Colloques en ligne

Stéphane Cunescu

« Être un saint ou être un Belge dans mon esprit c’est pareil » : Franck Venaille et la tentation de la Belgique

Une pulsion venue du nord

1Si les dernières contributions critiques ont pu mettre en avant, à l’instar de Marc Quaghebeur, la « Belgique imaginaire »1 de Franck Venaille, il nous a semblé important de revenir aux sources de cet attachement. Mais aussi, d’insister sur la tension primordiale qui régit le rapport du poète à ce pays. Ainsi la découverte de ses paysages et de ses spécificités linguistiques fait naître une diversité de motifs poétiques et thématiques qui participent à l’élaboration consciente d’une œuvre. En mettant sur un pied d’égalité le fait d’être un saint ou d’être belge, Venaille met en avant le cheminement qui a été le sien. On s’attachera en l’occurrence à montrer que ce rapport ne relève pas du domaine de l’évidence mais bien d’une tentation. En effet bien que la Belgique soit pour l’auteur le lieu d’une naissance de la parole poétique, elle peut être paradoxalement aussi le lieu du plus grand désespoir « celui où les mots eux-mêmes peuvent se noyer et être déposés sur le sable »2.

2Partant de l’écriture mise au jour dans La Tentation de la sainteté, qui ménage une place considérable aux chiffres au sein d’un récit poétique marqué par la fragmentation (heures, cotes boursières, coordonnées géographiques, nombre de supporters comptabilisé dans un stade de foot), l’on pourrait commencer de même cette étude par un constat chiffré. Sur les trente-quatre livres publiés du vivant de Franck Venaille, treize d’entre eux révèlent la présence plus ou moins importante de ce qu’on pourrait appeler « tentation de la Belgique ». Depuis la publication, en 1974, de Caballero Hôtel, et jusqu’à 2014, année de la parution de La Bataille des éperons d’or, celui qui est «  devenu cheval flamand » n’a cessé de privilégier comme toile de fond cette contrée qui oscille dans son imaginaire entre lieu de la réalité la plus objective et espace mythique. En témoigne cet aveu que l’on trouve dans un texte issu du recueil d’essais C’est nous les modernes :

Le Nord, que j’ai parfois envie de nommer le Pays de peu de joie, a été l’organisateur de mon écriture, ce qui lui a donné sa pulsion. J’ai retrouvé dans ce paysage le reflet de mon affectivité d’adolescent marqué par la révolte muette.3

3De manière intéressante, l’ensemble des œuvres qui témoignent de l’attachement du poète au domaine — géographique et littéraire — belge mettent en lumière la figure d’un écrivain polygraphe. Si des textes comme Caballero Hôtel ou La Guerre d’Algérie échappent à toute classification générique, relevant aussi bien du récit fragmentaire que du monologue intérieur aux allures moderniste (comme en attestent les expérimentations typographiques et la reprise au sein de l’écriture de procédés inspirés de techniques cinématographiques), ils illustrent en même temps la pulsion dont il était question précédemment.

4Avec à ses côtés le personnage énigmatique au nom éloquent d’Algeria de Vanantwerpen, le narrateur raconte la fuite de « tout ce qui évoque le soleil, c’est pourquoi on le retrouve près d’Ostende, s’exprimant dans une langue des sables — cris des mouettes, vieux parler flamand — partageant sa vie entre palace et blockhaus »4. L’attraction pour les paysages gris de la côte belge répond à une nécessité vitale pour l’écrivain des années soixante-dix ; se murer contrer la violence de l’expérience du conflit algérien auquel il a participé afin par la suite d’extérioriser ses blessures. Au souvenir de la présence féminine d’Algeria, imprégnée de sensualité et d’érotisme, se substituera d’ailleurs peut-être la figure de la mer, présentée en ces termes dans le poème initial du recueil C’est à dire : « La mer de notre Nord se peigne et & coiffe ses cheveux »5. L’emploi du pronom personnel « notre » indiquant ici le mouvement de réappropriation qui est initié.

