La pensée du fleuve. Sur La Descente de l’Escaut de Franck Venaille
1Nombreux sont les poètes qui ont accompagné un fleuve le long d’un poème, mais il est certains regards qui plus que d’autres ont su s’éduquer au contact sensible du cours d’eau. Parce qu’ils s’informent de sa donne hydrographique, de sa vie anthropisée, mais surtout parce qu’ils permettent à cette donne d’instruire des phrases, des syntaxes, des rythmes. Franck Venaille est de celles et ceux qui précisément portent une attention singularisante au fleuve dont il poursuit la descente. L’Escaut, il l’a étudié, a rêvé devant des cartes géographiques chinées à l’Institut géographique de Bruxelles qu’il a amplement annotées, dont certaines ont été publiées dans le premier numéro de la revue L’Odyssée fondée en 1996 en guise d’addenda à La Descente de l’Escaut. Franck Venaille a entrepris de marcher 300 kilomètres en suivant l’Escaut, depuis sa source jaillissant des collines de l’Artois, le long de son cours traversant la Flandres jusqu’à son estuaire donnant sur la mer du Nord. Projet rêveur mais qui n’en est pas moins œuvre de rigueur, La Descente de l’Escaut a été écrite à partir de ce temps de la marche, et des premières pensées, écritures, notations et conversations qu’il a engendrées. Mais La Descente ne s’en tient pas à l’Escaut, elle se propose comme un voyage initiatique éprouvé par un personnage, le narrateur du poème, « marcheur sentimental » ou « marcheur d’eau », qui formule auprès du fleuve un désir de guérison et la quête d’un nouveau rapport à soi. Au cours de ce voyage, l’Escaut devient entre autres une figure qui reçoit d’autres imaginaires fluviaux. Jean-Patrice Courtois pose donc à raison cette question : « à quelle condition l’Escaut est-il le fleuve dont le narrateur parle ? »1 En tentant de poursuivre Venaille poursuivant l’Escaut, nous souhaitons questionner le pacte que Franck Venaille noue avec l’Escaut et interroger la possibilité pour une pensée du fleuve de se faire entendre.
Cartographier l’Escaut ?
2 « Les paysages – si beaux et étranges soient-ils – sont toujours au service de l’écriture. Et pas l’inverse. »2 précise Venaille dans un entretien cité par Jean-Baptiste Para.
3La marche du poète le long de l’Escaut vient prendre le pouls du fleuve, autrement dit réactualiser l’imaginaire qui palpite autour de lui. Venaille fait place à de nombreux poètes et écrivains ayant écrit sur l’Escaut : les phrases d’Emile Verhaeren, Ivo Michiels, Henri Michaux, Cess Nooteboom, Charles de Coster sont conviées sous la forme d’incises, de la même façon que sont sensibles les références à la peinture du flamand Constant Permeke. La Descente de l’Escaut laisse voir des représentations qui encodent et épaississent le regard porté sur le fleuve et Venaille s’inscrit par là dans la généalogie d’un Escaut littéraire et pictural. L’Escaut de La Descente ouvre également sur d’autres fleuves réels et imaginaires et accueille certains mythes associés aux eaux vives sur lesquels nous reviendrons.
4Ainsi, cartographier la présence de l’Escaut dans La Descente de l’Escaut revient à arpenter un sol mouvant, sans grandes certitudes quant aux repères qui paraissent saillir. Dès lors que le paysage tout entier est affecté, pister les traces du fleuve réel ne permet pas de comprendre le jeu complexe au sein duquel il est saisi. Le fleuve ne constitue pas un alibi, pas plus qu’il ne constitue un support propre à réinventer l’imaginaire fluvial. Il compose plutôt au sein du poème une « architecture équivoque » qui se dessine dans les replis du compagnonnage déclaré entre le narrateur du poème et le fleuve qu’il poursuit et dans le régime d’attention que cette intimité mobilise.
