiter und verlangt von seinem innern Sinn, daß derselbe ohne äußere Hülfsmittel die Kongruenz des Abgehandelten immer mehr zu begreifen und darzustellen wisse. Weil nun hiezu ein besondrer Takt, eine besondre Vertiefung in seinen abgeschiedenen Autor nötig und ein gewisser Grad von Erfindungskraft gefordert wird, so kann man dem nicht Philologen verdenken, wenn er sich auch ein Urteil bei Geschmackssachen zutraut, welches ihm jedoch nicht immer gelingen wird12.
11Les maximes ont un statut particulier, qui implique certaines précautions quant à leur interprétation13. Elles sont précisément formulées « dans le sens du Wanderer », selon donc la sensibilité de Wilhelm, qui, s’il était trop peu maître de lui-même dans les Années d’apprentissage pour assumer son nom de Meister14, l’est sans doute trop dans les Années de voyage. S’il y a une critique des sens dans les maximes, elle inclut ce titre ambigu et touche aussi, réflexivement, sur le « sens » du voyageur.
12Les occurrences du mot Takt pris dans ses acceptions physiologique, cognitive et morale dans les Années de voyage sont insuffisantes pour constituer un discours positif sur le « tact ». En revanche, il est évident que si les lecteurs du xxe siècle parlent aisément du « tact goethéen15 » comme d’un lieu commun critique, c’est bien que les œuvres du Goethe tardif donnent à voir un type de sociabilité qui semble régi par cette valeur qui a pu sembler propre au xixe siècle, mais dont le mot ne s’est imposé dans cette acception qu’au siècle suivant – une fois que la pratique de ce tact semblait perdue à jamais.
13Le mot allemand Takt est un emprunt au français tact et au latin tactus (de tangere, « toucher »). La première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694) ne donne à tact que « le toucher, l’attouchement, celui des cinq sens par lequel on connait ce qui est chaud ou froid, dur ou mou, uni ou raboteux », débouchant sur tactile, contact, tâter, à tâtons. Alain Rey date de 1757 l’acception moderne comme « faculté de juger rapidement sur de faibles indices, notamment en ce qui concerne les usages du monde, les convenances16 ». L’acception figurée du mot entre dans le Dictionnaire de l’Académie française à la fin du xviiie siècle : en 1762, « on dit figurément : avoir le tact fin, sûr, pour dire juger finement, sûrement en matière de goût » ; au début du xxe siècle on peut désormais « avoir du tact », « manquer de tact », « être un homme de tact », sans plus de qualification17. En allemand, le mot est importé au xvie siècle du latin, via le français, dans une acception musicale (la mesure rythmique) et métrique (le pied poétique). De là, dérive le sens de succession temporelle qui structure un mouvement ou un travail (la cadence de travail, le tempo). Au xviiie siècle, Takt prend comme en français une acception morale : « Gefühl für richtiges Verhalten im Umgang mit Menschen18 », synonyme de décence, empathie, sensibilité, finesse (Feingefühl). Le dictionnaire des frères Grimm classe ainsi les trois acceptions : 1. Berührung : « contact, effleurement, toucher » ; 2. « das innerliche feine Gefühl für das rechte und schickliche, ein feines und richtiges Urtheil19 », et par extension « sensibilité », « sens (esthétique, logique) de quelque chose » (avec cette citation de Goethe, tirée des Affinités électives : « für solche Verhältnisse ist den Weibern ein besonderer Takt angeboren ») ; 3. la mesure rythmique : l’heure qu’on sonne ; le pied, le mètre poétique (iambique, trochaïque...) ; le temps (en musique), la noire ; la vitesse rythmique (le tempo) ; le rythme donné par les tambours (pour une marche militaire par exemple).
14Dans Wilhelm Meisters Lehrjahre,tout d’abord, nous pouvons utiliser cette catégorie du tact à l’égard de plusieurs personnages, qui en font preuve ou en manquent. Philine est le personnage inconvenant par excellence, au point que le narrateur la censure au chapitre II, xi, en ne transcrivant pas son chant préféré parce qu’il est contraire au bon goût : « (...) sie sang ein Lied, das wir unsern Lesern nicht mitteilen können, weil sie es vielleicht abgeschmackt oder wohl gar unanständig finden könnten20. » Wilhelm sermonne Philine en soulignant que sa chanson n’a « pas la moindre valeur poétique ou morale » (weder ein dichterisches noch sittliches Verdienst21). Lui-même manque de tact, comme le lui en fait reproche Philine : « Ja, (...) es müßte eine recht angenehme Empfindung sein, sich am Eise zu wärmen22 ». Même convertie à la couture dans les Années de voyage (III, iv), Philine reste celle qui ne connait « ni mesure ni raison23 » et se montre incapable de saisir le rythme modéré de la maison qui l’accueille.Mélina, comme Philine, est dépourvu de tact par sa brusquerie : « Melina, der sich eben nicht der größten Feinheit befliß, (...)24 ». Il s’avère difficile, Goethe n’ayant pas employé ici le terme dans son sens moral, de distinguer le tact des autres vertus morales du xviiie siècle, comme la délicatesse, la convenance, le goût.