5La Tentation de la sainteté, publié en 1985, est, avec Le Sultan d’Istamboul, l’œuvre de Venaille qui se rapproche le plus du genre romanesque, ou du moins interroge-t-elle, comme le suggère Michel Crépu, les rapports qu’entretient le roman avec la poésie6. Récit syncopé, elliptique, d’une passion pour tout ce qui a trait au football belge, c’est aussi un voyage au cœur de souvenirs reconstitués, de toute une imagerie ayant trait à différentes villes de Belgique. En 1989, Venaille se découvre une vocation de dramaturge avec Cavalier/Cheval, pièce qui met en scène Ludo et Fons, deux vieux amis qui ont en eux du Bouvard et Pécuchet, mais aussi quelque chose des personnages beckettiens, dialoguant sur la plage d’Ostende, comme le précise la didascalie initiale : « Début d’après-midi d’une journée quelconque de novembre. Lumière grise. Grands espaces désolés (...). Il va se passer quelque chose marqué c’est certain par une infinie douleur. »7

6La Halte belge, publiée en 1994 sous la forme d’une plaquette8, comporte en réalité deux courts récits, à savoir « L’oiseau d’Anderlecht » et « L’homme de Brussel-Noord », qui pourraient quant à eux être assimilés au genre de la nouvelle. Notons qu’il s’agit du seul texte de Venaille où apparaît une référence explicite à la Belgique dans le titre. En cela l’œuvre de Venaille diffère de celle du poète Jacques Darras, lui aussi belgophile mais le faisant savoir de façon plus manifeste9.

7L’année suivante marque sa consécration en tant que poète.  La Descente de l’Escaut comporte précisément dans son titre la mention « Poème », fait unique dans sa production toute entière, démarquant ainsi ce texte que Dominique Combe rattache à la tradition du « long poème »10, des cinq recueils publiés au Mercure de France de 2006 à 2017. Requiem de Guerre mis à part, ils sont régis de près ou de loin par ce principe d’organisation qu’est « le Nord » pour Venaille. À l’instar de l’ouverture du recueil C’est à dire, il faudrait évoquer le fait que l’auteur désigne une partie de ces poèmes sous le nom de Cantos flamands, en guise de clin d’œil à l’œuvre du moderniste Ezra Pound. Notons enfin que l’appareil citationnel tel qu’il apparaît dans la Descente de l’Escaut, mais aussi les exergues de certains livres révèlent à quel point Venaille tient à ce que la structure de ses œuvres soit placée sous le signe de « l’univers marqué par l’horizontalité des lieux »11 que représente la Belgique. Ainsi La Bataille des éperons d’or reprend-elle en exergue la fin d’un vers du poème « Les lilas et les roses », pièce du Crève-cœur où Aragon narre le début de la « Manœuvre Dyle » en mai 1940 :

Je n’oublierai jamais l’illusion tragique
Le cortège les cris la foule et le soleil
Les chars chargés d’amour les dons de la Belgique
L’air qui tremble et la route à ce bourdon d’abeilles12

8Par ailleurs, les citations qui apparaissent en regard de La Descente de l’Escaut subdivisent le poème lui-même et font surgir des évocations du fleuve issues de textes de la littérature belge. Près de la moitié des auteurs choisis sont des écrivains de langue flamande (parmi eux Hugo Claus ou Louis Paul Boon) ; il est significatif de constater que les autres sont des écrivains de langue française mais d’origine flamande (comme Paul Willems, ou bien Emile Verhaeren et Maurice Maeterlinck, exemples davantage canoniques). À travers ce maillage de citations se dessine la spécificité du paysage littéraire belge, touché par une problématique linguistique dont on verra qu’elle se situe au cœur des préoccupations de la poétique venaillienne.

9Romancier, auteurs de récits, poète, dramaturge (aussi librettiste, si l’on songe à Verlaine Paul, livret inspiré de la vie de l’auteur des Romances sans paroles, où Venaille ne manque pas de porter son attention sur la Belgique), notre auteur est également essayiste. En effet, C’est nous les Modernes présente une série de courts textes consacrés à des écrivains contemporains et aux affinités électives du poète ; là encore, les trois premiers chapitres du livre se trouvent presqu’exclusivement consacrés au domaine littéraire belge ainsi qu’à son propre rapport au pays en question, où émergent des réflexions liées à l’écriture.

