Tension entre solitude et projets collectifs
C’est dans cet atelier, autour d’un linotype et du matériel de composition et de façonnage que s’est organisé de toute pièce, un peu par hasard je le crois, ce qui allait devenir en cinq ans, en dix ans, le rassemblement amical de ce que la poésie française comportait de plus personnel, de plus attaché à la notion d’écriture pure1.
1C’est en ces termes que le poète Franck Venaille, dans son essai intitulé C’est nous les Modernes, désigne l’expérience de la maison d’édition Orange Export Ltd. dirigée par la peintre Raquel Lévy et le poète Emmanuel Hocquard entre 1969 et 1986. Pendant seize ans en effet, l’atelier de la peintre Raquel à Malakoff fut le lieu de rendez-vous d’un groupe d’artistes et d’écrivains, français et étrangers, qui s’y retrouvaient régulièrement au milieu des toiles pour lire, échanger, et fabriquer de leurs mains des livres-poèmes de quelques pages imprimés à des dizaines d’exemplaires tout au plus. Laboratoire d’écriture, les éditions Orange Export Ltd. réunirent dans les années 1970 et 1980 plus d’une centaine d’écrivains de générations d’écriture diverses, alors peu connus et dont les noms sont depuis lors devenus des jalons de l’histoire poétique des dernières décennies. Au sein de ce « tout petit groupe, parfaitement informel » qui ne revendique « ni esprit de chapelle, ni élitisme, ni prosélytisme2 », pour reprendre les mots d’Hocquard, et qui réunit des écrivains aussi divers que Jacques Roubaud, Anne-Marie Albiach, André du Bouchet, Anne Portugal, Michel Deguy, Liliane Giraudon, Keith et Rosemarie Waldrop, Edmond Jabès, Claude Royet-Journoud (pour ne citer qu’eux), prit part le poète Franck Venaille dans les années 1970. Ce sont, d’un point de vue sociologique, les affinités de Franck Venaille avec cette nébuleuse d’artistes et, d’un point de vue littéraire, sa place dans le corpus de textes publiés par Orange Export Ltd. que je voudrais étudier ici. Cet article s’interrogera d’abord sur le rôle de l’expérience Orange Export Ltd. dans la trajectoire artistique de Venaille, avant de s’intéresser à la place de Venaille au sein du groupe de Malakoff.
2Pour comprendre la contribution de Venaille à l’aventure Orange Export Ltd., il convient avant tout de resituer celle-ci dans le contexte des nombreuses entreprises collectives auxquelles s’est livré Venaille en cinq décennies de création. « J’aime me protéger de la lumière en me réfugiant dans un cocon de brume ou de brouillard3 » écrit celui qui, dans La Descente de l’Escaut, se peint en marcheur solitaire. Pourtant, de la première publication de ses poèmes dans la revue Action poétique dans les années 1960 à la réalisation de l’émission radiophonique Les Nuits magnétiques sur France Culture dans les années 1980 et 1990, Venaille n’a de cesse de se lancer dans des projets de création collective. Dans le champ littéraire, il fait preuve de ce que Jean-Marc Baillieu nommera « une praxis de la revue4 » ; Venaille explore en effet, entre 1960 et 1980, toutes les fonctions d’une revue, de simple contributeur (dans Action Poétique) à directeur de publication (avec Monsieur Bloom), en passant par rédacteur en chef (pour Chorus). L’intégration de Venaille au groupe d’Orange Export Ltd. ne constitue donc pas un hapax dans la logique de son œuvre.
