Ne pot eslire le meillur. L’écriture du Chaitivel et l’impossible singularisation
Le Chaitivel et la casuistique amoureuse : les difficultés du choix
1Dans les lais du Chaitivel et d’Eliduc, Marie de France met en récitune réflexion sur la relation amoureuse face à l’excès : au héros Eliduc dont le nom dit la difficulté du choix entre Guildeluëc et Guilliadun1, répond la dame anonyme incapable d’eslire2 parmi ses quatre prétendants celui à qui elle doit accorder son amour. Variations en miroir inversé d’une même configuration amoureuse3, les deux lais ont pour autre point commun de n’être conservés que dans le manuscrit Harley 9784. Indépendamment des aléas de la transmission matérielle des lais au Moyen Âge, il est peu étonnant que le Chaitivel ne figure pas dans le manuscrit dit S des Lais (Bibliothèque nationale de France, nouvelles acquisitions françaises 1104), qui regroupe neuf des douze récits de Marie de France en adoptant une perspective moins auctoriale que générique, puisqu’ils y sont associés à d’autres lais composés aux xiie et xiiie siècles5. Le Chaitivel s’inscrit en effet avec difficulté dans un ensemble générique dont le critère définitoire serait l’aventure reposant sur la confrontation de deux mondes, telle que l’identifie Jean Frappier6.
2Il n’y aurait qu’un monde dans le Chaitivel, l’univers courtois et sans merveille interrogé, peut-être mis en cause, car sa logique est poussée dans ses retranchements7. Cette caractéristique a pu conduire à faire de ce récit une préfiguration des « lais purement courtois8 » du xiiie siècle, où, comme dans le célèbre Lai de l’ombre de Jean Renart9, le substrat légendaire breton n’a plus sa place et où les ressorts de la conquête amoureuse sont exhibés. De fait, le Chaitivel pose un problème de casuistique amoureuse : comment une dame peut-elle choisir entre plusieurs prétendants de qualité apparemment égale ? Ernest Hoepffner a mis au jour le lien entre ce lai et la tradition antérieure des débats poétiques. On peut ainsi rapprocher le Chaitivel d’un partimen occitan de la fin du xiie siècle qui pose la même question10 et où Savaric de Mauléon, Gaucelm Faidit et Uc de la Bacalaria prennent position sur la relation entre une dame et ses trois prétendants ; alors que la dame a posé son regard sur l’un, serré la main du deuxième et touché le pied du troisième, ils tentent de décider auquel des trois elle a accordé le plus grand témoignage d’amour11. Le texte de Marie de France hérite ainsi d’une tradition d’écriture dialogique sur l’amour, ce dont l’échange final au discours direct entre la dame et le chevalier survivant pourrait témoigner aussi12 : celui-ci s’apparente à une dispute, qui met face à face deux personnages aspirant au rôle du meilleur poète, celui qui saura trouver le titre le plus adéquat pour la composition – le lai – à venir13.
3Un cas d’amour assez proche est exposé dans Lai du Conseil, datant du xiiie siècle. Les situations initiales des deux lais sont les mêmes et la question du choix difficile s’y exprime en des termes voisins :
Une dame riche et poissanz
I fu d’amors molt bien requise,
Si con li contes le devise,
Que troi chevalier la prioient
Toutes les foiz qu’a li parloient ;
Et la dame si s’en parti
Que n’otroia ne n’escondi
A nul des .iij. sa druerie.
De toz .iij. parti come amie (Lai du Conseil, v. 18-2614).
4Une dame idéale qui ne cesse d’être « requise d’amer15 », un groupe de chevaliers indifférencié et le refus de choisir constituent les points communs entre les deux textes. L’essentiel du Lai du Conseil s’organise ensuite comme un débat entre la dame et un quatrième chevalier, qui discutent de la valeur respective de chacun des prétendants, le quatrième parvenant à démontrer, par la comparaison et par ses belles paroles, qu’il mérite lui-même les faveurs de la dame :
La dame l’ot si bel parler
Qu’il li covient a oublïer
La requeste des autres .iij.
Tant le voit et sage et cortois
Et bien parlant et bien apris
Qu’ele a le sien cuer du tout mis
En lui amer sanz repentance (Le Lai du Conseil, v. 739-745).