15Les gestes physiques participent aussi à la Sittlichkeit (« morale », « éthique ») et à la Schicklichkeit (« convenance », « décence »): Wilhelm s’empêche de sauter au cou du harpiste (par crainte de « déchaîner l’hilarité de ses voisins », II, xi25), alors que Philine ne se gêne pas pour se jeter au cou de Wilhelm et lui faire en pleine rue les caresses d’une épouse (II, xii). Wilhelm apparaît encore engoncé dans l’attitude inverse, une rigidité qui fait de lui, aux yeux de Philine, « ein rechter Stock », « der steinerne Mann auf der steinernen Bank26 ». Wilhelm et Aurélie, eux, sont bien froids dans leurs gestes contenus : quand Aurélie dévoile enfin en pleurant sa vie de malheurs, Wilhelm, « qui ne [veut] rien dire qui [soit] banal, mais qui ne trouv[e] rien d’original, lui serr[e] la main et la regard[e] longuement27 »... avant de s’emparer d’un livre (IV, xv) ! Mignon, elle, comme Philine, met Wilhelm dans l’embarras par trop d’empressement physique (IV, xvi28).
16Dans Les Années de voyage, la nouvelle « Die gefährliche Wette » (« Le pari dangereux », III, viii) expose, sous la forme d’une plaisanterie, un cas de transgression, à la fois excès de toucher et manque de tact, inconvenance sociale. L’étudiant fait le pari avec ses camarades qu’il « prendra par le bout du nez » (bei der Nase zupfen) le noble seigneur arrivé dans leur auberge. Le défi n’a de sens que parce que celui-ci est un « respectable ne-me-touchez-pas29 » (ein vornehmer Rühr mich nicht an30). En se présentant à lui comme barbier, l’étudiant parvient de fait à le « prendre par le bout du nez », tout en s’attirant la leçon de convenance suivante de son client : « Nur Eines merk’ er sich : daß man Leute von Stande nicht bei der Nase faßt. Wird er diese bäurische Sitte künftig vermeiden, so kann er wohl noch in der Welt sein Glück machen31. » Or l’appréciation du geste change de nature en fonction de son cadre et de l’intention qui lui préside : geste d’un barbier de la campagne, c’est une mauvaise habitude pardonnable ; geste d’un étudiant voyou, c’est une inconvenance impardonnable, qui conduit les protagonistes à des vengeances, duels et tristes sorts. Ce toucher intime est au plus haut point manque de tact : il débouche sur le scandale, comme celui que crée Nicolas Stavroguine, dans Les Démons de Dostoïevski, en prenant au mot Gaganov et le tirant devant tout le monde par le bout du nez.
17Dans LesAnnées d’apprentissage, c’est sur la scène du théâtre que Wilhelm apprend d’abord la conduite sociale.Les gestes y font l’objet d’un apprentissage et d’une incorporation. Priser au milieu de la répétition d’une tragédie, c’est séparer l’action (tragique) des gestes (vulgaires) et risquer de mal jouer lors des représentations, parce que les gestes sont incorporés et que l’acteur ressentira un besoin de tabac (V, viii32). Le théâtre est, pour le bourgeois Wilhelm, une voie d’accès à la noblesse car la scène est déjà un espace public où le goût peut s’affiner et la personnalité (du bourgeois) s’illustrer, comme celle du noble à la cour ou à la guerre33. Le tact est-il alors une vertu propre à la noblesse, ou bien la noblesse est-elle dans le tact ? La question est posée pour la distinction lorsque la troupe monte Emilia Galotti (V, xvi) :
Bei dieser Gelegenheit hatte er, sowohl mit sich selbst als mit Serlo und Aurelien, die Frage oft abgehandelt, welch ein Unterschied sich zwischen einem edlen und vornehmen Betragen zeige, und inwiefern jenes in diesem, dieses aber nicht in jenem enthalten zu sein brauche34.
