1Les inquiétudes suscitées par le succès et le développement d’Internet, notamment celles concernant la disparition des livres et de la littérature, ont fait couler beaucoup d’encre. On a depuis compris que l’écrit et Internet ne sont en rien incompatibles. La culture numérique peut même se définir comme la culture de l’écrit contemporain : jamais en effet nous n’avions plongé dans un tel océan de mots et de textes, publiés notamment sur les blogs ou les réseaux sociaux. La possibilité donnée à chacun d’être éditeur d’information sur le réseau tend à développer les moyens d’expression, donc les littératures. Mais c’est un autre point de tension que nous voudrions examiner dans ce dossier. Si la littérature est en passe de se libérer du lien qu’elle a entretenu pendant des siècles avec le support imprimé, est-il possible aussi qu’elle puisse finir par se détacher de l’écrit et du texte sans pour autant perdre son identité ? Existe-t-il une littérature vidéo et, finalement, « qu’est-ce que la littérature » ?
2Internet s’est en effet très vite ouvert aux images, puis aux vidéos dès que le débit des réseaux et la puissance des terminaux l’ont permis. Aujourd’hui la vidéo représente environ 80 % des données qui y circulent et elle est omniprésente sur tous les réseaux sociaux. Selon une information rapportée par le site américain Quartz1, Mark Zuckerberg estime qu’à l’horizon 2021, « Facebook will be definitely mobile, it will be probably all video », et il ajoute : « The best way to tell stories in this world, where so much information is coming at us, actually is video ». Les stratégies de Twitter et de Snapchat vont dans le même sens. Quant au succès de YouTube, plateforme créée en 2005, la plus utilisée à l’échelle mondiale pour le téléchargement, le visionnage et le partage de vidéos aux genres hétérogènes, il confirme la place envahissante que prend la vidéo dans nos vies. YouTube sera-t-il « le nouveau lieu de la littérature », comme le suggère le titre d’un post de Christine Siméone sur le site de France Inter2 ? Si on laisse de côté l’utilisation croissante de la vidéo dans la promotion des livres, qu’illustre par exemple l’extension de la pratique du teasing au domaine de l’édition, et le phénomène bien connu des booktubeurs ainsi que le développement des chaînes de vulgarisation de la littérature, force est de constater que sur la plateforme YouTube s’est développé tout un écosystème hors du livre, une littéraTube : vlogs, vidéoblogs de fiction, performances orales, collages-montages avec des images, du texte et/ou de la parole. Les poètes en particulier y ont trouvé, comme sur Instagram, un lieu nouveau de diffusion de leurs textes, permettant surtout à la poésie de sortir des cercles restreints dans lesquels elle avait eu tendance à s’enfermer et de s’ouvrir à un public plus large. Les formes brèves y sont particulièrement bien représentées : haïku, maximes ou autres punchlines. Elles peuvent s’afficher sur l’écran de manière sobre, en blanc sur fond noir ou inversement, ou bien, notamment lorsque le texte est plus développé, s’accompagner d’une mise en voix, avec image fixe ou animée et parfois aussi de musique.
3Plusieurs questions se posent au chercheur lorsqu’il se penche sur un tel corpus. Est-il possible d’écrire avec des vidéos et d’investir YouTube comme un espace littéraire ? Quels enjeux poétiques et politiques sous-tendent cette démarche ? Quelles mutations de l’expérience contemporaine du littéraire suppose-t-elle ? La vidéo sur YouTube est-elle un objet pour la recherche en littérature ?
4En amont, les praticiens expérimentent, tout en questionnant eux aussi leurs pratiques. Notamment François Bon, l’un des premiers à défendre cet univers audiovisuel littéraire et à encourager l’évolution de la pensée littéraire vers d’autres gestes. Pour lui, et pour d’autres (en particulier Stephen Urani qui expose sa démarche dans ce dossier, mais aussi Arnaud de la Cotte ou Michel Brosseau, dont les travaux de vidéo-écriture sont ici étudiés par Erika Fülöp) la vidéo, comme expansion du domaine de l’écriture littéraire, contribue désormais à une écologie bien plus large et composite que celle simplement du livre. Elle fait partie de ces nouveaux territoires du littéraire évoqués par Lionel Ruffel dans Brouhaha : Les mondes contemporains :
ce qui marque notre époque c’est la fin de la représentation unique de la littérature dans sa relation à la chose imprimée, à une sphère publique idéalisée. Une autre représentation se fait jour : celle d’une arène plus ou moins conflictuelle du littéraire où cette sphère publique entre en dialogue avec une multitude d’espaces publics, où se déploient des littératures brouhaha. La littérature n’est alors qu’une des actualisations possibles du littéraire et de la publication. Encore une fois pas de substitution, une addition3.