5Tout comme le partimen occitan se fonde sur la comparaison de trois gestes amoureux, la version narrative, au xiiie siècle en langue d’oïl, de ce cas d’amour repose donc sur la distinction entre des personnages, que la dame identifie d’abord par leur ordre d’apparition :
Troi chevalier d’amors me proient
Et molt me dient qu’il voudroient
De moi avoir l’amor entire.
Et vous savez, fet ele, sire,
Du siecle. Si m’en aprenez Liquels doit estre miex amez :
Ou cil qui premiers conmença,
Ou cil qui aprés m’en proia,
Ou li tiers trestoz daarrains (Le Lai du Conseil, v. 37-45).
6Dans l’échange avec le quatrième chevalier, la dame brosse successivement le portrait de chacun des trois premiers. La comparaison avec ce texte postérieur rend plus perceptible la singularité de l’élaboration de ce schéma par Marie de France : dans le Chaitivel, les caractères des quatre prétendants ne sont jamais singularisés et le lai entretient jusqu’à son terme la réflexion sur les rapports entre l’individu et le groupe, parce que les trois morts ne sont jamais véritablement distingués et que la survie du quatrième n’est pas, aux yeux de la dame, érigée en signe d’élection. Le débat qui porte sur les titres Le Chaitivel et Les Quatre Dols, tous deux convenables comme le souligne l’épilogue (v. 235-236), en est le signe ultime. Certes, le lai propose une résolution dans le choix du Chaitivel, finalement accepté par la dame et mis en usage par Marie de France, cette résolution constituant une individuation possible du héros devenu ainsi éponyme ; mais cette distinction n’est possible qu’en dehors du temps narratif lui-même, dans le moment de la transmission et de la mise en mémoire, par le chant puis, à l’écrit, de l’aventure.
7 En maintenant, dans le temps de l’intrigue, le questionnement sur la difficile distinction de son protagoniste au sein d’un groupe, le lai du Chaitivel interroge – comme l’a montré Milena Mikhaïlova dans Le Présent de Marie16 – les liens entre fragmentation et unité, entre démembrement et remembrement, et s’intègre aux images et aux interrogations qui jalonnent le recueil. Choisir, c’est détruire l’unité du groupe des chevaliers en risquant de les tuer tous et l’intrigue peut être lue comme « une suite de remises en question de l’uniformité et de l’acte de choisir17 ». La séparation des chevaliers conduit à la mort de trois personnages et à la mutilation du dernier, sa blessure à la cuisse devenant figuration du démembrement, dont la composition poétique du lai vise à surmonter le tragique. Les deux titres, proposés par la dame et le chevalier se rejoignent en effet dans la recherche de compensation de ce démembrement, parce que l’un unit de nouveau le groupe, Les Quatre Dols, et que l’autre transforme la souffrance en consécration18. Le lai met en présence deux modes de réparation possibles par l’acte poétique, dont Marie ne rejette véritablement aucune, ce qui revient, toujours selon Milena Mikhaïlova, à reconnaître l’imperfection de tout choix. La distinction d’un chevalier implique aussi la mémoire de l’indistinction fondamentale, tout comme le remembrement par l’acte mémoriel implique la persistance des images du démembrement.
8 Ces tensions entre l’unité et la fragmentation ont pour corolaires, en ce qui concerne la construction du personnage, l’opposition entre l’indistinction ou la fusion dans un groupe d’une part, et l’individuation singulière mais qui est mutilation d’autre part. En situant l’analyse sur le plan stylistique, il s’agira d’observer la mise en mots de l’impossible distinction ou du cheminement inabouti, au sein de l’intrigue, vers l’individuation. La comparaison des procédés d’écriture identifiables dans le Chaitivel et de phénomènes semblables dans les autres lais du recueil permettra de mettre en perspective l’originalité de ce dixième récit conservé dans le manuscrit H.