18L’homme « distingué » (vornehmen) est celui qui contrôle parfaitement sa tenue, mais sans en avoir l’air et sans rigidité :
Der edle Mensch kann sich in Momenten vernachlässigen, der vornehme nie. Dieser ist wie ein sehr wohlgekleideter Mann : er wird sich nirgends anlehnen, und jedermann wird sich hüten, an ihn zu streichen ; er unterscheidet sich vor andern, und doch darf er nicht allein stehenbleiben (...)35.
19Il y a plus de toucher dans le tact que dans la distinction. Il est un personnage noble au manque de tact criant : Jarno : son « rire immodéré et déplacé » (das unbändige und unzeitige Gelächter Jarnos36), ses déclarations brutales (VII, vii37) ne ménagent guère l’amour-propre de son interlocuteur. Il fait encore une allusion « fort indélicate » (höchst undelikat38) à Wilhelm à la fin du roman (VIII, v), et manque décidément de la « délicate sensibilité » (zarte Fühlbarkeit) qui caractérise « le noble Lothario » (der edle Lothario39) (VII, vii). Au début des Années de voyage (II, xii), c’est encore sans ménagement que Jarno-Montan « sermonn[e] [Wilhelm] avec sa violence et son amertume habituelle40 » (« mit heftigen und bittern Worten, wie er gewohnt ist41 ») pour le pousser à un engagement dans un métier, attaquant son mode de vie et la « culture générale » (« allgemeine Bildung42 »). Le manque de tact de Jarno est souvent une forme plus engagée d’empathie, une manière de pousser Wilhelm dans ses retranchements et de l’amener à une prise de conscience43. Jarno est le misanthrope au discours vrai, mais son jugement trop rationnel et sa « lumineuse raison » (heller Verstand), qui rechigne à s’adapter aux cas singuliers, représentent, comme l’amertume d’Aurélie, un danger44.
20Dans les Années d’apprentissage, le tact est donc partout et nulle part ; ce sont les notions de goût, de délicatesse et de distinction qui sont nommées et discutées. Mais le tact est impliqué, nous l’avons vu, dans la morale d’auto-limitation qui est celle de la Société de la Tour, et qu’énonce Jarno (VIII, v) :
Der Mensch ist nicht eher glücklich, als bis sein unbedingtes Streben sich selbst seine Begrenzung bestimmt45.
21Pourtant, c’est aux Années de voyage de Wilhelm Meister exclusivement qu’Adorno associe le topos critique du « tact goethéen ». Nous pouvons donc chercher chez « les renonçants », qui donnent son sous-titre au roman, l’expression la plus aiguë de ce qui n’est pas, chez Goethe, un simple « bon goût appliqué au maintien et à la conduite », pour reprendre la maxime de Nicolas de Chamfort46.
22Wilhem Meisters Wanderjahre regorge de conseils de modération et de conciliation : même les maximes (Sprüche) de vérité générale, inscrites par l’Oncle sur les murs de sa maison (chap. I, vi), le roman recommande de « chercher à les concilier47 » quand elles « semblent se détruire elles-mêmes » en se contredisant :
Ich leugne nicht, versetzte Wilhelm, es sind Sprüche darunter die sich in sich selbst zu vernichten scheinen ; so sah ich z. B. sehr auffallend angeschrieben „Besitz und Gemeingut“ ; heben sich diese beiden Begriffe nicht auf48 ?
Hierauf nahm Wilhelm das Wort und sagte bedächtig: „Kurzgefaßte Sprüche jeder Art weiß ich zu ehren, besonders wenn sie mich anregen, das Entgegengesetzte zu überschauen und in Übereinstimmung zu bringen.“ „Ganz richtig,“ erwiederte der Oheim, „hat doch der vernünftige Mann in seinem ganzen Leben noch keine andere Beschäftigung gehabt49.“
23Le tact apparaît comme un art de l’occasion et du cas. Est doté de tact celui qui sait appliquer une philosophie générale à un cas particulier. Dans ce sens, Lucidor, le personnage du récit enchâssé « Wer ist der Verräter ? » (« Qui est le traître ? » I, viii) en manque singulièrement, malgré sa formation de juriste : dans la situation aporétique où il se trouve – il est prévu qu’il épouse Julie mais il est plus attiré par sa sœur Lucinde – toutes les ressources de son éducation juridique ne lui sont d’aucun secours :
(...) was soll denn Rechtsgelehrsamkeit, wenn du jetzt nicht gleich als Rechtsmann handelst ? Siehe dich als einen Bevollmächtigten an, vergiß dich selbst und tue was du für andere zu tun schuldig wärst. Es verschränkt sich aufs fürchterlichste50 !