3L’aventure d’Orange Export Ltd. constitue toutefois un cas particulier au sein de la cartographie des revues littéraires de la seconde moitié du siècle. Comme le rappelle Emmanuel Hocquard dans l’introduction de l’anthologie Orange Export Ltd. parue chez Flammarion au moment de la dissolution de la maison d’édition en 1986, Orange Export Ltd. fut une maison d’édition, et non une revue. S’il est vrai qu’elle réunit de la même manière des artistes qui partagent des affinités esthétiques particulières, elle suppose une conception très différente de l’objet produit et du rapport au lecteur qui en découle. « La revue, c’est un banquet à plusieurs convives. La voix ne circule pas de la même manière5 » précise Hocquard. Les livres manufacturés par la petite maison d’édition supposent un face à face entre le poète et son lecteur, puisque chaque livre ne renferme qu’une seule voix, contrairement à la revue qui tient lieu d’agora – et plus encore : chaque livre ne contient qu’un seul poème. Cette ligne éditoriale singulière repose sur la conception, partagée par les contributeurs d’Orange Export Ltd., du poème comme objet à part entière6. Publier un texte chez Orange Export Ltd., ce n’est donc pas publier une pièce parmi d’autres, mais publier une œuvre. Enfin, contrairement à une revue qui procède par comité de lecture, la petite maison d’édition procède par commandes auprès des écrivains, et leur impose des contraintes formelles qui correspondent à ses diverses collections. Les textes publiés dans le corpus d’Orange Export Ltd. furent écrits dans ce but particulier et en tenant compte de ces contraintes particulières, et sont donc à la fois formés et informés par celles-là. La collaboration avec Orange Export Ltd. est donc à traiter à part au sein des projets collectifs entrepris par Venaille depuis les années 1960.
L’expérience d’Orange Export Ltd. dans l’œuvre de Franck Venaille
4Franck Venaille rejoint les réunions hebdomadaires d’Orange Export Ltd. dans l’atelier de Malakoff au cours des années 1970 ; il a alors une quarantaine d’années et cinq livres à son actif. Contrairement à d’autres (comme Emmanuel Hocquard, Alain Veinstein, Claude Royet-Journoud ou Mathieu Bénézet), Venaille ne publiera qu’un seul livre aux éditions Orange Export Ltd., en 1977, Noire : Barricadenplein, ainsi qu’un texte dans un bulletin d’Orange Export Ltd. de la même année. Aux côtés de Venaille seront notamment publiés cette année-là : Mathieu Bénézet, Joseph Gugliemi, Bernard Noël, Emmanuel Hocquard, Michel Deguy, Pascal Quignard, Philippe Lacoue-Labarthe, André du Bouchet, Jean Daive, Roger Giroux ; la maison d’édition connaît alors ses années les plus productives, et publie environ une vingtaine d’ouvrages par an.
Couverture de Noire : Barricadenplein de Venaille, avec vignette de Monory, édition originale publiée par Orange Export Ltd. (exemplaire de Keith et Rosemarie Waldrop), photographie : Lénaïg Cariou.
5D’un point de vue matériel, Noire : Barricadenplein est un ouvrage de treize pages d’environ quinze centimètres sur quinze, à couverture et quatrième de couverture cartonnée, et dont la couverture est ornée d’une vignette. Il s’agit d’une photographie de Jacques Monory aux teintes rouges et noires, qui représente une mouette sur une barrière devant ce qui semble être une usine. L’ouvrage a été tiré en deux-cent cinquante exemplaires, ce qui est considérable, étant donné que ceux de la collection Chutes, collection phare d’Orange Export7, étaient uniquement tirés à neuf exemplaires8. L’ouvrage adopte une structure en sept chapitres entourés par une phrase d’exergue et une autre de clôture, sous forme de sept paragraphes compacts ajustés en bas, avec sur la partie inférieure de chaque page, un encart séparé par des lignes horizontales mentionnant une heure de la nuit. Au fur et à mesure des chapitres, le lecteur assiste à l’écoulement de la nuit, de « minuit vingt » au « matin ». Le passage d’un chapitre à l’autre se fait à chaque fois sans qu’il ne corresponde à un moment de pause syntaxique.