Les « quatre baruns » : le groupe comme négation des individualités chevaleresques
9 Avant de s’ériger en protagoniste du lai dont il trouve le nom, le chevalier qui survit au tournoi est inclus dans le groupe des « quatre baruns » (v. 33), au sein duquel il peine à se singulariser. Pendant la première partie du Chaitivel, le héros est indissolublement lié à ce groupe représenté comme un tout, et lui-même dépendant, au moment de son entrée en récit, d’un ensemble plus vaste constitué de tous les chevaliers du royaume, prétendants potentiels de la dame dont le début du récit brosse le portrait en ces termes :
En Bretaine a Nantes maneit
Une dame ki mut valeit
De beauté e d’enseignement
E de tut bon affeitement (Le Chaitivel, v. 9-12).
10Le portrait, tout bref soit-il, figure, par l’énumération des qualités hyperboliques, l’idéal courtois incarné par la dame ; l’expression « tut bon affeitement », à valeur à la fois résomptive et d’élargissement, fait de la dame une synthèse totalisante de l’idéal féminin. À ce portrait idéal mis sous le signe de la totalisation répond l’universalité de la requête courtoise, car tous les chevaliers de la contrée convoitent la dame :
N’ot en la tere chevalier
Ki aukes feïst a preisier,
Pur ceo qu’une feiz la veïst,
Ki ne l’amast e requeïst.
El nes pot mie tuz amer
Në el nes vot mie tuer (Le Chaitivel, v. 13-18).
11Dans ces vers, la double négation – « n’ot chevalier / ki ne l’amast » – est le premier procédé mobilisé pour l’expression de la totalité hyperbolique. Dans une étude consacrée à la négation dans trois des lais de Marie de France – Guigemar, Eliduc et le Laüstic – Roger Bellon a identifié dans cette structure en double négation, avec un antécédent nié et une relative elle-même négative, l’un des procédés privilégiés de l’hyperbole dans ces textes19. Il ne s’agit assurément pas d’une formule propre à Marie de France, mais dans ces trois autres lais, le tour sert le plus souvent à constituer des communautés unifiées autour de personnages, qu’elles soient positives et liées à la fidélité vassalique, comme lors de l’évocation de la largesse de Lanval à son retour de l’Autre Monde, ou négatives, associant les complices d’un crime, par exemple lorsque la multiplication des pièges tendus pour prendre le rossignol témoigne de la folie meurtrière du mari jaloux dans le Laüstic :
N’i ot estrange ne privé
A ki Lanval n’eüst doné (Lanval, v. 213-214)N’i ot vallet en sa meisun
Ne face engin, reis u laçun,
Puis les mettent par le vergier.
N’i ot codre ne chastainier
U il ne mettent laz u glu (Laüstic, v. 95-99).
12Dans le Chaitivel, c’est une communauté indéfinie et potentiellement infinie de prétendants qui se constitue autour de la figure idéale d’une dame totalisant les qualités courtoises. Le groupe de chevaliers – désigné par le pronom indéfini « tuz » au vers 17, c’est-à-dire tous les chevaliers de la terre – se construit par négation des individualités, ce qui se révèlera important, au regard de la suite du lai : dire qu’il n’y a pas un chevalier qui ne l’aime pas ne revient de ce point de vue pas exactement à dire que tous l’aiment. Les vers 17-18 – « El nes pot mie tuz amer / Në el nes vot mie tuer. » – me semblent en outre relativement représentatifs des liens entre un groupe élargi flou, le groupe restreint des quatre chevaliers et les individus dans ce lai : d’un strict point de vue référentiel, le pronom « les », présent dans l’enclise « nes », réfère à « tuz », c’est-à-dire à tous les chevaliers de la terre. Qu’on le comprenne comme le propose Glyn Burgess au sens de « rejeter20 », ou bien au sens de « souhaiter la mort » comme dans la traduction de Nathalie Koble et Mireille Séguy21, ou plus violemment encore de « provoquer volontairement la mort », l’emploi du verbe « tuer », d’un point de vue narratif et logique, fait figure d’annonce proleptique des conséquences de toute distinction ou du choix – fût-il involontaire – d’un chevalier parmi les quatre dont le lai retrace les exploits. Comprendre le vers « Në el nes vot mie tuer » comme « elle ne voulait pas tuer tous les chevaliers de la terre » est peu satisfaisant, alors même que c’est ce que dit le texte ; le lire au contraire sur le mode de la prolepse – « elle ne voulait pas la mort des quatre prétendants » – implique de forcer le fonctionnement référentiel de l’extrait. Autrement dit, le passage jette un trouble sur la distinction même des quatre prétendants qui seront au centre de la suite du récit par rapport au groupe flou des chevaliers du royaume, avant même que la question ne devienne celle de la singularisation du héros dans ce groupe de quatre. À ce stade du lai, le propos reste en outre général, puisque ces vers sont suivis d’un commentaire à valeur gnomique comparant l’attachement du fou à ses obsessions et l’attachement amoureux courtois22. Cette même valeur générale est encore présente dans la proposition « S’en entremistrent nuit e jur » (v. 32), où la troisième personne du pluriel a une valeur indéfinie, que les traductrices rendent par un passif : « elle était sollicitée nuit et jour ». La présentation collective des personnages est donc avant tout négation des individualités chevaleresques ; tandis que, de manière attendue, le scénario de la requête courtoise est universel et désingularisant, c’est sur ce fond générique que se détache, avec difficulté déjà, le groupe des quatre prétendants.