24Alors que le juge est censé statuer selon le droit mais avec la souplesse d’esprit nécessaire à chaque cas, voilà Lucidor pétrifié. Seul le serrement de main de Julie (I, ix), lors de la cérémonie de mariage, lui donne l’élan d’interrompre l’affaire et de briser les convenances sociales, les règles de cette « société bourgeoise et polie » (der sittlich bürgerlichen Gesellschaft) que tout à coup il abhorre :
Nun war an gegenwärtigen sämtlichen Lebensverhältnissen, diesen Familienverbindungen, Gesellschafts- und Anstandsbezügen nichts mehr zu schonen, er sah vor sich hin, entzog seine Hand Julien und war so schnell zur Türe hinaus, daß die Versammlung ihn unversehens vermißte und er sich selbst draußen nicht wieder finden konnte51.
25Lucidor est égaré par ses sens (il a un brouillard devant les yeux, et interprète mal le geste de Julie) ; ses proches, heureusement, ont eu accès à son intériorité grâce à ses soliloques nocturnes entendus derrière une cloison, et ont pu rectifier une erreur d’appréciation qui eût été fatale à tous.
26Si le tact est un toucher moral, abstrait, il conduit en effet à s’interroger sur la question des distances, question à la fois scientifique (l’optique, l’astronomie) et morale chez Goethe. Le discours négatif de Wilhelm sur la lunette astronomique en atteste :
(...) ich habe im Leben überhaupt und im Durchschnitt gefunden, daß diese Mittel, wodurch wir unsern Sinnen zu Hülfe kommen, keine sittlich günstige Wirkung auf den Menschen ausüben. Wer durch Brillen sieht, hält sich für klüger als er ist, denn sein äußerer Sinn wird dadurch mit seiner innern Urteilsfähigkeit außer Gleichgewicht gesetzt ; es gehört eine höhere Kultur dazu, deren nur vorzügliche Menschen fähig sind, inneres Wahres mit diesem von außen herangerückten Falschen einigermaßen auszugleichen52.
27Le personnage des Années de voyage qui incarne le mieux les contradictions du tact est Lenardo, présenté par Macarie comme un être à la « délicatesse native ». Lui, contrairement à Lucidor (qui n’a rien appris de toutes ses années d’études de droit), possède « l’intuition positive du bien et du mal, de ce qui mérite la louange et le blâme », mais cette délicatesse, la petite société la juge « mal réglée » : son humeur paraît aux autres fantasque, et qui a lu le récit « Das nußbraune Mädchen » (« La jeune fille Brou de noix » I, xi) sait que s’il se considère des devoirs et se sent débiteur là où pour d’autres il n’y a pas lieu, c’est qu’il a promis son assistance à la jeune fille du paysan des terres de son père, délogé par sa faute indirecte à lui, et qu’il n’a pas tenu parole. Que vaut la promesse faite à celle qui se trouve rebaptisée quatre fois dans le roman (Valérine, Brou de noix, Belle et bonne, Suzanne), qui se prénomme en fait Nachodine, et pourrait aussi bien s’appeler mauvaise conscience ? L’éloignement adoucit le remords, et un changement de milieu réorganise le jeu des convenances et, par là même, redéfinit le tact. La scène où Lenardo s’engage auprès de Nachodine est une scène de toucher pathétique : seule la main saisie et couverte de baisers suscite l’émotion et la promesse de celui qui, un instant plus tôt, s’en tenait à sa règle de ne rien promettre qu’il ne fût capable de tenir. Mais retour dans la maison de l’oncle, la hiérarchie des priorités, les échelles de valeurs sont tout autres : « Den Oheim wollte ich nicht zuerst angehen : denn ich kannte ihn nur zu gut, daß man ihn nicht an das Einzelne erinnern durfte ; wenn er sich das Ganze vorgesetzt hatte53. » Lenardo part donc en Amérique sans avoir rempli sa promesse, qui, au retour, le taraude toujours. Ce n’est pas qu’une affaire de toucher, mais aussi de vision : dès le lendemain de la promesse, « les distractions effac[ent] l’image de la pauvre suppliante » (« die Zerstreuung verwischte jenes Bild der dringend Bittenden54 »), mais au retour du voyage, « l’image de la jeune fille se ravive » (« die Gestalt des Mädchens frischt sich55 »), et le nom retrouvé la rend plus présente encore : « (...) mit dem Namen kehrte das Bild jener Bittenden zurück, mit einer solchen Gewalt, daß ihm das Weitere ganz unerträglich fiel56 ». Plus loin, Wilhelm manque de tact en faisant à Lenardo un tableau trop charmant de la vie présente de celle dont son ami s’inquiète (II, vii), et l’abbé le lui reproche : « Die Schilderung der Gefundenen ist so gemütlich und reizend, daß, um sie gleichfalls aufzufinden, der wunderliche Freund vielleicht alles hätte stehen und liegen lassen57 ».