10On comprend en définitive qu’essayer de cerner où se situe la « tentation de la Belgique » de Venaille ramène à présenter un panorama de son œuvre que l’on a pu constater génériquement diversifiée à travers les circonstances de cette attraction.

11De son vivant, Venaille a plusieurs fois eu l’occasion de faire valoir les origines belges qu’il revendique. Dans un documentaire intitulé L’homme qui voulut être Belge, réalisé en 1992 par Guy Lejeune13, l’on suit le natif du XIearrondissement de Paris à travers différents lieux de Belgique qui permettent de retracer avec lui la genèse des œuvres que l’on a évoquées, faisant apparaître les différentes strates de cette identification. Il y a en premier lieu la mer d’Ostende, lieu « de l’origine », de ce qu’il appelle aussi « le maelström original »14. En résulte alors une rêverie des éléments, qui lui fait dire qu’il est né « de la matière même d’ici, de la réunion de l’eau et du sable »15.

12Cette naissance, qui a symboliquement lieu sur la côte belge, se décline plus concrètement encore à travers le choix du prénom « Franck ». Variante germanique du prénom « François », il est assez courant comme nom de famille en Belgique, moins comme prénom, du moins avec cette orthographe-là, qui conserve la lettre « c ». S’il est difficile de juger du sens précis de la graphie et de savoir s’il s’agit d’un choix conscient ou non, il n’en reste pas moins que ce pseudonyme favorise la scénographie auctoriale à laquelle l’auteur se livre sur une quatrième de couverture : « Franck Venaille est né en 1936 à Ostende, dans un milieu flamand d’expression francophone et a publié depuis 1962, une vingtaine de livres »16. Le poète signe ainsi son acte de naissance littéraire, souhaitant faire de lui-même un égal des Maeterlinck,  Elskamp ou Verhaeren, tous flamands écrivant en français. Dans l’esprit de Venaille la familiarité, voire l’intimité qu’il entretien avec ce pays, découle non pas d’une invention ou d’un fantasme mais bien d’une forme de réminiscence : « j’ai l’impression que je suis venu ici dans le Nord, cheval peinant, profitant de son repos du dimanche »17. C’est en effet à travers les figures du cheval ou de l’oiseau que notre auteur pense avoir parcouru dans une autre vie les paysages qui ont sa dilection. Le passage par l’animalité renforce ainsi le sentiment de compréhension qui se manifeste de façon quasi-fusionnelle lorsque le poète est confronté à cet horizon.

13Franck Venaille, autrefois écrivant aussi sous le pseudonyme de Lou Bernardo, prend donc place à l’intérieur du paysage poétique français sous une identité voulue belge, marquant l’orientation d’une œuvre placée sous le signe d’un « combat fratricide de la langue contre elle-même »18. Malgré les éléments que l’on a évoqués, il faut toutefois garder à l’esprit que l’attrait pour ces contrées ne s’explique pas simplement par une fascination d’ordre esthétique, mais résulte à l’origine d’un questionnement moral, impliquant le concept de tentation.

Le paysage belge à l’épreuve de la mystique

14Venaille dit s’être intéressé au dualisme qui se joue entre lumière et noirceur au sein de l’atmosphère des paysages belges. Dans le cadre de cette réflexion il  convoque notamment la peinture expressionniste de Constant Permeke, qui exploite l’intensité de ces contrastes. Il relie précisément cela à la portée métaphysique que recèle la tension entre le bien et le mal. Pour lui, « le Nord est un terrain où l’on peut se poser le plus naturellement cette question »19, évoquant par là le lien consubstantiel que les Flandres entretiennent avec la mystique. La preuve la plus frappante en est fournie par le voyage aux allures initiatiques que le « marcheur d’eau » entreprend dans la Descente de l’Escaut. Pour guérir de la maladie, le poète tend à l’ascétisme du pèlerin, se murant dans une solitude qui doit lui permettre de « gagner la confiance » du fleuve :

Je pleure et c’est mauvais. Matin sans soleil. Ce que je cherche ne s’apparente pas à la beauté. Ce que je reçois du fleuve est semblable à la grâce. Soudain : NACH BELGIUMVERS LA FRANCE. Panneaux immenses. Me voici quittant un concept pour en aborder un autre. Obsession — orgueil — désert — mirages ! Je fonctionne avec cela, moi, ligne grise sous la pluie. Le rien. Le vide. L’épreuve. La crainte de suivre le mauvais chemin20.