13 Le quatuor à démembrer des « quatre baruns », est introduit dans le récit par un passage dont la structure est parallèle à la présentation de la dame ; leur première mention est suivie, là encore, d’un bref portrait :
En Bretaine ot quatre baruns,
Mes jeo ne sai numer lur nuns ;
Il n’aveient gueres d’eé,
Mes mut erent de grant beauté
E chevalier pru e vaillant,
Large, curteis e despendant. (Le Chaitivel, v. 33-40).
14Si les barons se détachent difficilement de l’ensemble des chevaliers de la contrée, c’est peut-être d’abord parce qu’ils sont quatre : on peut souligner la valeur universelle et totalisante de ce nombre (voir les quatre éléments, les quatre saisons etc.23). L’ensemble parfait de quatre barons est doté de qualités tout aussi parfaites que celles de la dame, dont l’évocation hyperbolique se fait au moyen des mêmes procédés d’accumulation. Mais la première caractérisation des chevaliers ici est la négation de leur individualité, par l’absence du nom, le tour négatif « mes jeo ne sai numer leur nuns » semblant en outre commander un début d’éloge par la négative dans le vers suivant, « il n’aveient gueres d’eé ».
15 L’alternance de l’évocation totalisante et de mentions de l’impossible extraction d’un individu dans le groupe semble caractéristique de tout le passage évoquant les requêtes des quatre prétendants. Le maintien du quatuor comme totalité indivisible est lié à la concentration, dans cette partie du récit, des tours négatifs. On retrouve ainsi la double négation aux vers 47-48 :
N’i ot celui ki ne quidast
Que mieuz d’autre n’i espleitast (Le Chaitivel, v. 47-48).
16Le procédé hyperbolique met ici en avant l’impossible distinction chevaleresque ; agir mieux que les autres ne peut relever que de la croyance fausse, exprimée par le verbe quidier, et unifier le groupe des chevaliers dans une même illusion revient à nier leur capacité à se démarquer par leur prix. C’est ce qui explique que la dame ne puisse choisir et que son questionnement qui consiste à savoir « Li queils sereit mieuz a amer » (v. 52) soit voué à l’échec : « Ne seit lequeil deit plus preisier » (v. 110).
17 Selon cette logique, l’épreuve du combat singulier, attendue comme motif du tournoi en alternance avec la mêlée générale, ne peut remplir sa fonction de sélection. Aux « quatre druz » (v. 75), le tournoi oppose d’abord des groupes flous, désignés par une énumération évoquant des provenances géographiques diverses :
Pur aquointier les quatre druz
I sunt d’autre païs venuz
E li Franceis e li Norman
E li Flemenc e li Breban ;
Li Buluineis, li Angevin
E cil ki pres furent veisin,
Tuit i sunt volentiers alé : (Le Chaitivel, v. 75-81).
18Sous le regard de la dame observant la scène du haut de la tour, les quatre chevaliers sont, comme le souligne Francine Mora, « engloutis dans une mêlée anonyme »24. Le motif du combat singulier est quadruplé, par le resserrement du récit sur les chevaliers affrontant « deux Flamens e deus Henoiers » (v. 92) ; le combat repose alors sur les mêmes actes accomplis par tous les chevaliers et il ne peut se solder que dans le miroir d’une même chute : « Par tel haïr s’entreferirent / Que li quatre defors cheïrent » (v. 99-100).
