1[Paris, BnF, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 3142, fol.256a]
Oëz, seignurs, ke dit Marie,
Ki en sun tens pas ne s’oblie1.
Ne pas se dérober quand vient son tour
2Dans le prologue de Guigemar, le premier des douze lais rassemblés dans le manuscrit de Londres, British Library, Harley 978, une instance auctoriale qui se nomme « Marie » prend la parole pour défendre son entreprise littéraire et revendiquer la place qui lui revient sur la scène courtoise. Cette place, c’est celle d’une autrice « de grant pris », soutient-elle sans ambages, dont les détracteurs sont assimilés aux « losengiers » de la canso, ces médisants qui jalousent le bonheur des amants et s’attachent à leur nuire :
Celui deivent la gent loër
Ki en bien fait de sei parler
Mais quant il ad en un païs
Hummë u femme de grant pris,
Cil ki de sun bien unt envie
Suvent en dient vileinie :
Sun pris li volent abeissier […]
Nel voil mie pur ceo laissier,
Si gangleür u losengier
Le me volent a mal turner
(Guigemar, v. 6-17)
3 En mettant d’emblée le programme esthétique du recueil qui s’ouvre sous l’égide de la fin’amor, ce passage très célèbre ne signale pas simplement la dette qu’entretiennent les lais narratifs vis-à-vis de la lyrique courtoise, dont l’article de Milena Mikhaïlova analyse, dans ce dossier, toute la richesse. Il dit aussi ce que la posture d’autrice que Marie revendique si hautement, dans ces vers liminaires, doit à celle des amants de la canso, c’est-à-dire en quoi, au fond, elle s’autorise de son seul désir (qui, dans l’ancienne langue, se dit « talent »), un désir qui se confond, comme pour la lyrique, avec celui de « ditier », de composer une œuvre qui saura être investie, en retour, par le désir des lecteurs / auditeurs. Très habilement, l’autrice joue ici sur deux tableaux à la fois, celui de la fiction courtoise et celui de sa réception, ce qui lui permet de revendiquer pour son œuvre la même reconnaissance que celle dont jouit la fin’amor elle-même. Ses contemporains (masculins) ne s’y sont pas trompés, qui ont dénoncé ce qu’ils ont vu comme une facilité (le succès des lais repose essentiellement sur le succès de l’amour) et, pire, comme un tour de passe-passe, une illusion par laquelle l’autrice fait éprouver à son auditoire captif les effets mêmes de l’amour, qui se confondent avec ceux du rêve.
4 « Ne pas s’oublier en son temps », comme le dit Marie dans ce prologue, c’est bien ainsi « ne pas se dérober quand vient son tour ». C’est affirmer pour soi-même un droit à la parole poétique qui s’autorise, après la leçon des Évangiles rappelée dans le Prologue général des Lais (chacun a le devoir de faire fructifier les « talents » que Dieu lui a confiés), d’un libre désir d’écrire, par lequel la domna silencieuse de la poésie lyrique trouve une voix, qui se singularise en récit, comme l’explicite ici même Nathalie Koble2.
5Si elle est déterminante, cette revendication et la posture qu’elle implique ne suffisent pourtant pas. Pour être entendue, pour persister et signer son œuvre de son nom, Marie doit aussi gagner sa place sur la scène culturelle de son temps, avec d’autant plus de détermination et de force qu’elle est très majoritairement régie – et cela pour longtemps – par des hommes, et par des clercs. « Ne pas se dérober », savoir imposer sa voix, ce sera donc nécessairement, pour celle qui se nomme « Marie », se distinguer : cette équation, qui ne va pas de soi dans l’univers littéraire du Moyen Âge central, est posée avec force dans le Prologue général des lais, où l’autrice se met en scène cherchant le sujet qui lui vaudra le plus de considération. Pensant d’abord à traduire en français quelque « bone estoire », elle y renonce, au motif qu’il s’agit là d’un projet déjà usé. Il faudra donc trouver autre chose, en l’occurrence, la traduction de chansons bretonnes, ou plutôt la mise en récit des aventures que ces chansons célèbrent, qui risqueraient, sans cela, de tomber dans l’oubli.
6En trouvant cette nouvelle voie de la « translatio », dont Michelle A. Freeman a montré la dimension féministe (perpétuer la mémoire de ce qui est promis à l’oubli, c’est aussi faire sortir du silence la parole des femmes, auxquelles la culture cléricale demande essentiellement de se taire), Marie ne se forge pas seulement une place « en son temps », face aux « seigneurs » qu’elle désigne, dans Guigemar, comme ses premiers auditeurs, après s’être adressée au roi dans le Prologue du recueil. Elle contribue aussi à définir, en retour, ce qui fait la singularité de ce temps qu’elle revendique pour sien.