15La finalité de ce Voyage d’hiver en contrée belgo-française ne s’assimile pas à une recherche du Beau mais tend vers une émotion « semblable à la grâce ». Aucun équivalent n’est trouvé à ce terme qui connote la mystique, c’est pourquoi l’auteur se résout à une comparaison. Le concept s’inscrit également dans cette quête de sainteté, que Venaille a longtemps jugée vaine mais qui se superpose à la tentation de la Belgique, métaphorisée par la confrontation des deux panneaux qui apparaissent au sein du paysage. À travers la composante morbide caractérisant paysages de friches industrielles et villages désertiques qui s’apparentent parfois aux Campagnes Hallucinées de Verhaeren Venaille retrouve les états d’âmes qui le hantent. Dans ce contexte, l’eau est censée posséder des vertus magiques, voire spirituelles si l’on en croit la citation du mystique Jan Van Ruusbroec mise en évidence21. Dans ce passage, Ruusbroec fait allusion au désir d’eau dont fait preuve le malade, tout en précisant l’attitude d’abandon de soi nécessaire à la communication avec Dieu. Toutefois si le contact avec l’eau du fleuve sert avant tout au marcheur à « laver ses fautes », c’est la traversée de la frontière belge qui prend une signification toute particulière. La cohérence qui se manifeste entre la souffrance d’un homme blessé et la découverte d’une topographie ramenant à un « état primitif » fait d’ailleurs dire au narrateur avec l’humour jaune qu’on lui connaît : « J’étais malade. Il aurait fallu, qu’au plus tôt, je devinsse belge pour espérer guérir. »22

16Et on pourrait dire que Venaille le devient au fil de ses recueils, par exemple en s’appropriant le paysage des Hautes-Fagnes dans la Bataille des éperons d’or, au cours de laquelle historiquement (le 11 juillet 1362) les troupes du roi Philippe IV furent défaites à Courtrai par les chevaliers flamands. Ces forêts de pins décharnés où souffle le vent sont d’abord des lieux où ressurgissent la violence et l’absurdité de l’expérience algérienne. Par métonymie elles forment l’image d’un homme parti en guerre contre le langage. Enfin dans cette intrication de temporalités le massif tourbeux dont il est question apparaît comme une région de l’enfance à reconquérir :

La solitude des Hautes-Fagnes, ici, prenait tout son sens mais chacun songeait à cet ermite vivant des valeurs célestes à quelques lieux d’ici. Pour le reste il fallait hardiment pénétrer à l’intérieur d’arbres rendus à leur solitude d’antan, couchés par le souffle divin, brisés comme lustres de Bruges mais debout à jamais. Cette fatigue d’où venait-elle ? Et dans quelle langue l’exprimer ?23

17Les paysages belges explorés par le lyrisme venaillien s’apparentent à des espaces mentaux, investis par des souvenirs personnels comme d’une conscience géographique et historique accrue. L’hermétisme apparent de certains paysages, la platitude des perspectives appellent à être déchiffrés par une vision poétique qui se situe « à la marge de l’effacement », pour reprendre le titre d’un chapitre du recueil C’est à dire, où se succèdent de brefs poèmes en dessous desquels sont inscrits (en néerlandais) les noms de villes côtières belges. Enfin au-delà des aspects thématiques, Venaille considère ces vues marines du Nord comme étant en coïncidence parfaite avec les principes de sa poétique : « L’écume verdâtre, le sable, illustrent ce que je voulais exprimer, le rapport entre le blanc de la page et le mouvement réel du monde, son va-et-vient entre effervescence et plénitude »24. Au paysage état d’âme se substitue alors ce que l’on pourrait appeler un paysage état de texte ; le travail et les expérimentations typographiques qui participent à conférer une rythmique originale à ses textes (pas seulement aux poèmes d’ailleurs) résulteraient peut-être à l’origine de ce rapport à la réalité ostendaise. Cette réflexion sur la portée textuelle que renferment en eux les éléments naturels est un motif récurrent au sein des essais où Venaille réfléchit sur son travail. « Marchant face au vent » il a l’impression d’être « semblable à un alphabet qui égare ses lettres »25, rattachant cela à son « souci de concision » ; ailleurs, se pencher sur l’eau d’un fleuve revient à sentir « que tous les matériaux de l’écriture sont là, à notre portée, et que le rythme du texte à venir est présent déjà »26. Loin de la construction d’une « belgitude », nous sommes ici en présence d’éléments réflexifs qui donnent à voir combien s’interpénètrent certaines composantes du paysage belge avec sa conception de l’écriture.