6Comme son titre le laisse deviner, il s’agit d’un texte dense au sens assez opaque pour qui ne connaît pas bien l’œuvre de Franck Venaille. Majoritairement à la troisième personne, et à la ponctuation heurtée, le poème semble planter le décor d’une ville la nuit, probablement Bruxelles, puisque le titre évoque la « Barricadenplein », terme qui désigne la « place des Barricades » de Bruxelles en néerlandais. La peinture de ce paysage urbain qui hésite entre le milieu de la nuit et le petit jour est confirmée par la triple référence aux tableaux d’Edward Hopper (dont les titres sont dans le texte traduits en français) : Faucons de nuit, Dimanche matin de bonne heure, Matin dans une ville. La référence au célèbre tableau de l’Art Institute of Chicago The Nighthawks est par ailleurs filée dans le texte par l’allusion au « comptoir » et à l’« ouvreuse » qui esquissent une scène de nuit dans un restaurant, un hôtel ou un bar médiocre. L’ouverture du poème sur la double exclamation lyrique « Coït laborieux ! Répugnant-Répugnant ! », alliée à la mention d’un échange monétaire (« un simple billet posé sur un comptoir ») et l’allusion à un moment partagé avec une femme (« elle le convie à partager sa bauge ») laisse penser qu’il s’agit d’une rencontre avec une prostituée. De même que dans les toiles de Hopper, explicitement citées dans la section III, l’atmosphère de la scène semble profondément imprégnée par la solitude : « tout s'intègre ensuite très logiquement à la pensée d'Edward Hopper murs franchement dégueulasses solitude ouvreuse désemparée9 ».
7S’il s’agit bien ici d’un texte inédit de Venaille, il présente néanmoins de nombreux éléments caractéristiques de son œuvre : une prose au rythme saccadé et arbitrairement ponctuée, la présence récurrente d’une troisième personne en laquelle on peut lire un double du poète, un paysage mental nocturne, fait de culpabilité et d’angoisse, que le poète dépeint avec une distance ironique. Une lecture attentive de Noire : Barricadenplein au regard des deux œuvres qui précèdent et suivent sa publication par Orange Export Ltd., à savoir Caballero hôtel (1974) et La Guerre d’Algérie (1978), permet par ailleurs de mettre en lumière de nombreux effets d’échos entre les trois œuvres. Caballero hôtel et La Guerre d’Algérie partagent avec Noire : Barricadenplein le même fil sémantique d’une rencontre entre deux personnes accompagnée d’un rapport sexuel. Si les personnages demeurent anonymes et sont désignés par des pronoms personnels sans référents explicités dans Caballero Hôtel et Noire : Barricadenplein, la femme prend le nom allégorique d’Algeria dans La guerre d’Algérie.
8Deux des vingt-cinq « séquences » de La Guerre d’Algérie reprennent par ailleurs les titres des deux œuvres précédentes, avec une légère modification pour le second : « Caballero hôtel » (séquence 8) et « Rouge Barricadenplein » (séquence 18). La plupart des pages de la séquence de La Guerre d’Algérie intitulée « Rouge Barricadenplein » adoptent qui plus est une disposition typographique extrêmement proche de celle qui régit Noire : Barricadenplein : l’espace de la page y est divisé en deux, avec un paragraphe compact au centre et trois lignes de texte ajustées au bord inférieur de la page, séparées du premier paragraphe par un large blanc typographique. La séquence débute par ailleurs par la description d’un paysage qui n’est pas sans rappeler la couverture de Noire : Barricadeplein : « Rouge Barricadenplein. On la voyait la mer installée au milieu des usines. Ce n’était que : cailloux – détritus - bennes à l’abandon ce n’était que. Cela. La rouille enveloppait recouvrait ce que je viens de dire10. » Le rouge du titre et de la rouille, l’évocation de la mer et de l’usine sont autant d’éléments qui rappellent la vignette de Monory.
