Colloques en ligne

Martine Créac’h

Blue Picture. La couleur de Jacques Monory dans la poésie de Franck Venaille

1Pourquoi les poètes sont-ils fascinés par la couleur ?1 Dans La Couleur éloquente, Jacqueline Lichtenstein distingue, d’un côté, le trait qui porte la valeur intellectuelle de l’art, sa dimension de projet que rappelle, bien sûr, l’ancienne orthographe du mot dessin et, de l’autre, la couleur, le mauvais lieu de la peinture pour les philosophes. Puisqu’elle fait appel à nos sens, à l’insu du contrôle de la raison, la couleur appelle contre elle les mêmes griefs que ceux utilisés jadis contre l’ancienne rhétorique2. Contre les philosophes cependant, les poètes réhabilitent la dimension matérielle, corporelle, non-conceptuelle de la peinture. Par la place accordée à la couleur s’exprime aussi une relation à la picturalité et à l’Histoire comme je voudrais l’analyser à partir d’exemples empruntés à l’œuvre des poètes Yves Bonnefoy et Franck Venaille.

Yves Bonnefoy : l’immédiateté non conceptuelle de la couleur

2Pour Yves Bonnefoy, comme pour Jacqueline Lichtenstein dont il publia les textes chez Flammarion, le dessin est du côté du projet, du concept, tandis que la couleur est du côté de la matière, des sens et de l’inscription dans le temps. Si donc le poète est attiré par la peinture, c’est parce qu’elle lui donne accès, par la couleur, à « l’immédiat3». C’est précisément parce qu’elle échappe au concept qu’elle représente, pour le poète, l’espoir d’un salut. Bonnefoy cite Baudelaire qui « s’enthousiasme pour la couleur de Delacroix », rapproche ses roses et noirs de ceux de Manet ou fait surgir dans Fusées « l’ange de la couleur » : « Les ténèbres vertes dans les soirs humides de la belle saison4». À son tour, Bonnefoy relèvera « les premières couleurs non plus déduites mais observées5» d’un Piero della Francesca, un bleu dans La Bacchanale à la joueuse de luth de Poussin qui a bien « l’immédiateté orageuse, la clairvoyance non conceptuelle qu'il faudrait à notre conscience comme un tout6», enfin, dans la peinture de Giacometti, une couleur rare et précieuse, signe qui ne « parle de l'absolu» que pour dire aussi « son essentiel manquement7». La couleur appelle le poète parce qu'elle est matière, tache, soumise à l'action du temps, vouée aux sens plutôt qu'à l'intellect.

3Pourtant la couleur est aussi pour Bonnefoy – et chez les mêmes peintres parfois –ce qui relève du code, ce qui trahit précisément l’aspiration à l’immédiat. Dans la « masse rouge orangé du grand nuage» de Mondrian, comme dans le bleu du manteau de la Vierge, s’impose « un surcroît d’être, une parole, une présence divine8». Analysant la place de la couleur dans l’œuvre de Giacometti, Yves Bonnefoy note qu’elle est également signe vers un au-delà du réel, vers un sacré, une « épiphanie », « ce signe qu'elle devient ainsi au-delà du figuratif, du mimétique […] ce que dans l'art médiéval désignait la notion d'éclat, l'idée du rayonnement qui vient d'au-delà de la couleur matérielle9». Même un rouge retrouvé sur une toile de Balthus « appartient », d'abord, « à l'histoire de la peinture et non au monde ordinaire ». Signe pictural, il est, pour Bonnefoy, une « affirmation désespérée de la valeur propre de l'art10».