Le pacte noué à la source
5Si La Descente s’ouvre sur un poème introduisant le marcheur d’eau, figure du narrateur au bord de l’Escaut, le poème de la source lui emboîte aussitôt le pas. « Source ! »3 : appel ou cri de surprise, l’apostrophe la met en scène comme un événement. Son surgissement joue sur un effet de référence au temps de la marche le long de l’Escaut, et coïncide avec le passage de l’écriture à un mode narratif (« Nous nous regardâmes »). Oscillant entre surprise et impatience, l’arrivée à la source renseigne le mode d’apparition de celle-ci, tout en retenu et en opacité, lestée de nombreuses attentes. Dans Le propre du langage, à l’entrée « source » Jean-Christophe Bailly écrit d’ailleurs que « le régime de l’origine est celui du on-dit, non celui de il était une fois. »4 Lieu inaugural et programmatique où vont s’originer les différents rapports que le narrateur va nouer avec le fleuve, la source est d’emblée garante d’un face à face qui constitue l’Escaut comme un double du narrateur (« Déjà je savais qu’entre nous la ressemblance serait grande »).
6Le poème de la source joue avec les mythes associés au jaillissement des eaux douces. Tout d’abord celui identifié par Gaston Bachelard dans L’Eau et les rêves, qui fait du cours du fleuve l’histoire d’un roi recevant « une unique destinée » et dont « la source a la responsabilité et le mérite du cours entier »5. Il convoque également l’imaginaire purificatoire des eaux douces et le rêve de rénovation qui s’y attache, tout aussi finement documentés par Gaston Bachelard : « Et de la bouche magique sort l’eau très pure que tu vas suivre et qui peut, et qui doit (n’était-ce pas écrit ?) à jamais te régénérer. »6. Ces mythes informent les appels que le narrateur formule à l’endroit de la source et les vocations multiples qu’il lui attribue (échapper, guérir, se trouver) intègrent une triangulation : l’adresse du narrateur à lui-même est médiée par l’eau vive. D’emblée la marche au bord du fleuve est lestée d’un ensemble de desseins qui reviennent dans les poèmes en guise de refrains.
7Pourtant si le narrateur convoque et met en scène ces mythes, qui orientent la relation au fleuve vers ses fonctions symboliques, un autre pacte se noue délicatement à cet endroit. Si ce dernier est composé comme un double du narrateur, il circule cependant dans La Descente avec son idée en propre, ce dont la construction du poème se porte garante. Elle établit d’emblée deux places distinctes (« La source et l’homme ») mais n’a de cesse de se tordre d’une part pour rendre ces places réversibles, d’autre part pour abolir – puis restaurer - leur séparabilité (« des troupeaux entiers allaient-ils s’abreuver de ma substance même ? »). Le narrateur à son tour se fait double de l’eau jaillissante : il accompagne, épouse son mouvement, rejoue l’hésitation à partir de la source : « Mais quand l’eau stagnait, vers où se diriger ? J’allais. Je revins. Je repartis. » Le poème s’achève enfin sur une démobilisation à la fois de l’imaginaire curatif et souverain de la source au profit d’une reconnaissance de son opacité et de son détachement de la légende fluviale: « Il plongea sa main malade dans l’eau de ce novembre de glace. Il ne se passa rien. D’ailleurs, il ne s’est jamais rien passé. Quelque chose me dit qu’il est vain d’attendre qu’ici, enfin, l’on espère ! »7
L’architecture équivoque du fleuve
8À la source La Descente coud l’estuaire qui la clôt. Elle fait explicitement sienne la direction prise par le cours d’eau, la ligne de descente qu’il s’est choisi. L’Escaut constitue ainsi bien une trame, qui est parfois exhibée voire dramatisée, et parfois souterraine. Cette trame constitue un schème unifiant les poèmes de formes variées qui composent La Descente mais elle intervient aussien tant qu’instrument de la narration. Le fleuve fonctionne comme un opérateur romanesque : en faisant irruption il ouvre le temps du récit (« Tout débuta ce matin-là dans le brouillard »8). Il condense ainsi des personnages et déclot des scènes de la vie riveraine (bars, commerces, usines, sablières, moulin, carrières, dépôts, ponts hydrauliques). La vie présente mais aussi la vie passée y figurent, conservées et communiquées avec des moyens d’eau. Le poème des braseros9 en témoigne : s’ouvrant à l’imparfait, sous la forme d’une réminiscence émanant d’une autre époque qui surgit (« on distinguait les feux, les braseros brûler sur les deux rives »), le passage produit une vision qui est aussitôt replacée dans le temps du narrateur (« Personne ne semblant voir cela ! Etais-je donc le seul à distinguer les feux, les braseros des deux rives ? »), fusionnant le temps des braseros et celui du marcheur. Et page après page se creuse la possibilité de construire un regard sur les rives qui prend le point de vue du fleuve (« Mais revenons plutôt à la verticalité des cheminées d’usines et des clochers. »10). Ce regard fait sien la percée et l’horizontalité du fleuve, conçu comme une certaine mesure du monde.
