1La figure de l’écrivain malade ou perdu pour la société est une invention de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe. Je ne crois pas que cette figure apparaisse plus tôt, de manière significative, dans le paysage littéraire français.
2Jusqu’alors, l’exclusion prononcée par Platon (pas de place pour les poètes dans la cité) était restée ineffective. Elle était connue, mais comme une étrangeté, ou comme la menace d’une sanction, une façon de tenir le troupeau.
3Jean-Jacques Rousseau passe entre les gouttes. On l’écoute encore, il gagne un concours avec son discours sur l’origine de l’inégalité, il a la chance de poser des problèmes politiques que l’on discute. S’il avait commencé à écrire en 1840 il n’aurait plus posé de problèmes politiques à la société ; ç’aurait été un autre Fourrier, il aurait été perçu comme ça – un hurluberlu – et les Voltaire de 1840 n’auraient pas même pris la peine de se moquer.
4Autour de 1800, le mépris de Platon pour les poètes commence à être pris au sérieux ; le poète est inutile à la cité, et s’il est sans utilité, parasite, il doit être dénigré.
5Avec cette figure de l’écrivain métabolisant son inutilité, avec ce nouveau topos (l’écrivain malade) apparait un discours associé qui est une protestation contre les conditions faites à la vie. Conditions qui rendent impossible la vie de l’écrivain.
6Son contact avec le monde est une irritation, une brûlure. Ça va parfois jusqu’au sentiment d’une intimité violée, défigurée.
7Un certain lyrisme se fait alors entendre, des œuvres qui diront la coupure du sujet, son effraction.
8A l’intérieur de ce champ-là, de ce campo et non de ce canto, on trouve de tout en matière de position ou de posture face au monde. Certains ne voient que leur blessure dans le monde, ramenant tout à elle. Et d’autres déplacent le curseur, ou la teneur en réalité, et ils voient le monde à travers la blessure, comme on regarde la rue entre les fentes du volet.
9Franck Venaille appartient résolument à cette seconde catégorie, qui profite de cette blessure (la mélancolie, la solitude, l’effroi devant la mort) pour, à travers elle, donner à voir le monde.
10Dans l’extrait que je vais citer, d’un recueil de 1972, ce trajet se donne à lire ou à entendre :
Que petit dans mon lit j’avais déjà sur moi les marques de la maladie qui maintenant me terrassait. Pourquoi cette angoisse si longue Je me révoltais. L’insultait. La jetait hors de la pièce. Puis je courrais la retrouver. Lui demandais pardon. N’avais qu’elle. Ne possédais qu’elle. Autour de moi pourtant des hommes s’activaient. Se battaient. Dans une cave on torturait quelqu’un. Chaque jour. Chaque soir quelqu’un hurlait plus fort sous une ampoule nue. Quelqu’un qui me ressemblait. Quelqu’un pourri de coups qui pourtant était un ancien enfant lui aussi. Etais-je déjà si profondément dans la terre pour ne pas me lever1.
11Dans ce fragment on passe d’une anecdote autobiographique concernant le petit enfant qu’il fut, à un trait emprunté à la fable (les marques d’une maladie), à une métaphore (vivre en couple avec l’angoisse et comme avec une amoureuse la supplier de ne pas nous quitter, « je n’ai que toi »), à – enfin – une échappée hors du sujet pour voir le monde et les autres (« Chaque soir quelqu’un hurlait plus fort sous une ampoule nue ») en faisant allusion à la torture, et donc à la guerre d’Algérie, lointaine mais liminaire pour lui, concernant son « enfance » d’adulte. Ce n’était donc pas seulement une anecdote autobiographique mais le surgissement de l’enfant dans l’adulte horrifié par la torture d’un homme par d’autres hommes. Beaucoup d’écrivains en resteraient à l’horreur de l’adulte pour garder sa noblesse tragique à l’effroi devant la torture – soi-disant une « affaire d’hommes ». Le génie de Venaille se moque bien des noblesses convenues, l’écrivain sous-entend ici que l’effroi de l’adulte devant la torture est identique à l’effroi de l’enfant devant la vie ; l’adulte vient de réveiller, involontairement, l’enfant qui sommeillait.
12L’œuvre de Franck Venaille navigue ainsi entre l’autobiographique et le collectif : un livre sur la guerre d’Algérie, un livre sur Trieste, un livre sur le onzième arrondissement de Paris, un livre sur les Flandres…
13Les libertés narratives que se donne le poète le protègent de l’autofiction. Là où les blessures des uns et des autres entrainent, dans la prose romanesque, une myopie radicale, un resserrement du monde (à peu près tout Christine Angot), ou un lien confortable à l’histoire (« Ingrid Caven » de Jean-Jacques Schul), le sujet lyrique, éclaté, de Venaille fait entrer l’Histoire dans l’œuvre, la sociologie, des paysages à coups de visions démasquées. Elles étaient tapies sous l’autobiographique, elles surgissent dans l’individuel pour le montrer en fait indéfectiblement lié au collectif (l’enfant qui a peur – les hommes torturés).