4Piero della Francesca, Poussin, Giacometti, Balthus : les peintres choisis par Yves Bonnefoy appartiennent, on le voit, à une généalogie d’artistes pour qui la couleur est l’indice d’une picturalité. Yves Bonnefoy le souligne lorsqu’il analyse la relation des poètes à la peinture : « C’est un fait qu’on vérifie aisément : plus spécifiquement des poètes ont désiré l’immédiat, plus ils se sont intéressés à la technique de la peinture11». De fait, la couleur fut le lieu par excellence où cette picturalité s’est manifestée. Que se passe-t-il cependant lorsque l’artiste s’affranchit de cette picturalité ? Que devient alors le lien privilégié de la couleur aux mots dont parlait Yves Bonnefoy ?

Le filtre de la couleur de Jacques Monory

5L’emploi de la couleur dans l’œuvre de Jacques Monory, peintre de la Figuration narrative qui, dans les années soixante en France, se détourna de l’abstraction, peut passer pour la marque stylistique de cette œuvre. Pourtant, loin d’être un indice de picturalité, cette couleur semble l’agent le plus offensif de ce que Jean-Christophe Bailly nomme une « mise en crise de la peinture par l’image », confrontée « au problème de la série et de la reproductibilité12». Si la couleur joue encore un rôle décisif dans cette œuvre, elle a désormais l’uniformité d’un filtre photographique. À propos de ce bleu, Monory a évoqué « le souvenir des filtres bleus dont on se servait autrefois pour faire un effet de nuit dans les films en noir et blanc que l’on projetait dans les campagnes13». L'opérateur du cinéma ambulant plaçait devant l'appareil de projection une cellophane, jaune pour le jour, bleue pour la nuit. Différence importante cependant : le bleu de Monory gagne le jour.

6L’usage de ce filtre photographique introduit une triple distance : distance par rapport à la figuration, distance par rapport à la picturalité, distance par rapport à l’Histoire. Ce n’est certes pas un hasard si les titres des tableaux de Monory citent les grands noms de l’art occidental. En les citant, ils indiquent ce qui s’est déplacé dans l’art contemporain. Ainsi le tableau Hommage à Gaspard Friedrich n° 2 rappelle une tradition, celle du romantisme allemand. Cependant, en baignant la scène d’ « une lumière artificielle et intérieure14 », Monory glace le bleu romantique, celui de la « petite fleur bleue » de Novalis couleur de la mélancolie et du rêve,en un vernis sans profondeur. Cette « distance par rapport à l’ancienne figuration15» est accentuée par un second effet produit par le filtre coloré : la distance par rapport à la picturalité : le travail de la touche, le travail de la main, le métier du peintre. Un tableau de 1977 intitulé Monet est mort rappelle, par son usage du rose, du jaune et du bleu, l’importance que l’impressionnisme accordait aux couleurs mais le lien de celles-ci à la perception naturelle est désormais, comme l’indique le titre, coupé. Sur ce tableau en effet, l’artiste n’est pas représenté, comme dans la tradition des autoportraits, un pinceau à la main mais une carabine en joue. C’est dire que la couleur naît de l’œil (l’objectif) plutôt que de la main (le pinceau). En elle, les traces contingentes de la matière ont été supprimées. La distance qu’introduit le filtre photographique est peut-être surtout une distance par rapport à l’Histoire. Le montage sur le tableau Nuit n° 12 d’une image empruntée à l’actualité, le naufrage du sous-marin nucléaire Koursk dans la partie supérieure du tableau et, dans la partie inférieure, du portrait intemporel d’une femme endormie arrache l’œuvre à l’Histoire. Comme l’indique Jean-Christophe Bailly, le bleu « déplie » la référence historique « hors de l’Histoire dans une dilatation nocturne et horizontale16». Au lieu d’annoncer « l’immédiat » dans lequel Yves Bonnefoy voulait voir la source de l’intérêt des poètes pour la peinture, la couleur de Jacques Monory marque donc la distance. Faut-il voir dans cette inversion une mutation dans les relations de la poésie à la couleur ? Nous interrogerons la poésie de Franck Venaille dans cette perspective.