5L’époque contemporaine, celle de la multiplicité médiatique, nous conduit à élargir la notion que nous avions de l’expérience esthétique, et partant de l’expérience littéraire, sans exclure aucun des chemins possibles d’accès au réel. L’écrit devient l’un des aspects d’un medium composite qui ouvre vers un au-delà du texte : « ce qui nous arrive depuis deux ou trois ans, est-ce que ce n’est pas, avec la maturité du web, l’indice d’une transformation plus profonde : que la publication directe sous le mode voix / image / texte (pas forcément les trois ensemble, mais dans mes propres vidéos c’est le cas) peut désormais envisager de se passer de l’écrit comme médiation ou finalité ?4 ». Comme l’explique E. Fülöp dans un article récent, F. Bon, influencé par les réflexions de Vilém Flusser, s’inscrit dans une histoire littéraire de l’attention au réel, et son écriture peut ainsi se détacher du geste d’écrire, en particulier par « l’appropriation des moyens techniques de la vidéo et du montage pour élargir l’horizon de la littérature et la rendre plus contemporaine5 ». Pour F. Bon en effet, publier une vidéo, « c’est retranscrire l’interaction avec le réel (quand bien même à travers une vitre de train), la fabrique même de l’écriture (sortir l’appareil dans cette phase la plus miraculeuse de l’atelier d’écriture où on lit, commente, retente), et pour soi-même poser le curseur de la publication (et vivre ça difficultueusement, comme scandale, exposition, atteinte à la notion même de travail déportée en amont) dès l’improvisation orale du texte ». L’écriture numérique étendue, par le texte, l’image, l’audio et la vidéo, permet de « capter l’irreproductible du réel », d’éditorialiser les moments vécus et les espaces habités au quotidien, et rend possible leur partage, car « c’est bien la viralité […] qui est l’apport essentiel6 ».
6Dans l’écriture filmée, la mise en image ne s’inscrit pas dans le prolongement du texte, ne vient pas l’illustrer, ni même l’augmenter. L’enregistrement vidéo du réel est partie intégrante du processus d’écriture. Ce qui est mis en images, selon S. Urani, ce n’est pas le texte, mais « le désir du texte ». Le regard vient interroger et fouiller la réalité et ce creusement même est déjà écriture. Les journaux filmés s’inscrivent dans le prolongement du cinéma subjectif des années 60-70, non commercial, celui notamment d’Agnès Varda, glaneuse du réel7, et de sa « cinécriture ». Dans les zones laissées vacantes par le système de représentation majoritaire, il s’agit de collecter çà et là, de recueillir dans le champ de la caméra les traces du monde empirique, ces choses qui nous entourent et auxquelles nous ne prêtons pas attention, les morceaux de vie, le rien, le quelconque, le banal, pour archiver ces moments présents, en garder la trace et la mémoire et les poétiser ou les « réenchanter ». Se projeter au cœur du monde et faire confiance au hasard, laisser travailler la contingence, accueillir l’imprévu avec humilité et se laisser surprendre : « Je m’accroche au réel et le réel s’accroche à moi. Il me saute à la tête8 ». Les vidéos de « traductions sans filet », présentées ici par leur auteur, Guillaume Cingal, recèlent aussi, du fait de l’improvisation face caméra, une prise de risque, une imprévisibilité, une forme d’aléatoire et de débordement des cadres académiques. Elles révèlent les hésitations, les tâtonnements de la démarche. Leur présence sur cette plateforme, où circulent des produits culturels à la qualité parfois discutable, au beau milieu d’une offre pléthorique, est parfaitement assumée. Comme S. Urani ou F. Bon, G. Cingal revendique son « amateurisme », le « Do It Yourself ». Autant de caractéristiques aptes à se conjuguer avec la visée volontiers perturbatrice qui est celle de la performance. L’exercice ici se fait en marge de la traduction universitaire, la vidéo s’organise comme espace de résistance à l’institution, comme « bricolage antidoxologique ».
