Documenter le présent, une forme d’activisme artistique : Livre de Manuel (1973) de Julio Cortázar
1À la charnière de la fiction et des miscellanées, Livre de Manuel trouble les frontières du romanesque et du documentaire, tout en questionnant la capacité de la littérature à rendre « témoignage » d’une époque. Une analyse en trois étapes nous permettra d’aborder ce « roman-artefact », qui est l’un des ouvrages latino-américains pionniers dans l’exploration d’une littérature à vocation politique. D’abord, en reconstruisant son contexte de rédaction et de publication, nous aborderons les rapprochements entre littérature et activisme politique. Dans un deuxième temps, une réflexion d’ordre plus théorique nous permettra de formuler des hypothèses sur ce que l’insertion de matériaux documentaires fait à la littérature. Enfin, la question de la double valeur documentaire et littéraire du roman sera traitée, tout en discutant l’idée du « témoignage d’une époque » comme horizon fantasmé du roman.
Le débat avant-garde politique contre avant-garde esthétique
2Rédigé entre 1970 et 1972 et publié en 1973, Manuel voit le jour dans un contexte marqué par une méfiance envers la capacité de l’art à produire des effets sur la réalité qui aboutit à une véritable injonction faite à l’écrivain d’abandonner la littérature afin de prendre les armes [1]. Il faut rappeler que 1973, c’est la fin de la dictature connue sous le nom de « Révolution argentine » (1966-1973) et que trois ans plus tard commencera le « Processus de réorganisation nationale », période la plus meurtrière du terrorisme d’État en Argentine. Comme nous l’avons déjà souligné, la fin des années 1960 se caractérise en effet dans le Cône Sud par une montée des violences et une militarisation accrue des acteurs du champ politique. Le terrorisme d’État provoque, en retour, la violence des groupes d’insurrection révolutionnaires organisés sous forme de « guérillas urbaines ». S’inspirant de ces groupes, les personnages principaux du Livre de Manuel revendiquent la lutte armée comme seul moyen effectif de faire face à la violence exercée par l’État [2]. Le livreraconte ainsi les péripéties de ce groupe de révolutionnaires latino-américains résidant à Paris et connu sous le nom de « la Marre ».
3Parallèlement à cette intrigue fictionnelle, la lecture d’une série de documents complète les péripéties des personnages. Tout d’abord, la confection de « fiches » concernant les différentes « micro-agitations » de « la Marre » imite dans l’œuvre les modalités de fonctionnement de l’archive tant du point de vue du dispositif littéraire que de l’intrigue narrative. Cortázar place l’expérimentation formelle au centre du Libro de Manuel sans oublier pour autant son objectif « pragmatique », à savoir : la conscientisation des lecteurs quant à la « la lutte pour le socialisme en Amérique Latine » [« lucha en pro del socialismo latinoamericano »] (LM,p.8 ; p. 6).
4Le débat entre engagement politique et esthétique avant-gardiste reste ainsi une composante centrale du roman. Comme le souligne la critique argentine Claudia Gilman :
La tentative de resituer la littérature dans l’horizon de l’avant-garde a introduit la problématique de la tension entre communicabilité et lisibilité, entre démocratisation et goût personnel, comme un problème pour les écrivains-intellectuels [3].
5En effet, le débat « autonomie artistique versus engagement politique » ou « avant-garde politique versus avant-garde esthétique » est au centre des préoccupations du Cortázar de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Rappelons qu’au moins depuis Rayuela, l’auteur revendique un ars poetica presque avant-gardiste qui sera plus tard conceptualisé, selon ses propos, comme une « révolution dans la littérature » [4]. Sa proposition, qui peut certes paraître aujourd’hui un peu naïve, aspirait à ce que les écrivains et intellectuels puissent agir comme des « Che Guevara de la littérature ». Toutefois, depuis les années 1960 et dans un paysage de plus en plus marqué par la politisation de l’art, un climat anti-intellectualiste commence à s’emparer de la culture latino-américaine de gauche [5].
6L’engagement politique peut se matérialiser aussi bien dans l’idéologie et dans les convictions personnelles de l’écrivain que dans son œuvre. Tandis que Cortázar refuse l’étiquette d’« écrivain engagé », il défend la nécessité historique pour l’homme de lettres d’« incorpore[r], [de] mêle[r] des préoccupations d’ordre géopolitique à ses écrits littéraires » [6]. Livre de Manuel affirme ainsi le caractère indissociable d’une révolution entre les deux champs du politique et de l’esthétique.