18Cependant, cette tentation que l’on essaie de circonscrire ne se borne pas aux seuls paysages. Elle intervient également dans un contexte lié à l’espace urbain. Dans un entretien, Venaille évoque l’anonymat qu’il peut conserver dans le Nord : « dans les estaminets, les gens entrent et se serrent la main, qu’ils se connaissent ou non, mais ne se posent pas de question. Cela me convient. Comme leur côté taiseux qui ressemble au blanc de l’écriture. Cela me relie à une écriture de l’intériorité »27. Par là on touche au penchant objectiviste de notre auteur, attentif aux gestes et aux objets les plus discrets, aux lieux marqués par le passage (gares, hôtels, cafés), en définitive par la quotidienneté, par tout ce qui fait signe ou est susceptible de former une image au sein du réel. Les panneaux d’indication ou les noms de bateaux jouent ce rôle dans la Descente de l’Escaut. Par ailleurs ces éléments sont au cœur de la poétique de la Tentation de la Sainteté. En atteste le passage suivant isolé dans l’économie du texte sous la forme d’un paragraphe suivi d’un blanc28 :

img-1-small450.jpg

19Il est possible que Venaille puise dans l’atmosphère, entre autres, des stades de football belges, l’un des fondements d’une esthétique du saugrenu, appliquée à ce qu’il appellera plus tard à propos des tabacs parisiens des « lieux de grâce »29. Face à cet extrait nous sommes plus précisément en présence de l’objectivisme lyrique que le poète évoque dans Hourra les Morts ! ; il peut de fait se comprendre comme une aptitude à transfigurer la banalité du réel en un chant (à l’instar de cet « oratorio des arbres morts »). Mais aussi à conférer un rythme à ces évocations, qui est à la fois syntaxique et typographique. Les exemples que l’on a présentés indiquent que nous sommes en présence d’un certain nombre de topoï mobilisés par le poète ; horizontalité des lieux, grisaille, vent, caractère taiseux du type nordique. Cependant ils sont largement réinvestis au sein d’une poétique singulière, agissant de telle sorte que l’observation du point de vue de la Francité ne charrie pas l’exotisme que certains poètes belges du XIXesiècle pouvaient véhiculer en France.

20Les spécificités des paysages et villes du nord agissent donc comme des miroirs de la sensibilité d’un homme écorché, qui retrouve l’expression de sa fragilité à l’intérieur même de ce réel. D’autre part, elles correspondent au lieu où, pour lui, « la parole est née », insufflant des lignes directrices à sa conception de l’écriture et, par là même, à sa manière de « poser la voix »30, pour reprendre une expression que Julien Gracq emploie à propos d’André Breton.

« Retrouver sa langue natale »

21Enfin, la tentation de la Belgique qu’éprouve Venaille se comprend avec le plus d’acuité s’agissant de l’intérêt qu’il porte au bilinguisme du pays. Dans les tribunes du stade d’Anderlecht, le narrateur de la Tentation de la sainteté raconte comment, voyant « la foule [qui] passait avec naturel et aisance de l’emploi du français à celui du néerlandais selon l’intensité de la rencontre », il a retrouvé « ce que l’on nomme sa langue natale »31. Dans l’interstice de ce passage d’une langue à l’autre notre auteur puise les fondements d’une réflexion sur sa pratique de la langue française. Venaille va au contact du néerlandais afin de « combattre le goût profond » qu’il a en lui « pour écrire à l’imparfait du subjonctif, d’écrire des phrases splendides »32. Au langage de la raison et du style classique s’oppose celui « d’une langue rauque, du borborygme, de l’éructation, de la violence corporelle »33. En traversant la frontière belge le marcheur trouve en quelque sorte le lieu et la formule ; avancer à l’intérieur d’un territoire dont il ne comprend pas la langue c’est « faire la guerre » à la sienne propre. Ainsi, tout au long de l’œuvre de Venaille, le bon usage du français est malmené par divers biais. Toujours dans le texte évoqué plus haut, au-delà d’un travail sur la syntaxe rythmée par une ponctuation profuse, le narrateur insère des noms de ville en néerlandais, mais aussi des mots voire des phrases entières, souvent traduites dans la foulée :