Chescuns et tuit : les aléas de la singularisation et le modèle social
19 Parmi les marques stylistiques de l’indistinction persistante, l’emploi du pronom indéfini chescun est révélateur de ces tentatives manquées de singularisation au sein du groupe. À plusieurs reprises au cours de l’épisode du tournoi, l’indéfini de sens distributif, qui s’oppose à tout/tous en ce qu’il n’exprime pas la totalité mais la dissociation des éléments dans un ensemble25, esquisse un mouvement de singularisation aussitôt avorté :
Pur li e pur s’amur aveir
I meteit chescuns son poeir.
Chescuns par sei la requereit
E tute sa peine i meteit ; (Le Chaitivel, v. 43-46).
20Associé dans ce passage aux possessifs singuliers et au pronom réfléchi sei, chescuns figure la compétition chevaleresque et souligne l’effort vers la distinction. Mais cette extraction du groupe est manquée, ces vers étant suivis par la formule à double négation déjà citée (v. 47-48), puis par la réunion du groupe dans le pronom tous, peu après :
Tant furent tuit de grant valur
Ne pot eslire le meillur (Le Chaitivel, v. 53-54).
21L’opposition rythmique entre ces deux derniers ensembles de vers cités me semble en outre mettre en avant cette tentative manquée de briser le groupe unifié. On a parfois souligné –comme le fait par exemple Yannick Mosset26 – la grande régularité des vers de Marie de France et son goût pour la succession d’octosyllabes accentués de manière équilibrée et se répartissant autour d’une coupe centrale, située après la quatrième syllabe. Or, les vers 43 à 46 relèvent, de ce point de vue, d’un désordre rythmique relatif : seul « Chescuns par sei la requereit » peut se diviser en deux parties égales, tandis que les autres vers se scandent de manière moins régulière27. Au contraire, les vers 53-54 reviennent à la régularité d’une scansion en 4/4 qui mime la réintégration de tous dans le groupe parfait et unifié.
22 Ce schéma d’emploi des indéfinis devient ensuite un modèle récurrent dans le lai :
Li uns de l’autre le saveit,
Mes departir nuls nes poeit :
Par bel servir e par preier
Quidot chescuns mieuz espleitier.
A l’assambler des chevaliers
Voleit chescuns estre primiers
De bien fere, si il peüst,
Pur ceo qu’a la dame pleüst.
Tuit la teneient pur amie,
Tuit portouent sa druërie,
Anel u mance u gumfanun,
E chescuns escriot sun nun.
Tuz quatre les ama e tint (Le Chaitivel, v. 59-71)28.
23Cet exemple est caractérisé par la présence alternée, d’une part, d’expressions tendant à l’extraction d’unités dans le groupe – d’abord « li uns » et « li autres » à valeur réciproque, puis « chescuns » répété – et, d’autre part, d’expressions réunifiant le groupe – les désignations plurielles, « tuit », puis « tuz quatre » – qui soldent l’échec de cette singularisation entrevue. Au moment des combats singuliers, le même procédé revient :
Cil les virent vers eus venir ;
N’aveient talent de fuïr :
Lance baissiee, a esperun,
Choisi chescuns sun cumpainun.
Par tel haïr s’entreferirent
Que li quatre defors cheïrent (Le Chaitivel, v. 95-100).
24Le jeu des pronoms indéfinis constitue l’une des particularités stylistiques du Chaitivel ; cette expression de la distributivité qui ouvre la possibilité de la dissociation au sein d’un groupe y est en effet beaucoup plus employée que dans les autres lais et on ne trouve nulle part ailleurs dans le recueil une proportion semblable aux dix emplois de « chescun(e)(s) » relevés dans ce lai.
25 La comparaison avec les autres emplois de ce pronom indéfini dans l’ensemble des Lais de Marie de France est en outre éclairante sur les rapports entretenus entre l’individu fictif qu’est le personnage et le groupe, inscrit dans des représentations sociales. Quelques occurrences de l’indéfini ne lui prêtent pas une valeur proprement distributive et en font un équivalent de tous, dans des propos à valeur générale29 :
Gelus esteit a desmesure,
Kar ceo purporte la nature
Ke tuit li vieil seient gelus –
Mult het chascuns ke il seit cous – (Guigemar, v. 213-216)
Li livre Ovide, ou il enseine
Comment chascuns s’amur estreine (Guigemar, v. 239-240).