14Le ressassement de Venaille, qui revient souvent sur ces scènes capitales, n’est donc pas un nombrilisme, ou un égocentrisme, mais le chemin qu’il connait pour déboucher à nouveau dans la grande prairie où il retrouvera tout le monde, échappant ainsi à la solitude.
15Ce va-et-vient décrit quelque chose de la poétique de Franck Venaille. Michel Crépu écrivait ainsi, dans la préface qu’il a rédigée pour la réédition de La Tentation de la sainteté :
Ce qui compte c’est qu’il y ait, toujours chez Venaille, cette alliance mystérieuse de l’intime et de l’obscène, du paisible et de la blessure, de l’innocence et de la violence, c’est la grande rumeur du stade qui entoure l’enfant de huit ans qui lance le coup d’envoi de la rencontre (…)2
16Mais sans doute faut-il aller au-delà de cette dichotomie (l’individu / le monde, ou : les autres) que je viens de poser. Et il n’y a vraiment que l’écriture du poème ou du poète qui le permette. La prose est trop lourde et lente pour prendre de vitesse les schémas structurants. Il n’y a que le poème ou les libertés du poète pour oser se passer des explications, des liens logiques ; il n’y a que le poème pour enrhumer les liens de cause à effets, les déroulés chronologiques, les structures qui s’appuient sur des contrastes manichéens (quand ces derniers ne servent pas carrément de colonne vertébrale au texte).
17Rilke peut nous aider à dépasser ce jeu d’oppositions, Rilke cité par Venaille dans Trieste3: « Tout ange est d’angoisse ». Cette citation permet peut-être de ramasser plusieurs pans de la poésie de Venaille, ou une certaine qualité de regard : contradiction, oxymore, contrepied… Comme le soleil noir de la mélancolie, l’ange n’est pas, chez Venaille, un putti mignon tout plein, potelé, il n’est pas non plus le messager désigné par Dieu pour annoncer quelque élection que ce soit. Il n’est pas enfin l’ange noir ou déchu, sécessionniste, disciple de Satan. L’oxymore (bricolé) échappe curieusement au manichéisme. Chez Rilke et Venaille l’ange est fait d’angoisses : il est né de l’angoisse et se sait pieds et poings liés à elle. Du fait de sa proximité avec Dieu, l’ange devrait être au contraire le plus confiant des êtres vivants. Mais la lumière ne dispense pas toujours, nous disent Rilke et Venaille, des certitudes. Elle peut au contraire inquiéter, livrer à l’angoisse.
18« Tout ange est d’angoisse » Rilke n’est pas facile. Venaille qui le cite l’est parfois, et d’autres fois non. Son champ de vision est si vaste qu’il faudrait parfois expliquer, justifier. Pour décrire ou expliquer cette amplitude, on invoque trop rapidement la liberté des poètes ou du poème. Je voudrais arriver à décrire ça un peu plus précisément. En parlant de vitesse ou de pornographie du poème (la prose est érotique en ce qu’elle fait un grand détour pour atteindre le cœur, là où le poème est pornographique en ce qu’il montre tout de suite la chose à nue, foudroyée par une image). C’est ce qui explique le besoin que je ressens, de fréquenter plus de poèmes que de romans. Dans le roman, la forme fait écran – au moment où une vision s’impose à l’auteur, des cadres font immédiatement écran, et ils rabotent la vision, ils l’assoient : la conduite du récit, le rapport au temps induit par la narration… tout cela limite le romancier en faisant entrer la vision dans des cadres qui la contrôlent immédiatement depuis une position extérieure (la tradition, les habitudes de lecture).
19Dans la poésie, la forme fait écran aussi, mais c’est le lecteur qu’elle freine, et non les visions. C’est au lecteur qu’elle pose des problèmes (de sens) qui vont peut-être le rebuter. C’était un peu vrai avant 1860 mais les lecteurs et lectrices pouvaient s’aider de la musique des rimes et du rythme des syllabes à l’intérieur du vers, ou trouver au poème cet argument au argument au moins (la musicalité, l’équilibre apollinien visible, évident – avant même d’entendre le poème) ; c’est encore plus vrai après Verlaine et Mallarmé qui vont ouvrir l’un et l’autre, au sens de « fracturer », de deux façons, le bloc-poème : désaccordant les vers, irrégularisant leur mathématique irréprochable jusque-là. Faisant, en outre, crisser la page (l’ouvrant à coup de majuscules et de doubles pages, jouant avec la taille des polices, etc.).
20Face au poème, le lecteur a le choix : il entre dans ce langage et accède à la vision, tandis que face au roman il doit vouloir sa vigilance d’abord, et désincarcérer la vision, prise dans les formes héritées, comme un pompier doit scier le toit d’un véhicule accidenté pour en libérer les survivants – s’il y en a.