28Une envie de trop bien faire, de se mêler d’infléchir le cours de la vie d’autrui, signe un manque de tact, comme l’indiquera la « secrète irritation » (heimlicher Verdruß) de Lenardo (III, xiii) apprenant que Wilhelm a même hâté le mariage de Nachodine pour éloigner le risque d’une passion mal ajustée : « Alle Freunde sind so, alle sind Diplomaten ; statt unser Vertrauen redlich zu erwiedern folgen sie ihren Ansichten, durchkreuzen unsre Wünsche und mißleiten unser Schicksal58! » Contrairement à Macarie ou aux êtres de la Société de la Tour dans les Années d’apprentissage, l’intervention de Wilhelm est mal avisée, car elle ne s’explique que par son sens des convenances et son rejet de la mésalliance. Wilhelm n’hésite pas à adresser à Suzanne un mémorandum moralisateur pour la ramener aux idées religieuses et aux limites étroites du devoir quotidien. Mais le lecteur ne peut qu’hésiter sur les situations conformes ou contraires au tact, tant le « but et l’objet » de chaque existence restent cachés à tous, même après l’achèvement du roman, qui esquisse la possibilité d’une union entre Lenardo et Suzanne, devenue « Belle-et-bonne ». La maxime par laquelle Lenardo se console de l’intervention de son ami dans le cours de son destin nous ramène à la leçon du renoncement, mais qui s’analyse ici comme un « tâtonnement » plus qu’un abandon :
Jeder Mensch findet sich von den frühsten Momenten seines Lebens an, erst unbewußt, dann halb-, endlich ganz bewußt, immerfort bedingt, begrenzt in seiner Stellung, weil aber niemand Zweck und Ziel seines Daseins kennt, vielmehr das Geheimnis desselben von höchster Hand verborgen wird, so tastet er nur, greift zu, läßt fahren, steht stille, bewegt sich, zaudert und übereilt sich, und auf wie mancherlei Weise denn alle Irrtümer entstehen, die uns verwirren59.
29Ici, Zweck et Ziel ne font plus l’objet d’une distinction dogmatique et rassurante, comme c’était le cas dans Les Années d’apprentissage. La mystérieuse cassette qui parcourt le roman et dont on ne connaît jamais le contenu serait sans doute la juste métaphore de ce « but » mystérieux de l’existence, qui échappe à notre vue et dont la découverte nécessite du tact, comme l’emblématise la clé magique de la cassette, qui se brise si on la force. L’attirance de Lenardo envers Nachodine-Suzanne est toujours une question de contact réfréné, et leurs retrouvailles leur donnent l’occasion de marcher côte à côte sans se toucher60, de manquer de s’offrir mutuellement leur main61, de se la donner pour de bon mais fraternellement, au chevet du père62, déclenchant la colère et la demande trop brusque en mariage de l’associé (« verlang’ ich aber im Augenblick deine Hand63 »), mauvaise appréciation et du moment et de la distance, qui vaut à l’homme la perte de toute intimité avec Suzanne64. L’associé a mal interprété la première règle morale énoncée au chapitre III, xi : « Mäßigung im Willkürlichen, Emsigkeit im Notwendigen65 » ; et il n’a pas saisi l’ordre du temps, critère essentiel de cette morale « essentiellement pratique » (ganz praktisch) des Émigrants, pour qui horloges et télégraphes, assurant la conscience des heures, encadrent l’action et stimulent la réflexion bien mieux que bouteilles et livres66.
30Le tact social est donc de bout en bout mesure, mais dans un sens dynamique ; cela s’explique d’autant mieux que le mot Takt est, à l’époque de Goethe, plus souvent employé dans le sens de « mesure musicale » que dans son acception morale. Les deux acceptions méritent souvent d’être saisies ensemble. Au chapitre II, xi des Années d’apprentissage, Laertes juge injustes les critiques de Wilhelm sur l’art dramatique, inversement proportionnelles à ses louanges des ballades chantées du harpiste. Laertes rappelle qu’au théâtre, contrairement à ce qui se passe dans la musique, le Takt (la mesure rythmique) ne préexiste pas à l’exécution, mais doit se trouver, s’inventer dans la déclamation :
Ich gebe mich weder für einen großen Schauspieler noch Sänger ; aber das weiß ich, daß, wenn die Musik die Bewegungen des Körpers leitet, ihnen Leben gibt und ihnen zugleich das Maß vorschreibt, wenn Deklamation und Ausdruck schon von dem Kompositeur auf mich übertragen werden, so bin ich ein ganz anderer Mensch, als wenn ich im prosaischen Drama das alles erst erschaffen und Takt und Deklamation mir erst erfinden soll, worin mich noch dazu jeder Mitspielende stören kann67.