9Reconnaître cette mesure du monde appelle une méthode : « si vous marchez sans rien noter, rien ressentir et surtout, sans rien voir : pas de descente de l’Escaut possible ! »11. La Descente se déclare explicitement comme un projet topographique : « J’avance et je coche. »12. Empruntant aux écritures du relevé, les poèmes déroulent des listes. L’une inventorie les brasseurs de bière « Vite, je reprends Safir – Oud Hoegaards – Palm – De Koninck – Westmalle – Primus – Duvel – Oudenaarde wit tarwebier »13, l’autre les usines riveraines « Voici une première liste des usines traversées : Usinor - Traversaut – Malteries franco-belge – Sogescaut – Ascométal. »14. L’usage de la liste manifeste la conduite d’un texte qui se met dans le sillage du cours d’eau et qui honore les liaisons que ce dernier propose. Elle rappelle d’ailleurs d’autres listes commises à l’occasion d’autres écritures fluviales, celle de Patrick Beurard-Valdoye dans Le cours des choses, ou celle qui clôt La chair de l’homme de Valère Novarina. La liste énonce une confiance dans le rapport analytique que le fleuve entretient avec le territoire qu’il traverse, elle reconnaît que sa ligne de descente est déjà une interprétation, un discours tenu au sujet de ce dernier (« il suffit de longer, de suivre le fleuve. Çà ! Il vous conduit dans chaque infirmerie. Il n’omet aucun cabinet médical. »15). Le poème, convaincu de sa valeur, écoute, happe et réorganise ce discours, interrogeant la manière particulière du fleuve de se tenir dans l’histoire. La liste d’usines produit ainsi sans conteste une chronique du présent industriel de l’Escaut.
10Pourtant, et c’est là une des astuces du poème, qui étouffe les attentes qu’il suscite, l’approche topographique est non seulement incomplète mais brisée pour laisser place à une autre question faite au fleuve : « Verrai-je un phoque ? Un Cygne noir ! ». Le projet est si tôt énoncé qu’il est obscurci et détourné au profit du surgissement d’une image : « j’aime ces petits magasins qui regardent le fleuve. Il s’y vend de la dentelle, des abat-jour, d’anciennes cartes postales humides d’avoir trop approché les âmes des enfants morts enfermées dans des coffrets d’argent. »16
11Bien qu’elle soit invoquée, la trame de l’Escaut est ainsi souvent perdue de vue, quittée brutalement et la donne hydrographique rendue atone. Les points de repères épars, équivoques, éclairent bien faiblement le parcours suivi.
d’escaut d’escaut d’escaut
12Mais une attention constante se maintient pourtant. Elle prend la forme d’une enquête qui se poursuit sans relâche, même à l’instant où nous, lecteurs et lectrices, croyions avoir quitté les rives. L’Escaut est l’objet d’un interrogatoire qui n’a de cesse d’interrompre le « discours pensif »17 du narrateur (« La solitude essentielle est à ce prix mais que faire lorsque l’on ne rencontre qu’incompréhension et méfiance ? Le fleuve me tient à l’écart, je le sais. »18). Instrument de discontinuité, il encadre, réoriente le chant lyrique du narrateur. Dans le même temps, il impose son vocabulaire et, par là, les matières et les formes qui se déploient à l’extérieur, substantialisent et dramatisent les états psychiques du narrateur. Antagonistes de l’eau vive, la vase et la boue qui sourdent des poèmes sont érigées en figures d’une angoisse inerte et envahissante. Les écluses offrent pour leur part des outils de rupture et de transition rythmant l’expression du lyrisme.