7Manuel peut donc être conçu comme une archive de la violence historique du présent construite à partir de documents divers : coupures de presse, télex, témoignages de prisonniers politiques ou encore les « fiches » réalisées par le groupe de révolutionnaires. En même temps, plusieurs stratégies narratives interviennent dans l’incorporation de ces documents. La plus simple consiste à affirmer qu’ils font partie de lectures quotidiennes des personnages. Par exemple, dans le texte qui sert de prologue au roman, Cortázar précise que la « règle du jeu » répond à des critères aléatoires et non pas programmatiques. Il explique que « des coïncidences et des analogies stimulantes [l]e conduisirent dès le début à accepter une règle du jeu des plus simples », « celle de faire participer les personnages à cette lecture quotidienne de journaux sud-américains et français » (LM, p. 8). Il ajoute, enfin :
En tout cas, je n’ai pas choisi les matériaux extérieurs, simplement, les nouvelles de lundi ou du jeudi qui coïncidaient avec les soucis des personnages à ce moment-là furent incorporées dans le cours de mon travail du lundi ou de jeudi (LM, p. 8) [7].
8Les personnages traduisent et commentent ces coupures de presse et d’autres documents collectés et collés dans ce « livre-album ». Dès le début du livre, le narrateur signale :
Au fond, c’était comme si qui tu sais avait eu l’intention d’écrire certaines choses puisqu’il avait gardé une quantité considérable de fiches et de bouts de papier, attendant apparemment qu’ils finissent par s’agglutiner sans subir trop de pertes (LM, p. 10-11) [8].
9Le dispositif littéraire de ce « manuel » créé pour le nouveau-né de Susana et Patricio, deux membres de « La Marre », assimile le factuel en le faisant participer de la logique de la fiction. Le désordre, le caractère hétérogène et aléatoire sont quelques-uns des traits caractéristiques « cette espèce de malle ou de soupière géante » où le narrateur« jette à mesure ce qu’il appelle des fiches et qui sont en fait tous les bouts de papier qui lui tombent sous la main » [de « esa especie de baúl o de sopera gigante en la que ha ido tirando lo que él llama fichas y que en realidad son cualquier papel a mano) »] (LM,p. 240 ; p. 229).
Or, la confusion qui règne dans ce « coffre des coupures » est liée à la participation collective des personnages dans la confection du livre, ce qui empêche toute forme de regard unidirectionnel. Nous lisons, à ce propos :
10Lamentable désordre du livre de Manuel, tout le monde passe des articles à Susana qui les colle avec une application peu appréciée par le très méthodique qui tu sais et cependant Gomez, Marcos et même le précité finissent par reconnaître que cette compilation faite à l’aveuglette est assez claire pour que Manuel la consulte un jour avec profit, s’il sait se servir “comilfo” de son appareil oculaire (LM, p. 305) [9].
11À la fois chroniqueur des démarches insurrectionnelles du groupe et archiviste de tout un ensemble de documents, le narrateur procède à un réagencement de la fiction et du factuel par le biais du commentaire. Il souligne, par exemple :
Qui tu sais parfois se trompe ; au lieu de consigner les choses, mission qu’il s’est fixée et qu’il croit assez bien remplir, il s’installe à une table de café ou du living avec son maté et un marc et de là, non seulement il enregistre mais il analyse, le malheureux, il juge et il évalue, le répugnant personnage, compromettant ainsi le délicat équilibre qu’il avait jusqu’à présent obtenu en matière de compilation et mise en fiches (LM, p. 100) [10].
12Alternant « l’utile et l’agréable » à partir de ce collage chaotique du présent, le but pédagogique du livre consiste à donner un jour la possibilité au bébé Manuel de se faire une opinion personnelle et avertie du monde de ses parents. Toutefois, au-delà de cette impression anarchique, le classement et la place que les documents occupent dans la fiction sont soigneusement pris en compte par l’auteur. Cortázar expliquait, par exemple, que « certaines informations furent délibérément réservées pour la partie finale, exception qui rendit cette règle plus acceptable » [« algunas informaciones quedaron deliberadamente reservadas para la parte final, excepción que hizo más tolerable la regla »](LM, p. 8 ; p. 6). De même, l’alternance entre documents fictifs et documents réels participe d’une économie narrative précise.