26Deux exemples semblent en revanche référer plus clairement à la distinction d’éléments au sein d’un groupe. Dans Fresne, le pronom est une annonce du contraste entre la situation des deux chevaliers présentés conjointement au début du lai :
Prochein furent, d’une contree.
Chescuns femme aveit espusee (Le Fresne, v. 7-8).
27Dans Equitan, l’installation des deux cuves distinctes prépare le renversement final et la chute du roi dans la mauvaise cuve, autre image de la dissociation manquée présente dans le recueil :
Devant le lit, tut a devise,
Ad chescune des cuves mises (Equitan, v. 273-274).
28Enfin, un ensemble d’emplois – plus intéressants pour la comparaison avec le Chaitivel – renvoie à la constitution de fidélités vassaliques, unissant un seigneur à chacun de ses vassaux. Au moment de l’expédition contre Meriaduc, l’évocation du groupe qui se forme autour de Guigemar recourt ainsi à l’indéfini de la distributivité :
Chescuns li afie sa fei :
Od li iront, queil part k’il aut (Guigemar, v. 860-861).
29Lors du procès de Lanval, sa réintégration paradoxale à la cour d’Arthur grâce à la caution des garants qui acceptent de répondre de sa présence, est l’occasion pour le roi de rappeler son autorité féodale dans les mêmes termes :
Li reis lur dit : « E jol vus les
Sur quanke vus tenez de mei,
Teres e fieus, chescuns par sei (Lanval, v. 402-404).
30De même, dans Eliduc, une occurrence de chescuns est associée au rappel du devoir féodal du consilium :
A ses cumpainuns demanda
Queil cunseil chescuns li dura (Eliduc, v. 875-876).
31Dans ces derniers exemples, l’indéfini exprimant la distributivité s’inscrit dans une représentation sociale proprement féodale, où la cohésion du groupe pluriel repose sur les engagements singuliers qui en sont la garantie. Dans ces emplois en contexte social, chescuns est le terme qui représente la singularité incluse dans la dynamique du groupe ; en ce sens, le mouvement d’individuation ne peut être poussé à son terme. Mais la dialectique entre individu et communauté a, dans ces cas, une valeur positive de gage de cohésion : les rapports entre le personnage singulier et la collectivité inscrivent ainsi la représentation sociale mise en œuvre par Marie de France « en sun tens », pour paraphraser le prologue de Guigemar (v. 4) mis à l’honneur dans ce volume d’articles30. Dans le Chaitivel, au contraire, le mouvement de singularisation est un échec, car sa contribution au renforcement du groupe conduit au tragique sur le plan amoureux. Le lai met ainsi en scène, par l’expression de cette dialectique entre l’individu et le groupe, les limites ou les conséquences funestes du modèle social féodal au fondement de la requête courtoise : la dame idéale est domina parce qu’elle bénéficie du service d’une communauté de chevaliers. Mais dans le contexte amoureux, la communauté de destins est délétère, elle empêche la constitution du couple et ne conduit qu’à la souffrance partagée.
32 Dans un contexte de mise en tension dialectique de l’individu et du groupe, une autre occurrence d’emploi de l’indéfini chescuns apparaît dans les derniers vers du lai d’Eliduc :
Ses messages lur enveiot
Pur saveir cument lur estot,
Cum chescune se cunfortot.
Mut se pena chescuns pur sei
De Deu amer par bone fei
E mut par firent bele fin,
La merci Deu, le veir devin ! (Eliduc, v. 1174-1180).