9L’espace des trois œuvres est, de manière générale, marqué par un travail typographique plus manifeste que dans les œuvres qui suivront : les tirets, les lignes (horizontales ou verticales) y abondent. On retrouve ainsi dans Caballero hôtel les minces encarts horizontaux qui figurent en bas des pages de Noire : Barricadenplein. Une étude lexicale montrerait par ailleurs la récurrence d’un même vocabulaire d’une œuvre à l’autre. D’avantage qu’une parenthèse dans son œuvre, informée par les contraintes formelles et matérielles de la petite maison d’édition, la collaboration avec Orange Export Ltd., qui prend la forme de la publication de Noire : Barricadenplein, semble avoir été pour Franck Venaille un laboratoire d’écriture de l’œuvre à venir.
10Si la contribution de Venaille au corpus d’Orange Export Ltd. semble s’inscrire dans la continuité de ses premières œuvres, la fréquentation du groupe de Malakoff constitue toutefois un tournant dans la recherche esthétique du poète. Lorsque Venaille rejoint les réunions hebdomadaires de la petite maison d’édition naissante, il n’est pas un « poète-grammairien11 », comme en témoignent ces quelques lignes d’Alain Veinstein qui évoque cette période :
Franck était adulé par certains habitués de l’atelier, côté Raquel. L’autre côté, celui d’Emmanuel, étant tourné avant tout vers une poésie formellement plus aride, qui se déployait dans une langue qui ne lui était pas familière. Il puisait, lui, ses matériaux directement dans son expérience de la vie, ce qui n’excluait pas une mise en forme savamment élaborée à partir notamment d’une certaine dramatisation de la voix12.
11Le travail sur la langue et sa littéralité, qui deviendra par la suite un des traits centraux de l’écriture hocquardienne, est en effet une des caractéristiques communes des poètes de la nébuleuse Orange Export Ltd. Cette recherche se conjugue chez eux avec une exploration quasi-systématique de l’espace de la page et du livre, qui s’inscrit dans la lignée du Coup de dés de Mallarmé. Cet héritage mallarméen est revendiqué par Hocquard dès le premier bulletin d’Orange Export Ltd. ; c’est également à lui que renvoie Venaille lorsqu’il désigne le groupe de Malakoff comme « ce que la poésie française comportait […] de plus attaché à la notion d’écriture pure13 ». De cette curiosité pour la langue hérite Venaille ; il en fait un des chevaux de bataille de sa seconde revue, Monsieur Bloom, qu’il crée en 1978, et à qui il donne pour objectif d’être « un laboratoire du langage ». Il compare ainsi sa nouvelle revue Monsieur Bloom à la précédente, Chorus, qui avait quant à elle précédé l’expérience d’Orange Export Ltd. :
Chorus n’est pas loin (la présence de Klasen, Jacqueline Dauriac, Jan Voss notamment le confirme) mais l’écriture est mise en avant, mise en accusation parfois, mise en cause avec obstination.14
12On retrouve par ailleurs un certain nombre d’habitués de l’atelier de Raquel dans les contributeurs de Monsieur Bloom, notamment, parmi les écrivains, Emmanuel Hocquard, Alain Veinstein, Georges Perec, et parmi les plasticiens Raquel Lévy ou Jacques Monory. D’un point de vue sociologique, la participation de Franck Venaille à l’entreprise d’Orange Export Ltd. lui a permis d’élargir considérablement son cercle d’amitiés créatives. C’est probablement là qu’il fait la connaissance d’Alain Veinstein15, qui l’initie à la radio. C’est de cette rencontre que naîtront Les Nuits magnétiques, émission de radio de nuit produite par Venaille, qui sera diffusée par France culture des années 1978 à 199916. La fréquentation du groupe d’Orange Export Ltd. marque donc une nouvelle étape dans la trajectoire de Venaille : elle inaugure de nouvelles recherches poétiques, l’introduit dans des cercles de sociabilité nouveaux, lui ouvre la voie d’un mode d’écriture encore inexploré par lui et qui prendra une place considérable dans la suite de son œuvre : la création radiophonique.
Venaille dans la mouvance Orange Export Ltd.