13Collecte, mise en ordre, réassemblage ; voilà les tâches menées à bien par le narrateur et par certains personnages du roman selon les procédés de l’enquête archivistique. Plus spécifiquement, la collecte consiste à prélever et à ramasser des documents qui sont ensuite considérés comme des saisies directes du réel. De même, la question du « tri », la décision concernant les éléments qui seront retenus après que l’on aura dépouillé et recueilli la « malle » de documents reste déterminante dans la constitution de cette archive du quotidien. Ensuite, une fois la collecte finie, le narrateur opère en imitant les procédés de l’archiviste par une série de techniques d’assemblage. Or, deux procédés plutôt liés aux arts plastiques qu’à la pratique de l’archivage interviennent à ce stade. Tout d’abord, le « montage », technique empruntée au langage cinématographique, et ensuite le collage, dans la lignée des dadaïstes ou des surréalistes. Les deux techniques opèrent pardécontextualisation d’éléments de nature hétérogène prélevés puis juxtaposés dans un nouveau cadre, mis en contiguïté. Cette dernière technique est notamment utilisée dans la partie fictionnelle afin de créer un effet de continuité et de fluidité entre les diverses actions du groupe des « révolutionnaires ».
14En ce qui concerne le collage, rappelons que son utilisation se répand depuis la fin du XIXe dans plusieurs courants littéraires visant à exhiber le réel de manière directe. Du réalisme aux « écritures du réel » et aux radiographies sociales plus contemporaines, en passant par la littérature factographique qui émerge en 1920 en Europe, en URSS et aux États-Unis, l’usage littéraire du collage se popularise. Dans son livre L’Histoire est une littérature contemporaine, Ivan Jablonka propose un aperçu des apparitions de la technique du collage à des fins de témoignage ou de documentation de textes littéraires. Suivant la réflexion de l’historien :
La technique du collage permettrait de remplacer l’extrait ou la citation par le document lui-même, reproduit avec l’indication de sa provenance. Au XXe siècle, certains écrivains mettent à profit cette technique à des fins réalistes : compte rendu d’une séance du procès Zola dans Jean Barois (1913) du Martin du Gard ; affiches, discours, articles de presse et autres ‘actualités’ dans la trilogie U.S.A (1938) de Dos Passos. Dans la mouvance cubiste, dada ou expressionniste, des artistes comme Braque, Picasso, Grosz, Heartfield et Max Ernst réalisent des collages à l’aide de coupures de presse, de photos, d’objets de la vie quotidienne. À la suite de Georges Rodenbach dans Bruges-la-morte (1892), des romanciers insèrent illustrations et photos dans leurs œuvres. Le plus connu à cet égard est W. G. Sebald [11].
15Cette chronologie raccourcie allant de Martin du Gard à Sebald présente un éventail varié des raisons ayant pu guider les écrivains à incorporer des matériaux documentaires au sein de leurs fictions.
16En même temps qu’il fait une critique de ce qui est oblitéré dans le discours journalistique en communiquant des informations qui, d’habitude, ne sont pas lisibles ou uniquement repérables par les lecteurs sachant lire entre les lignes, le collage de documents de presse renforce la dimension politique du roman. Si la présence des mass-médias et notamment des journaux et de la radio contribue à façonner l’intrigue narrative, les coupures de presse donnent une place centrale à des épisodes mineurs souvent passés sous silence dans les discours informatifs officiels.
17Par ailleurs, la décontextualisation de coupures de presse des médias français et latino-américains permet d’assembler ce qui semble décousu, tout en mettant en avant ce qui n’occupe qu’une place périphérique dans le discours des médias. En outre, ces documents changent la perception des lecteurs quant à la temporalité de l’œuvre. La temporalité qui est la leur, ancrée dans le présent immédiat, prend ainsi une nouvelle épaisseur : elle devient perméable à la longue durée. L’articulation des deux temporalités opposées, celle du pur présent de la presse et celle de la longue durée propre à la littérature, constitue ainsi un des enjeux les plus novateurs de Manuel.
18Pour ce qui est du contenu des nouvelles, au moins trois thématiques reviennent de manière récurrente. Premièrement, la question des violations des droits de l’homme dans le contexte de la violence d’État s’étendant dans le Cône Sud se superpose aux nouvelles relatives à la violence vécue en France. En second lieu, des nouvelles concernent les actions insurrectionnelles menées par des groupes de guérilleros en Amérique-Latine et notamment en Argentine. Enfin, un troisième ensemble de coupures de presse est constitué de publicités et d’articles portant sur des faits divers ou sur des épisodes bizarres et excentriques.