31Un lien existe entre le Takt musical (ici traduit « tempo ») et le tact social et moral, qui explique que le narrateur et protagoniste de l’histoire enchâssée « Die neue Melusine » (« La nouvelle Mélusine » III, vi) soit à la fois dénué de tout tact (il est enclin à la mauvaise humeur, à la colère, à la boisson, au jeu et aux filles) et incapable de goûter la musique, qui lui fait « grincer des dents ». Le jeu de luth de sa belle, apprécié de tous, l’agace, et cette horreur de la « musique harmonieuse » se double d’une horreur du mariage, « musique discordante » (disharmonisch68). Il est, en outre, incapable de se conformer à la mesure que lui offre l’instant présent : devenu nain dans une société plus avantageuse et un palais où tout est « parfaitement à la mesure de [s]a taille et de [s]es besoins69 », il s’en échappe pour retrouver son état ancien, avec toutes ses imperfections : « Ich empfand in mir einen Maßstab voriger Größe, welches mich unruhig und unglücklich machte. (...) Ich hatte ein Ideal von mir selbst70... »
32À l’inverse de ce personnage grossier, dont la haine de la musique est symptôme de son manque de mesure morale, les êtres supérieurs des sociétés utopiques décrites par Goethe font de la musique un usage éthique et pédagogique. La province pédagogique donne une place décisive au chant dans l’éducation des enfants, en remplaçant certaines règles de travail par des chants cadencés (II, i) : « bei uns ist der Gesang die erste Stufe der Ausbildung, alles andere schließt sich daran und wird dadurch vermittelt71. » Par le chant sont inculqués l’écriture, le calcul, l’utilité de l’arpentage, l’éducation morale et religieuse. Le chant a aussi la première place dans l’Union des Migrants : la cérémonie de lancement de leur grande entreprise (III, ix-x), se clôt par le chant et c’est « deux à deux, aux accents mesurés d’un chant de circonstance » (paarweise unter einem mäßig geselligen Gesang72) que les futurs migrants se retirent. Le discours d’Odoard (III, xii) est aussi ponctué par un chant mesuré qui conduit à l’enthousiasme (mäßig munter), et qui, par ses paroles, fait l’éloge de la juste mesure, de l’attribution à chacun selon sa force : « Du verteilst Kraft und Bürde / Und erwägst es ganz genau73 ». Quant à Wilhelm, il harmonise lui aussi sa pensée à son pas, au fil de sa pérégrination (III, i) :
(...) innerlich scheint mir oft ein geheimer Genius etwas Rhythmisches vorzuflüstern, so daß ich mich beim Wandern jedesmal im Takt bewege und zugleich leise Töne zu vernehmen glaube, wodurch denn irgend ein Lied begleitet wird, das sich mir auf eine oder die andere Weise gefällig vergegenwärtigt74.
33 Cela le conduit à énoncer en vers métriques (de quatre pieds) la leçon du roman, véritablement apprise de la Wanderung : « Und dein Leben sei die Tat » (« Et que ta vie soit l’action »).
34On trouve chez Adorno une critique du Takt comme cadence de travail, dans Dialektik der Aufklärung (La Dialectique de la raison) :
On inculque aux hommes assujettis (par des tribus étrangères ou par leurs propres cliques de dirigeants) l’idée que les phénomènes naturels récurrents et éternellement identiques sont la base du rythme de travail que marque la cadence (Takt) de la massue ou du bâton qui résonne dans chaque battement de tambour, dans la monotonie de chaque rituel75.
35La cadence de travail et les gestes soumis à une métrique figée deviennent, pour Adorno et Horkheimer, le symptôme de la perte de force du moi, de l’isolement des hommes réduits à l’état de membres d’une espèce et de l’affaiblissement des masses comme pouvoir politique. Cette conception étroite du rythme, du Takt comme mesure contraignante, qui s’impose au corps, n’est pas l’expression véritable du « tact goethéen », plus dialectique, comme la notion de rythme chez Meschonnic est antithétique à la stricte régularité76.