13Le regard rétrospectif permet de mettre en lumière de nombreux points de convergence entre l’entreprise éditoriale lancée par Raquel Lévy et Emmanuel Hocquard et la recherche esthétique propre à Franck Venaille. En premier lieu, le goût pour les arts visuels et la volonté de créer des collaborations entre peintres et écrivains. Tandis que l’idée d’Orange Export Ltd. est née à la fin des années 1960 d’une collaboration livresque entre le poète péruvien Antonio Cisneros et la peintre Raquel (qui donne lieu au premier ouvrage publié par la maison d’édition, intitulé David), Franck Venaille travaille quant à lui avec les peintres depuis 1968 dans la revue Chorus, où il invite notamment Andy Warhol, Roy Lichtenstein, Gérard Titus-Carmel, et Jacques Monory ; il publie en outre avec ce dernier un roman-photo intitulé Deux en 1973. D’un point de vue sociologique, c’est à son amitié avec la peintre Raquel que le poète doit son intégration au groupe de Malakoff.
14De cet intérêt commun de Venaille et Orange Export Ltd. pour les arts visuels et les « livres de dialogues17 » entre poètes et peintres, découle un second point de convergence : l’engouement pour l’objet livre et sa matérialité. Comme il l’explique en 1986, le poète Emmanuel Hocquard, en créant la maison d’édition Orange Export Ltd., était à la recherche d’« un outil de travail qui permît à des écrivains […] de pouvoir éprouver ou tester à tout moment leur écriture dans son indispensable rapport, toujours spécifique, au corps physique du livre auquel elle donne lieu18 ». Cette métaphore du livre comme corps, métaphore récurrente sous la plume des auteurs d’Orange Export Ltd., sera reprise par Venaille en 1978, dans le second numéro de Monsieur Bloom : « De quoi est fait un livre ? Quel est son corps ? D’où vient sa langue19 ? ».
15L’attention pour ce qu’Emmanuel Hocquard nommera la « physique du livre20 » passe, dans le corpus d’Orange Export Ltd. comme dans l’œuvre de Venaille, par une exploration de l’espace de la page. Les livres publiés par la maison d’édition sont criblés de blancs, tantôt celui d’une marge agrandie, tantôt celui d’une phrase inachevée, une page peinte en blanc par Raquel21 ou simplement un espace supplémentaire laissé entre deux mots. Si cette recherche d’ordre typographique est particulièrement sensible chez Venaille dans les premières publications, elle demeure présente tout au long de son œuvre, par le recours à des vers d’un seul mot, des ajustements au centre plutôt que sur la marge de gauche, des alinéas répétés. Ces propos extraits de son essai C’est nous les Modernes le mettent en lumière :
La poésie naît de ce qui, sans elle, demeurerait à jamais sans nom. Elle part du néant de la langue, du vide, du blanc, pour – les transformant – devenir ce signe, ce chant, sans lesquels toute vie est impossible. Je le sais désormais : un poème est, autant qu’il le veut, relevé topographique, témoignage, déclaration sur l’honneur, clin d’œil ou hymne amoureux22.
16La conviction que la poésie est un langage arraché au néant qu’exprime ici Venaille est un leitmotiv de la production poétique d’Orange Export Ltd.