La couleur impure de Franck Venaille

7Le bleu de Monory dans l’œuvre de Venaille semble, en première approche, la couleur de la mélancolie, la couleur du blues dont certains poèmes rappellent le rythme (« Alors pour lui seul se siffle le blues en grattant sur ses côtes ole man trouble oh man dans la ville noire17 »). Dans BLUE PICTURES, poème dédié à Jacques Monory qui ouvre Caballero Hôtel en 1974, le bleu du titre évoque à la fois la fiction américaine que met en scène l’artiste, ses motifs et ses personnages caractéristiques et la couleur de la nostalgie, celle d’une carte postale un peu fanée :

c’est dans cet hôtel-hôpital que j’ai reçu ta lettre d’Albuquerque où / souviens-toi / nous avions longtemps parlé de David Goodis assis tous deux près d’un vieux puits de pétrole tandis qu’Antoine nous mettait alternativement en joue-feu et que le passage d’un train de marchandises nous fit rêver d’espaces avant que l’on se mette à marcher sur la voie de chemin de fer en plein soleil Ici je ne distingue que la lumière bleue des ampoules protégées par un épais grillage 18.

8Mais, dans ce poème, le bleu n’est pas seulement le filtre qui transforme la réalité en souvenir mais aussi la dure et froide lumière du présent : un éclairage de salle d’hôpital. De même, lorsque Venaille rend hommage à Monory dans la revue Chorus, s’il oppose les couleurs du réel (le rouge et le noir de la jeunesse de 1969) au bleu qui porte le rêve, il arme cependant ce rêve par  « la violence froide et bleutée de l'acier meurtrier » :

Pour qui a traversé l'oeuvre de Monory comme l'on traîne la nuit dans les villes noires désolantes, leurs hôtels, leur odeur et leur crasse, comme l'on parcourt les faubourgs des cités rouges derrière les étendards de la colère, dans la foule en cheveux, les poings levés, offerts, la jeunesse des femmes, la grande, la mouvante marée dévastatrice de ses manifestants, ce monde où nous vivons n'est plus le nôtre. Y manquent le rêve et l'insolite, la beauté des miroirs déformants, l'onirisme azur du néon, la violence froide et bleutée de l'acier meurtrier19 .

9La signification offensive du bleu de Monory est clairement soulignée lorsque, dans Algeria en 2004, Franck Venaille propose une nouvelle version de textes parus de 1974 à 1981. Ces trois textes, Caballero Hôtel, La Guerre d'Algérie et Jack-to-Jack, sont écrits non pas sur la guerre d’Algérie, à laquelle Venaille participa à l’âge de vingt ans, mais, selon la formule du poète, « autour d’elle, dans son ombre, ses marges, dans ce qu’elle cachait à elle-même 20». Lorsqu’il réunit ces trois textes près de trente ans après leur écriture, sous le titre Algeria, Venaille ajoute, à l’ouverture de ses poèmes, la mention d’une couleur bleue qui n’existait pas dans les premiers textes. À titre d’exemple et de comparaison, deux poèmes. Le premier commençait par ces mots : « Il retrouva le gant avec lequel il l’avait longuement lavée […] 21». Il devient « Dans la chambre bleue, il retrouva le gant avec lequel il l’avait longuement lavée […] 22». La phrase qui ouvre le second (« la salle est bien aménagée23») devient, dans Algeria, « La chambre bleue est bien aménagée24». Le glacis bleu emprunté aux œuvres de Monory semble, comme dans BLUE PICTURES, éloigner les scènes du présent en leur donnant une dimension onirique. Mais le bleu dit aussi la violence de l’Histoire, les « stridences bleutées25» des scènes évoquées.