7Chercher délibérément la position du risque, aller au plus près, entrer de plain-pied dans le monde, le questionner et se saisir plus concrètement des sujets de société : nombreux sont les littéraTubeurs qui s’engagent dans des chantiers de création ayant pour objectif de redonner à la littérature une puissance d’intervention. « Si on veut que la littérature vive, c’est à nous de la prendre en charge9 », lance F. Bon. Faut-il voir, dans cette mise en avant de la responsabilité de l’écrivain, l’émergence d’une nouvelle forme d’engagement littéraire ? Pour F. Bon, la littérature engagée, au sens où l’entendait Jean-Paul Sartre, est « l’une des rares pistes stériles de la littérature10 ». Pourtant, même s’il faut bien avouer qu’aujourd’hui les dimensions sociale, littéraire et politique de l’action ne sont plus indissociables comme elles l’étaient pour Sartre, et que la capacité du texte littéraire à agir sur la réalité est profondément remise en question, l’écrivain se trouve pourtant investi d’une responsabilité nouvelle, celle de re-légitimer la place du littéraire dans le monde, de défendre une littérature qui « se crie dans les ronds-points » et se vit avec la voix et le corps11. Les performances littéraires initiées par Fr. Bon sur plusieurs dizaines de ronds-points de l’agglomération de Tours, investis « comme lieux d’accumulation textuelle », sont enregistrées sous forme de brèves vidéos et diffusées sur YouTube. Le choix, pour la performance, d’un de ces non-lieux pensés par Marc Augé12, ainsi que celui d’un support de grande diffusion disent bien l’engagement de F. Bon à « recréer l’espace où écrire », à échapper, en tant qu’écrivain, au confinement de la littérature à ses lieux dédiés, la bibliothèque, la librairie ou l’université : « Notre engagement c’est refonder la nécessité de l’écriture en dehors du strict cercle littéraire13 ». Ces actions de profération filmées in situ, ce « hurlement » du texte, « signifient agressivement la condition faite à la littérature14 ». On songe aussi aux performances de Charles Pennequin hurlées au mégaphone dans des lieux improbables, à ses vidéos (étudiées ici par Gaëlle Théval) faites dans sa voiture, sur le bord des routes. « Balancer sur YouTube », lieu de démocratisation de la production culturelle et épicentre de la culture participative, permet, selon Fr. Bon, de « retrouver l’instance décisive qu’est, étymologiquement, le geste de publication15 ». Cet engagement, élan subjectif parce qu’intimement lié au rapport individuel tissé avec le monde, est inséparable aussi d’un geste collectif permis par la diffusion et le partage. Il ne s’inscrit plus dans un système idéologique dogmatique, ne milite pour aucune cause, mais « met en évidence une réalité que le corps social connaît sans vouloir la réfléchir16 », et veut porter les images et les mots « dans la lumière publique17 ». C’est dans ce geste même de la publication, aujourd’hui pluriel comme le montre L. Ruffel qui en fait l’un des concepts clefs du contemporain, que se situe le caractère profondément politique de l’engagement littéraire aujourd’hui. C’est à un changement d’imaginaire que nous assistons : « on passe d’une représentation et donc d’un imaginaire du littéraire centré sur un objet-support – à savoir le livre – à un imaginaire du littéraire centré sur une action et une pratique – la publication ». Aujourd’hui, « il existe autant de littératures que de possibilités de publication18. » Cette pluralité, aux antipodes d’un imaginaire de la rareté, de la littérature silencieuse et de l’auteur consacré par le livre, est indissociable de l’expérience contemporaine du littéraire, multiple et diverse. La littéraTube fait donc une grande place aux littératures in situ, performées, exposées (dans la lignée notamment des travaux du vidéaste Vito Acconci, dans les années 70), à la poésie-action, à une littérature du corps-parole apostrophant directement le monde : Ch. Pennequin, déjà cité, mais aussi Nathalie Quintane ou Christophe Tarkos travaillant la voix dans le hic et nunc de l’improvisation orale. Ceux-ci transforment la langue, lieu de la lutte des classes, en « pâte-mot19 » ; tous rejettent le beau langage, s’attaquent à la matérialité de la langue pour la préserver de la communication marchande. La plateforme YouTube a offert une formidable caisse de résonance au travail de ces défricheurs et de ceux qui s’inscrivent dans leurs traces, comme Laura Vazquez.
8La littéraTube nous invite par conséquent à envisager les mutations profondes qui traversent le littéraire depuis la fin du XXe siècle. Cette première journée d’études organisée à Lyon en novembre 2018 à l’initiative du laboratoire MARGE et de Gilles Bonnet, auxquels se sont associés les membres du programme « La littérature à l’heure du numérique » du laboratoire montpelliérain RIRRA2120, a permis de révéler tout l’intérêt de ce nouveau corpus et de dégager une partie des nombreux questionnements que pose ce saut en avant littéraire. Je me réjouis que cette réflexion ait l’occasion de se poursuivre à Montpellier lors d’une seconde journée d’études prévue pour la fin de l’année 2019 : puissions-nous continuer ensemble à « secouer la littérature » !