33Le passage clôt la partie narrative de l’ultime récit du recueil, tel qu’il est constitué dans le manuscrit H, et fait suite au retrait de Guilldeluëc, Guilliadun et Eliduc dans la religion. Le lai d’Eliduc interroge le modèle de l’engagement vassalique appliqué au domaine amoureux d’une façon toute différente de celle du Chaitivel31. L’excès y est inverse, car il ne s’agit pas d’interroger les difficultés liées à la multiplication des serviteurs pour une seule dame, mais les conséquences du double engagement d’un chevalier envers plusieurs seigneurs – en Grande et en Petite Bretagne – et envers plusieurs femmes ; le contrat vassalique est en effet indissociable de l’engagement amoureux, dans la dynamique du récit et dans les déplacements du personnage entre les deux lieux de l’intrigue. La difficulté du choix se résout, dans Eliduc, non pas tant dans la constitution du couple permise par le retrait de l’épouse, que dans le dépassement de la logique binaire, muée en une image harmonieuse finale : lorsque les trois protagonistes se consacrent à Dieu. Les relations entre l’ensemble et les unités constituantes, dans le groupe unifié où chescuns garde son existence propre, trouvent ainsi une figuration privilégiée, au terme du recueil, avec l’image à la fois heureuse et transcendante de la trinité. D’un point de vue symbolique, l’une des raisons pour lesquelles le problème posé par le Chaitivel peine à trouver une résolution harmonieuse dans le temps de l’intrigue, est sans doute le fait que les chevaliers sont quatre et que le groupe des protagonistes relève d’une configuration excessive qui conduit au tragique. De cette façon, le lai du Chaitivel s’inscrit aussi dans le réseau d’interrogations qui parcourt le recueil : sur le pluriel et le singulier, l’harmonie et ce qui la menace. Pourtant, le récit finit par opérer une distinction au sein du groupe des quatre chevaliers et amorcer le mouvement d’individuation qui aboutit dans la composition du lai lyrique.
34« Li trei » et « li quarz » : altérité et construction individuelle
35 Une rupture se produit lorsque se scelle le sort tragique des chevaliers, après une recherche excessive de l’exploit qui n’est pas sans rappeler l’hybris du jeune homme dans le lai des Deus Amanz :
Trop folement s’abaundonerent
Luinz de lur gent, sil cumparerent,
Kar li trei i furent ocis
E li quarz nafrez e malmis
Par mi la quisse e einz el cors,
Si que la lance parut fors.
A traverse furent perdu
E tuit quatre furent cheü (Le Chaitivel, v. 119-126).
36Le groupe se brise, opposant « li trei » morts, ensemble resté pluriel mais amputé d’un de ses membres, et « li quarz », singularisé mais lui-même privé d’une partie de son corps. Cependant, dans la lettre du texte, cette distinction n’est que temporaire et le groupe est aussitôt réuni, comme objet de la douleur commune des autres participants et spectateurs du tournoi, ce qui se justifie par un sort tragique partagé : la blessure à la cuisse étant le symbole d’une mort sociale et amoureuse du quatrième chevalier. On retrouve ainsi les mêmes procédés d’écriture que dans l’épisode du tournoi lui-même, où chaque élan vers la singularisation est rattrapé par une logique englobante.
37 Les emplois paradoxaux de chescuns se poursuivent. Le pronom se trouve ainsi associé à des signes distinctifs des chevaliers lors de la scène du transport sur les écus, où on peut imaginer qu’ils portent un signe héraldique signalant leur identité32. Pourtant, cela ne permet pas de distinguer le mort et les vivants :
Sur sun escu fu mis chescuns ;
En la cité les unt portez
A la dame kis ot amez (Le Chaitivel, v. 140-142).
38De même, Marie de France ne laisse pas entendre le début du planctus prononcé par la dame, dans lequel elle cite le nom de chaque chevalier ; seul un passage au discours narrativisé évoque ces noms prononcés, alors que les propos au discours direct reviennent à une évocation collective du quatuor :
Quant ele vient de paumeisun,
Chescun regrette par sun nun :
« Lasse, fet ele, que ferai ?
Jamés haitiee ne serai.
Ces quatre chevaliers amoue
Et chescun par sei cuveitoue.
Mut par aveit en eus grant bien ! (v. 146-151).