36Cette vision du chant mesuré et social, lié à la cadence de travail, et qu’on retrouve dans les ateliers de tisserands (III, v77), n’épuise pas les valeurs du chant dans les Années de voyage de Wilhelm Meister : le chant peut aussi émouvoir aux larmes et rapprocher le passé perdu du présent. C’est là le chant du batelier sur le lac Majeur (II, vii), qui évite d’abord « par un sentiment de délicatesse qu’il éprouvait lui-même » (« aus wohlmeinender Schonung, deren er selbst bedurfte ») de chanter les mélodies de Mignon aux protagonistes des Années d’apprentissage, avant de le faire, « oubliant les ménagements qu’il avait gardés jusque-là » (« uneingedenk jener früheren wohlbedachten Schonung ») : « Kennst du das Land, wo die Zitronen blüh’n, / Im dunklen Laub » (« Connais-tu le pays des orangers en fleurs / Dans le feuillage obscur... ») et de bouleverser toute la petite société78.
37Le roman offre donc bien un champ d’expérimentation du tact, sous ses différents enjeux et manifestations : le « tact goethéen » nomme en premier lieu le tâtonnement de l’individu sur le chemin de sa vie, entre principes appris et situations singulières, connaissances abstraites et mise en pratique concrète, délicatesse native et conventions sociales. Faculté picaresque, en somme, le tact a pu sembler aux lecteurs du xxe siècle une bonne manière de renommer cette déprise sans désespoir que Goethe avait appelée un peu sévèrement le « renoncement » (Entsagung). Il s’agit en effet bien plus d’une tension continuée et ajustée à tout moment entre le désir et sa satisfaction, la mesure et l’idéal, le toucher et la distance, que d’un abandon sans reste.
38Kant avait introduit au détour d’une page l’expression de « tact logique » dont se sont emparé bien des théoriciens : il s’agit d’un mode de réflexion non savant, qui : « se représente l’objet de divers côtés et parvient à un résultat exact, sans avoir conscience des actes qui se produisent alors à l’intérieur de l’esprit79 ». C’est une perception du monde propre à l’homme du commun, sans faculté réflexive ou de synthèse, mais propice à fonder un jugement sûr, permettant la décision : le tact logique, chez Kant, n’établit pas de lien entre la situation particulière et les principes moraux, mais procède comme d’instinct, à partir d’un fond obscur de l’esprit, qui procure des décisions ou des jugements sûrs quoique non rapportés à des lois80. Dans l’école pédagogique allemande, la notion a proliféré, mais plutôt pour faire le lien entre théorie et pratique, comme chez Herbart, l’inventeur de la pédagogie comme « science » :
Nun schiebt sich aber bei jedem noch so guten Theoretiker, wenn er seine Theorie ausübt, und nur mit den vorkommenden Fällen nicht etwa in pedantischer Langsamkeit wie ein Schüler mit seinen Rechenexempeln verfährt, — zwischen die Theorie und die Praxis ganz unwillkürlich ein Mittelglied ein, ein gewisser Tact nämlich, eine schnelle Beurtheilung und Entscheidung, die nicht, wie der Schlendrian, ewig gleichförmig verfährt, aber auch nicht, wie eine vollkommen durchgeführte Theorie wenigstens sollte, sich rühmen darf, bei strenger Consequenz und in völliger Besonnenheit an die Regel, zugleich die wahre Forderung des individuellen Falles ganz und gerade zu treffen. (...) der Takt [tritt] in die Stellen ein[...], welche die Theorie leer liess, und [wird] so der unmittelbare Regent der Praxis81.
39Herbart insiste sur la rapidité du processus : le tact permet la fulgurance de la prise de décision et s’oppose au processus long de la réflexion. Son principal disciple, Tuiskon Ziller, caractérise ensuite le tact par sa « Leichtigkeit, Raschheit et Sicherheit » (facilité, rapideté et sûreté), et oppose vrai tact, « ein durchgebildeter rationeller Takt » (un tact entièrement élaboré par la raison) — et faux tact, « der Takt gedankenloser Routine oder des Naturalismus82 » (« le tact de la routine irréfléchie ou du naturalisme »). Il ajoute que le tact permet de se rapporter aux devoirs y compris lorsqu’ils sont contradictoires (Pflichtkollisionen), comme dans Antigone. Le tact, désormais nommé « tact moral » sittlicher Takt (avec cet intraduisible binôme sittlich/moralisch allemand), permet à l’individu de se positionner à chaque occasion selon les circonstances, et ce, de manière plus satisfaisante que la casuistique jésuite ou les commentateurs du Talmud83 ! Reprenant le cas d’école cicéronien des deux hommes pris dans une tempête, avec une seule planche de salut, Ziller juge le cas indécidable, « même pas par le tact moral le plus fin » (selbst nicht von dem feinsten sittlichen Takt84), tant que l’on ignore quel potentiel a chaque individu, et ce que perd le monde en laissant l’un ou l’autre se noyer. On voit mal comment une telle enquête permettrait le jugement « rapide et sûr » qui semblait définir le tact85.