17Cette exploration des rapports qu’entretiennent poésie et matière se traduit également par le désir (commun à Venaille et à Orange Export) de mettre en mot avec sincérité la réalité de la vie quotidienne, celle des objets et de la ville. Déjà dans Chorus, Franck Venaille mettait au centre de sa ligne éditoriale « le concret » : « C’est probablement le désir de théoriser sur du concret qui est à l’origine de la création de la revue23 » explique-t-il, dans la préface à son anthologie Capitaine de l’angoisse animale. Les titres d’un certain nombre d’ouvrages publiés par Orange Export Ltd. témoignent eux aussi d’un curiosité pour les objets du monde : Le Portefeuil d’Emmanuel Hocquard, L’introduction de la pelle d’Alain Veinstein, Objet d’Anne-Marie Albiach, Carte postale de George Perec, Le timbre-poste de Claude Richard, etc. Cette volonté poétique de porter un regard clair sur le monde qui nous entoure est au centre des recherches esthétiques des poètes objectivistes américains, que les poètes de Malakoff découvrent dans les années 1970 et 1980 grâce à Jacques Roubaud, Anne-Marie Albiach et Claude Royet-Journoud, et que Emmanuel Hocquard contribuera à faire connaître en France24. On retrouve l’un d’eux, à savoir George Oppen, dans le corpus d’Orange Export Ltd.25
18Si Franck Venaille partageait avec elle un grand nombre de recherches esthétiques, il n’a toutefois pas fait parti du noyau dur de la nébuleuse Orange Export Ltd. Alain Veinstein se remémore « sa présence intermittente, et plutôt silencieuse, à l’atelier26 » ainsi que sa distance esthétique vis-à-vis du littéralisme des amis de Hocquard. La poésie de Franck Venaille s’attache volontiers à l’objet et au monde extérieur, mais elle ne renonce pas pour autant à sa subjectivité, le sujet fût-il à la troisième personne. C’est à cette composante lyrique de la poésie de Venaille à laquelle renvoie Alain Veinstein quand il parle à son propos d’« une dramatisation de la voix ». L’abondance des cris et des exclamations qui parcourent son œuvre en témoigne. C’est ce balancement entre objectivisme et lyrisme, intrinsèque à son écriture, qu’évoque Venaille dans cet extrait :
J’ai commencé ma vie accompagné par ce qui allait devenir une sorte de podestat transformé en tyran. Et cette guerre de l’angoisse (comme on parle de la guerre de cent ans) dure depuis toujours. Pour ne pas la perdre je lui ai opposé ce que je savais être ma meilleure arme : l’écriture, sur toute la gamme, avec un brin d’esthétisme, un peu de baroque, une dose d’objectivisme, du lyrisme enfin27.
19La publication du texte de Venaille par Orange Export Ltd. inaugure par ailleurs une nouvelle collection, au sein de la maison d’édition, comme si l’esthétique de Venaille ne pouvait être mise sur le même plan que celles des autres écrivains jusque-là publiés par elle. On ne s’étonnera pas, à cet égard, du nom que donne Raquel à cette nouvelle collection, « Le chemin des amoureux » : la collection semble avoir été créée sur mesure, pour le poète qui avait consacré le dernier numéro de sa revue Chorus aux « sentimentaux ». Peu d’auteurs succèderont à Venaille dans cette collection.
20Si Franck Venaille a bel et bien eu sa place dans les réunions d’Orange Export Ltd., il y a tout du moins fait résonner une voix singulière, marquée notamment par ce lyrisme critique, parfois ironique, mais qui jamais tout à fait ne s’efface.
21L’expérience d’Orange Export Ltd. témoigne d’un désir réitéré de Venaille de se lancer dans des entreprises de création collective, qu’il s’agisse d’écriture livresque ou radiophonique. Sur le plan littéraire, l’aventure éditoriale de Malakoff est à mettre en relation avec une « praxis de la revue28 » qui caractérise Franck Venaille depuis les années 1960. La collaboration du poète avec le groupe est néanmoins à traiter à part, puisque l’aventure éditoriale d’Orange Export ne peut être réduite à celle d’une revue. L’expérience de la publication par cette petite maison d’édition s’inscrit bel et bien dans la continuité des recherches poétiques du Venaille d’alors, mais marque un tournant décisif dans son œuvre: elle lui ouvre des cercles de sociabilité nouveaux, le confronte à des questionnements littéraires encore inexplorés ou non théorisés, lui ouvre la porte, par l’intermédiaire d’Alain Veinstein, du monde de la création radiophonique et de la voix, qui deviendra un élément central dans la suite de son œuvre. Si Venaille partage un grand nombre de questionnements esthétiques avec le groupe d’Orange Export – le goût des arts visuels, l’attention portée à la matérialité du livre et à l’objet en général -, sa trajectoire esthétique durant ces années, au sein de la petite maison d’édition comme du paysage littéraire, demeure donc singulière.