39L’exclusion du survivant signifie la perte de tous et non des trois défunts : « Nes voil tuz perdre pur l’un prendre ! » (v. 156). La distinction entre « l’un » et « li trei » s’avère artificielle ; elle ne peut se solder par l’union du couple, mais, dans la perspective de la dame du moins, seulement par la réitération d’une douleur quadruple, liée à la perte de la possibilité du désir inassouvi et renouvelé, dans une perspective courtoise pour laquelle posséder, c’est perdre ce désir33. Ce n’est que dans l’argumentation du chevalier, qui plaide pour le titre Le Chaitivel, qu’émerge une véritable opposition entre le Je, qui structure le passage (v. 207-228), et l’altérité des « autres » (v. 210). Ainsi, Francine Mora a lu, dans une perspective métapoétique, cette argumentation finale comme le signe que, si le motif romanesque ou épique que constitue le tournoi ne mène qu’à l’indistinction, seule la lyrique et la composition du lai poétique est capable d’assurer l’émergence d’une subjectivité singulière et autonome34, représentée par le titre singulier du lai, Le Chaitivel.
40 En choisissant un titre pour le lai lyrique qui sera « de lui nomez » (v. 224), le chevalier s’attribue un nom, au terme de l’aventure où il était resté dans l’anonymat et l’indistinction. Il s’agit d’un accès à l’individuation, mais qui reste paradoxal : certes, le néologisme, formé sur l’adjectif chaitif en fait un mot singulier qui s’apparente à un nom propre, mais, comme l’a souligné Matilda Bruckner, le terme relie ce lai à une série dans laquelle les titres réfèrent à des types de personnages (comme les Deus Amanz)35. L’antonomase qui transforme le nom commun construit par dérivation en potentiel nom propre n’a en outre pas le même statut que celle qui fonde, par exemple, le choix du nom Bisclavret. Dans cet autre lai, en effet, le choix linguistique est motivé par la singularité d’un destin qui oppose le personnage au type du loup-garou et le nom Bisclavret, utilisé en alternance avec et sans article, peut accéder au statut de nom propre employé, au sein même du récit, comme désignateur propre du héros. Ce n’est pas le cas du Chaitivel, qui ne semble, au terme du lai, qu’au seuil de l’accession à une singularisation par le nom36. Devenir héros éponyme, c’est accéder aux conditions de survie poétique de sa propre aventure, mais même ce statut n’est qu’à demi acquis.
41 Je reviendrai pour conclure sur l’alternative entre les deux titres, face à laquelle le choix de Marie de France n’est pas certain. Le prologue semble signaler que l’appellation Le Chaitivel est plus répandue que Les Quatre Deuls :
Le Chaitivel l’apelet hum,
E si ad plusurs de ceus
Ki l’apelent Les Quatre Deuls (Le Chaitivel, v. 6-8).
42Le groupe indéfini désigné par « hum » est en effet plus large que « plusurs de ceus ». L’épilogue, opposant « alquant » à l’« us », semble aller dans le même sens :
Icil kil porterent avant,
Quatre Dols l’apelent alquant ;
Chescuns des nuns bien i afiert,
Kar la matire le requiert ;
Le Chaitivel ad nun en us (Le Chaitivel, v. 233-237).
43Certes, le titre Le Chaitivel est majoritaire et les protagonistes eux-mêmes tombent d’accord sur ce choix, constituant ainsi, in fine, un couple aux voix concordantes. Mais Marie ne dit pas que c’est ce titre qui porte le sens du texte, elle ne précise même pas véritablement comment elle-même l’appelle. Si « chescuns des nuns bien i afiert » – et il ne me semble pas anodin que l’indéfini chescuns revienne ici – c’est qu’il est peut-être encore nécessaire de maintenir l’indistinction dans le mouvement de singularisation finale, de ne pas choisir, ou de ne pas extraire définitivement une expression de l’ensemble des titres possibles de la composition poétique.
44 L’impossible singularisation dans le lai du Chaitivel est à la fois celle d’un personnage qui peine à se démarquer du type chevaleresque qu’il incarne, celle de tout individu peut-être dans les représentations sociales mises en œuvre par Marie de France et celle du nom du lai qui ne se fige pas définitivement dans une expression au singulier. Alors que l’héroïne du Lai du Conseil oublie ses trois prétendants en se laissant séduire par le langage du quatrième37, la dame du Chaitivel entretient la mémoire du groupe des quatre chevaliers. Marie de France maintient quant à elle l’indistinction qui sous-tend l’aventure, dans l’écriture même du lai qui se fait remembrance du chant.