10Dans le dernier texte cité, la chambre bleue est aussi l’écran26 (dans tous les sens du terme, y compris le sens freudien du souvenir-écran) qui dissimule les moments obscènes de cette guerre qui « n’a même pas osé dire son nom27», les souvenirs des scènes de torture :

La chambre bleue est bien aménagée. Outre les longues tables de zinc sur lesquelles les prisonniers, nus, sont étendus à leur arrivée, il y a là quelques étaux d’établi qui se révèlent très utiles : leurs mâchoires de fonte servent à broyer les parties les plus vulnérables du corps humain le plus souvent les parties sexuelles.

11Le glacis bleu de Monory introduit dans la dernière version s’accorde à ce ton voltairien pour apprécier l’efficacité des techniques de torture. Aucune considération apparente pour la finalité de cet outillage technologique mais une valorisation ironique de sa modernité et de sa perfection fonctionnelle :

À terre, de grands sceaux d’eau tiennent lieu de la traditionnelle baignoire. On y introduit lentement la tête rasée des prisonniers déjà asphyxiés par l’angoisse avant même d’avoir touché l’eau. Au début ils utilisaient aussi beaucoup leurs lourdes cordes « commando » et en fouettaient l’aine ou les yeux des suspects récalcitrants. Mais ils finirent par y renoncer cela laissant trop de traces. Les bâtons bien ajustés produisent le même effet et marquent moins.

12La fin du texte cependant renonce à cette neutralité. Brisant la glace de cette écriture lointaine et distante, une « sonorité bleue », qui n’existait pas dans la première version, s’introduit dans le poème : « Les lourdes bottes de saut aux semelles cannelées écrasent aussi beaucoup de pieds nus et révulsés par la peur il faut – fenêtre étroite, grillage, sonorité bleue qui provient de ses murs – affoler la souffrance ». Elle charge le glacis de Monory d’une profondeur nouvelle, créant un espace de résonance à la fois sonore (il s’agit d’un bruit) et linguistique par l’écho d’un cliché de langue (« une peur bleue »). Elle appartient moins cependant au peintre Monory qu’au poète Pierre-Jean Jouve à qui Venaille emprunte également la chambre bleue qui ouvre Paulina 1880, son « inventaire », sa « fenêtre étroite » et son « grillage ».La chambre bleue de Jouve, « silencieuse, ayant beaucoup d’histoire », par ses matières, ses murs, ses étoffes donne au glacis de Monory une profondeur temporelle et spectrale. Le bleu de Monory est donc, par le poème, rendu à l’Histoire et à la matière. Ce bleu enfin, devenu leitmotiv d’Algeria, emprunte à Jouve à la fois son ambivalence (violence et érotisme sont, comme dans Paulina 1880, inextricablement liés : dans Algeria, la chambre bleue est aussi le cadre des scènes sexuelles) et sa valeur rythmique puisqu’il compose avec le rouge, dans les mêmes scènes, une « partition picturale28».  

13Souvenons-nous, pour conclure, du bleu de Poussin qu’évoquait Yves Bonnefoy, un bleu qui a « l'immédiateté orageuse, la clairvoyance non conceptuelle qu'il faudrait à notre conscience comme un tout ». Très différent semble le bleu de Monory qui accentue tous les effets de distance. Il devient pourtant, dans le poème, comme j’ai essayé de le montrer à partir de la poésie de Venaille, matière à Histoire retrouvant, en partie, les valeurs d’immédiateté non-conceptuelle qui en faisaient le prix pour le poète, selon Bonnefoy. Notons cependant  que le bleu de Monory compose, avec le bleu de Jouve, un bleu impur qui mèle violence et mélancolie, peinture et littérature. L’intertexte de Jouve a pu jouer un rôle de médiation entre le texte et l’image par son étonnante valeur plastique que soulignait Rilke dans une lettre à Merline :

... cela s'appelle Paulina 1880 et me paraît écrit de façon remarquable. De très courts chapitres rapides, étonnamment plastiques, comme des images vues dans un stéréoscope ; en lisant cela on y collabore, cela se passe en Italie, tous les sens du lecteur sont en action, même l'odorat. Vous allez voir29.

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