Faire mémoire de son temps
7Les œuvres littéraires, écrit Tiphaine Samoyault, se reconnaissent en cela qu’elles proposent « une mémoire du présent3 » : elles sont de leur temps à proportion qu’elles en inventent, pour leurs contemporains comme pour leurs lecteurs futurs, les signes de reconnaissance. Dans la seconde moitié du xiie siècle, les œuvres de Marie, dans leur diversité, répondent incontestablement aux formes d’une attente : elles reconduisent massivement un déjà-fait (le processus de translation d’une langue dans une autre, généralisé par les auteurs des romans dits « antiques »), s’autorisent d’un déjà-entendu (les lais musicaux bretons, mais aussi l’ensemble de la lyrique courtoise, et encore ce qu’on appelle le folklore) et d’un déjà-écrit (le corpus divers des textes antiques ; la littérature édifiante). Mais elles trompent aussi cette attente, en proposant des déplacements ou des bifurcations où les legs culturels et les formes installées, qu’ils soient esthétiques ou idéologiques, se voient interrogés ou clairement remis en cause.
8Ce sont ces écarts, où ce qui fait le présent de Marie se voit réfléchi, à tous les sens du terme, qu’analysent plusieurs des articles de ce dossier, à moins qu’ils n’en théorisent le geste même, entre « démembrement » et « remembrement », individuation et appartenance au groupe, singularisation et indistinction (Vanessa Obry). Écarts par rapport à l’héritage de la lyrique courtoise, mais aussi par rapport à la source latine du Purgatoire de saint Patrick, par lesquels Marie prête sa voix à d’autres subjectivités et trouve de nouvelles formes d’expressivité, d’agentivité et d’empathie (Nathalie Koble, Myriam White-Le Goff) ; écart par rapport au fonds d’inspiration celtique ou folklorique, où se joue pour une large part l’indétermination sémantique des lais et où s’exerce une poétique de la désorientation (Mireille Séguy) ; écart, aussi, vis-à-vis de la figure royale, dont les Lais pointent les faiblesses et les Fables condamnent la propension à la tyrannie (Baptiste Laïd). La puissance inventive de ces écarts, où Marie s’emploie à faire résonner autrement les pratiques et les topiques de « son temps », a conduit la critique à la percevoir comme une pionnière. Dans notre histoire littéraire, Marie représente ainsi à la fois l’inventrice du genre du lai narratif, la première translatrice du « joi » lyrique et du merveilleux celtique dans la fiction courtoise, la première compositrice d’un recueil de Fables en français, la première à écrire un texte littéraire consacré au Purgatoire4 et, bien sûr, la première « femme de lettres » à faire œuvre en langue vernaculaire.
D’autres temps que le sien
9Le présent, on le sait, est d’autant plus difficile à saisir qu’il est toujours comme en retard sur lui-même, condamné par la flèche zénonienne du temps à devenir immédiatement du passé. Jacques Roubaud a proposé de dépasser cette aporie en définissant le présent à partir du futur, ou plutôt de la mémoire qu’en aura gardé le futur : « L’instant présent, est celui qui aura été tel instant passé à tel instant futur. C’est un événement […] dont un événement futur strictement distinct aura gardé la mémoire », écrit-il dans La Boucle5.
10Dans un bel exemple de plagiat par anticipation, Marie recourt à la même solution pour définir les contours de « son temps ». Dans le Prologue général des Lais, c’est en effet depuis le futur de leurs réceptions – un futur antérieur projeté, donc – qu’elle propose d’envisager les œuvres. Les textes de l’Antiquité, selon les propos qu’elle prête à Priscien, comptent sur les lecteurs à venir pour être de mieux en mieux compris ; les lais musicaux bretons ont été « trouvés » par leurs concepteurs pour être, dit-elle, légués à la postérité ; quant à ses propres récits, ils devront eux aussi, en leur temps, être sauvés de l’oubli par l’exercice d’une « remembrance » inventive. Car toutes ces œuvres auront encore, dans les temps futurs, quelque chose de nouveau à faire entendre, un « surplus de sens » qui pourra être mis au jour.
11C’est dans cet appel insistant à la mémoire des siècles futurs et dans notre capacité à y répondre que se joue aussi le « devenir-époque », pour reprendre une expression de Christophe Pradeau6, du présent de Marie. Un « devenir-époque » qui se conçoit lui-même non comme une consécration muséale, mais comme un processus par lequel il s’agit, tout en l’identifiant comme « le sien », de reconnaître le temps de Marie comme partie prenante de notre contemporain.