19D’autres matériaux factuels se trouvent également insérés dans le livre. Nous identifions notamment : les lettres « factuelles » [« facticias »] de « Sara » (LM, 48); la « Lettre à Dieu » d’un curé guérillero en Bolivie ; des télex de l’agence Prensa Latina ; des comptes-rendus des organismes des droits de l’homme dont un tableau du Département de la Défense publié par le sénateur Ellender dans « Congressional Record, 1er avril 1969, p. 3510 » et un document sur l’entraînement de militaires étrangers ayant pour source le « Bureau du Secrétaire Adjoint de la Défense (Sécurité Internationale) : Military Assistance Facts (Washington, D.C. U.S. Dép. de la Défense, 1929), p. 21 ». Enfin, le lecteur repère aussi la transcription de « Témoignages de prisonniers politiques où des cas de torture sont dénoncés », documents issus d’une conférence de presse du Forum pour les droits de l’homme.
20Arrêtons-nous plus spécifiquement sur un cas de documentation fictive ou fausse. Dans les « lettres de Sara », la stratégie ne consiste pas à imiter formellement l’aspect d’une lettre réelle, mais à transcrire son contenu prétendument factuel dans la fiction sans changer la typographie de base du roman. Ces lettres se distinguent alors du texte principal uniquement par la notation de la date et du lieu où elles ont été écrites. Or, une « Note en bas de page de l’auteur » précise : « Les lettres de Sara sont authentiques ; elles sont à la disposition de tout sainthomas qui voudrait les voir, à condition qu’il en fasse la demande d’abord par écrit (et par bêtise) » [« Las cartas de Sara son auténticas; las pruebas están a la disposición de cualquier santotomás que quiera verlas, siempre que primero lo solicite por escrito (y por sonso) »] (LM, p. 49 ; p. 46).
21Après cette présentation des différents types de documents, voire même de faux documents, incorporés dans la fiction nous pouvons aborder la manière dont le narrateur s’investit en « archiviste du quotidien ». Il assume ainsi le pari de laisser le témoignage d’une époque violente en partant de petits faits quotidiens, de micro-épisodes à l’opposé des grands événements.
Manuel à la charnière du fictionnel et du documentaire
22Dans Manuel, Cortázar propose une doublevaleurlittéraire et documentaire, un pacte de lecture à cheval entre le romanesque et le documentaire. À ce titre, la catégorie de « factographie », dans l’acception de Zenetti que nous avons déjà commentée, peut se révéler utile pour aborder le statut du Livre de Manuel en tant que « narration documentaire ».
23Incorporant des matériaux qui se présentent comme directement prélevés du réel, les factographies semblent contester les procédés de représentation du réel qui prévalent dans le roman réaliste. Du fait de leur nature duale, leur force réside dans leur capacité à produire autant un « effet document » qu’un « effet de littéralité » [12]. La valeur documentaire dépendra, en ce sens, du type de pacte de lecture qu’elles parviennent à fonder. En effet, leur inscription contextuelle, les formes de circulation et de réception des textes dans le cadre d’une tradition littéraire nationale, semble déterminante pour clarifier le pacte de lecture qui convient à ces œuvres. Cette inscription contextuelle agit ainsi tant du point de vue synchronique – en considérant l’ensemble du système littéraire au moment de la publication, par exemple – que dans un sens diachronique – dans le sens de l’évolution chronologique de cette réception. C’est ainsi souvent la bonne compréhension des conditions de réception qui prévient tout équivoque concernant le pacte de lecture que l’œuvre sollicite.
24La réception de Manuel en Argentine a ainsi suivi plusieurs phases. Du point de vue des ventes, la première période de sa réception est favorable, un phénomène assurément lié au contexte social du Cône Sud où l’art à vocation politique était considéré comme un moyen de lutte et de revendication sociale. Cependant, Manuel sera ensuite férocement critiqué par des détracteurs de l’art engagé. Dans son ouvrage « Les prisonniers de la tour » [« Los prisioneros de la torre »], Elsa Drucaroff esquisse un panorama de la « nouvelle littérature narrative argentine » [« nueva narrativa argentina »] (NNA), celle des écrivains et écrivaines né(e)s après 1960 et dont les œuvres commencent à se lire autour des années 1990. Au sein de cette « littérature des générations de l’après-dictature » [« narrativa de las generaciones de post-dictadura »], Drucaroff distingue deux champs principaux en fonction de leur soutien, voire de leur refus, à l’engagement politique et de leur espoir en la capacité qu’a l’art d’agir sur la réalité sociale [13]. Cette distinction implique aussi une coupure chronologique : les écrivains engagés sont ceux qui publient pendant les années 1960 et 1970, tandis que la génération de la NNA reste plutôt méfiante quant aux pouvoirs d’action « réelle » de la littérature.