40Goethe aurait pu, lui, élaborer une notion de « tact morphologique », comme mode d’appréhension analogique des formes, susceptible de sauver le dilettantisme d’une condamnation trop radicale. Pour saisir l’analogie des formes, grand principe de la science goethéenne, comme pour établir le mouvement de pendule entre expérience et idée (La Métamorphose des plantes), il faut du tact. Oswald Spengler nommera dans Der Untergang des Abendlandes(Le Déclin de l’Occident, 1918) la saisie intuitive des formes historiques « tact » : l’historien capable de retrouver dans les phénomènes sociaux, économiques, culturels, politiques, d’une époque donnée, une forme de base, appelée Urphänomen (« phénomène originaire »), en référence à Goethe, possède un « physiognomischer Takt » (un « tact physionomique »)86.
41Le tact est aussi sollicité au niveau du travail narratif de l’auteur, dans la composition lacunaire du roman. Le débat sur les mérites comparés de la ballade chantée et du théâtre, dans les Wanderjahre, invite à chercher aussi ce qui procure son Takt au roman, tâtonnant entre récit linéaire, nouvelles, aphorismes, et manquant visiblement lui aussi d’une mesure plus musicale. L’usage du « tact » en critique littéraire pour apprécier la forme romanesque se découvre chez Georges Lukács : le « tact » (avec le « goût ») devient une valeur essentielle du roman, qui permet à la matière romanesque de tenir, sans sombrer dans l’abstraction ni dans la subjectivité. Ce que l’éthique est à l’épopée, le tact (« catégorie en soi inférieure87 ») l’est au roman. Le « tact » devient une catégorie permettant d’évaluer la tenue de tel ou tel roman, mais il se rapporte aussi à l’auteur : Cervantès a un « tact génial », alors que Goethe n’a eu qu’un « tact ironique88 ».
42Quant à la promotion du tact goethéen dans Minima moralia, elle s’explique par une réévaluation de son apport critique, dans le cadre d’une revalorisation du dilettantisme et de la distance sociale. Écrits en exil pendant la Seconde guerre mondiale, les textes de Minima Moralia, semblent renvoyer aux Années de voyage l’image en miroir, sans illusion ni plus d’utopie, du rêve d’émigration vers le Nouveau Monde. Adorno met en œuvre une philosophie du détail, du fragment, adéquate à la vie mutilée du sujet européen, et revalorise le toucher éparpillé du dilettante, ouvrant Minima moralia par une adresse à Proust, l’intellectuel « dilettante89 ».Le tact devient le nom nostalgique d’une distance juste entre les individus de la société. Lorsqu’Adorno écrit que « l’aliénation des hommes se révèle précisément à ce qu’on ne ménage plus aucune distance », il inclut là toutes sortes de relations directes : parler franchement à quelqu’un sans réfléchir, se taper sur l’épaule, rouler à tombeau ouvert en voiture, appeler les gens qu’on connaît à peine par leur prénom, etc. Il fait de toutes ces absences de « tact » le signe d’une modernité rationalisée, capitalistique et qui conduit au fascisme. Le « tact », dans sa dialectique historique, est pris entre une valeur d’ajustement adéquat et authentique, et sa dégradation, sa « caricature » : « Au bout du compte, le tact affranchi et purement individuel devient un mensonge pur et simple », qui relève de la violence et du pouvoir. Ce sort du tact dans la modernité devient pour Adorno « un signe de plus qui montre combien la vie sociale entre les hommes est devenue impossible dans les conditions qui sont les nôtres maintenant90. » Mais Goethe reste un outil de résistance au monde actuel pour Adorno, que ce soit en 1956, lorsqu’il oppose au concept de « modèle d’homme » (porté par les psychologues américains ?) le souvenir de Goethe :
on pourrait rappeler aux médecins la phrase de Goethe : « L’homme bon, dans ses obscures impulsions, a bien conscience du bon chemin. » L’idée de former les hommes, faute de mieux, d’après des modèles, qui se prétend si idéaliste, porte en elle déjà le triomphe de l’administration et il serait de la plus haute importance de préparer une fin à la sottise générée par ce concept91.
43ou en juillet 1967, lorsqu’Adorno prononce, en pleine époque maoïste et devant des étudiants hostiles, une conférence sur le néoclassicisme de Goethe dans Iphigénie que Peter Szondi introduit, en comparant les gauchistes allemands qui « citent aujourd’hui des maximes de Mao » à leurs grands-parents qui « citai[ent] les maximes du prince-poète de Weimar92 » !