13L’enquête aboutit à la découverte d’un corps : un corps blessé, ses plaies et meurtrissures. Approfondissant le jeu de réplique qui s’établit à la source, le corps meurtri du fleuve redouble et exagère les plaies du narrateur lui-même. Mais ces visions sont chaque fois parcellaires, et ne peut émerger qu’un corps morcelé (« Une main immense ! Un bras démesuré ! », « On y parviendra bien à l’apercevoir l’anus de ce fleuve-là ») comme si une sorte de pudeur en maintenait le secret. Mais ces incarnations, pourtant très substantielles, dessinent-elles pour autant un sujet ? Elles ne cessent de manifester un trouble pronominal : « Matière d’eau. Elle engloutit. Elle suit sa ligne directrice. Pouvant vous entraîner au cœur des prés. C’est muet. C’est semblable à un canal sans âge. C’est déjà mort. »19 Le glissement vers le ça, pronom si plein chez Venaille et qui est dans La Descente un « des répondants du narrateur » comme le fait remarquer Jean-Patrice Courtois20, place ici le sujet au cœur d’une équivoque qui l’expose autant qu’elle le protège. Tandis que s’achève La Descente, l’Escaut se fait rengaine (« quelques maisons crevettes / d’escaut d’escaut d’escaut »). Passant au nom commun, il est tiré tendrement vers sa réalité domestique. Ces effets de trouble et de glissement n’aboutissent pas sur de fausses pistes, pas plus qu’ils ne diluent ou n’appauvrissent le sujet fleuve. Ils accompagnent au contraire son idée circulante et liante21.
Au bras mort du fleuve
14En republiant dans son 27e numéro l’addenda à La Descente de l’Escaut qui avait paru dans la revue L’Odyssée sous le titre Donc le vieil Escaut, la revue Secousse a remis en lumière quelques éléments indiquant la genèse de ce livre. Il comprend des extraits du journal tenu par Martine Segonds Bauer, nommé « Franck Venaille marche le long de l’Escaut », dans lequel elle a consigné les conversations qu’elle a eues avec Franck Venaille au téléphone en octobre et novembre 1989 et dont le poète dit qu’il est le « sous-texte » de La Descente de l’Escaut. Outre que ces lignes font entendre le commentaire accompagnant la marche qui par endroit, à peine retouché, perce l’écorce du poème (« J’ai ressenti hier qu’il s’était créé une sorte d’intimité avec le fleuve. J’ai compris qu’il était nu. Une immense main ! »22), Venaille y indique quelques unes des prises de varappeur qu’il a saisies en travaillant auprès du fleuve, elles exhibent ce que le poème creuse sous la dictée de ce dernier. Et c’est le vieil Escaut qui semble justement avoir offert sa basse continue aux poèmes de La Descente : « On ne peut pas écrire sur l’Escaut si l’on n’a pas en tête cet autre fleuve, ce double que les paysans sans cesse évoquent. »23 Venaille ajoute qu’ « il s’agit le plus souvent d’une sorte de bras mort. On y trouve des signes des marées lointaines. Cela ne bouge pas. Dans son champ, c’est comme une attente, un guetteur, un lac, une mer intérieure. » Cette vie du bras mort a donc instruit ce rapport au temps et aux matières lié à sa vie étendue, comme retranchée du flux des eaux vives. Elle met en crise les images convenues de l’eau qui coule comme figure lissée du temps qui passe, de la déprise, du détachement et impose à la phrase du poète de se tapir parmi les « mots du dessous, « les mots aux yeux crevés »24. Ces notes montrent que loin d’être mobilisé comme une réalité dignifiée par son passage en littérature, le fleuve a fait l’objet d’un regard dissensuel et risqué qui ménage un espace pour que sa pensée se fasse entendre. Ce qui se promettait à la source, où étaient à la fois convoqués et démobilisés des imaginaires caractérisés du fleuve, a en effet été défait au profit d’une autre aventure : descendre l’Escaut, oui mais écrit Venaille « au bras mort de la légende fluviale. »