25Parmi les écrivains qui, avant l’émergence de la NNA, et dans des mesures variées, revendiquent les liens entre art et réalité politique, Drucaroff mentionne les noms de : Cortázar, Borges, Abelardo Castillo, Héctor Tizón, Juan José Hernández, Haroldo Conti, Humberto Constantini, Enrique Wernicke, José Bianco, Juan José Saer, Antonio Di Benedetto, Alicia Steimberg, Isidoro Blaisten, Rodolfo Fogwill ou encore Hebe Uhart. De même, parmi les écrivains qu’elle identifie comme les plus « sensibles à la réalité sociale et à l’Histoire », se trouvent : Laura Alcoba, Andrés Rivera, Tomas Eloy Martinez, Leopoldo Brizuela, Guillermo Saccomano, Antonio Dal Masetto, Ricardo Piglia ou Carlos Gamerro [14].
26Considéré dans cette optique, Libro de Manuel crée selon la critique des mouvements d’adhésion ainsi que des expressions de profond rejet parmi les jeunes écrivains de la NNA. Par exemple, vers la fin des années 1980 et au début des années 1990, l’articulation entre littérature et politique est soumise à des questionnements poussés de la part de la critique. De jeunes écrivains comme ceux qui intègrent le groupe Babel, parmi lesquels se trouvent Martín Caparrós, Daniel Guebel, Jorge Dorio ou Alan Pauls, prennent ainsi l’enseigne de l’antiréalisme, de l’anti-narrativisme et de l’anti-engagement. En échange, cette génération soutient les principes de l’autonomie littéraire et de l’insoumission de la littérature aux mandats externes de toute nature.
27Dans le champ opposé, les jeunes directeurs de la revue Con V de Vian, Hernán Vanoli et Sergio Olguín prennent la parole à propos de ce débat de longue date et défendent Manuel. Ils expliquent :
Tous les trois nous aimions beaucoup le Livre de Manuel, qui était très mal vu à cette époque. Ce livre était alors lu d’une façon très réductrice comme un livre polémique des années 1970. À l’inverse, nous l’aimions bien. Je crois qu’il y avait un enjeu idéologique, là (…) Nous ne faisions rien d’autre que maintenir vivante la question de la présence politique, la politique nous intéressait au sens de créer des ponts avec le politique. V de Vian essaie d’être une espèce de baume cicatrisant, histoire d’en finir avec cette coupure générationnelle, nous essayons de nous approcher de ça, nous en discutons, nous réfléchissons à ce qui s’est passé, nous récupérons Cortázar, la littérature des années soixante, Briante, Castillo, y compris pour les discuter [15].
28Si le débat entre littérature engagée et littérature autonome continue à occuper une place centrale dans les années 1980 et 1990, la réception de Manuel constitue un objet d’étude privilégié pour réfléchir aux repositionnements du champ littéraire argentin [16]. En effet, les diverses lectures de ce livre nous conduisent à questionner l’idée de la valeur littéraire comme un critère se construisant à la croisée des critères esthétiques et des exigences sociales. Malgré ses premières intentions, Cortázar finit par reconnaître le caractère esthétiquement raté du livre. Or, c’est précisément à ce moment que l’idée de sa valeur documentaire en tant que « témoignage d’une époque » prend le dessus dans les discussions sur la valeur littéraire qui lui fait défaut.
L’art documentaire, nouvel horizon de l’art politique ?
29Dans un entretien de l’INA, Cortázar revendique le double pari assumé dans le livre : il s’agissait de réussir à atteindre une valeur littéraire et, en même temps, de déclencher un « effet d’ordre politique ». Dans cette optique, l’image de la rose de cuivre devient un symbole de l’alliance nécessaire entre avant-gardes politique et esthétique. Dans l’avant-texte de Manuel Cortázar écrit, en une double allusion d’abord implicite au poète Juan Gelman et ensuite explicite à Roberto Arlt : « Il y a des roses blindées comme les a vues le poète, et il y a des roses de cuivre, comme les a inventées Roberto Arlt » [« Hay rosas blindadas, como las vio el poeta, hay rosas de cobre como las inventó Roberto Arlt »] (LM, p. 8 ; p. 6). La décision de soumettre l’art en tant qu’artifice aux besoins de la lutte politique est ainsi considérée par l’auteur dès le début de son texte.