21(Je préfère le monde hérissé & consistant des poètes.)
22Voilà : je voulais décrire comment Venaille et peut-être l’intelligence intrinsèque des formes poétiques, protègent des manichéismes ou des pensées binaires, et j’en reconduis une en opposant prose et poésie, ou narration et poésie. Dans La Tentation de la sainteté se trouvent ces lignes :
Ainsi je m’appelle : A. pour vous et je désire tout simplement être ordinaire. Rien qu’une silhouette. Mais la pourriture ? Qui vient de loin ! L’angoisse un peu trop insatiable ! Cette lèpre de la pensée ! Donc c’est un homme précédé d’un enfant que précède lui-même le désespoir. La belle filiation ! Il faudrait donc remonter le temps. Fouiller dans le trou4.
23Qu’on m’autorise à paraphraser lourdement ces lignes : le personnage n’a pas un nom ou un prénom complet, une lettre seulement, pas même des initiales. Ce manque est confirmé par le désir qu’il formule d’être « ordinaire », donc de ne pas apparaitre complètement formé. De là on passe sans transition à la question de la pourriture et de la lèpre, qui le ronge, l’empêche d’être pleinement un individu. L’angoisse en vient même à être décrite – à la place de cet homme en quelque sorte – comme un agent actif personnifié, elle est « insatiable ». Enfin il y a cette généalogie interne ou intérieure : l’homme précédé d’un enfant précédé non pas d’un bébé mais par le désespoir. Et ça ferait une filiation. Au-delà de l’humour acide et de la vision effrayante (un homme nu d’emblée livré au désespoir alors qu’on présente l’enfance comme un début, et un début mignon, ou enthousiasmant), je retiens que ce n’est pas une filiation réaliste mais plutôt une fantasmatique, ou presque une fantasmagorie. Monstres et compagnie. C’est donc naturellement qu’on en vient à « fouiller dans le trou », à une image à la fois obscène – pas plus obscène en fait – comme à une sortie de l’humain, à la façon, très exactement, d’un Valère Novarina.
24Je vais sans doute forcer les choses maintenant mais c’est à ça que mène tout ce que je viens de dire sur Franck Venaille : il y a quelque chose de Novarina dans ce Venaille-là, au sens où le projet poétique de Novarina est de ne plus convoquer sur la scène de théâtre la « figure humaine » comme le fait tout le théâtre et tout le roman, depuis presque toujours. Non pas reproduire de l’homme en continu mais « déconstruire la figure humaine »5. L’acteur « est le vide de l’homme »6. Quand Venaille se tourne vers la prose et vers le genre autobiographique, comme c’est le cas dans La Tentation de la sainteté, c’est en refusant de produire un énième artéfact de la figure humaine ; c’est en maintenant souveraine la position du poète qui est de se méfier des formes mortes, au premier nombre desquelles se trouvent les formes narratives qui se sont structurées sur l’homme en tant qu’individu et mesure des choses ; c’est en refusant de s’en tenir à une pensée racornie faite d’oppositions facile qui sont la signature d’un homme se définissant face au monde, ou contre lui. Venaille (et d’autres) imposent la circulation et la vitesse contre la clôture des phrases. Il affirme sans cesse la prévalence des visions.
25Je voudrais, pour finir, glisser sur ce mot, « vision » qui a des accointances avec « apparitions » et donc avec « fantôme ». Ce dernier nom devrait être omniprésent (du fait du chagrin, du désespoir). Curieusement, il me semble rare au sein de l’œuvre. C’est en fait que Franck Venaille était un fantôme, lui-même. Il a réussi à approcher cela en écrivant, par l’accumulation de l’écriture, par l’exploration continue de la mélancolie. Il ne parle pas non plus de tables tournantes ou de chamanisme ou de résurrection des âmes ou des morts mais c’est pourtant bien cela : à force de poèmes, à force d’écriture continument, Venaille en est venu à toucher du doigt que son corps était hanté ou habité par une âme plus ancienne qui ruait et lui faisait dire « Je suis triste tant j’ai la nostalgie des temps anciens » – sans le détourner, et c’est extrêmement important dans le cas de ce poète, des signes de la vie moderne, de leur beauté. Les mouvements de cette âme affleurent partout à la surface du poème sans jamais la déchirer, sans jamais faire dire explicitement au poète que sa mélancolie est la trace de vies précédemment vécues.
26Si cette surface avait été déchirée par le mot, ç’aurait été le signe d’un projet conscient. Fantôme aurait alors été un rôle de composition pour l’écrivain. Au contraire, cette âme était une présence faisant de lui un fantôme qui, à la manière du cheval de mine, ne se dit jamais qu’il est un cheval de mine. Franck Venaille était un fantôme très présent au monde contemporain : la conjonction des contraires, la quadrature du cercle, et c’est bien l’écriture du poème qui a rendu cela possible.