 Je suis là. Muet comme l’ardoise. Allant. Venant. Sous le vent. Pannekoeken met suiker. Pannekoeken met konfituur. Wafles. Tenant sa gaufre dans sa main. Albert 1er Promenade. Marchant face à la pluie. Quand la mer. Puis le cris des mouettes. Le hantaient.34

22Dans d’autres recueils le néerlandais sert même à intituler des poèmes ou à provoquer une joute verbale d’insultes entre les personnages de Cavalier/Cheval35. On pourrait dire que cette confrontation entre les deux langues rend justice à la réalité linguistique du pays. Plus encore, en tant que langue « étrangère », elle opère une rupture, engage un phénomène de distanciation à l’intérieur même de la narration ou de l’économie d’un poème. En résumé, elle participe de sa volonté de se créer sa propre langue, ce qu’il nomme « le venaille ».

23Ce n’est donc pas une coïncidence si en exergue du même livre est inscrite cette citation de la mystique béguine Hadewijch d’Anvers : « On peut trouver assez de paroles en flamand, mais pour ce que je veux dire, il n’y a ni flamand, ni paroles »36. La radicalité d’une telle proposition trouve des échos dans l’œuvre du poète. On trouve en effet des textes où Venaille fait place à ce qu’il appelle le « devenir animal » ; c’est dans cette perspective qu’il invente le langage des mouettes, le « kra ». Dans la Descente de l’Escaut il a souhaité donner la parole aux démunis du langage, en s’exprimant dans la « langue même des mouettes ou du cheval, sans babillage crétin ou infantile »37. On doit comprendre par là que Venaille donne une prééminence à l’animalité, à un langage du corps qu’il retrouvait dans le sentiment d’étrangeté face à la langue de la plaine flamande. Le monde de Ça —pronom démonstratif choisi pour intituler un recueil de poèmes — se rapporte précisément à ce problème de l’expression, que Venaille relie au paysage belge : « gris comme la mer du Nord, mouvant et dur, intériorisé et bien avare de paroles »38. Dans un autre registre, le passage du flamand au français fait que Fons, l’un des personnages de Cavalier/ Cheval, butte sur les mots. Venaille reproduit graphiquement sa dyslexie, dont on peut apprécier l’effet humoristique : « Elle est belle ta Gelbique » ; « ô gouroir mandiose » ; « les tras m’en bombent »39. Dès lors de la réappropriation de certains motifs de la pensée mystique flamande aux jeux sur la matière verbale (qui le relient à Laforgue, mais aussi à toute une tradition belge, des surréalistes à Jean-Pierre Verheggen), Venaille réussit à se construire un modèle d’expression tout à fait personnel.

24La Belgique a agi pour Venaille comme un catalyseur ; il s’est imprégné de ses lieux ainsi que de sa littérature comme il l’a fait pour Trieste et ses écrivains. On a vu qu’elle occupait une place centrale dans son œuvre. Au point qu’il s’est rendu compte, vers la fin des années 1990, qu’il n’avait pas assez rendu hommage à sa ville natale qui est Paris. Chose qu’il ne manquera pas de réparer avec le recueil important qu’est Hourra les morts ! et avec L’Enfant rouge, récit publié à titre posthume, qui revient de la même façon sur l’enfance de la rue Paul Bert, dans le 11e arrondissement.

25Se confronter à l’opacité des perspectives brumeuses, à la condition parfois tragique en présence de ce qu’Hugo Claus appelle le Chagrin des Belges40 relevait d’une tentation dangereuse. Cependant on a vu qu’en choisissant le gris pour répondre à ses meurtrissures Venaille n’avançait point vers une aporie, mais au contraire donnait l’occasion à la parole poétique de retrouver un état qui lui était plus adéquat, en harmonie avec son « angoisse animale ».