30Cependant, dans l’urgence du contexte politique, la publication trop rapide d’un texte rédigé « contre la montre » expliquerait certains de ses aspects ratés, imparfaits. Cortázar revient ainsi dans de nombreux entretiens sur les points faibles et les limites de cette expérimentation. Initialement séduit par l’idée que l’incorporation d’une documentation quotidienne pouvait avoir un effet éclairant voire pédagogique sur les lecteurs, Cortázar dresse pourtant un bilan moins optimiste des résultats obtenus. Par exemple, dans une lettre adressée au critique uruguayen Ángel Rama il signale :
Naïvement j’ai cru que ma lecture quotidienne des journaux me permettrait, au moment de revenir sur le roman en marche, de transférer chez les personnages mes propres réactions, de les rendre perméables à cette obsédante présence de l’historique. Néanmoins, la réaction ne va pas au-delà du commentaire ou de la traduction. (…) Moi qui détestais le journalisme, je sais que d’une certaine manière j’ai fait du journalisme romanesque dans ce livre [17].
31L’auteur se montre alors conscient du fait que le manque de médiation entre factuel et fictionnel et celui d’une prise de position critique entraîne des effets souvent « réducteurs ». Parallèlement, l’obsession de faire converger l’histoire du temps présent et la « littérature pure » est une des apories non résolues du livre. Si le risque des « œuvres engagées » est alors d’appauvrir la « partie littéraire », l’effet inverse d’échouer dans la transmission du message constitue aussi un danger là où la dimension esthétique devient dominante. À propos de cet équilibre instable, Cortázar signale dans un entretien avec Omar Prego :
Trouver cet équilibre très difficile entre un contenu idéologique et un contenu littéraire – et c’est ce que j’ai tenté de faire dans le Livre de Manuel – me semble être un des problèmes les plus passionnants de la littérature contemporaine [18].
32Par ailleurs, le travail documentaire de Manuel ne va pas sans poser la question d’un style qui serait esthétiquement, mais aussi moralement acceptable pour cette « écriture des faits ». Le désir de parvenir à un langage neutre, plat et dépouillé qui trouverait dans la rhétorique journalistique sa contrepartie factuelle revient ainsi tout au long du roman. Manuel peut, en ce sens, être considéré à l’aune d’une réflexion de Dominique Baqué qui voit dans l’« art documentaire » une alternative à l’échec de l’art politiqueet d’autres formes d’activisme artistique. Suivant cette hypothèse, dès le tournant des années 1980 les prétentions politiques de l’art semblent être progressivement remplacées par des tendances documentaires. Au lieu de dénoncer politiquement, les nouvelles formes d’activisme artistique se donnent pour fonction de « “passer le témoin” à d’autres formes plastiques, discursives et informatives qui émergent autour du documentaire engagé » [19]. Baqué s’interroge, à ce propos :
Documenter, est-ce adhérer au réel pour le restituer ensuite ? Est-ce objectivement rendre compte des faits ? Faut-il infiltrer des processus fictionnels dans la logique documentaire ? De quelle vérité parle-t-on, au juste ? [20]
33Le type d’accès au réel que le documentaire garantit constitue ainsi un objet de réflexion en soi. Parallèlement, les modalités littéraires et les objectifs de cette imbrication entre vérité et fiction ou entre vérité et mise en scène restent des dimensions incontournables s’agissant des ouvrages ayant une dimension documentaire. L’accès au réel qui se fait par le biais du documentaire est ainsi indissociable du réagencement narratif des matériaux, de leur mise en récit et des divers processus d’élaboration esthétique qui s’y infiltrent. La vérité recherchée dans ces textes, en ce sens, n’est pas autre chose qu’une vérité subjective, construite.
34Situé aux débats croisés autour du renouvellement de l’art à visée politique, Livre de Manuel reste un ouvrage pionnier dans le renouvellement des genres qui, comme le témoignage, la chanson populaire, la poésie protestataire ou le pamphlet politique, deviennent des tendances dominantes dans le champ latino-américain de la période post-dictatoriale. Représentante précoce de ce que Lionel Ruffel nomme des « narrations documentaires » [21], cette œuvre met à l’épreuve la dialectique entre vérité et fiction et nous confronte aux limites de toute « construction documentaire » qui vise à faire une œuvre à partir de l’enregistrement du présent.